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25 mai 2020

L’engagement libertaire, comme acte de cohérence, entre le « dire » et le « faire », à partir de mon expérience personnelle

Dossier « Des composantes existentielles de l’engagement libertaire »

Par Octavio Alberola

Ce texte n’est pas une réflexion théorique sur l’engagement libertaire, mais sur comment et dans quelles circonstances – à différentes étapes de ma vie – je me suis engagé, en tant que libertaire, dans les luttes politiques et sociales de mon temps. Un engagement qui était non seulement idéologique mais s’incarnant de façon cohérente dans la praxis… Car, depuis très jeune, cette cohérence, entre le « dire » et le « faire », a été pour moi une exigence, un devoir éthique quand les circonstances l’exigeaient. 

C’est pourquoi, considérant que, dans la conduite des humains, rien n’est jamais le fruit du hasard, mais des circonstances (historiques, culturelles et même biologiques) qui déterminent ce que nous sommes et ce que nous faisons, il me semble nécessaire de préciser – très brièvement – les circonstances qui m’ont amené à ces engagements ; car le vrai sens de l’engagement apparaît mieux à travers du parcours biographique. 

Les « circonstances » personnelles

En premier lieu, il y a le fait que mes parents avaient été en charge de l’enseignement « rationaliste » dans des écoles créées par les travailleurs affiliés à la Confédération nationale du travail (CNT) dans différentes villes d’Espagne. Ensuite, le fait d’avoir été, à partir de mes huit ans, témoin de la « révolution » et de la « guerre civile » de 1936, ainsi que de la défaite de l’antifascisme espagnol et de la douloureuse retraite (« retirada ») en 1939 pour nous réfugier en France. 

Puis, d’avoir vécu au Mexique – le pays où une des premières révolutions du XXe siècle advint – pendant vingt ans jusqu’à mon départ pour m’incorporer, en 1962, à la lutte clandestine antifranquiste. Une lutte qui, pour moi, s’est prolongée jusqu’à ma dernière arrestation en France, en 1975, peu avant la mort de Franco… 

Et aussi par le fait que, dès lors jusqu’à maintenant, j’ai pu participer publiquement – étant « sorti » de la clandestinité et redevenu « citoyen normal » en même temps que l’Espagne commençait à redevenir « démocratique » – aux combats politiques et sociaux de cette époque et aux débats et questionnements intellectuels que ces combats ont suscités. 

Les « circonstances » politiques

Le fait est que, pendant cette période de plus d’un demi-siècle, qui va de ma première incarcération au Mexique jusqu’à aujourd’hui, beaucoup d’événements importants se sont passés dans le monde : tant en ce qui concerne la marche de l’histoire que la manière de l’interpréter et de vouloir la changer… Et, parmi ces « événements », les plus « importants » pour moi furent sans doute le fait d’avoir vécu au Mexique un exil imprégné du souvenir mythique de la « révolution espagnole » et d’avoir participé aux premiers pas de la « révolution cubaine » avec le groupe d’exilés cubains qui prépara au Mexique l’expédition du Gramma et organisa le soutien à la lutte contre la dictature du général Batista jusqu’au triomphe des Barbudos de la Sierra Maestra en 1959. Enfin, pour avoir assisté à l’inexorable dérive de cette révolution vers le capitalisme de marché, suivant les pas des « révolutions » russe et chinoise qui l’ont précédée dans cette involution. Mais sans oublier ces exaltants moments de jubilation et de conscientisation libertaire qu’ont été le mouvement de Mai 1968 en France et la chute du « Mur de la honte » à Berlin, en 1989. Chute qui marqua symboliquement le début du démembrement de l’Union soviétique et la fin de la bipolarité idéologique dans le monde d’aujourd’hui.

Les « engagements » 

Comme le montre la synthèse biographique que je viens de faire, ma participation à la lutte contre le franquisme l’était aussi  pour un monde sans exploitation ni domination, et, en même temps, qu’une contribution au « combat » d’idées qui s’est produit durant cette période afin de penser un monde de liberté, d’égalité et de fraternité pour tous, et les moyens pour le rendre possible. Un « combat» auquel j’ai participé et continue de participer en tant qu’anarchiste hétérodoxe. Non seulement parce que, très jeune, j’étais déjà allergique aux symboles et aux étiquettes, et, en général, aux idées transformées en idéologies, en systèmes ou en dogmes, mais parce que je continue à l’être, plus encore aujourd’hui, aux formes symboliques ou doctrinaires auxquelles certains ont voulu réduire l’anarchisme pour ne pas s’impliquer dans les luttes sociales. Et aussi parce que, malgré les efforts des anarchistes et de beaucoup d’autres, ce monde de liberté reste encore à réaliser.

