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24 août 2013

Vade Mecum de démocratie libertaire

On entend parler aujourd’hui bien souvent de crise de la démocratie représentative et à l’inverse d’un tournant délibératif, voire participatif de la démocratie. Sur le strict plan militant, nombre de collectifs ou d’associations sont intéressés par des formes d’organisation et de prise de décision plus participatives et démocratiques.
Or, en quoi les réflexions des auteurs de la tradition libertaire et les pratiques de ses militants peuvent-elles nous aider à améliorer la démocratie de nos collectifs militants et même à repenser la démocratie en général ?
On peut en effet penser que ce n’est pas un hasard si les critiques les plus radicales contre la démocratie depuis l’Antiquité l’ont accusée de tendre vers l’anarchie c’est-à-dire vers le désordre. A l’inverse, Elisée Reclus affirmait que “l’anarchie est la plus haute expression de l’ordre”. Loin des caricatures qui entourent ce mouvement, il est possible au contraire que les expérimentations menées par les militants anarchistes autour d’un refus du “principe de commandement” (an-archè,  absence de commandement), c’est-à-dire contre les organisations hiérarchisées, puissent constituer des pistes utiles de réflexion sur la participation démocratique.

 

Réflexions libertaires sur la démocratie en général :

 

Les penseurs de la tradition libertaire, Proudhon notamment, ont mis en avant plusieurs points qui peuvent nous aider à mieux penser les conditions de la démocratie aujourd’hui. La critique du principe de commandement induit une réflexion sur des rapports plus égalitaires : au sein de la cité, des lieux de travail, de la famille ou avec les autres espèces vivantes et de manière générale entre les individus. En effet, refuser que certains commandent tandis que d’autres obéissent, c’est tendre à mettre en place des relations égalitaires ou du moins différentes lorsqu’il s’agit par exemple du rapport aux enfants ou sur un autre plan des autres êtres vivants.

Une démocratie réelle suppose ainsi l’articulation entre trois dimensions : la participation populaire directe aux décisions politiques, le respect des libertés individuelles et des droits des minorités et enfin des conditions économiques et sociales.

  • L’action directe et la critique de la représentation :

– La notion de démocratie vient du grec, “pouvoir du peuple”. Pour les libertaires, cela signifie une participation directe du peuple aux prises de décision. D’où l’importance chez les libertaires de la notion d’action directe. Cette dernière notion signifie que les individus agissent par eux-mêmes sans déléguer leur émancipation à des représentants.
Mais cette conception fortement participationniste de la démocratie est-elle possible ? Elle suppose certes une réduction du temps travail pour les penseurs libertaires syndicalistes d’action directe. Néanmoins, les libertaires syndicalistes d’action directe ne se font guère d’illusion sur le fait qu’il s’agit d’une démocratie des minorités agissantes face aux majorités passives. L’idéal n’est donc pas que tous participent dans les faits, mais que nul ne soit empêché de participer et que la participation de tous soit favorisée. D’où par exemple l’importance d’essayer de permettre aux femmes d’accéder plus facilement à l’espace public.

– Cela implique donc une critique du mandat représentatif et de la démocratie représentative. En effet, le représentant n’y est pas tenu d’appliquer le programme pour lequel il a été élu. Ses électeurs ne possèdent que peu de moyens de contrôle sur ses décisions. Les libertaires se sont fait le plus souvent les défenseurs du mandat impératif, dans lequel le délégué doit obligatoirement suivre les décisions des ses électeurs. Néanmoins, ce système ne risque-t-il pas de conduire à enfermer chaque délégué dans les intérêts particuliers de ses mandants sans pouvoir accéder à un intérêt plus général ? Nous verrons dans une seconde partie les pratiques que les libertaires ont tenté de mettre en place pour échapper à cette limite. Ainsi, contrairement à ce que l’on pense souvent, les libertaires ne refusent pas toute délégation de pouvoir, mais simplement le principe de la représentation.

  • Le fédéralisme et le mutualisme : 

– La critique de la représentation conduit à la critique de l’Etat. Ce dernier est défini comme une forme d’institution politique hiérarchisée et centralisée. Mais cette critique de l’Etat n’a pas pour conséquence la destruction de toute forme d’organisation politique. A l’Etat, les libertaires opposent le fédéralisme, tel que l’a théorisé Proudhon dans Du principe fédératif. Dans cette conception, le groupement de base garde toujours plus de pouvoir que l’échelon supérieur jusqu’à posséder le droit, s’il le désire, de faire sécession de la fédération. Le fédéralisme proudhonien est censé tenter d’équilibrer l’autonomie et la diversité des cultures locales d’un côté et de l’autre la solidarité économique entre régions et un dépassement de l’enfermement dans les particularismes locaux.
– Ce qui distingue le fédéralisme proudhonien des versions du fédéralisme libéral, c’est que l’autonomie de prise de décision des régions, contenue dans le fédéralisme, est contre-balancée par des formes de solidarité économique multiples que Proudhon appelle mutualisme. Il s’agit de pratiques d’économie sociale et solidaire.
– La démocratie, telle que la théorise Proudhon dans De la capacité des classes ouvrières, ne suppose donc pas seulement une forme d’organisation politique qui remet en cause le système représentatif et l’Etat, mais également une forme d’organisation économique socialiste. Penser la démocratisation des institutions sans ce pendant, c’est risque de sombrer dans le libéralisme économique. De fait, il ne s’agit pas seulement de penser la démocratie des institutions politiques, mais également au sein de l’appareil de production économique.

