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5 mai 2014

Nos prétendues « démocraties » en questions (libertaires) – Philippe Corcuff

Entre philosophie politique émancipatrice et sociologie critique

 

Introduction

 

La critique sociale renvoie, tant dans les mouvements sociaux que dans les champs intellectuels (en particulier dans les sciences sociales), à des outils de décryptage de ce qui apparaît négatif dans les sociétés, avec les notions plus ou moins associées d’inégalités, d’injustices, de domination, d’oppression ou d’exploitation. Cette mise en cause s’appuie fréquemment sur l’intuition d’un positif, voire la vision d’une société idéale ou, du moins, d’une amélioration. Depuis les Lumières du XVIIIe siècle, on a souvent donné le nom d’émancipation à ce positif, mot qui pointe davantage un processus continu qu’un état achevé. En 1784, Kant parlait d’une « sortie de l’homme hors de l’état de tutelle » (1). Aujourd’hui, bien après la naissance du mouvement socialiste et avec les apports des théories critiques modernes, on pourrait redéfinir l’émancipation comme une sortie des dominations dans la construction d’une autonomie individuelle et collective. Cette perspective suppose souvent le concours actif, individuel et collectif, de ceux qui sont soumis aux contraintes oppressives, c’est-à-dire une auto-émancipation.

 

La démocratie, entendue comme double idéal politique associé d’autogouvernement des personnes et des sociétés, a des accointances particulières avec l’émancipation et avec la critique sociale. Avec l’émancipation, car justement la visée politique d’autogouvernement en constitue une des figures majeures, avec des résonances libertaires dans la liaison établie entre le plan individuel et le plan collectif. Avec la critique sociale, car nous ne vivons pas aujourd’hui en démocratie à proprement parler, contrairement à ce qui se répète souvent dans les médias dominants et parmi les forces politiques dominantes, mais dans des régimes représentatifs professionnalisés à idéaux démocratiques. Je rejoins ici Cornelius Castoriadis qui parlait d’« oligarchies libérales » (2) et Jacques Rancière qui identifie des « États de droits oligarchiques » (3).

 

Dans ce cadre, j’examinerai dix présupposés, impensés et problèmes qui traînent dans nos sociétés contemporaines autour de « la démocratie » (4). Je serai succinct et synthétique sur les différents points, mais en gagnant en globalisation dans leur mise en rapport. Ma démarche se présentera comme à la fois critique et compréhensive vis-à-vis de la question de la démocratie. En creux de cette critique compréhensive de la démocratie, se dessinera en pointillés une philosophie politique alternative de la démocratie par rapport aux discours dominants, qui puisera cependant dans des traditions héritées et dans des intuitions ordinaires quant à la démocratie. Des ressources seront puisées pour ce faire dans la sociologie critique. L’amorce de réflexion proposée ici s’inscrit dans un cadre plus large de réinterrogation libertaire des « logiciels » de la critique sociale et de l’émancipation en ce début de XXIe siècle, menée dans plusieurs textes récents (5).

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1 – Un présupposé anthropologique : la désirabilité naturelle de la participation démocratique

 

De quelles qualités dotons-nous souvent les humains lorsque l’on vise un développement de la démocratie ? En tant que « démocrates » et « progressistes », nous présupposons fréquemment que la participation démocratique est naturellement désirable pour les humains. Nombre de progressistes sont donc bien conscients des forces qui édulcorent l’idéal démocratique dans les faits. Mais nous tendons à croire que, si nous nous débarrassions de ces logiques oppressives, les citoyens participeraient largement, activement et continûment à la vie de la cité. « Débarrassons-nous de l’oppression et les citoyens retrouveront leur goût naturel pour la démocratie », semblons-nous dire.

 

Une question pourrait toutefois ébranler l’édifice démocratique et progressiste bâti sur un tel présupposé anthropologique : est-ce que, si on pouvait mettre entre parenthèses les effets propres à la domination sociale, d’autres activités (l’amour, la convivialité, le travail, le sport, l’art, la musique, le jeu, la lecture, la paresse, la gastronomie, l’esthétique de soi, etc.) n’apparaîtraient pas plus désirables à nos concitoyens que la participation démocratique ? Si on formule une telle question, cela signifie qu’on ne pose plus comme une nécessité la désirabilité de la démocratie. On ne devient pas pour autant un athée de la démocratie, mais on ouvre un espace agnostique afin d’interroger une évidence anthropologique trop facilement admise. La désirabilité de la démocratie devient politiquement souhaitable, mais ne serait plus considérée comme anthropologiquement naturelle.

