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18 mai 2020

L’autonomie du sujet en période révolutionnaire : un existentialisme libertaire ?

Dossier « Des composantes existentielles de l’engagement libertaire »

Par Erwan Sommerer

Nous souhaitons, dans cet article, explorer quelques pistes de réflexion quant au lien entre liberté individuelle et révolution1. Plus précisément, nous allons tenter de montrer en quoi les périodes révolutionnaires sont propices à ouvrir, pour un individu, des possibilités de choix quant à ses propres normes d’existence. Autrement dit, il s’agira d’expliquer dans quelle mesure la liberté s’exprime comme autonomie de façon privilégiée dans un type de contexte spécifique – un contexte marqué par un pluralisme intense et une forte tension antagoniste.

Pour introduire cette réflexion, il semble opportun d’évoquer une citation extraite d’un article d’André Prudhommeaux publié dans L’Espagne Nouvelle en décembre 1937. Cette revue, qu’il a fondée, s’attache alors à défendre la dynamique révolutionnaire espagnole non seulement contre l’influence stalinienne, mais aussi contre certaines réticences dans le milieu anarchiste français2. Ainsi, pour contrer les critiques des anarchistes individualistes vis-à-vis de l’idée même de révolution il écrit :

« Un individualiste anarchiste peut considérer la révolution comme une occasion de libération personnelle pour lui-même et pour les autres hommes, comme une source d’exaltation et d’énergie humaine qu’il défend en tant que telle dans toutes les tentatives d’étouffement (…) vers un régime quelconque absorbant les forces et niant les droits de l’individu. Cette sorte d’individualisme révolutionnaire (qui a produit les consciences les plus droites, les attitudes les plus intransigeantes dans la revendication de l’idéal, les dévouements les plus magnifiques et les plus éclairés à la cause de la liberté) constitue, à notre avis, le trésor irremplaçable de tout mouvement social. »3

Ce passage est tout à fait intéressant en ce qu’il décrit quelque chose qui n’allait pas de soi dans le mouvement libertaire, à savoir la convergence possible, voire peut-être la relation de nécessité, entre révolution et anarchisme individualiste. Ce dernier, en effet, s’est développé historiquement sur la base d’un rejet intraitable de la logique révolutionnaire : il y a chez les anarchistes stirnériens ou nietzschéens une forme de mépris envers la révolution, soit parce qu’elle incarne un mouvement de masse dans lequel ils doivent se garder de se fondre, soit parce qu’elle n’est qu’une transition institutionnelle qui voit le pouvoir étatique changer de main sans être aucunement aboli.

Notre propos vise donc à explorer cet autre individualisme suggéré par Prudhommeaux et à montrer l’intérêt de la réconciliation qui est ici en jeu. Pour cela, nous indiquerons dans un premier temps comment la notion de révolution peut être précisée à partir des concepts de réification ou de sédimentation. Puis nous proposerons une théorie de la subjectivité liée à l’idée de liberté comme autonomie. Enfin, nous interrogerons les conditions dans lesquelles le sujet est invité à s’engager dans la voie d’une rupture existentielle. Cela nous permettra de vérifier l’hypothèse selon laquelle ce n’est pas tant la révolution que la réitération de la révolution qui nourrit l’autonomie.

I. Dé-réification et réactivation du politique : le processus révolutionnaire

La notion de « révolution » étant imprécise, nous nous proposons pour commencer de la définir en tant que processus de dé-réification. Pour expliquer cette idée, nous pouvons faire appel une seconde fois à Prudhommeaux. Dans le texte évoqué ci-dessus, il décrit la révolution espagnole en ces termes :

« Quiconque a vécu dans l’atmosphère brûlante, exaltante, enthousiaste des jours de juillet, août et septembre 1936, a éprouvé ce que signifie le mot Révolution – la mise en marche du peuple entier, l’organisation de l’indiscipline envers tout ce que le passé a construit, l’affirmation sans cesse renouvelée que tout est possible, et cela non pas dans un avenir plus ou moins éloigné, mais dans l’ivresse créatrice du présent ! »4

La révolution serait donc, entre autres choses, « l’organisation de l’indiscipline envers le passé » et l’acceptation d’une « ivresse créatrice ». Or, cela nous dit très exactement à quoi s’oppose un tel évènement et c’est sur ce point que nous allons insister ici.

