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29 septembre 2020

Á propos du dossier « libertaire-existentiel » : Pour ne pas conclure…


Dossier « Des composantes existentielles de l’engagement libertaire »

Par Irène Pereira1

Lorsque j’ai proposé au site de réflexions libertaires Grand Angle, un texte sur l’existentiel2, j’étais loin d’imaginer que nous finirions avec un dossier de seize textes et qu’autant de contributeurs et contributrices répondraient aussi volontiers à une réflexion sur cette thématique.

Cela est sans doute un révélateur. Celui d’un lien plus spécifique entre l’anarchisme comme courant politique et l’existentiel. Ce qui veut dire peut-être que les personnes qui se réclament de l’anarchisme ou qui se disent libertaires accordent une place tout à fait spécifique aux questions existentielles et ne les détachent pas de l’engagement politique, qu’il s’agit là peut-être d’une spécificité par rapport à d’autres courants politiques de la gauche radicale.

Cela m’amène ainsi à m’interroger sur la position de Murray Bookchin (1921-2006) lorsqu’il oppose anarchisme social et anarchisme existentiel3. Cette opposition est-elle si légitime que cela ? Le militantisme existentiel s’oppose-t-il nécessairement au militantisme social ? Le texte de Bookchin a été récemment traduit aux éditions Agone sous le titre : Changer sa vie, sans changer le monde. L’anarchisme contemporain entre émancipation individuelle et révolution sociale (septembre 2019, https://agone.org/contrefeux/changersaviesanschangerlemonde/).

Han Ryner : un exemple de la thèse de Bookchin

Le cas de l’individualiste Han Ryner (1861-1938) constitue un bon exemple pour illustrer la thèse de Bookchin. Ryner recherche dans la philosophie antique, en particulier stoïcienne, tout comme le dernier Foucault, celui du souci de soi, le fondement d’une éthique de vie. Il est intéressant à cet égard de citer et de commenter des extraits de l’un des textes de Ryner : Petit manuel individualiste  (1905, version en ligne sur le site Anarlivres : http://anarlivres.free.fr/pages/documents/manuel_Ryner.pdf) :

« J’ai adopté la forme par demandes et par réponses si commode pour l’exposition rapide. Elle n’exprime ici aucune prétention dogmatique. Il n’y a pas ici un maître qui interroge et un disciple qui répond. Il y a un individualiste qui se questionne lui-même. »

Ryner se réfère ici à la forme du « catéchisme politique », mais qu’il réadapte pour en faire un « exercice spirituel » (selon le philosophe Pierre Hadot4), un texte qui est un dialogue de soi à soi, en vue d’encourager une transformation de soi.

« Qu’est-ce que j’entends par individualisme ?

J’entends par individualisme la doctrine morale qui, ne s’appuyant sur aucun dogme, sur aucune tradition, sur aucune volonté extérieure, ne fait appel qu’à la conscience individuelle. »

Ryner met ici en avant une tradition qui fait de la conscience individuelle la source de toute valeur morale. Celles-ci ne doivent pas être cherchées dans une transcendance divine ou dans la société. Cet aspect constitue la base pour une éthique de la désobéissance civile.

« – Que dois-je faire pour mériter réellement le nom d’individualiste ?

– Je dois mettre tous mes actes d’accord avec ma pensée.

– (…) Comment s’appelle l’effort pour mettre sa vie d’accord avec sa pensée ?

– Il s’appelle la vertu.

– La vertu obtient-elle une récompense ?

– La vertu est sa récompense à elle-même. »

Comme la conscience individuelle est la seule source de valeur, l’éthique consiste dans une cohérence interne au sujet entre sa pensée et ses actes. Tout l’effort de l’éthique consiste dans un travail de soi sur soi pour parvenir à cette cohérence.

« Quel est l’état de celui qui sait pratiquement que les choses qui ne dépendent pas de nous sont indifférentes ?

Il est libre. Personne ne peut le forcer à faire ce qu’il ne veut pas ou l’empêcher de faire ce qu’il veut. Il n’a à se plaindre de rien ni de personne. »

Comme le souligne avec justesse Bookchin dans son texte critique, ici la liberté devient effectivement synonyme de liberté intérieure ou d’autonomie. La liberté c’est le fait de parvenir à une maîtrise de soi telle que le sujet ne puisse plus être troublé par les évènements extérieurs.

« Le sage exerce-t-il une action sociale ?