 

Le questionnement du présupposé anthropologique de la désirabilité naturelle de la démocratie pourrait alors déboucher sur une autre question, rendue impensable tant que ce présupposé relevait de l’évidence : comment rendre plus désirable la participation démocratique à côté et en concurrence avec d’autres types d’activité ?

 

2 – L’hésitation entre deux présupposés quant aux visions du citoyen : atomisme et collectivisme

 

Quand ils envisagent les caractéristiques du citoyen, sujet de la participation démocratique, les démocrates contemporains hésitent souvent entre deux présupposés :

 

– soit le citoyen est appréhendé comme un atome isolé qui, dans un deuxième temps, va se mettre en relation (délibération, etc.) avec les autres citoyens – c’est une vision qu’on va appeler atomistique ; dans ce cas ce sont souvent « les communautés » qui menaceraient la citoyenneté démocratique, sous la forme de ce qui est dénoncé comme « communautarisme » ; deux « communautarismes » supposés emplissent tout particulièrement les fantasmes de l’esprit public en France aujourd’hui : celui des musulmans et celui des homosexuels ;

 

– soit le citoyen va être pris comme l’élément d’un tout qui le surplombe (« la société », « la République », « le bien commun », « l’intérêt général », « le lien social », etc.) auquel il doit « s’intégrer » comme on dit (le vocabulaire de « l’intégration » étant fréquemment guidé par une pensée du tout) – c’est une vision qu’on va appeler collectiviste ; dans ce cas, un « individualisme » diabolisé serait fréquemment censé menacer la citoyenneté démocratique.

 

Ici on a peut-être intérêt à regarder du côté des sociologies contemporaines pour envisager une troisième voie plus opératoire. Ce que nous avons nommé « les nouvelles sociologies » ont une vision relationnaliste des individus, toujours saisis dans des relations sociales (6). Ainsi, en ce qui concerne la participation démocratique, les individus ont, en dehors de l’espace démocratique, des relations sociales qui les dotent de certaines caractéristiques, en amont. Et, en aval, ils produisent les collectifs propres à l’espace démocratique à travers des relations sociales. À partir de là, la participation démocratique pourrait être vue comme une coopération d’individus lestés par des relations sociales extérieures à l’espace démocratique.

 

L’illusion de la dénonciation ordinaire des « communautarismes » consiste à oublier les insertions collectives des individus. L’illusion de la dénonciation ordinaire de « l’individualisme » est d’oublier la place importante des individus pour le double idéal d’autogouvernement des individus et des sociétés. Une critique plus localisée et plus ajustée d’un piège « communautariste » consisterait à mettre en cause la prétention de certaines collectivités (comme « la nation » ou d’autres collectivités plus restreintes, comme des collectivités religieuses) à une hégémonie sur la définition des individus, alors que ce qui fait factuellement la singularité de chaque individu, c’est justement d’être au croisement d’une pluralité de relations sociales et d’insertions collectives. Une critique plus localisée et plus ajustée d’un impensé « ultra-individualiste » consisterait à mettre en cause l’oubli des relations sociales tramant chaque individu.

 

La pensée de la désobéissance civile démocratique, telle que la philosophe Sandra Laugier la tire aujourd’hui des pensées démocratiques radicales américaines chez Ralph Waldo Emerson et chez Henry David Thoreau, se présente comme une des approches relationnalistes disponibles de la citoyenneté démocratique. Car l’autonomie individuelle s’y exprime dans le rapport critique à des liens sociaux préexistants. Sandra Laugier note ainsi, en s’inscrivant aussi dans le sillage des philosophies de Ludwig Wittgenstein et de Stanley Cavell :

 

« C’est là le fonctionnement même du langage ordinaire, qui est celui d’un langage partagé et commun, mais dont je suis seul à définir les conditions d’adéquation à chaque instant » (7).

 

Cet individualisme démocratique, à travers son insertion critique dans des relations sociales, révèle une portée libertaire.

 

3 – Un présupposé républicard quant aux rapports entre pluralité humaine et espace commun

 

La République se présente comme un bel idéal autour de l’égalité des citoyens et de la constitution d’un espace politique commun. Mais les usages républicards de la démocratie n’ont-ils pas souvent déformé historiquement l’idéal républicain, tout particulièrement en France, en confondant bien commun, d’une part, et unité et centralisation, d’autre part ? Le vocabulaire de « l’unité », de « l’unification » et de « la centralisation » a ainsi fréquemment dominé la vision républicaine (ou plutôt républicarde) de la démocratie. Dans le couple traditionnel de l’Un (« la République une et indivisible » !) et du Multiple (les différences générées par la diversité humaine), ils choisissent sans hésiter la mise au pas du second par le premier, via « l’unification ». L’étatisme centraliste français renforce ce tropisme à travers « la centralisation ».

