6 septembre 2020
L’anarchisme comme culture familiale
Dossier « Des composantes existentielles de l’engagement libertaire »
Par Guillaume de Gracia1
« Heureusement que les gens se méfient de l’engagement »
Miguel Benasayag
En partant de Viggo Mortensen…
Dans Captain Fantastic, un film de Matt Ross datant de 2016, Viggo Mortensen joue le rôle de Ben Cash, l’homme d’un couple d’anarchistes installés dans les bois de l’État de Washington, qui continue à s’occuper de ses enfants alors que sa femme, Leslie, est sur le point de mourir.
On ne verra jamais cette jeune femme dont on apprend très rapidement qu’elle s’est suicidée suite à des troubles bipolaires mais, tout le début du film est consacré au type d’éducation apporté par le couple à leurs enfants – dont il et elle ont d’ailleurs inventé les prénoms – en vrac : chasse, pêche, potager, activité physique quotidienne, absence de nouvelles technologies, sollicitation intellectuelle quasi-permanente, absence de tabous, discussions libres, lectures diverses ou, plus anecdotique, la célébration de la date anniversaire de Noam Chomsky en lieu et place de Noël…
Étonnamment, les pages Wikipédia en français, espagnol, catalan, italien, portugais2, ne qualifient pas le couple « d’anarchiste ». Pas plus que les 32 critiques de presse qui accompagnent le dossier du site AlloCiné3. Même le « méchant » Eric Neuhoff du Figaro et du Masque et la plume, s’il n’a pas vraiment apprécié le film, ne semble pas trouver nécessaire de le marquer de ce stigmate. Viggo Mortensen l’a d’ailleurs mieux compris que quiconque : au site du Point, il avance que ce film n’est pas « de gauche »4. Et effectivement, pour qui se place du côté du renoncement systématique et de la trahison made in Deuxième Internationale, ce film n’est pas « de gauche ». Il est bien plus radical que cela.
Les seuls d’ailleurs à taxer le couple de protagonistes de Captain Fantastic de « former left-wing anarchist activists disillusioned with capitalism and American life (…) » sont les rédacteurs anglophones de la page Wikipedia consacrée à ce film5.
Légère impression qu’une éducation ne peut pas être « anarchiste ».
Précision : je ne parle pas ici de pédagogie libertaire. Les noms connus de Paul Robin, Francisco Ferrer Guardia, Célestin Freinet, James Guillaume, Sébastien Faure, ou même Louise Michel ; les écoles libertaires de Hambourg ; les libres enfants de Summerhill ; le Lycée autogéré de Paris (LAP) ou de St-Nazaire ; les propositions des organisations syndicales que sont la CNT et SUD en la matière… concernent des propositions quasi-systémiques6. Dans le cas de Ferrer Guardia, on atteint même le nombre de plusieurs dizaines d’écoles rationalistes au tournant du siècle7. L’Institut coopératif de l’école moderne compte des groupes dans 71 départements français, est présent au Maroc, en Suisse, en Belgique…
De l’éducation libertaire en milieu familial
En revanche, l’éducation au sens familial, donc, au sens de la culture transmise nécessairement par des parents à leurs rejetons, à ma connaissance n’est que peu traitée par nos courants. Car, même si Sébastien Faure a pu affirmer que « l’enfant n’appartient ni à Dieu, ni à l’État, ni à sa famille, mais à lui-même », variante du bakouninien « l’enfant à naître n’appartient qu’à sa future liberté » ou du plus spirituel et reclusien « (…) les enfants sont faibles et petits et de ce fait, ils sont sacrés »… la réalité sociale est éminemment tout autre. On pourra toujours regretter que les enfants ne soient pas enlevés à leurs parents pour être éduqués dans des centres spécifiques le temps que plusieurs générations d’humain.e.s deviennent enfin anarchistes et puissent réintégrer (ou pas d’ailleurs) leurs familles respectives… mais, voulons-nous réellement ça ?
La réalité est donc que la majorité des parents anarchistes (que je connais du moins et dont je fais partie) n’ont pas choisi l’option « pédagogie alternative »8 mais envoient leurs enfants à l’école gratuite et laïque de la République. Dès lors, sur eux (sur nous) repose la nécessaire (j’insiste) transmission des valeurs, des pratiques, de l’histoire bref… de l’Idée – ainsi que le diraient nos camarades espagnol.e.s des années 1930. Or, en tant que parents, les anarchistes sont confronté.e.s à un choix cornélien : doit-on éduquer ses enfants à la liberté ? Ou plus crûment : doit-on fabriquer la liberté de ses enfants9 ? Doit-on les formater à la liberté, à l’esprit critique et, in fine, à l’Anarchie ?
