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16 novembre 2014

L’anarchisme contre la liberté négative

Rapport « critique » d’un texte de Ruwen Ogien en vue du séminaire ETAPE

 

Par Irène Pereira
– Novembre 2014 –

 

 

1 – La liberté négative, une conception libérale

 

La liberté négative : être libre, c’est ne pas être empêché (définition libérale qui apparaît déjà chez Thomas Hobbes et reprise par Isaiah Berlin)

 

Néanmoins, dans la tradition libérale, plus que la question du pouvoir politique, il s’agit du rapport à autrui. Le pouvoir politique doit empêcher l’empiétement d’autrui sur ma liberté et ma propriété. Ce qui fait que la loi civile, est perçue comme une limitation à la liberté naturelle (« faire ce qui me plaît » – tel est la définition de la liberté naturelle selon Hobbes dans Le citoyen) nécessaire pour rendre possible la liberté civile. Etre libre, c’est alors pouvoir faire tout ce que les lois n’interdisent pas : autre formulation de la liberté négative.

 

Il me semble qu’auparavant Ruwen Ogien se réclamait avec son éthique minimaliste d’une définition négative de la liberté qui était la formulation qu’en avait donné Mill dans De la liberté : faire tout ce qui ne nuit pas à autrui.

 

Or dans le texte qu’il a produit pour ETAPE, il reprend la notion de liberté comme non-domination de la tradition républicaniste en la tordant dans le sens d’une liberté négative. Je ne vais pas détailler ici la controverse entre républicanisme et libéralisme, et donc effectuer une critique républicaniste de la thèse défendue par Ruwen Ogien. Cela même s’il me semble difficile de détacher la liberté comme non-domination des conditions civiques qui la rendent possible (1).

 

Ce qui m’intéresse c’est de savoir si la thèse de Ruwen Ogien est compatible avec une conception anarchiste, et donc libertaire au sens fort.

 

 

2 – Anarchisme et liberté : les penseurs de l’anarchisme n’ont pas défendu une conception négative de la liberté

 

Il est symptomatique me semble-t-il que bien que Ruwen Ogien se proclame libertaire, il ne cite jamais des auteurs de la tradition anarchiste. Or anarchiste et libertaire sont pourtant synonymes initialement.

 

Le terme apparaît sous la plume de Joseph Déjacques. Il reproche à Proudhon paradoxalement d’être seulement libéral, de s’arrêter à mi-chemin, et non libertaire, car il ne défend pas l’émancipation des femmes. Pour Dejacques, une société anarchiste doit viser à constituer une communauté humaine – l’humanisphère – dans laquelle sont abolis à la fois le contrat, forme juridique qui institue la propriété privée et le mariage. Il s’agit d’instaurer une société qui repose sur la solidarité et non sur le contrat. Les êtres humains doivent dépasser l’individualisme pour admettre qu’ils constituent une unité dont toutes les parties sont solidaires les unes des autres, c’est l’humanisphère.

 

Déjacques reproche à Proudhon de ne pas aller assez loin en n’abolissant pas la forme contractuelle. Mais Proudhon évolue lui même au cours de son œuvre dans son approche. En effet, dans un premier temps, il récuse tout principe de solidarité dans son ouvrage L’idée de révolution au XIXe s.  Néanmoins, par la suite dans Du principe fédératif, il avance que sa théorie précédente conduit à ne pas dissocier suffisamment l’anarchisme du libéralisme économique.

 

Alors que dans un premier temps, il récuse la notion de solidarité comme base de sa théorie, il l’a réintroduit par la suite en particulier dans De la capacité politique des classes ouvrières. Le contrat de mutualisme n’est pas un contrat libéral, basé uniquement sur l’intérêt individuel, mais il engendre des obligations morales de solidarité.

 

Proudhon donne une définition de la liberté dans Confession d’un révolutionnaire distinguant entre la liberté simple, de l’homme à l’état de nature, et la liberté composée, qui correspond à la liberté sociale. L’homme le plus libre est celui qui a le plus de relation avec les autres. Cette définition doit être comprise en la mettant en lien avec la notion de « force collective » chez Proudhon. Cette notion sur laquelle il revient à plusieurs reprises dans son œuvre repose sur un principe de solidarité. L’exemple qu’il prend de l’Obélisque de Louxor montre le lien entre force collective et liberté. Autrui n’est pas une limite à ma liberté individuelle, il est au contraire la condition de possibilité de l’augmentation de ma puissance d’agir. Je suis limité par mes capacités individuelles si je veux construire une maison. En revanche, si je fais appelle à la solidarité collective, je peux réaliser des objectifs que je n’aurais pas pu effectuer seul, comme ériger un obélisque ou construire une maison.