 

Ne peut-on pas penser le bien commun autrement que sous la forme de l’écrasement du Multiple par l’Un ? Sans pour autant se laisser aller à la seule exaltation de la pluralité, comme dans les approches dites « postmodernes », qui ne s’inquiètent guère de la stabilisation de repères partagés au sein de l’espace politique. Une grande philosophe du politique au XXe siècle, Hannah Arendt, a fourni une piste utile en ce sens. Elle a d’abord avancé que « la politique repose sur un fait : la pluralité humaine », tout en précisant que « la politique traite de la communauté et de la réciprocité d’êtres différents » (8). La politique consisterait à créer des espaces communs en partant de la pluralité humaine, sans écraser cette pluralité au nom de l’Un. C’est d’ailleurs déjà présent, à titre d’amorce, dans le vocabulaire des « convergences » et des « coordinations » (distinct de celui de « l’unification » et de « la centralisation ») utilisé aujourd’hui dans la galaxie altermondialiste. Le vocabulaire ouvrier, socialiste et libertaire du XIXe siècle, celui de « l’association », de « la mutuelle », de « la coopération » ou de « la fédération », se situait déjà sur ce chemin rétrospectivement hérétique.

 

4 – Un impensé oligarchique au cœur des régimes représentatifs professionnalisés

 

L’apologie des « démocraties réellement existantes » (et pratiquement peu existantes) comme les incitations multiples à « l’exercice de la citoyenneté » et à « la participation démocratique » tendent à faire comme si tout le monde avait le même accès aux possibilités et même à l’envie de participation. Une série d’inégalités pointées par les pensées critiques viennent ici provoquer des interférences.

 

Marx avait déjà commencé à pointer le problème dans son texte À propos de la question juive, où il intervenait dans le débat sur la citoyenneté des juifs qui n’étaient pas à l’époque largement reconnue (9). Il était favorable à cette citoyenneté, mais en profitait pour réfléchir aux limites de la citoyenneté républicaine dans une perspective d’émancipation humaine plus large. Il écrivait notamment :

 

« L’État abolit à sa manière les distinctions de naissance, de rang social, d’éducation, de profession, quand il décrète que naissance, rang social, éducation, profession sont des distinctions non politiques; quand (…) il proclame que chaque membre du peuple participe, à titre égal, à la souveraineté populaire (…) Et pourtant, l’État laisse la propriété privée, l’éducation et la profession agir à leur façon » (10).

 

Marx considère que l’émancipation politique promue par la Révolution française constitue un « grand » mais bien insuffisant « progrès » (11). Car la scission entre le citoyen et l’individu privé juxtapose le domaine (restreint) de l’égalité politique et le champ (plus vaste) de l’inégalité sociale, économique et culturelle. Marx observe que les inégalités sociales restreignent et fragilisent l’égalité proclamée dans l’espace démocratique.

 

Pierre Bourdieu (12) et, à partir de ses concepts, Daniel Gaxie, dans son livre Le cens caché, ont approfondi sociologiquement depuis cette fragilité sociale de l’égalité démocratique. Le cens avec un c, visé par Gaxie, renvoie à cette époque historique où, en France, les citoyens devaient payer un certain niveau d’impôt pour pouvoir être électeurs. Aujourd’hui, un cens, caché cette fois, réapparaîtrait. Selon Bourdieu et Gaxie, puisant dans les inégalités à l’œuvre dans le reste du monde social (culturelles, raciales, coloniales et postcoloniales, entre genres, générations, etc.), une nouvelle forme d’inégalité, proprement politique cette fois, s’institue entre les professionnels de la politique et les citoyens ordinaires. Cette domination politique instaure des barrières (d’autant plus efficaces que peu visibles) vis-à-vis de la participation des citoyens, un cens caché. Cette barrière est d’autant plus élevée que les personnes sont démunies en ressources économiques et culturelles, et qu’elles sont dévalorisées dans la société. Ces barrières passent notamment par le langage. Gaxie écrit ainsi :

 

« l’exercice de la profession politique est lié à la manipulation d’un langage spécifique (…) un langage de professionnel. La maîtrise de ce langage par les agents du champ politique est à l’origine de l’incompétence relative des autres agents sociaux et tend à les déposséder de leurs possibilités d’intervention dans les activités politiques » (13).

 

Car l’autre face de cette dépossession démocratique est la constitution d’une oligarchie de représentants professionnalisés, dont Max Weber et Roberto Michels ont été parmi les premiers sociologues. En s’appuyant notamment sur une des études pionnières consacrée à un parti politique de masse, le parti social-démocrate allemand, Michels (14) proposait une critique libertaire de la tendance à la monopolisation des pouvoirs dans les mains des représentants et des professionnels de la politique au sein d’institutions se voulant démocratiques. Il pointait donc une tendance oligarchique présente au cœur des régimes à idéaux démocratiques fonctionnant à la représentation. Il avançait ainsi : « une représentation permanente équivaudra toujours à une hégémonie des représentants sur les représentés » (15).