Dès 1789, circule l’idée chez les révolutionnaires français que l’ennemi principal est ce que l’on appelle les « préjugés ». Chez Sieyès, notamment, l’on trouve à ce propos une démonstration convaincante selon laquelle rien n’est plus facile pour une erreur, au fil des siècles, que de se faire passer pour une vérité ou pour une chose naturelle5. Ainsi les privilèges de la noblesse, son monopole sur les hautes fonctions publiques et l’existence d’une hiérarchie sociale héritée de l’époque féodale sont des rapports de force, des relations de pouvoir qui ne se manifestent pas comme tels, mais qui prennent l’apparence d’un mode de fonctionnement normal, naturel, de la société.

Un préjugé est donc un phénomène social qui s’est institutionnalisé, mué en tradition, auquel on s’est habitué au point de ne plus penser à le mettre en cause et à le critiquer. Ce qui n’est à l’origine qu’une construction, une création des hommes, se déguise sous les traits de faits immuables. Par ce mécanisme, les hommes façonnent des choses qui leur échappent, qu’ils traitent comme des entités indépendantes auxquelles ils se soumettent. Ils oublient ainsi jusqu’à la possibilité d’agir sur leur environnement social et institutionnel.

C’est la thématique marxiste de la réification telle qu’on la trouve particulièrement développée par Georg Lukacs en 1923 dans Histoire et conscience de classe. Ce livre traite de la façon dont la perception bourgeoise du monde pose la société comme un objet extérieur aux hommes, mue par des lois qui s’apparentent aux lois naturelles et dont il n’est dès lors plus question de modifier le fonctionnement. L’homme, au lieu d’être créateur du monde social, n’en est plus que l’acteur passif, soumis, ou l’observateur distant6. Les crises révolutionnaires sont alors le moment où le prolétariat accède à la connaissance des processus socio-historiques et se reconnaît comme la seule instance de transformation de la société vers le stade ultérieur de l’évolution. Mais pour cela il lui faut contrer son propre statut réifié, c’est-à-dire le rôle ou l’identité subalterne qui lui ont été imposés par ses ennemis de classe.

Les anarchistes n’ont toutefois pas attendu Lukacs pour faire de la critique des préjugés l’une de leurs préoccupations majeures. Au contraire, ils ont poussé à son maximum la logique initiée par Sieyès en faisant de Dieu, de l’État et de la propriété les grandes erreurs que la Révolution française avait omis d’inclure dans son œuvre de démolition7. C’est le cas chez Kropotkine8, Reclus et bien d’autres. Et l’individualiste Albert Libertad affirmait pour sa part : « L’idée de dieu, d’honneur, de patrie, les lois, les règlements sont des autorités subjectives, c’est l’ignorance (…) qui les rend objectives, c’est donc contre elle que nous lutterons »9.

Mais si les penseurs anarchistes sont ici incontournables, l’un des auteurs contemporains qui a particulièrement développé ce thème est le théoricien argentin Ernesto Laclau. Celui-ci, dans ses travaux, rejoint le thème de la réification et de la critique des préjugés ou de la tradition en s’inspirant de l’analyse de la sédimentation chez Husserl. Il insiste ainsi sur le fait que le monde social est le lieu d’un oubli du politique lorsque les rapports de domination sont naturalisés, sédimentés, c’est-à-dire perçus comme des faits évidents et incontestables, transmis de génération en génération et placés ce faisant hors de portée de la contestation.

A la sédimentation s’oppose alors la « réactivation », qui est le moment où les individus prennent conscience du caractère malléable de leur environnement, de leur identité individuelle ou collective et renouent avec leur capacité à les modifier. La réactivation est donc le retour du politique en tant que rapport de force et en tant que possibilité de fondation ou de refondation10. Toutes les strates de certitudes prétendument naturelles ou objectives accumulées au fil du temps sont mises au jour et critiquées.