Le sage remarque que, pour exercer une action sociale, il faut agir sur les foules, et qu’on n’agit point sur les foules par la raison, mais par les passions. Il ne se croit pas le droit de soulever les passions des hommes. L’action sociale lui apparaît comme une tyrannie, et il s’abstient d’y prendre part. »

Là encore, la déclaration de Ryner semble parfaitement illustrer la thèse de Bookchin : il refuse l’engagement dans une action collective de lutte sociale.

« – Qu’est-ce que le sage pense de l’anarchie ?

– Le sage regarde l’anarchie comme une naïveté.

– Pourquoi ?

– L’anarchiste croit que le gouvernement est la limite de la liberté. Il espère, en détruisant le gouvernement, élargir la liberté.

– N’a-t-il pas raison ?

– La vraie limite n’est pas le gouvernement mais la société. Le gouvernement est un produit social comme un autre. On ne détruit pas un arbre en coupant une de ses branches. »

Là encore, cette affirmation semble donner raison à Bookchin. Au lieu de faire une critique de l’État ou des rapports sociaux capitalistes, l’individualiste fait une critique de la société en elle-même.

« – Si le supérieur social ordonne, non plus une chose indifférente, mais une injustice ou une cruauté, que fera l’individualiste ?

– Il refusera d’obéir.

– La désobéissance ne lui fera-t-elle pas courir des dangers ?

– Non. Devenir l’instrument de l’injustice et du mal, c’est la mort de la raison et de la liberté. Mais la désobéissance à l’ordre injuste ne met en danger que le corps et les ressources matérielles, qui sont au nombre des choses indifférentes.

– Que fera alors l’individualiste ?

– Devant un ordre injuste le refus d’obéir est le seul devoir universel. La forme du refus dépend de ma personnalité. »

On reconnaît ici une thématique de ce que Xavier Beckært appelle « l’anarchisme rénitent » qu’il définit de la manière suivante :

« L’anarchisme révolutionnaire quant à lui, se subdivise en deux : le courant insurrectionnel de Bakounine, Kropotkine, Stirner, en principe violent, et le courant rénitent (= qui refuse, qui résiste) de Tolstoï, Tucker, en principe non-violent ou qui tend vers la non-violence comme méthode. »5

Cette capacité du sujet à désobéir trouve sa source dans la conscience et sa force dans la pratique de la vertu. C’est parce que « le sage » s’est habitué à vivre selon sa conscience qu’il est capable d’une distance critique vis-à-vis du tyran et qu’il peut également trouver la force de lui désobéir.

L’anarchisme rénitent, une limite à la thèse de Bookchin ?

De ce fait, Xavier Beckaert voit dans Henry David Thoreau (1817-1862) le fondateur en quelque sorte d’un autre courant de l’anarchisme qui se caractériserait par « le refus d’obéir ».

On trouve également chez Thoreau, comme chez Ryner, la recherche d’une éthique perfectionniste qui se réfère non pas à la philosophie antique, mais à sa philosophie transcendantaliste caractérisée par la recherche d’une vie simple proche de la nature.

Mais si Thoreau est un individualiste, pour autant sa désobéissance n’est pas sans lien avec ses convictions en faveur du mouvement abolitionniste comme le prouve sa défense de John Brown. Si son acte de désobéissance civile s’effectue de manière solitaire, en réalité il s’inscrit dans un mouvement plus général de lutte contre des injustices sociales6. D’une certaine manière, l’engagement de Thoreau en apparence solitaire, n’est pas un engagement solitaire, pas plus que ne l’est l’acte de Rosa Parks de rester assise.

Néanmoins, il est possible de se demander si le militantisme existentiel peut se traduire par un engagement plus direct dans l’action collective ?

Gandhi : militantisme existentiel et action collective

On peut voir que Gandhi (1869-1948) allie ensemble un militantisme existentiel et un militantisme social. De fait, l’approche gandhienne n’oppose pas ainsi le militantisme style de vie (ex : jeûnes, végétarisme…) et le militantisme social (ex. : grèves, manifestations…)7.

Néanmoins, on peut se demander si un militantisme existentiel menant à l’action collective est nécessairement sous-tendu par une conception religieuse du monde ? En effet, au moins pour une part, le style de vie que s’impose Gandhi est sous-tendu par une recherche spirituelle d’ordre religieuse. De même, Martin Luther King (1929-1968) était un religieux.

Pourtant, on peut remarquer que l’anarchisme style de vie n’est pas absent par exemple chez Élisée Reclus (1830-1905) qui est végétarien, prône le naturisme et l’union libre, même s’il est hostile aux colonies anarchistes (ou milieux libres). Il y a donc chez lui la volonté de joindre à anarchisme social, un anarchisme style de vie8.