Voilà pourquoi j’ai poursuivi ce combat – sans a priori ni exclusive, loin des orthodoxies et de tout dogmatisme – avec tous les courants révolutionnaires qui se veulent émancipateurs. Car, étant allergique au pouvoir – toutes les formes de pouvoir, d’autorité et de domination – et considérant la liberté comme le fondement des relations humaines dans une société d’égalité, je me suis toujours refusé à transformer l’anarchisme en catéchisme et en rhétorique plus ou moins révolutionnaire. Comment, donc, ne pas me sentir obligé à être en tout moment cohérent entre le dire et le faire ? Et cela, étant conscient des difficultés pour l’être, dans le monde où nous vivons, et des conséquences dangereuses qu’une telle tentative pouvait impliquer… Non seulement pour moi et mes camarades, mais aussi pour ma propre famille.

À vingt ans1

Étant étudiant, j’ai été détenu par la police mexicaine au moment où, avec deux autres jeunes exilés et un jeune Mexicain compagnon d’études à l’Université, nous collions dans les rues de la capitale du Mexique un manifeste s’adressant au peuple mexicain et signé par les Jeunesses libertaires mexicaines (JLM) que nous venions de constituer. Dans ce manifeste, nous dénoncions la trahison de la révolution mexicaine de 1910 par les différents gouvernements qui s’étaient succédés depuis et nous appelions le peuple mexicain à la continuer… 

Notre « incarcération », dans une prison « secrète » du ministère de l’Intérieur, s’est prolongée durant un mois et, finalement, nous avons pu récupérer la liberté après avoir signé un « document », dans lequel nous acceptions de ne plus nous immiscer dans la vie politique mexicaine pour ne pas être expulsés du Mexique. 

Ce premier « incident » politique eut des conséquences sur mes relations avec une grande partie de la diaspora libertaire exilée au Mexique ; car, comme la majorité des républicains espagnols exilés, une grande partie des libertaires exilés pensait aussi qu’on ne devait pas s’immiscer dans la vie politique mexicaine. En fait, je ne comprenais pas comment ils pouvaient tenir un discours anarchiste et révolutionnaire, et avoir une pratique de plus en plus intégrée au fonctionnement de la société de classes mexicaine, et comment, en tant qu’anarchistes, ils pouvaient trouver normal le maintien de ce discours avec un tel comportement… Il me semblait incohérent de se prétendre libertaire et de ne pas sentir le besoin de se solidariser avec les peuples opprimés. 

De trente à quarante-sept ans2

Après l’arrivée au Mexique des frères Castro et d’un groupe de jeunes cubains qui avaient été libérés par Batista, ils  commencèrent à préparer une expédition vers leur île pour y installer une guérilla. Ce qu’ils firent à la fin de 1956. Le contact étroit avec eux et d’autres jeunes latino-américains, rêvant d’abattre les dictatures écrasant leurs peuples, nous amena, tout un groupe de jeunes exilés espagnols dont j’étais, à constituer les Jeunesses antifranquistes pour adhérer au Front anti-dictatorial latino-américain qui venait d’être créé par les jeunes Latino-Américains exilés au Mexique, et, après la chute de la dictature de Batista et le triomphe des Barbudos de la Sierra Maestra, à participer à la création du Mouvement espagnol 1959 pour activer la lutte contre le régime franquiste.

En même temps, je continuais, avec d’autres jeunes libertaires espagnols exilés, à dénoncer l’immobilisme des exilés espagnols en général et des libertaires en particulier. Mais, la chute de la dictature de Batista et la mort, le 5 janvier 1960, de Quico Sabaté et des quatre autres membres du groupe qui venait d’entrer clandestinement par la montagne en Espagne, réveillèrent en eux le devoir de lutter contre le franquisme. Ce réveil provoqua et mit en marche, dans les milieux libertaires, un processus de réunification de leur organisation anarchosyndicaliste, la Confédération nationale du travail, pour la mettre en condition de relancer la lutte contre Franco. Ce fut dans ce climat que, fin août et début septembre 1961, put se dérouler en France, à Limoges, le « congrès de réunification » de la CNT, qui approuva, à l’unanimité, la création d’un organisme secret, nommé Défense intérieure (DI), en vue de préparer et coordonner le recommencement de la lutte contre la dictature franquiste, et, que peu de temps après, la Commission de défense du Mouvement libertaire espagnol (MLE) me désigna pour participer au DI avec six autres militants libertaires. 

Ayant accepté cette mission, je suis parti du Mexique au début du mois de mars 1962 pour m’intégrer en France à cet organisme secret et participer à la lutte clandestine antifranquiste. Cette clandestinité prit fin, provisoirement, en février 1968, avec mon arrestation à Bruxelles, et définitivement en 1974 avec mon arrestation à Paris et ma libération en 1975.  Ce qui m’obligea à revenir un « citoyen » comme tous les autres.