 

Cette conception qui tend à considérer autrui comme la condition de possibilité de l’extension de ma liberté et non comme une limite, se retrouve également chez Bakounine. Celui-ci s’oppose également à la liberté négative, qu’il considère comme une liberté de propriétaire. Autrui ne doit pas empiéter sur ma liberté car la liberté est pensée sur le modèle de la propriété privée. Or, au contraire, en tant que je ne suis non pas un individu au sens atomistique, mais que mon individualité est une résultante sociale, alors la liberté des autres augmente la mienne infiniment. Cela signifie qu’étant un être social autrui n’est pas une limite à ma liberté, mais que la solidarité est la condition de possibilité de ma propre liberté.

 

Ainsi, pour les auteurs de la tradition anarchiste, la liberté individuelle est indissociable de la solidarité. La liberté n’est pas un principe négatif, mais positif qui se rattache à une conception morale positive. L’existence humaine la plus riche est celle qui est tournée vers autrui. Ce que dit Gaston Leval lorsqu’il affirme par exemple que Louise Michel a été une individualité bien plus riche que Nietzsche ou Stirner. Il s’avère donc ainsi nécessaire de distinguer l’individualisme et l’individualité. La liberté négative aboutie à une conception pauvre de l’existence humaine.

 

Cette thèse se trouve défendue également par Kropotkine dont l’inspirateur explicite est Jean-Marie Guyau. Contrairement à ce qu’affirme Nietzsche, l’individualité ne s’affirme pas de la manière la plus riche dans l’opposition au troupeau. Pour Guyau, l’altruisme est l’expression d’une personnalité qui possède une force vitale tellement riche et puissante, qu’elle déborde vers les autres. C’est le principe même de la fécondité de la vie. L’entraide est pour Kropotkine non pas un principe de sacrifice du moi, mais au contraire l’altruisme est ce qui permet la plus grande affirmation de soi. C’est ce que Kropotkine appelle la morale anarchiste.

 

Cette position, on la retrouve également chez John Dewey lorsqu’il effectue une critique de l’utilitarisme. Dewey considère nécessaire de dépasser l’opposition entre altruisme et l’égoïsme. Celui qui se comporte de manière altruiste, ce n’est pas par un calcul utilitaire, mais parce que cela enrichi sa personnalité. Le médecin qui sauve au péril de sa vie un patient, ne le fait ni par intérêt, ni par esprit de sacrifice, mais parce que cela enrichie son existence.

 

3 – La liberté des mœurs : version libérale et version libertaire

 

Ruwen Ogien nous affirme que sa conception est compatible tant avec la liberté des mœurs qu’avec l’égalité économique sociale. C’est là que l’on peut avoir quelques doutes.

 

Tout d’abord, j’ai du mal à comprendre en quoi la liberté négative permet de s’opposer à l’inégalité économique et sociale. La seule affirmation qui semble s’approcher d’une justification dans son texte est la suivante :

 

« C’est à travers la notion de « mérite » ou de « responsabilité individuelle » pour ses choix que la liberté positive intervient pour justifier les inégalités économiques les plus révoltantes, et la tendance à blâmer les victimes d’un ordre social qui ne leur laisse pratiquement aucune chance de vivre décemment ».

 

Cela pourrait laisser entendre que les inégalités sociales et économiques trouveraient leur fondement dans des valeurs morales substantielles. On peut douter néanmoins que la remise en cause d’une idéologie morale conservatrice suffise à abolir les inégalités sociales. Les inégalités économiques et sociales semblent avoir également des racines matérielles liées à des rapports sociaux.

 

Il me semble au contraire que la liberté négative est fort compatible avec les inégalités socio-économiques en particulier lorsque Ruwen Ogien énonce ce qu’il entend par libertaire sur le plan des mœurs :

 

« elle est extrêmement permissive pour tout ce qui concerne les relations sexuelles ou autres entre adultes consentants, et elle admet pratiquement sans aucune réserve la liberté de disposer de son propre corps et de sa propre vie (qui inclut celle de changer de forme extérieure ou de sexe, de mettre ses capacités de procréer ou de donner du plaisir à la disposition d’autrui contre rétribution, de se nuire à soi-même en se suicidant ou en utilisant des drogues de toutes sortes, etc.) ».