 

C’est dans ce quadruple sillage de Weber, Michels, Bourdieu et Gaxie que, au sein de la science politique critique française, Rémi Lefebvre et Frédéric Sawicki ont analysé la professionnalisation et la dépopularisation du Parti socialiste (16) ou que Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen ont diagnostiqué la montée d’une « démocratie de l’abstention » (17).

Les illusions quant à « la démocratie réalisée » ou les incitations à la participation démocratique passent le plus souvent à côté du couple dépossession/oligarchie dans les régimes représentatifs professionnalisés modernes à idéaux démocratiques.

 

5 – Un impensé étatiste

 

Hors de cercles marginaux, les institutions démocratiques sont envisagées le plus souvent à travers la figure historique de « l’État » moderne. L’État, c’est en quelque sorte la tendance organisée poussant à une intégration verticale et hiérarchique des institutions d’une société. Dans cette logique, la démocratie se constituerait nécessairement de manière ascendante du bas vers le haut autour d’un axe unique. Ce n’est pas seulement une vision de gouvernants et de technocrates, mais nombre de critiques citoyennes du néolibéralisme économique aujourd’hui font appel à un tel État supposé « démocratique » contre le « tout marché ». C’est oublier que, comme l’a mis en évidence notamment la tradition anarchiste, il y a de la domination proprement politique, avec ses composantes bureaucratiques, technocratiques et politiciennes professionnelles, active dans cette verticalité hiérarchique, qui fonctionne alors surtout en pratique de manière descendante, des gouvernants vers les gouvernés. Cette verticalisation hiérarchisante étatique vient contrecarrer le double idéal démocratique d’autogouvernement de soi et d’autogouvernement des collectivités.

 

À partir de la critique de l’impensé étatiste, pourraient être envisagées des galaxies d’institutions démocratiques ne constituant pas un État. Certes la sociologie contemporaine a souvent mis l’accent sur le rôle des institutions publiques. Par exemple, Robert Castel a analysé les protections et « les supports sociaux » fournis aux individus par « l’État social » (18). Luc Boltanski a montré, dans une lecture sémantique de l’institution, comment cette dernière se présente à la façon d’« un être sans corps à qui est délégué la tâche de dire ce qu’il en est de ce qui est » (19). L’institution aurait, ce faisant, une fonction de stabilisation de « la réalité ». Le défi d’un anarchisme institutionnaliste et pragmatiste consisterait alors à envisager des institutions démocratiques sans État, c’est-à-dire non nécessairement reliées de manière ascendante/descendante à un axe vertical hiérarchisant.

 

6 – Nationalisme méthodologique

 

Dans son livre Pouvoir et contre-pouvoir à l’ère de la mondialisation, le sociologue allemand Ulrich Beck a mis en évidence la prégnance d’un « nationalisme méthodologique » sur les sciences sociales et plus largement sur les pensées contemporaines (20). Qu’est-ce à dire ? Il s’agit de la tendance à la réification de l’espace de l’État-nation comme base de l’analyse et découpage obligé de l’objet, ce qui rend peu visibles ou déformées les réalité transnationales. Dans un contexte français de remontée du référent « national », cette réification apparaît même renforcée (21). Ce qui a conduit des penseurs radicaux, comme l’économiste Frédéric Lordon, à assimiler « souveraineté populaire » et « souveraineté nationale » (22). Plus largement, on entend de plus en plus au sein des gauches critiques énoncer une équivalence essentialiste entre « le national » et « le populaire », qui seraient les deux mamelles de la démocratie face à la mondialisation capitaliste. Cette pente vient s’ajouter aux brouillages nationalistes portés, du côté de l’extrême-droite cette fois, par les courants dits « rouges-bruns », autour d’Alain Soral (23).

Devant ce rétrécissement nationaliste des pensées critiques, on suivra Ulrich Beck dans son appel à « une Nouvelle Théorie critique d’un point de vue cosmopolitique » (24), plus en phase avec les mouvements sociaux altermondialistes et les réseaux d’indignados.