Dès lors, on le voit, la dé-réification et la réactivation sont deux noms sophistiqués pour un même processus que l’on peut qualifier de « révolutionnaire ». C’est en tout cas ainsi que nous entendons le moment de fragmentation propre à un espace public qui voit émerger en son sein les efforts persistants d’individus pour remodeler leur environnement social à partir d’un corpus de valeurs alternatives à celles de l’ordre en vigueur. C’est une situation à la fois pluraliste et antagoniste, dans le sens où entrent alors en compétition des projets éthico-institutionnels incompatibles, qui n’ont pas vocation à coexister et ne peuvent avoir entre eux qu’une relation d’exclusion mutuelle.

Amener Laclau dans la discussion possède selon nous deux avantages par rapport à Lukacs. Le premier est que cet auteur ne pense pas que le prolétariat soit l’acteur privilégié de l’histoire. C’est un « post-structuraliste » qui ne croit pas qu’il existe un clivage unique (la lutte des classes) ni un acteur unique de l’émancipation. Que le prolétariat ait été érigé en position privilégiée n’est que l’effet de la domination temporaire du référent marxiste. Le second est que Laclau s’intéresse à l’émancipation individuelle. Avant même qu’un acteur collectif soit éventuellement construit dans le cadre des luttes contestataires (par exemple le « peuple »), il y a le sujet confronté aux rôles et identités réifiés en circulation dans la société. Or, c’est à ce niveau que son analyse apparaît particulièrement pertinente.

II. L’autonomie comme auto-suppression du sujet

Le paradigme post-structuraliste au sein duquel raisonne Laclau est un paradigme post-althussérien. Sa théorie du sujet, en effet, se fonde en partie sur la notion d’« interpellation » proposée par Louis Althusser dans son texte sur les appareils idéologiques d’État : au sein de la totalité structurelle qu’est la société, l’idéologie répartit les positions légitimes, autrement dit elle désigne à chaque individu son rôle ou son statut11. Le sujet est dès lors une construction génératrice d’une identité sociale, liée à des pratiques spécifiques, dont l’individu ne perçoit pas la dimension contingente. Et ainsi les sujets « marchent tous seuls »12 et participent au quotidien au processus de reproduction de l’ordre existant.

Mais Laclau ne croit pas à l’existence de telles totalités structurelles. Il pense que la société est toujours défaillante dans sa prétention à constituer les individus en sujets. Les rôles qu’elle génère à travers un cadre idéologique spécifique sont nécessairement contestés et subvertis. Il y a toujours des éléments qui échappent au discours dominant : des évènements impossibles à maîtriser (crises économiques, bouleversements géopolitiques, etc.) et surtout des énoncés idéologiques concurrents qui agissent comme des propositions d’identités alternatives. C’est ce que l’auteur qualifie de dislocation13, produite par une « extériorité radicale »14 qui empêche la structure de se clore sur elle-même.

Cela implique que là où Althusser semble penser que l’individu est tout entier absorbé par le sujet qu’on lui a assigné, au point d’en paraître prisonnier, Laclau défend l’idée d’une faille, d’un écart entre l’individu et le rôle que le destine à jouer la structure sociale. C’est ce qui l’amène à distinguer deux choses.

Tout d’abord ce qu’il appelle parfois, sous l’influence de Foucault, les positions de sujet. Il s’agit de l’ensemble des rôles et identités en circulation dans la société et auxquels chacun est convié à s’identifier dans une logique de subordination à telle ou telle idéologie. Leur ambivalence doit être soulignée : elles participent d’un processus de réification identitaire mais, sans elles, il n’y a pas de relations sociales quotidiennes. Ce sont les vecteurs du fonctionnement routinier de l’ordre ordinaire, lorsque chacun est à sa place. Mais cette hégémonie structurelle étant défaillante, un individu peut être amené à douter et à se retrouver soudain expulsé de sa position de sujet. Or, ce qui reste après cette expulsion est le sujet. Mais celui-ci n’est pas quelque chose de fixe ni d’immuable, ce n’est pas une sorte d’essence permanente qui resterait invariable ou surplombante: le sujet est un vide.

Autrement dit, le sujet est ce qui se tient dans l’intervalle entre deux positions de sujets. C’est donc un état de transition. Mais c’est aussi et surtout une décision15. Plus précisément, c’est la décision que l’individu est forcé de prendre pour deux raisons : d’une part, on l’a vu, parce qu’il n’y a pas d’existence sociale ni même d’identité individuelle sans adhésion à une position de sujet ; le sujet n’a pas donc pas le choix de décider ou non. D’autre part, parce qu’il n’y a aucune instance décisionnelle autre que l’individu lui-même.