On trouvera sans doute parmi les éventuel.le.s lecteur et lectrices de cet article des pour, des contres, des bien-au-contraire et des qui considéreront que je ne suis qu’un infâme à prétendre que l’on doit formater ses enfants. Le débat n’est pas récent mais je me bornerai à préciser qu’à la Belle-Époque, les néo-malthusiens s’opposaient aux natalistes sur le thème : pas de chair à patron ! Ces derniers leur répondant : chair à Révolution ! Encore faut-il la « faire » cette chaire à Révolution car, si l’on fabrique des anarchistes dans les usines, dans les syndicats, sur les bancs d’écoles, par l’exemple ou une forme de propagande par le fait10… on les fabrique à mon sens aussi (surtout ?), à la maison. De la même manière que les parents religieux de toutes obédiences transmettent des valeurs et une morale spécifique à leurs enfants sans être le moins du monde gêné, pourquoi, les anarchistes ayant une morale et des valeurs tout aussi estimables que les autres11 ne la transmettraient-ils pas ?
Or, sous le prétexte de la « liberté de l’enfant à naître », qui ne connaît pas des camarades libertaires ayant au final éduqués leurs enfants sans repères politiques, voire pire, en les ayant poussé vers l’autre côté de la barricade -ou au milieu du guet, ce qui ne vaut guère mieux…
Sur quoi comptent dès lors ces camarades pour que leurs enfants deviennent anarchistes ? Sur la révolte face à l’autorité parentale, à l’autorité étatique, scolaire, militaire, professionnelle ? C’est, là encore, une vision bien réductrice et au final, dépréciative de ce qu’est l’anarchisme. C’est au final surtout être bien peu confiant en ses propres valeurs…
A l’inverse, la plupart de mes camarades anarchistes d’aujourd’hui sont fils et filles de communistes ou de socialistes pour qui, « voter à droite est impossible » et qui donc semblent en la matière bien moins complexé.e.s…12 Le dilemme est efficacement résumé en 2007 par Ken Loach dans It’s a free world. Geoff le père d’Angie dans le film est un syndicaliste travailliste à la retraite qui voyant sa fille céder aux sirènes du capitalisme triomphant lui rétorque « je ne t’ai pas payé des études pour que tu trahisses ta classe ». Tout est dit : si l’on veut nécessairement que nos enfants puissent choisir, être libres, trouver leur propre route et évidemment se démarquer de nous… veut-on (peut-on ?) accepter qu’ils ou elles deviennent autre chose qu’anarchistes ?
Pour ma part, la réponse est non. La perspective d’en faire des ennemis de classe serait même le marqueur d’une faillite complète de mon éducation.
Du militantisme familial
Immédiatement cette question de l’éducation anarchiste en milieu familial en pose une deuxième : le champ du militantisme – au sens où l’on peut entendre le « champ de syndicalisation ».
Pour le formuler simplement : certain.e.s militant.e.s ont eu tendance à opérer une sorte de « sacrifice » de leur famille et de leurs enfants sur l’autel de la « cause ». La sociologue Cécile Guillaume évoque même l’idée-force de « dimension sacrificielle propre à l’engagement militant »13 qu’à mon sens il faut purement et simplement retourner car, lorsqu’on a décidé d’avoir des enfants, leur éducation est le premier champ militant à investir d’urgence quitte à en délaisser d’autres14. Tant mieux, bien sûr, si les camarades peuvent se permettre d’investir différents champs simultanément (par la rupture radicale avec notre société notamment) mais, la question ne se pose que rarement par exemple de la possibilité pour les mères célibataires de suivre des réunions alors que ces dernières sont quasi-systématiquement organisées en soirée… Pourtant, ce sont bien les principales victimes de la précarité15 et l’on pourrait envisager de jongler pour que le plus souvent possible, les réunions soient calées à des horaires propices. Par ailleurs, il suffit de s’imaginer vivre avec un enfant qui serait l’extrême opposé de ce que l’on prône au quotidien pour comprendre le caractère futile que peut avoir un surinvestissement militant délaissant ses proches.