 

7 – Un impensé misérabiliste dans les critiques de « l’aliénation » en démocratie

 

Il y a un écueil symétriquement inverse à celui pointé par Bourdieu et Gaxie (et dans lequel peuvent tomber parfois Bourdieu et Gaxie) : c’est ce que les sociologues Claude Grignon et Jean-Claude Passeron ont appelé le misérabilisme (25). C’est-à-dire une façon de voir de haut les milieux populaires qui sont les plus à l’écart de la politique institutionnelle, en ne se les représentant que comme « démunis », « incompétents » et « aliénés ». Avec le risque de l’attente de l’intervention du savant ou du dirigeant politique « éclairé » susceptible de les faire passer de la caverne aux lumières de la raison…Le misérabilisme débouche fréquemment sur une forme de paternalisme, de vision tutélaire de la politique.

 

Les porteurs de ces analyses se réfèrent pourtant souvent à l’idéal d’auto-émancipation des dominés et des citoyens en général. Cependant, dans cette perspective, où « les autres » sont appréhendés de manière élitiste et méprisante comme une masse informe et passive, il n’y a plus beaucoup de place pour une émancipation des citoyens par eux-mêmes. D’où le glissement subreptice et fréquent du verbe pronominal s’émanciper (du type « l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » de la Ie Internationale ouvrière) au verbe transitif émanciper (comme on émancipait des esclaves).

 

Contrer cette dérive misérabiliste-paternaliste pourrait notamment passer par la mise en tension deux grandes pensées contemporaines :

 

1) la philosophie de l’émancipation de Jacques Rancière, qui part de la possibilité de l’égalité et des capacités des dominés ;

 

et 2) la sociologie critique de Pierre Bourdieu, qui part du poids des inégalités et donc des incapacitations des dominés.

 

Une critique compréhensive et pragmatique de la citoyenneté démocratique s’efforcerait de partir à la fois des capacités et des incapacitations (liées aux inégalités et aux dominations) des citoyens (26).

 

8 – Une illusion « basiste » dans les critiques de la représentation politique

 

Dans les problèmes afférents à la participation démocratique, les écueils ne viennent pas que des représentants professionnalisés (même si cela vient aussi et beaucoup d’eux, sous une forme non nécessairement consciente et volontaire), mais aussi des représentés, et surtout des relations représentants/représentés exprimant un rapport de domination, une domination spécifiquement politique, qui a des effets tant sur les représentants que les représentés. Du côté des représentés et de certains discours démocratiques-critiques, il peut justement y avoir une illusion « basiste », selon laquelle ce n’est pas le rapport représentants/représentés qui pose problème, mais seulement les représentants, dans un combat manichéen entre « les sommets » nécessairement manipulateurs et « la base » nécessairement bonne.

 

Ici, pour nettoyer ses lunettes d’une telle buée « basiste », il peut être utile de faire un voyage avec l’historien Marc Ferro du côté de la révolution russe de 1917, dans son livre Des soviets au communisme bureaucratique (27). Ferro met en évidence deux sources d’absolutisme dans le processus révolutionnaire russe : la monopolisation du pouvoir par les bolcheviks (donc du côté des représentants), mais aussi ce qu’il appelle un « absolutisme populaire ». C’est-à-dire que dans des soviets où il n’y avait aucun bolchevik, il a observé, à travers les archives et les témoignages, des pratiques autoritaires, des mises en cause du pluralisme et des modes d’imposition d’un conformisme venant de la fameuse « base ». Ferro écrit que cela doit nous inciter à « comprendre comment une société peut sécréter à la fois démocratie et totalitarisme ; comment cohabitent, chez les mêmes citoyens souvent, le consensus et la contestation, comment chaque citoyen est à la fois oppresseur et opprimé » (28).

 

Ferro retrouve ainsi d’une certaine façon l’inspiration d’Étienne de La Boétie au XVIe siècle quant à « la servitude volontaire » (29), qui ne se présente pas seulement comme une domination imposée par les gouvernants, mais aussi consentie d’une certaine façon par les dominés, même si la notion de « volonté » permet mal de cerner ce consentement. La critique de l’illusion « basiste » réoriente notre regard vers les relations gouvernants/gouvernés, plutôt que sur les seuls gouvernants.

 

9 – Une équation difficile léguée par Marx : minorités actives et majorité dans l’émancipation démocratique

 

« Tous les mouvements historiques ont été, jusqu’ici, accomplis par des minorités ou au profit des minorités. Le mouvement prolétarien est le mouvement spontané de l’immense majorité au profit de l’immense majorité. », écrivent Karl Marx et Friedrich Engels dans Le Manifeste communiste (30). « Le mouvement de » s’inscrit dans la logique de l’auto-émancipation des opprimés. Mais ceux qui se sont réclamés du « mouvement prolétarien » au XXe siècle, « réformistes » ou « révolutionnaires », ne se sont-ils pas finalement dégradés très vite en mouvements de minorités, parlementaires professionnels ou avant-garde révolutionnaires ? Une des grandes leçons du XXe siècle pour les forces se réclamant de l’émancipation sociale n’est-elle pas le passage subreptice, souvent inaperçu aux yeux de ses acteurs eux-mêmes, du verbe pronominal s’émanciper au verbe transitif émanciper ?