  • – Majorité et minorités :

– La démocratie libertaire se différencie des autres formes de démocratie directe dans la mesure où elle essaie de dépasser le risque de tyrannie des minorités par la majorité. Néanmoins, il ne s’agit pas non plus de se limiter au principe du consensus qui, à l’inverse, peut permettre à un seul individu de bloquer l’ensemble d’un collectif.
Proudhon préconise ainsi de procéder à un premier vote à titre informatif, puis de tenter d’établir une motion qui soit la synthèse des points de vue et de faire voter sur celle-ci.

  • Individu, démocratie et socialisme :

Contrairement aux libéraux, les libertaires n’opposent pas l’individu et la société, mais voient au contraire dans les relations que l’individu crée avec autrui la condition de possibilité d’une augmentation de sa liberté. Ainsi Proudhon écrit-il que “l’homme le plus libre est celui qui a le plus de relations avec ses semblables”.

  • Délibération et conflit :

La conception libertaire de la démocratie repose sur la délibération collective. Proudhon appelle “Raison publique” ce débat collectif qui amène les positions individuelles absolues à se confronter les unes aux autres.
Cependant, cette thèse selon laquelle la démocratie repose sur des procédures de délibération argumentative, n’est pas détachée d’une réflexion sur les inégalités présentes au sein d’une société divisée en classes sociales. De fait, Proudhon appelle la classe ouvrière à ne pas participer au jeu de la démocratie représentative et à construire ses propres lieux de délibération, reposant en particulier sur la constitution d’expérimentations mutualistes.
Par conséquent, s’il peut y avoir délibération, celle-ci ne peut avoir lieu qu’entre opprimés et non dans des arènes regroupant les dominés et les dominants.

  • La démocratie comme processus :

La démocratie libertaire n’est pas un état de fait que l’on pourrait atteindre une fois pour toutes. La sensibilité libertaire est ainsi une attention constante à éviter que de trop grands rapports de pouvoir informels inégalitaires se reconstituent et une invention sans cesse renouvelée de procédures pour limiter cet état de fait. Ainsi, contrairement à ce que l’on pourrait penser, les libertaires ne croient pas que la libération de la pure spontanéité conduise à une régulation collective. On trouve au contraire chez Proudhon toute une pensée du droit et de la procédure comme moyen de limiter des rapports de pouvoir inégalitaires, par exemple, charismatiques. S’il y a bien du droit, la transgression des règles collectives tend à être traitée non sous l’angle de la sanction, mais de la protection des victimes et de la réparation.

 

Expérimentations et pratiques libertaires :

Comment fonctionnent concrètement les organisations libertaires ?

  • Souveraineté des collectifs locaux :

Généralement, les organisations libertaires reposent sur des collectifs locaux qui fonctionnent comme de petites assemblées générales souveraines. Le secrétaire de ces groupes n’a qu’un rôle administratif et pas de pouvoir particulier. Il convoque les réunions et propose un ordre du jour qui peut être complété par tout un chacun.

  • L’organisation du débat :

Les décisions sont prises à l’issue de discussions. Un militant est généralement chargé de veiller, par exemple en prenant les tours de parole, à une qualité de débat qui permette à chacun de s’exprimer. La liste québecoise permet par exemple de donner la priorité aux personnes qui n’ont pas encore parlé ou aux femmes, qui généralement parlent peu.

  • Articuler consensus et vote à la majorité : 

Les décisions sont généralement prises au consensus et ce n’est qu’exceptionnellement que l’on vote, en cas d’échec du consensus. C’est d’ailleurs par son caractère construit et progressif que la recherche du consensus se distingue de l’unanimité.

  • Droit des minorités et des individus :

Lorsqu’une décision est prise par la majorité, les minoritaires ne perdent pas leur droit à exprimer publiquement leur désaccord avec cette décision. De même les individus sont libres ou non de l’appliquer. La réalisation de celle-ci ne repose pas sur une “discipline de parti”, mais sur le consentement des membres de l’organisation aux décisions liées aux pratiques démocratiques auxquelles ils ont participé.

  • Mandat semi-impératif : 

Les collectifs locaux élisent des délégués qui sont tenus à un mandat impératif ou semi-impératif. Dans ce dernier cas, les délégués, lorsqu’ils délibèrent avec les autres délégués au cours d’une réunion de la fédération, peuvent ne pas respecter le mandat pour lequel ils ont été élus si cela leur parait pertinent au vu d’un nouvel élément. Néanmoins, les groupes locaux disposent d’un temps limité durant lequel ils peuvent remettre en cause la décision de leur délégué.

  • Contrôle et révocabilité des élus, limitation des mandats : 
Afin d’assurer la continuité des affaires courantes, des secrétariats dûment mandatés sont élus. Ceux-ci doivent appliquer les orientations prises lors des réunions fédérales. L’existence de secrétaires élus évite la formation d’un groupe informel qui gère de fait ce genre de tâches, sans statut officiel. Dans les organisations libertaires, les élus sont contrôlables et révocables à tout moment.
Si la démocratie libertaire suppose une importance accordée aux procédures, il ne s’agit pas pour autant de sombrer dans le “procéduralisme”. Une décision peut-être valide même s’il elle n’a pas été prise exactement selon les procédures si néanmoins sa légitimité n’est pas contestée.

 
Source : IRESMO
 

Pour aller plus loin :
Démocratie et délibération, Politix, n°57, 2002.
Pereira I., Les grammaires de la contestation, La découverte, 2010
Pereira I., L’anarchisme dans les textes, Textuel, 2011
Proudhon P.J, Du principe fédératif [1863]
Proudhon P.J., De la capacité des classes ouvrières [1865] NB : Cette fiche présente une certaine lecture du rapport entre libertaires et démocratie. Il existe des conceptions plus spontanéistes, ou d’autres qui critiquent la notion de démocratie en soi, au profit par exemple de l’affirmation individuelle.

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