 

Le programme peut sembler séduisant pour un libertaire, mais en réalité la difficulté, c’est qu’il repose sur une conception libérale, et non libertaire, des relations humaines. En effet, la question du consentement et de la libre disposition de soi sont pensés indépendamment des rapports sociaux existant dans la société.

 

– Premier élément, le rapport propriétaire de soi à son corps : l’individualisme possessif qui produit une analogie entre la propriété des biens matériels et la propriété du corps. Je peux donc disposer de mon corps comme je dispose d’un bien que j’ai acheté : je peux le vendre, le louer ou le détruire… L’individualisme possessif repose juste sur une métaphysique dualiste entre l’âme et le corps. Prochaine étape transhumaniste : je télécharge mon âme dans un robot que j’ai acheté puisqu’après tout mon corps n’est qu’un bien de consommation. Vision tout à fait compatible avec le libéralisme économique.

– Deuxième élément : la liberté négative considère le consentement indépendamment du principe d’égalité. La liberté est possible sans égalité. Je peux donc si je le consens me vendre en esclavage puisque j’ai une libre disposition de mon corps. Il serait tout à fait moraliste et parternaliste de m’en empêcher. Là encore, une telle vision repose sur un présupposé qui est celui du contractualisme libéral que l’on retrouve à la base du libéralisme économique.

 – Troisième élément : le consentement individuel est pensé indépendamment des rapports sociaux inégalitaires. Les échanges marchands monétaires ne sont pas analysés dans ce que l’argent implique de rapports sociaux inégalitaires. La violence de la monnaie en tant qu’elle est inégalement repartie et son impact sur le consentement ne sont pas pris en compte. Que penser de la jeune femme désargentée qui se voit proposer des relations sexuelles par un homme fortuné ? Le choix est-il libre comme dans le cas de deux personnes qui sont économiquement fortunées ? Que penser de la volonté d’euthanasie lorsque l’on fait sentir à la grand mère qu’elle est un poids psychologique et qu’elle coûte cher et que de ce fait, elle ferait peut être bien d’avoir le désir de mourir.

La fable de la libre disposition de soi fonctionne-t-elle dans une société où existent des rapports sociaux économiques inégalitaires ? On peut en douter. (Je passe sur le fait que ceux qui promeuvent un usage libre des drogues peuvent être également les mêmes qui veulent interdire les OGM du fait des risques sanitaires que cela implique).

 

Á l’inverse, il est intéressant de s’interroger sur le fait de savoir si une société anarchiste, où le capitalisme aurait été aboli, pourrait admettre une éthique minimaliste et une liberté négative.

 

Par exemple, imaginons deux individus consentant dont l’un propose à l’autre de le tuer. Le consentement des deux partenaires suffit-il à ce que cette pratique puisse être légale ? Il semble tout de même que cela pose des difficultés plus complexes sur la validité du consentement. On sait que par exemple nombre de personnes lorsqu’elles sont dépressives souhaitent mourir, mais que ce désir peut disparaître sous l’effet d’un traitement d’anti-dépresseur et même après l’arrêt du traitement. Il me semble que l’on réduit des questions qui demandent de peser plus mûrement le pour et le contre sous différents angles à une  liberté identifié à un simple désir immédiat. On réduit l’aspiration à la liberté à une action du type de l’acte d’achat impulsif. On peut supposer que l’étape d’après ce serait organiser une activité économique : payez et nous nous occupons de votre suicide.

 

Conclusion :

 

L’anarchisme est un courant politique qui exalte l’individualité et la liberté. Mais à la différence du libéralisme, il ne conçoit pas l’individu et la liberté en opposition avec autrui. Il ne propose pas une liberté négative. L’anarchisme propose une conception positive de la liberté. Elle repose sur une morale de la solidarité et le présupposé d’une nature sociale de l’être humain. Cela induit donc une éthique perfectionniste selon laquelle l’extension la plus grande de la liberté individuelle est obtenue dans le cadre d’une certaine organisation politique et un certain type d’existence.