En effet le monde de Laclau est un monde où il n’y a ni loi divine, ni loi naturelle, ni lois de l’histoire ou du progrès humain. Sans compter que les déterminismes structurels sont défaillants. Dès lors qu’il le veuille ou non, l’individu est forcé de prendre seul, sur fond de contingence absolue, une décision quant à son identité sociale. Ainsi, selon cet auteur, la décision est ce « moment de folie » au cours duquel l’individu est « livré à lui-même »16. C’est aussi le moment d’une « simulation » : bien que Dieu n’existe pas, la décision – en tant qu’acte de création de soi – consiste à jouer à imiter Dieu17.

Le sujet est donc ce mouvement de va et vient, ce saut dans le vide à partir d’un rôle que l’on quitte, et cette réémergence – une fois prise la décision – dans une nouvelle identité elle-même rattachée à une perception alternative du monde, c’est-à-dire éventuellement une contre-hégémonie contestataire18. Ainsi, le sujet ne goûte à la pluralité absolue des possibles que pour y renoncer aussitôt.

C’est un cheminement qui part d’une position réifiée, sédimentée, pour en retrouver une autre. Puisqu’il n’y a pas d’existence sociale sans réification, alors le sujet est cette chose étrange qui n’existe que pour se supprimer elle-même et rentrer dans une situation plus confortable qui est celle d’endosser le rôle qui lui été attribué.

Laclau appelle cela la liberté. Mais nous pouvons aussi donner à cette liberté le nom d’autonomie. L’autonomie telle que nous la comprenons est donc l’effort que fait le sujet, en tant qu’instance auto-constituante, pour se supprimer lui-même. Un effort qui est nécessairement un échec puisque les positions de sujets sont intrinsèquement défaillantes : le suicide du sujet est toujours un suicide raté. Puisque la structure échoue à me produire comme acteur social pleinement agi par des règles que je n’ai pas choisies, je suis forcé de me substituer à elle et de faire acte d’autonomie. En d’autres termes je décide quelles seront les règles auxquelles je vais dorénavant me plier ; je choisis mon déterminisme.

Un peu à la manière de l’existentialisme sartrien, le sujet laclauien est forcé d’être libre et conquiert sa liberté par un acte de choix effectué à l’encontre des rôles sociaux réifiés19. La version post-structuraliste de l’existentialisme est sans doute plus pessimiste lorsqu’elle pose la réification comme l’aboutissement nécessaire de l’autonomie. Mais l’on pourrait estimer que c’est aussi le cas chez Sartre dans la mesure où l’aliénation demeure en quelques sortes l’horizon des relations intersubjectives20. Se pose alors la question de savoir comment ce pessimisme peut être amené un peu plus près du mode de pensée libertaire.

III. La réitération de la révolution comme condition d’un existentialisme libertaire

Pour cela, il importe d’aborder deux points que la théorie du sujet chez Laclau, aussi stimulante soit-elle, ne nous semble pas traiter de façon satisfaisante. Et l’on pourrait sans doute faire la même remarque à propos de Sartre.

Le premier point concerne les circonstances de l’autonomie. Quelles sont les conditions empiriques pour qu’un individu s’affirme comme sujet, c’est-à-dire pour qu’il prenne suffisamment de distance envers son rôle social pour être amené à le renier ? Et il ne s’agit pas simplement ici de changer de métier ou de statut au sein de la société. Lorsque le sujet décide, c’est tout l’environnement idéologique qui distribue les positions de sujet, les hiérarchies de valeurs, les buts socio-économiques et les motifs d’existence, qui est réévalué.

Laclau ne s’y trompe pas : chez lui, la décision du sujet est un moment de réactivation qui replace le politique au cœur de la subjectivité21. Mais le problème est que sa définition de la dislocation donne l’impression que l’individu n’est jamais tout à fait dupe et qu’il possède en permanence, de façon presque mécanique, la capacité à prendre des décisions existentielles fondamentales. Or, si l’idée que l’identité est structurellement imparfaite et ne peut être définitivement fixée est convaincante, il n’en faut pas moins se demander dans quel contexte cette capacité en vient à s’actualiser22. Et chez Sartre c’est encore plus insatisfaisant : comment un individu qui n’est pas Sartre, ou qui n’est pas l’un de ses disciples existentialistes, en vient-il à prendre conscience de sa liberté et à l’utiliser ?