 

Pourtant l’auto-émancipation se prépare avec des minorités actives : militants d’associations, de syndicats ou d’organisations politiques, manifestants et grévistes, praticiens d’expériences alternatives, artistes rétifs et créatifs. Comment penser et surtout pratiquer la tension entre la place particulière de minorités actives et l’auto-émancipation de la majorité, sans que les premières ne se transforment en oligarchie émancipatrice, voire en de nouvelles classes oppressives ? Un problème théorique et pratique que nous ont légué Marx et Engels et que, en tenant compte des déboires du passé, nous avons intérêt à appréhender sous la forme d’une tension plutôt que d’une réponse prétendant dépasser les contradictions. En ce sens, il vaut mieux suivre ici méthodologiquement le libertaire Pierre-Joseph Proudhon, qui donnait la primauté logique aux jeux des antinomies plutôt qu’à leur éventuel dépassement, privilégié par une dialectique d’inspiration hégélienne (31).

 

10 – Une tension difficile à assumer pour l’intellectualité démocratique : logique démocratique et logique de compétence

 

La pensée de la démocratie et l’espace démocratique ont des liens étroits, mais ne fonctionnent peut-être pas idéalement sur exactement les mêmes bases. C’est que j’appelle « l’intellectualité démocratique » (32). L’intellectualité démocratique, c’est l’hypothèse selon laquelle le cœur de production des idées concernant l’organisation de la cité en démocratie, ce serait un espace pluriel de dialogues, de coopérations, de tensions et de confrontations entre notamment des mouvements sociaux, des praticiens d’expérimentations alternatives, des organisations politiques, des intellectuels professionnels, des artistes et des citoyens ordinaires. Un espace particulièrement en butte aux chocs de deux logiques, une logique démocratique et une logique hiérarchique :

 

– La logique démocratique est celle de l’espace politique, basé sur la présupposition idéale « de l’égalité de n’importe qui avec n’importe qui », selon une expression de Jacques Rancière (33). Ce qui implique de valoriser les capacités des citoyens dans la dynamique de leur auto-émancipation. En ce sens Rancière a raison de récuser la figure du philosophe-roi (Platon) ou même celle du sociologue-roi (tentation de Bourdieu) dans l’espace politique idéalement démocratique.

 

– La logique hiérarchique est celle de l’espace des savoirs techniques, scientifiques et philosophiques, gouverné par des critères de compétences en discussion dans les différentes disciplines. C’est ce qui fait que (fort heureusement !) n’est pas attribuée la même grandeur philosophique à Michel Foucault et à BHL. C’est au nom d’une telle compétence scientifiquement attestée que Bourdieu est souvent intervenu légitimement dans l’espace public afin de dévoiler des mécanismes de domination et de démystifier des préjugés sociaux.

 

Il s’agit encore une fois de mettre en tension Bourdieu et Rancière, leurs parts de lumière et leurs parts d’ombre respectives, en assumant le caractère hybride et impur de l’espace interactif appelé « intellectualité démocratique », toujours dans une dynamique ouverte. Or, le plus souvent, les pratiques démocratiques, y compris dans les secteurs critiques et radicaux, affichent surtout la logique démocratique dans la production des idées en démocratie et font fonctionner de fait une logique hiérarchique basée sur la compétence. On a ainsi davantage affaire à quelque chose comme une schizophrénie non réfléchie qu’à une mise en tension assumée et raisonnée (34).

 

En guise de conclusion : la démocratie comme horizon, pari et « transcendance relative »

 

Sur quelle approche globale de la démocratie débouche la critique compréhensive de la démocratie esquissée ici ? Si on parle de démocratie en tant qu’idéal, cela signifie qu’on ne la considère pas comme une donnée « naturelle » des sociétés humaines, ni comme quelque chose de complètement inscrit dans les faits, ou comme un mouvement inéluctable, mais comme une construction historique fragile, partielle, lacunaire, toujours inaboutie, toujours à recommencer et à améliorer, dans un écart entre cet idéal et des réalisations limitées, voire déformées. Dans cette perspective, la démocratie apparaît comme un pari. Jacques Derrida a écrit des choses éclairantes sur un tel pari démocratique dans son livre Spectres de Marx. Il a ainsi défini la démocratie comme une « promesse », plus précisément comme :

 

« l’ouverture (d’un) écart entre une promesse infinie et les formes déterminées, nécessaires mais nécessairement inadéquates de ce qui doit se mesurer à cette promesse » (35).