Par ailleurs, parler d’éducation familiale libertaire ou anarchiste ne se limite pas à l’application des principes antiautoritaires dans l’éducation16. Au contraire, à l’instar de Captain fantastic (la dimension sylvestre en moins pour la plupart d’entre nous, pauvres urbain.e.s), toute la sphère familiale est concernée par la mise en pratique de l’anarchisme : répartition des tâches pas tant dans une perspective féministe (même si c’en est une conséquence) que dans une perspective autogestionnaire et de rotation ; éducation antisexiste et antiraciste mais discussions libres et sans tabous ; choix alimentaires17 permettant de comprendre et de se réapproprier son propre corps sans céder aux modes faussement hédonistes du moment et à la malbouffe ; choix de vêtements18 et d’une économie circulaire ou de recyclage assumée et présentée tels quels ; critique et analyse des médias ; valorisation des activités manuelles et intellectuelles… Ce militantisme familial recouvre également le champ de l’éducation officielle scolaire et suppose d’intervenir en tant que parents d’élèves afin de peser sur la priorité donnée justement aux pédagogies alternatives ou bien -là où le problème se pose- la mobilisation dans les collectifs de soutien aux élèves sans-papiers ou sans-logis…
Cela n’enlève pas le dissensus nécessaire à toute démocratie y compris et surtout familiale, bien au contraire. Qui peut imaginer être d’accord sur tout, tout le temps ?
Mais, en revanche, cela passe par le fait de former politiquement des enfants et ne pas mégoter sur la question sous prétexte qu’ils ou elles seraient trop jeunes ou pas assez âgé.e.s… La bourgeoisie, ainsi que s’est attaché à le démontrer Pierre Bourdieu sait, elle, parfaitement transmettre l’hexis corporelle à ses enfants, autrement dit, des schèmes mentaux et corporels s’incarnant dans le corps des individus et leur imprimant littéralement la pleine conscience de leur supériorité économique et sociale. Or, on le sait, une classe n’existe que si elle ne se reconnaît qu’en tant que telle et s’oppose à la classe dominante. C’est donc tout l’enjeu du travail de parents anarchistes et révolutionnaires de rendre fier.e.s de leur classe leurs enfants et de leur en inculquer les valeurs.
Il y a près de 100 ans, le collectif éditorial barcelonais BAI, en introduction d’un livret écrit par l’un des disciples de Francisco Ferrer, José Antonio Emmanuel, titré La anarquía explicada a los niños, explique :
« Ce livret a été écrit afin de répondre à la question que nous ont formulé de nombreux camarades. Comment vais-je éduquer mes enfants ? Une question que nous attendions et à laquelle nous répondons en nous basant sur les préceptes de la Raison et de la Science.
Dédiées aux fils du prolétariat espagnol nous espérons que ces pages – modestement écrites – orienteront l’éducation de notre enfance dans un sens réellement novateur.
Nous nous tournons vers les parents et maîtres afin que – à l’école comme dans le foyer – ils propagent les saines doctrines d’une éducation d’où sera mise à l’écart tout fanatisme et qui aspire à libérer l’enfance de l’odieuse oppression qu’elle exerce sur elle.
Par la faute de quelques-uns, l’éducation est restée coincée dans un marasme de servitude dont elle doit sortir rachetée et réconfortée.
Que ces quelques pages puissent stimuler tout le monde ».
Car, ce qui est certain et afin de paraphraser une sentence bien connue : on ne naît pas anarchiste, on le devient.
P. S. : cet article s’est focalisé sur le versant « descendant » de la relation parent-enfant, mais on pourrait tout aussi bien envisager son versant ascendant en se souvenant par exemple que la mère d’Alexandre Marius Jacob, devient anarchiste après que son fils lui-même ne s’engage dans cette idéologie et en suivant son exemple…
Guillaume de Gracia
Guillaume de Gracia est docteur en anthropologie et chercheur indépendant à Toulouse. Email : <gui.degracia@gmail.com>
1 Cet article n’est pas la résultante d’une enquête longue mais plutôt de la pratique d’une gonzo anthropologie et notamment de la pratique de micro-terrains et d’observations marginales dont je développe l’épistémologie ici notamment : « Gonzo-anthropologue », Journal des Anthropologues (Association française des anthropologues), numéro 148/149, avril 2017, pp. 273-286, https://journals.openedition.org/jda/6697#xd_co_f=OWQyZDc4ZDItZjE1My00MDdmLWJhYWUtODkzNGJjZjJlNzRl~ .