Il apparaît crucial de préciser les circonstances de l’autonomie. Or, nous pensons que ces circonstances sont une situation révolutionnaire, c’est-à-dire une situation antagoniste dans laquelle l’hégémonie en vigueur est contestée par une ou plusieurs propositions de régime alternatives, donc des contre-hégémonies générant suffisamment de mobilisation pour menacer l’architecture institutionnelle dominante et les valeurs qui la sous-tendent. Comme nous l’avons vu, c’est un contexte de pluralisme radical qui voit l’espace public perdre sa dimension consensualiste et se scinder en options irréconciliables et exclusives les unes des autres. En conséquence, c’est le moment où la dislocation connaît une intensité sans précédent tandis que le processus de réactivation du politique atteint sa plus grande amplitude23.

Ce type de situation nous paraît être la circonstance maximale (bien que non exclusive) de l’autonomie, et ce pour deux raisons. La première est qu’un tel contexte est singulièrement propice à ce que les certitudes individuelles soient déstabilisées. La proximité d’options concurrentes disposant d’un fort accent de plausibilité – ce qui est le cas si la situation est effectivement pluraliste, donc révolutionnaire – et ne pouvant être repoussées comme des chimères déconnectées du réel, offre une voie d’accès privilégiée à la contingence. Brusqué, sorti du confort de son rôle social routinier par la découverte d’autres rapports au monde, l’individu peut être amené à effectuer le chemin qui mène de la position de sujet au sujet.

La seconde raison est que celui qui est ainsi poussé à décider de son existence et des valeurs auxquelles elle s’adosse peut effectuer un choix véritable. En effet, l’intensité du pluralisme dans l’espace public et l’émergence d’alternatives disposant de relais immédiats et crédibles dans l’action politique lui offrent une large palette de possibilités existentielles, sans commune mesure avec celle d’un ordre social stable et pacifié.

Dans la continuité de Prudhommeaux, nous estimons donc que l’autonomie individuelle se nourrit des circonstances révolutionnaires et les renforce en retour. Dès lors l’individualiste anarchiste, au lieu de se tenir à l’écart de ce type de situations, peut les envisager comme le contexte le plus favorable à la manifestation des sujets par-delà les positions de sujets : les révolutions sont des périodes où les sujets prolifèrent en tant que décisions constituantes de l’individu quant à ses propres normes d’existence.

Mais il reste un dernier point à éclaircir, et non des moindres : suffit-il qu’un individu décide de son identité sociale et politique pour qu’il soit considéré comme libre et autonome ? Stirner, dans un passage clé de L’unique et sa propriété, s’en prend à l’idée que la volonté d’un individu puisse se fixer une fois pour toutes, notamment dans une loi :

« Ne serais-je pas, aujourd’hui et plus tard, lié à ma volonté d’hier ? Ma volonté dans ce cas serait cristallisée. Stabilité maudite ! Ma créature, expression déterminée de volonté, serait devenue mon maître. Mais alors par le fait de ma volonté, moi créateur, je verrais arrêtés l’écoulement et les transformations de mon être. Si je fus un fou hier, dois-je le rester ma vie durant ? »24

L’autonomie ne saurait donc consister, pour un individu, à s’enfermer dans une unique décision à laquelle il serait ensuite tenu de se conformer25. Ou alors il faut assumer de s’inscrire dans une toute autre perspective, à l’image de celle que l’on trouve par exemple chez Alain Badiou : pour cet auteur, le sujet se construit dans le sillage d’un évènement fondamental, notamment une rupture révolutionnaire, auquel il se doit de demeurer fidèle sous peine d’être marqué du sceau de la déchéance26.