 

Le pari démocratique se présenterait comme un horizon par rapport auquel on pourrait réduire l’écart sans pouvoir le supprimer. Car on n’atteint jamais un horizon, il nous offre seulement des repères pour avancer. Partant, les institutions démocratiques apparaîtraient tout à la fois « nécessaires », comme inscriptions lacunaires et provisoires d’un idéal démocratique, toujours pour partie déformé par des logiques socio-historiques de domination, et « nécessairement inadéquates », car toujours en deçà de cet idéal démocratique supposant comme un mouvement perpétuel d’amélioration et de conquête. L’idéal démocratique lui-même n’aurait rien d’intemporel mais aurait aussi une histoire, et continuerait à se redéfinir au cours du temps, à travers des expériences, des luttes, des réflexions et des débats.

 

Cette approche de l’idéal démocratique comme pari et horizon apparaît particulièrement importante au vu de la faiblesse des dispositifs démocratiques dans nos régimes représentatifs professionnalisés à idéaux démocratiques. Et idéal démocratique et critique sociale ont alors nécessairement partie liée. La démocratie, dans ce cadre, participe de ce que j’ai caractérisé il y a quelques années comme des « transcendances relatives » (36). Qu’est-ce que j’entends par là ? Non pas la prétention à la résolution magique d’une antinomie via un oxymore (le fait d’accoler « transcendances » et « relatives »). Plutôt une notion et un problème s’efforçant de déplacer (et non pas de dépasser) l’opposition entre la transcendance et la relativité, en maintenant toutefois dans une inspiration proudhonienne un espace de tensions. Des transcendances qui n’auraient pas un caractère absolu, mais qui intégreraient des fragilités. Des valeurs qui seraient bien immanentes (issues de notre monde terrestre), mais qui fonctionneraient comme des repères, un peu au-dessus de nos têtes afin de nous aider à nous orienter. Dans cette configuration, il n’y aurait pas de garantie définitive à l’aventure humaine, sans pour autant qu’elle ne se dissémine dans une forme de nihilisme « postmoderne ».

 

Philippe Corcuff – mai 2014

______

Notes :

 

(1) Emmanuel Kant, « Réponse à la question : Qu’est-ce que les Lumières ? » (1e éd. : 1784), in Vers la paix perpétuelle, etc., trad. franç. de J.-F. Poirier et F. Proust, Paris, GF-Flammarion, 1991, p.43.

 

(2) Dans « Chris Marker-Cornelius Castoriadis : une leçon de démocratie » (entretien de 1989), Mediapart, 8 août 2012.

 

(3) Jacques Rancière, La haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005, p.81.

 

(4) Une première version de ce texte a été présentée sous le titre « De quelques présupposés et points aveugles des idéaux démocratiques » au colloque international « Quelle(s) critiques pour la démocratie ? », organisé par le laboratoire Philosophie des normes (EA 1270) à l’Université de Rennes 1, les 11-12 avril 2013.

 

(5) Voir notamment Philippe Corcuff, Où est passée la critique sociale ? Penser le global au croisement des savoirs, Paris, La Découverte, collection « Bibliothèque du MAUSS », 2012, Marx XXIe siècle. Textes commentés, Paris, Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », 2012, et La gauche est-elle en état de mort cérébrale ?, Paris, Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », 2012.

 

(6) Voir Philippe Corcuff, Les nouvelles sociologies. Entre le collectif et l’individuel (1e éd. : 1995), Paris, Armand Colin, collection « 128 », 2011, 3e éd.

 

(7) Sandra Laugier, Une autre pensée politique américaine. La démocratie radicale d’Emerson à Stanley Cavell, Paris, Michel Houdiard, 2004, p.12.

(8) Hannah Arendt, Qu’est-ce que la politique ? (manuscrits de 1950-1959), trad. franç. et préface de S. Courtine-Denamy, Paris, Seuil, 1995, p.31.

 

(9) Par contre, on trouve dans la deuxième partie d’À propos de la question juive quelques traces de stéréotypes antisémites ; preuve que même une telle figure critique, par ailleurs arrière-petit-fils (du côté maternel), petit-fils et neveu de rabbins (du côté de son père, converti au protestantisme pour pouvoir exercer sa profession d’avocat), qui sera par la suite victime à plusieurs reprises de l’antisémitisme, a pu un court moment être soumis à certains préjugés de son temps.

 

(10) Karl Marx, À propos de la question juive (1e éd. : 1844), dans Œuvres III, édition établie par M. Rubel, Paris, Gallimard, collection « Bibliothèque de la Pléiade », 1982, pp.355-356.

 

(11) Ibid., p.358.

 

(12) Voir notamment le recueil de textes de Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, collection « Points Essais », 2001.