2 Consultées le 13 juin 2020.
3 http://www.allocine.fr/film/fichefilm-227320/critiques/presse/ . Consulté le 13 juin 2020.
4 Le même Mortensen va pourtant s’opposer au parti néo-franquiste Vox qui a tenté de réutiliser lors d’une campagne électorale des images d’Aragorn, son personnage fétiche de Lord of the rings. Pour la lecture de l’article du Point, c’est par ici : https://www.lepoint.fr/pop-culture/cinema/viggo-mortensen-captain-fantastic-n-est-pas-un-film-de-gauche-12-10-2016-2075322_2923.php# . Consulté le 13 juin 2020.
5 https://en.wikipedia.org/wiki/Captain_Fantastic_(film) . Consultée le 13 juin 2020. C’est moi qui souligne.
6 Y compris l’origine politique d’une personnalité comme Ferdinand Buisson, que l’historien Patrick Cabanel rapproche des anarchistes post-Commune dans la rediffusion de l’émission La marche de l’histoire du 25 janvier 2017 sur le sujet : https://www.franceinter.fr/emissions/la-marche-de-l-histoire/la-marche-de-l-histoire-14-avril-2020 . Écoutée le 14 avril 2020
7 Cent cinquante d’entre elles auraient été fermées après les événements de la Semaine sanglante de 1909 dont l’État espagnol fit reposer l’entière responsabilité sur les épaules de Francisco Ferrer puis, le fit fusiller dans les douves du château de Montjuich…
8 Par manque de moyens, de structures à proximité ou parce que rarement les pédagogies alternatives permettent un cursus complet de la maternelle jusqu’à la fin du lycée… or, réintégrer des élèves « libres » dans le giron d’un système « autoritaire » tel que l’école française et parfois avancé comme un hiatus.
9 Je reprends là le titre proposé par les enseignants et élèves du Lycée autogéré de Paris (LAP), Une fabrique de liberté, éditions du Repas, 2012.
10 Au sens où le fait, l’action, la monstration de la possibilité d’une hétérotopie anarchiste permet de convaincre certains individus que l’Anarchie est possible… Un village altermondialiste tel que la VAAAG en 2003 convainquit certain.e.s de mes connaissances ultérieures de basculer vers l’anarchisme plutôt que le trotskisme par exemple…
11 Je renvoie par exemple à Ma morale anarchiste de Piotr Kropotkine en la matière…
12 Moi le premier, du côté paternel, je suis issu d’une culture catalono-aragonaise libertaire, évidemment profondément marquée par la CNT et les expériences menées dans ma comarque d’origine. Mes oncles espagnols étaient donc également libertaires, mon grand-père n’a jamais voulu travailler plus de huit heure et était étonnement féministe pour les années 1940-1950 et la plus grande leçon de mon père est : « si tu ne veux pas subir de hiérarchie, tu te débrouilleras toujours pour ne pas en avoir »… Sans oublier que j’ai grandi avec les images et les valeurs de la Révolution / guerre civile espagnole en arrière-plan comme des milliers de fils d’immigrés de ma génération.
13 Dans Syndiquées : défendre le droit des femmes au travail, 2018, Presses de Sciences Po, cité par Guillermo Wolf dans Des brebis noires créent les syndicats SUD, 2020 Syllepse, p. 71. Si le terme semble pour Cécile Guillaume s’appliquer d’abord aux femmes, la dimension sacrificielle est présente aussi chez les hommes, avec sans nul doutes quelques variantes.
14 On ne peut là que s’opposer d’ailleurs frontalement aux léninistes alla Lutte ouvrière dont le militantisme est d’ordre sacrificiel donc impossible à articuler entre politique et familial…
15 La chose est connue, je ne renvoie pas aux enquêtes de ce point de vue, c’est facilement accessible sur internet.
16 Ou d’éducation positive ou non violente… Bref, de relationnel entre les enfants et les parents.
17 A titre personnel, nous avons monté en couple une Amap bio depuis près de 10 ans que nous avons tenu à bout de bras pendant quelques temps car l’autogestion n’est pas si spontanée…
18 On peut préférer les vêtements de deuxième main, et amener ses enfants en fripes plutôt que de les soumettre au consumérisme des grandes chaines de magasins de vêtements neufs…
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