Ainsi, il ne s’agit pas d’imposer par la force une morale anarchiste, mais le caractère éducationniste de l’anarchisme montre bien qu’il existe une conception positive de la liberté. Il s’agit de convaincre par exemple : il ne suffit pas que deux individus consentent à un contrat d’esclavage pour que cette situation soit satisfaisante. Les anarchistes défendent l’idéal positif d’une société libre qui implique une valeur positive d’égalité.

 

 

________

Annexes

 

Je fournis néanmoins en annexe de ma lecture critique du texte de Ruwen Ogien des éléments sur ce qui me semble problématique dans son assimilation de la conception républicaniste de la liberté avec la liberté négative.

 

Annexe 1 :

– Pourquoi selon moi la liberté négative se distingue de la tradition républicaniste ?

Même si ce n’est pas le cœur de ma critique et je ne souhaite pas que le débat tourne autour de cette question, j’avoue ma surprise de voir la tradition républicaniste embarquée dans la définition négative de la liberté.

Il est exact que le républicanisme définit la liberté comme « absence de domination ». Néanmoins, il me semble que Ruwen Ogien n’explicite pas assez ce qui fait la différence entre cette définition et celle libérale de « ne pas nuire à autrui ».

En effet, il me semble que la tradition républicaniste met en place des mécanismes institutionnels qui renvoient à un positivisme juridique qui se différencient de la tradition du justnaturalisme libéral. La liberté civile dans la tradition libérale est une limitation de la liberté naturelle.

Dans la tradition républicaniste, la liberté civile ne s’appuie pas sur une liberté naturelle préexistante aux institutions politiques. Etre libre, comme l’explique Arendt, c’est dans la tradition républicaine antique, ne pas être esclave. C’est un statut juridique.

L’absence de domination politique peut être obtenue dans la tradition républicaine, comme l’explique, Rousseau, par la loi. Une République est un régime politique dans lequel les citoyens ne sont pas soumis au caprice arbitraire du tyran, mais à une loi générale. Je suis libre lorsque tout le monde est soumis aux lois car alors personne n’est au-dessus des lois.

Montesquieu propose une autre solution qui s’inscrit dans la tradition républicaniste. La non-domination est garantie par la limitation des pouvoirs entre eux. C’est une conception ancienne que l’on trouve déjà chez Aristote et Machivel : une république est un régime dans lesquels les grands et le peuple sont représentés. Le pouvoir des uns limite celui des autres. Au Royaume Uni, c’est l’existence d’une chambre des Lords et d’une chambre des communes.

 Donc il me semble que dans la tradition républicaniste, il ne s’agit pas d’une simple liberté négative. En effet, ces conceptions en appellent aussi bien chez Rousseau que Montesquieu à la vertu publique. Il me semble qu’une grande querelle de la modernité qui oppose entre autres les libéraux et les républicains, que ces derniers soient néo-athéniens ou néo-romains, porte sur le rapport à la chose publique.

Pour les libéraux, les individus sont avant tout des hommes économiques, qui recherchent leur intérêt personnel et s’occupent de leurs affaires privées. Les institutions publiques doivent leur garantir la sécurité nécessaire à la recherche de la prospérité personnelle.

Pour les Républicains, les individus sont avant tout des citoyens. Ils doivent se consacrer en priorité à l’intérêt général, à la chose publique, la Res-publica. Il ne peut donc y avoir de République sans vertu civique. C’est pourquoi il me semble que la tradition républicaine sur ce plan ne promeut pas une liberté négative, mais positive.

Cet appel à la vertu des citoyens n’est donc pas accessoire à la liberté comme non-domination, mais essentielle dans la mesure où elle constitue la condition de possibilité des institutions politiques.

 

Annexe 2 : Liberté et responsabilité (un point évoqué dans le texte de Ruwen Ogien) : Spinoza propose une réponse à cette question. Il dit que ce n’est pas un choix libre pour un chien d’avoir la rage. Il n’empêche que sur le plan social, il est utile de le piquer. La responsabilité ne repose pas sur le libre-arbitre dans une conception rationaliste de la liberté, mais sur la rationalité de la punition. Donc ce n’est pas parce qu’un individu n’est pas libre au moment des faits, qu’il ne peut pas être sanctionné dans une telle conception. Mais cela nous éloigne de l’anarchisme.

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