La dimension éthique de l’anarchisme social est également revendiquée par Pierre Kropotkine (1842-1921) sous une autre forme avec « la morale anarchiste »9, mais qui apparaît moins comme un travail sur soi que comme un élan vital.

L’anarchisme : cohérence et éthique

La cohérence est la caractéristique de l’anarchisme style de vie : il ou elle veut mettre en accord ses discours avec son mode de vie. C’est en cela qu’il s’agit d’une éthique de vie.

Néanmoins, on peut considérer que l’anarchisme peut-être lui également caractérisé comme une éthique politique.

En effet, il y a une recherche de cohérence entre les moyens et la finalité. L’anarchisme prône une finalité qui est la démocratie directe ou l’autogestion, de fait les organisations anarchistes se caractérisent par :

– une organisation démocratique ou autogestionnaire ;

– une prise de décision à la démocratie directe.

Comme les anarchistes refusent les représentants et prône l’auto-organisation, de fait leur mode d’action est l’action directe sans représentants.

Il n’y a que sur un point concernant la cohérence entre moyens et fins où il y a une divergence entre anarchistes, c’est ce qui concerne l’usage de la non-violence : certains anarchistes prônent la non-violence, tandis que d’autres prônent l’action violente.

De manière générale, on peut également constater que l’action anarchiste se situe dans une perspective qui a été appelé « la propagande par l’exemple ». C’est en vivant et en agissant comme un anarchiste que les anarchistes seraient susceptibles de convaincre davantage que par le discours.

Irène Pereira est sociologue, philosophe et militante libertaire. Elle est notamment l’auteur de : Paulo Freire, pédagogue des opprimé-e-s (Éditions Libertalia, 2018).


Dossier « Des composantes existentielles de l’engagement libertaire », site Grand Angle, en collaboration avec le séminaire de recherche militante et libertaire ETAPE (Explorations Théoriques Anarchistes Pragmatistes pour l’Emancipation), mars-septembre 2020

– « L’anarchisme comme révolte existentielle », par Irène Pereira, 7 mars 2020, 

Irène Pereira est sociologue, philosophe et militante libertaire.

– « Sens et non-sens de l’existence : un point de vue anarchiste chrétien », par Jérôme Alexandre, 15 mai 2020, 

Jérôme Alexandre est un théologien catholique de sensibilité libertaire.

– « Et pourtant c’est possible !… Une mélancolique utopie… », par Didier Eckel, 15 mai 2020, 

Didier Eckel, ancien militant associatif et anticapitaliste, est co-animateur du séminaire ETAPE.

– « Faire la vaisselle, est-ce un projet anarchiste ? Et l’apiculture ? », par Charles Macdonald, 18 mai 2020, 

Charles Macdonald est anthropologue et anarchiste.

– « L’autonomie du sujet en période révolutionnaire : un existentialisme libertaire ? », par Erwan Sommerer, 18 mai 2020, 

Erwan Sommerer est docteur en science politique et membre du collectif de rédaction de la revue Réfractions. Recherches et expressions anarchistes.

– « Les composantes existentielles de l’engagement libertaire », par Stéphane Sangral, 19 mai 2020, 

Stéphane Sangral est philosophe, psychiatre et poète.

– « Anarchisme existentiel », par Tomás Ibañez, 25 mai 2019, 

Tomás Ibañez, né en Espagne en 1944, militant des mouvements libertaires français et espagnol, psychologue social, vit aujourd’hui à Barcelone.

En espagnol (version plus courte) : « Anarquismo existencial », site Kaosenlared, 27 de Mayo de 2020, 

En anglais : « Anarchism as a way of life », site Autonomies, 29 may 2020, 

– « L’engagement libertaire, comme acte de cohérence, entre le « dire » et le « faire »,  à partir de mon expérience personnelle », par Octavio Alberola, 25 mai 2020, 

Octavio Alberola, né en Espagne en 1928, figure de la lutte antifranquiste, militant des mouvements libertaires mexicain, espagnol et français, vit aujourd’hui à Perpignan.

– « De la diffusion de l’art comme acte militant », par André Robèr, 16 juin 2020, 

André Robèr, né sur l’Île de la Réunion et vivant aujourd’hui dans les Pyrénées-Orientales, est écrivain, poète, éditeur et peintre. Il est militant du groupe John Cage de la Fédération Anarchiste.

– « Ni machine, ni vache à lait », par Ronald Creagh, 18 juin 2020, 

Ronald Creagh, né en 1929 en Égypte, est notamment l’auteur d‘Utopies américaines. Expériences libertaires du XIXe siècle à nos jours (Agone, 2009).