Mon engagement jusqu’à mon départ du Mexique en 1962 (pour m’incorporer à la lutte clandestine du DI) se limitait à tenter d’être cohérent avec ma conception de la solidarité internationaliste prôné par les libertaires, et cet engagement était relativement compatible avec mes activités professionnelles et ma vie familiale… Mais, cela changea énormément à partir de de mon entrée en clandestinité  et pendant les 17 ans qu’elle dura. Et même pendant le temps où je suis resté assigné en résidence en Belgique, de 1968 à 1974. Non seulement parce que mon engagement était total et quotidien, mais aussi à cause des « problèmes » au sein du mouvement libertaire espagnol, qui s’était divisé une fois de plus… En fait, plus que divisé, il s’était enterré définitivement comme mouvement révolutionnaire au congrès de la CNT exilée à Montpellier en 1975. Car, en plus de mettre fin aux accords de lutte (suivant les injonctions des autorités françaises) approuvés au congrès de Limoges de 1961, qui permirent la constitution du DI, le congrès de Montpellier laissa les mains libres aux immobilistes pour convertir la CNT et le MLE en simples structures testimoniales bureaucratiques. Dès lors, la lutte des libertaires contre le régime franquiste n’étant prônée et portée que par la Fédération Ibérique des Jeunesses Libertaires (FIJL), la motivation – pour accepter les sacrifices que cette lutte impliquait – était la conviction de sa validité éthique et son efficacité politique. Validité et efficacité confirmées par les événements que nous venions de vivre: à l’intérieur et à l’extérieur du MLE. Car, la solidarité envers les prisonniers politiques retenus dans les geôles franquistes était, plus que jamais, nécessaire. C’est pourquoi je pense que les circonstances furent décisives pour la continuité de mon engagement dans les actions d’avant et celles qui suivirent à cette nouvelle « division » du mouvement libertaire espagnol.

À soixante-et-onze ans3

En 1999, à l’occasion du XIe Sommet ibéro-américain de chefs d’État, j’ai été sollicité par le groupe d’ex-prisonniers cubains, Les  Plantados, pour les aider à préparer une conférence de presse qui devait se tenir, lors d’une manifestation des femmes des dissidents cubains arrêtés, sur une place de La Havane en présence d’une personnalité politique européenne. 

Je suis finalement allé à Cuba même si, Bernard-Henri Lévy et Daniel Cohn-Bendit s’étant excusés, ce fut finalement le député européen Alain Madelin qui accepta l’invitation des Plantados. Car, le roi d’Espagne, Juan Carlos, et le chef du gouvernement espagnol, José María Aznar, étant présents à ce sommet, j’ai cru de mon devoir de ne pas faire marche arrière et de profiter de l’occasion pour dénoncer en Amérique même, au nom du Groupe pour la révision du procès Granado-Delgado, la responsabilité de Juan Carlos et d’Aznar dans le refus de la Justice espagnole d’annuler les sentences franquistes. Le texte de dénonciation fut envoyé préalablement à toutes les délégations présentes à ce sommet de chefs d’États ibéro-américains, et je l’ai porté personnellement à l’ambassade d’Espagne à La Havane, quelques heures avant de prendre l’avion pour retourner à Paris, afin qu’il soit remis à Juan Carlos et à Aznar. 

Cette fois-ci ce sont encore les circonstances – et le fait de vouloir être cohérent avec le devoir de solidarité – qui m’ont fait m’engager dans une action qui risquait de finir mal pour moi, car, j’avais déjà été photographié par la Sécurité cubaine lors d’une manifestation – en faveur des détenus politiques cubains – devant l’Ambassade cubaine à Paris. Même si nous pensions que les autorités cubaines n’avaient pas d’intérêt à provoquer un incident international à ce moment-là, le journal Le Monde couvrant – à travers son rédacteur en chef Edwy Plenel – notre déplacement à Cuba et la rencontre sur la place de La Havane. 

Octavio Alberola

Perpignan, 25 mai 2020

Octavio Alberola est né en 1928 à Alayor, Menorca, Espagne. Exilé en 1939 au Mexique, il participa à la lutte antifranquiste des années soixante menée par les libertaires espagnols. Diplômé de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales à Paris, il est notamment l’auteur de La révolution, entre hasard et nécessité (Lyon, Atelier de création libertaire, 2016).

1 Pour plus d’informations à ce sujet, voir mon livre La révolution, entre hasard et nécessité, Lyon, Atelier de création libertaire, 2016, pp. 23-25.

2 Ibid., pp.  27-29.

3 Ibid., p. 75.

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