Mais cette éthique de l’obstination militante – aussi louable qu’elle puisse être dans certains cas – n’est pas celle de l’individualiste anarchiste. Si la liberté et l’acte d’autonomie résident dans la transition entre deux positions de sujet, alors c’est cette transition qui apparaît valorisable dans une optique libertaire. Et une telle valorisation implique nécessairement que la décision ne s’épuise pas dans son résultat mais soit réitérée. De cette façon, l’adoption d’une identité réifiée ne sera que temporaire27 et l’individu multipliera les passages par la contingence, c’est-à-dire les occasions d’être autonome.

C’est ce qui fait l’intérêt de l’approche laclauienne. Dans un vocabulaire conceptuel qui lui est propre, Laclau insiste sur le fait que l’horizon logique de l’autonomie est son auto-extinction dans un rôle social, tandis que l’action socio-politique, expression de la liberté, tend à établir un ordre spécifique, ce qui implique donc « l’élimination des conditions de la liberté en tant que telle »28. Le moment de l’émancipation est donc inévitablement éphémère et transitoire. C’est un moment fragile face aux processus de réification29.

Mais alors la réitération de l’autonomie, qui s’apparente au vagabondage existentiel chez Stirner, implique logiquement la réitération des circonstances de l’autonomie. C’est donc qu’il faut penser la révolution non comme un simple moyen – ce qui est la position des théories révolutionnaires classiques qui défendent leur version du « meilleur régime » – mais comme un aboutissement et une fin en soi. Ce qui compte est le processus, et la fluidité des identités qu’il engage, et non le but. Et ceux qui valorisent l’autonomie ne peuvent qu’être invités à se méfier de tout projet de société, de toute proposition hégémonique qui viseraient un état de stabilité réifiée d’où le pluralisme serait définitivement exclu30.

* * *

Comprise comme la réitération d’une décision existentielle, l’expression véritable de l’autonomie est donc liée à la réitération de la révolution, elle-même définie comme le moment de réactivation du politique dans lequel le pluralisme atteint son maximum d’intensité. Établir ce lien, rechercher une telle situation – voire peut-être contribuer à la créer – nous semble alors être l’attitude spécifique de ceux qui valorisent la souveraineté individuelle, qu’ils se définissent comme anarchistes ou libertaires.

C’est une idée que l’on trouve chez Gustav Landauer, l’un des rares auteurs anarchistes à s’être posé la question de la valorisation de la transition. Pour lui, en effet, la révolution en tant qu’« entre-deux ordres » importe plus que son résultat. Elle est décrite non comme une simple étape ou parenthèse mais comme un moment privilégié de libération des énergies humaines qui doit avoir la priorité sur les rêves de société pacifiée et ordonnée. C’est le moment où chacun peut combler « le besoin irrépressible de se faire renaître, de refonder son être et – dans la mesure du possible – son environnement et son monde ». Et il ajoute : « Cet instant extraordinaire sera expérimenté par tous ceux qui, pour parler comme Nietzsche, recréent en eux le chaos originel »31.

Erwan Sommerer

18 mai 2020

Erwan Sommerer est docteur en science politique et membre du collectif de rédaction de la revue Réfractions. Recherches et expressions anarchistes.

1 Cet article est la version remaniée d’une communication faite au colloque « Le défi libertaire » organisé par l’EHIC (EA 1087) à l’Université de Limoges les 24 et 25 novembre 2016.

2 Freddy Gomez, « Prudhommeaux (1902-1968) : Une biographie intellectuelle et politique », in : A contretemps, n° 42, 2012, http://acontretemps.org/spip.php?article404.

3 André Prudhommeaux, in : L’Espagne nouvelle, n° 32-33, 24 décembre 1937, p. 1. Sur le contexte de cette publication, cf. David Berry, Le mouvement anarchiste en France, Paris, Les Éditions libertaires, 2014, p. 335-338.

4 André Prudhommeaux, op. cit., p. 1.

5 Emmanuel Sieyès, Essai sur les privilèges, in : Œuvres, vol. 1, Paris, EDHIS, 1989, p. 30.

6 Georg Lukács, Histoire et conscience de classe, Paris, Éditions de Minuit, 1960 (1re éd. : 1923), par exemple p. 140, 163, 171 ou 219-229.

7 A ce sujet, nous renvoyons à notre propre étude : Erwan Sommerer, L’anarchisme sous la Révolution française, Paris, Éditions du Monde libertaire, 2016.