 

(13) Daniel Gaxie, Le cens caché. Inégalités culturelles et ségrégation politique, Paris, Seuil, 1978, p.95.

 

(14) Sur Roberto Michels (1876-1936), voir la séance du séminaire ETAPE (Explorations Théoriques Anarchistes Pragmatistes pour l’Émancipation) sur le thème « Roberto Michels : critique des partis politiques, du syndicalisme révolutionnaire et de l’anarchisme » d’octobre 2013, autour de la contribution du philosophe Jean-Christophe Angaut (auteur d’une nouvelle traduction en cours du livre devenu classique, Les partis politiques, publié fin 1910 et noté 1911 par Michels).

 

(15) Roberto Michels, Les partis politiques. Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties (1e éd. : 1911), trad. franç. de S. Jankélévitch, Paris, Flammarion, collection « Champs », 1971, p.38.

 

(16) Rémi Lefebvre et Frédéric Sawicki, La société des socialistes. Le PS aujourd’hui, Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant, collection « Savoir/Agir », 2006.

(17) Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen, La démocratie de l’abstention. Aux origines de la démobilisation électorale en milieu populaire, Paris, Gallimard, collection « Folio-Actuel », 2007.

 

(18) Robert Castel, Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi. Entretiens sur la construction de l’individu moderne, entretiens avec Claudine Haroche, Paris, Fayard, 2001.

 

(19) Luc Boltanski, De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard, 2009, p.117.

 

(20) Ulrich Beck, Pouvoir et contre-pouvoir à l’ère de la mondialisation (1e éd. : 2002), trad. franç. d’A. Duthoo, Paris, Aubier/Flammarion, 2003, notamment pp.105-116.

 

(21) Voir Philippe Corcuff, « Quand des penseurs « critiques » désarment l’internationalisme : Todd, Lordon, Durand, Ruffin… », Le Monde Libertaire Hors Série, n°54, mars-avril 2014, repris sur Mediapart, 21 mars 2014.

 

(22) Frédéric Lordon, « Le soulèvement ou la table rase », intervention dans le cadre de la conférence internationale « Leur dette, notre démocratie » organisée par ATTAC France le 15 janvier 2012, en partenariat avec le site Mediapart ; vidéo sur Mediapart, 19 janvier 2012.

 

(23) Voir Philippe Corcuff, « Quand des soraliens lyonnais potachent antisémite…et brouillent le combat contre l’islamophobie », Mediapart, 12 mars 2014, ainsi qu’avec Haoues Seniguer, « Quand les disciples d’Alain Soral nauséabondent à Lyon », Rue 89 Lyon, 3 avril 2014.

 

(24) Ulrich Beck, Pouvoir et contre-pouvoir à l’ère de la mondialisation, op. cit., p.67.

 

(25) Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, Le savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Gallimard/Seuil, collection « Hautes Etudes », 1989.

 

(26) Pour des développements pour cette critique compréhensive à partir de la tension Bourdieu/Rancière, voir les chapitres 1 et 2 de Philippe Corcuff, Où est passée la critique sociale ?, op. cit., pp.33-58.

 

(27) Marc Ferro, Des soviets au communisme bureaucratique, Paris, Gallimard/Julliard, collection « Archives », 1980.

 

(28) Ibid., p.15.

 

(29) Étienne de La Boétie, Le Discours de la servitude volontaire (écrit vers 1548), transcription de C. Teste (1836), présentation de M. Abensour et M. Gauchet, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1993.

 

(30) Karl Marx et Friedrich Engels, Le Manifeste communiste (1e éd. : 1848), repris dans Philippe Corcuff, Marx XXIe siècle, op. cit., p.145.

 

(31) Voir Pierre-Joseph Proudhon, De la Justice dans la Révolution et dans l’Église (1e éd. : 1858), Paris, Fayard, collection « Corpus des œuvres de philosophie en langue française », 1988, tome 1, pp.35-36, et Théorie de la propriété (1e éd. : 1866), Paris, L’Harmattan, collection « Les introuvables », 1997, p.206.

 

(32) Voir Philippe Corcuff, La gauche est-elle en état de mort cérébrale ?, op. cit., pp.78-80.

 

(33) Jacques Rancière, La Mésentente. Politique et philosophie, Paris, Galilée, 1995, p.37.

 

(34) Voir Philippe Corcuff, « Intellectuels, militants et intellectualité démocratique : vues critiques sur quelques expériences passées », Mediapart, 5 septembre 2013.

 

(35) Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p.111.

 

(36) Dans Philippe Corcuff, La société de verre. Pour une éthique de la fragilité, Paris, Armand Colin, collection « Individu et Société », 2002.

 

 

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