– « Itinéraire d’un libertaire solidaire », par Eric Dacheux, 18 juin 2020, 

Eric Dacheux est professeur des universités en sciences de l’information et de la communication (Université Clermont Auvergne) et spécialiste de l’économie sociale et solidaire.

– « Un engagement féministe et anarchiste, fondé sur une révolte existentielle », part Hélène Hernandez, 22 juin 2020, 

Hélène Fernandez est militante anarca-féministe au sein de la Fédération Anarchiste. Elle est notamment l’autrice de Celles de 14, la situation des femmes au temps de la Grande boucherie (Les Éditions libertaires, 2015).

– « Des composantes existentielles du théâtre et de l’anarchisme », par Camille Mayer, 24 juin 2020, 

Camille Mayer prépare une thèse en études théâtrales à l’Université Paris 8 sur les dialogues entre le théâtre et l’anarchisme.

– « Franz Kafka et l’anarchisme. Attitude existentielle et œuvre littéraire », par Michael Löwy, 1er septembre 2020, 

Michael Löwy est né en 1938 à São Paulo au Brésil est un sociologue et un philosophe franco-brésilien. Il se définit comme « marxiste libertaire » et « écosocialiste ». Parmi de nombreux ouvrages, il est notamment l’auteur de Franz Kafka. Rêveur insoumis (Paris, Stock, 2004)

– « L’anarchisme comme culture familiale », par Guillaume de Garcia, 6 septembre 2020,
Guillaume de Garcia est docteur en anthropologie et chercheur indépendant à Toulouse

– « Apparitions et disparitions de l’anarchisme à Steubenville, Ohio (1909-1973) », par Jesse Cohn, 15 septembre 2020, 

Jesse Cohn enseigne dans le département d’Anglais à Purdue University Northwest et est notamment l’auteur de Underground Passages: Anarchist Resistance Culture, 1848-2011 (AK Press, 2015). Traduction de Guy Lagrange, en collaboration avec Philippe Corcuff.


1 Une partie de cet article est la reprise d’un texte publié initialement sur le site de l’IRESMO (Institut de Recherche, d’Etude et de Formation sur le syndicalisme et les mouvements sociaux) : « Militantisme existentiel et militantisme social : un abîme infranchissable ? », 26/07/20. URL : https://iresmo.jimdofree.com/2020/06/26/militantisme-existentiel-et-militantisme-social-un-ab%C3%AEme-infranchissable/ .

2 Le premier texte du dossier : « L’anarchisme comme révolte existentielle », 7 mars 2020, https://www.grand-angle-libertaire.net/lanarchisme-comme-revolte-existentielle/ .

3 Voir Murray Bookchin, Anarchisme social ou anarchisme mode de vie. Un abîme infranchissable [Social Anarchism or Lifestyle Anarchism. An Unbridgeable Chasm, 1e éd. : 1995], Bibliothèque Anarchiste (en ligne), https://fr.theanarchistlibrary.org/library/murray-bookchin-anarchisme-social-ou-anarchisme-mode-de-vie .

4 Sur « la philosophie comme mode de vie » chez Pierre Hadot (1922-2010), voir notamment Qu’est-ce que la philosophie antique ?, Paris, Gallimard, collection « Folio Essais », 1995.

5 Xavier Beckaert, Anarchisme, violence et non-violence. Petite anthologie de la révolution non-violente chez les principaux précurseurs et théoriciens de l’anarchisme, 1e éd. 2000, en libre accès sur Internet : https://fr.scribd.com/document/9541545/Violence-Non-Violence.

6 Voir notamment Sandra Laugier, Une autre pensée politique américaine. La démocratie radicale d’Emerson à Stanley Cavell, Pairs, Michel Houdiard Éditeur, 2004, et Manuel Cervera-Marzal, Désobéir en démocratie. La pensée désobéissante de Thoreau à Martin Luther King, Paris, Aux forges de Vulcain, 2013.

7 Voir Manuel Cervera-Marzal, Gandhi. Politique de la non-violence, Paris, Michalon, collection « Le bien commun », 2015.

8 Voir notamment Roméo Bondon, « Élisée Reclus, vivre entre égaux », site de la revue Ballast, 22 septembre 2017, https://www.revue-ballast.fr/elisee-reclus-vivre-entre-egaux/.

9 Pierre Kropotkine, La morale anarchiste [1e éd. : 1889], disponible en ligne sur Wikisource : https://fr.wikisource.org/wiki/La_Morale_anarchiste.

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