8 Pierre Kropotkine, La Morale anarchiste, Paris, Mille et une nuits, 2009, p. 7.

9 Albert Libertad, Le culte de la charogne, Marseille, Agone, 2006, p. 141.

10 Ernesto Laclau, New Reflections on the Revolution of Our Time, London, Verso, 1990, p. 33-35.

11 Louis Althusser, De la reproduction, Paris, PUF, 1995, p. 223-235.

12 Ibid., p. 233.

13 Ernesto Laclau, op. cit., p. 41-45.

14 Ibid., p. 44.

15 Ernesto Laclau, « Deconstruction, Pragmatism, Hegemony », in : Chantal Mouffe (ed.), Deconstruction and Pragmatism, London, Routledge, 1996, p. 54-55.

16 Ibid., p. 54.

17 Ibid., p. 55.

18 Concernant cette évolution du sujet, cf. Peter Hudson, « The Concept of the Subject in Laclau », in : Politikon, n° 33, 2006, p. 299-312. Cet auteur accorde une attention toute particulière au processus de « dés-identification » par lequel l’individu quitte une position de sujet.

19 Sur l’ambiguïté d’une liberté qui ne s’exprime qu’à travers la contrainte préalable d’une défaillance structurelle, cf. Ernesto Laclau, La guerre des identités, Paris, La Découverte, 2000, p. 65-67. Notons toutefois que cette défaillance peut elle-même être le fruit de l’action d’un sujet et donc provoquée.

20 Jean-Paul Sartre, L’Etre et le néant, Paris, Gallimard, 1943, p. 568-571.

21 Ernesto Laclau, New Reflections on the Revolution of Our Time, op. cit., p. 60-61.

22 David Howarth relève ainsi deux définitions distinctes de la dislocation, l’une comme caractéristique intrinsèque du sujet, l’autre comme moment d’exacerbation de la déstabilisation de la structure et donc des positions de sujet qu’elle distribue. David Howarth, « Hegemony, Subjectivity, Democracy », in : Simon Critchley and Oliver Marchart (ed.), Laclau, A Critical Reader, New York, Routledge, 2004, p. 268.

23 Laclau admet pour sa part que « plus une structure est disloquée, plus le champ des décisions qu’elle ne peut prédéterminer sera étendu » (New Reflections on the Revolution of Our Time, op. cit., p. 39-40).

24 Max Stirner, L’Unique et sa propriété, Paris, La Table ronde, 2000 (1e éd. : 1844), p. 210-211.

25 De même, chez Godwin, l’individu n’est pas tenu d’obéir à des lois qu’il n’a pas énoncées lui-même, ou qu’il a énoncées dans un contexte différent (cela vaut aussi pour les promesses). Alain Thévenet : « William Godwin, Justice versus esprit des lois », in : Réfractions, n° 37, 2016, p. 20-21.

26 Alain Badiou, L’éthique, Paris, Hatier, 1993, p. 60-64 et 69-71.

27 À l’inverse, une situation dans laquelle l’individualiste stirnérien pourrait faire le choix de persister dans une position de sujet est celle où les conditions d’effectivité de la nouvelle identité ne sont pas réunies, ce qui appelle une action s’inscrivant dans la durée (lutte pour la reconnaissance, pour des droits spécifiques, etc.).

28 Ernesto Laclau, New Reflections on the Revolution of Our Time, op. cit., p. 44.

29 De fait, la pensée de Laclau nous semble offrir plus de prises à une possible réitération de l’autonomie. Sur sa position à propos de Badiou, cf. Ernesto Laclau, « An Ethic of Militant Engagement », in : Peter Hallward (ed.), Think Again, Alain Badiou and The Future of Philosophy, London, Continuum, 2004, p. 121-137.

30 Dans une perspective badiousienne, la véritable fidélité à l’« événement » ne serait donc pas une fidélité à ses conséquences – exprimée par la volonté de pérenniser les résultats de la révolution – mais une fidélité à l’acte même de rupture révolutionnaire, appelé à être sans cesse renouvelé.

31 Gustav Landauer, « Anarchic Thoughts on Anarchism », in : Revolution and Others Writings, Oakland, PM Press, 2010, p. 88.

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