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17 novembre 2020

Quelque chose d’affectif

Dans le sillage du dossier « Des composantes existentielles de l’engagement libertaire »

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par Laurence Espinosa

Lignes introductives

À chaque lecture de l’intitulé : « Des composantes existentielles de l’engagement libertaire », je trébuche sur les mots qui le composent. Ces heurts préfigurent peut-être une discussion décousue, voire insensée. Je suis devenue docteure en anthropologie tardivement et un peu par hasard. L’information est pertinente ici parce que je me sens obligée d’honorer ce vécu par des lectures appropriées. À ce propos, je veux préciser que je retiens de ces recherches une vision large du terrain dont le texte est l’un des aspects. En effet, ses composantes – écritures, langues, langages – seraient suffisamment étranges pour constituer un « chez les autres ».

Pour introduire mes questionnements, j’ai choisi un petit morceau d’article :

« Là réside, me semble-t-il, l›un des grands dangers de l›ethnologie « chez soi » : elle risque de perdre ce point de vue critique, plus facile à préserver lorsqu›elle étudie les autres sociétés, celles du moins qui parlent une langue distincte de la nôtre. Pour créer un « vrai » regard ethnographique notre anthropologie européaniste ne doit-elle pas recourir à une médiation, celle de l›expérience de l›altérité, qui passe par les recherches, les lectures, les préjugés culturels, les engagements personnels1, les fantasmes2 ? ».

Que puis-je dire de mon engagement personnel ? Suis-je ou comment suis-je libertaire ?

Rupture

Alors que je venais d’entamer cette réflexion, j’ai appris la mort de l’anthropologue David Graeber survenue le 2 septembre 2020, dans un fil d’actualités sur mon smartphone. J’ai alors pensé à son livre Pour une anthropologie anarchiste, Montréal, Lux éditeur, 2006, 164 p. (Fragments of an anarchist anthropology, Chicago, Prickly, Paradigm Press, 2004, 105 p.).

Dans cet ouvrage, l’auteur s’interroge sur la possibilité d’une anthropologie radicale dont il tente d’esquisser les contours existants et ce qui pourrait en advenir. Il fait notamment état d’une anthropologie qui serait anarchiste par fragments. Un fragment est un « petit morceau d’une chose qui a été brisée, déchirée3 ».

À l’annonce du décès de David Graeber que je ne connaissais pas personnellement, je me suis sentie triste ou brisée, déchirée ou fragmentée. En d’autres termes, j’ai été affectée par une nouvelle qui m’invite à croire que mon engagement libertaire serait d’abord d’ordre affectif, ordonné par des personnes qui ne m’ont pas laissée ou ne me laissent pas indifférente. Je ferai de ce constat mon hypothèse de départ.

Dans une première partie, je proposerai un début de réflexion sur les mondes possibles ou sociétés autres comme pour instaurer une lisière à mon propos. Dans un second point, j’entamerai quelques pas d’une promenade fictive avec David Graeber dans une perspective de quasi extimité.

SUR LES MONDES POSSIBLES ET SOCIÉTÉS AUTRES

Des mondes possibles

Il s’agira dans cette partie d’instaurer une limite à la fois point de départ et d’arrivée de l’exposé à suivre.

· Définitions

Qu’est-ce qu’un monde possible ? L’adjectif « possible » répond à plusieurs définitions parmi lesquelles : « Qui remplit les conditions nécessaires pour être, exister, se produire sans que cela implique une réalisation effective ou que l’on sache si cette réalisation a été, est ou sera effective4. » ou « Qui répond à ce que l’on en attend ; qui est acceptable, convenable, supportable5. » ou encore « Qui peut être, exister, se produire ; faisable6. ». Dans ces interprétations, « possible » est présenté comme résistant et fondé. Il en impose par rapport à l’incertitude de « plausible7 ». Il rassure.

· Pistes théoriques

Le philosophe Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) estimait que logiquement différents mondes étaient possibles. Cependant, Dieu qui ne veut que le bien, a créé le meilleur des mondes pour les humains. Les autres mondes – monde pourrait être remplacé par société – ne seraient donc pas souhaitables ou seraient absurdes, irrationnels, confus8. Ils seraient aux mieux plausibles. La logique modale, quant à elle, invite à penser, entre autres propositions, que le possible est ce qui peut être vrai, le nécessaire ce qui ne peut pas ne pas être vrai, le contingent ce qui peut être faux ou l’impossible ce qui ne peut pas être faux. David Lewis (1941-2001), explorateur des mondes possibles dans le domaine littéraire et promoteur du réalisme modal, suggère qu’une proposition vraie fait sens dans le monde réel. Une proposition fausse l’est dans le monde réel. Une proposition possible est vraie dans au moins un monde possible9.

Je déduis de ces brèves considérations des mondes possibles inscrits dans la succession et la concomitance et diversement espacés. Nous sommes à la lisière des questions posées par les terrains multi-situés introduits par George Marcus10.

· Altermondialisme

La mise en relation des mots « monde » et « possible » a notamment été popularisée par le mouvement altermondialiste dont le réseau Association pour la Taxation des Transactions financières et pour l’Action citoyenne (ATTAC) pour lequel un autre monde est possible que celui légué par la mondialisation néolibérale. C’est en ce sens que ses membres militent pour la régulation des marchés financiers, l’interdiction des paradis fiscaux ou la redistribution des richesses11. Le monde possible est devenu une association familière jusqu’à ne sembler devenir, dans les discours médiatiques dominants, qu’un slogan.

Aux sociétés autres

Pour David Graeber, l’idée d’une anthropologie anarchiste pourrait s’appuyer sur le fait qu’il existe une pluralité de mondes possibles dont certains ont été révélés par les recherches ethnographiques dans leurs dimensions matérielles et spirituelles et d’autres auxquels les humains ont aspiré et aspirent : « Nous avons étudié comment d’autres sociétés fonctionnaient ; nous sommes les gardiens d’un trésor de possibilité qu’il nous faut partager pour rappeler à nos contemporains que notre modèle de société n’est pas le seul. Il est possible de vivre autrement12 ». Par extension, ce que les humains nomment réel serait un imaginé admis collectivement à un moment donné. Les mondes invisibles et silencieux de chaque vivant en feraient partie et nuanceraient à l’infini les mondes partagés.

BALADE

Cette seconde partie est une improvisation dans laquelle je m’engage ou me mets à votre disposition. C’est en ce sens que je parlerai d’une forme d’extimité. J’évoquerai d’abord mon parcours militant, un prélude à une balade.

Engagement militant

David Graeber était un militant. Il a, par exemple, participé activement au mouvement Occupy Wall Street en 2011. Il a retenu de cette implication que la « forme de nos actions doit servir de modèle ou offrir un aperçu de la façon dont des gens libres peuvent s’organiser et de ce à quoi pourrait ressembler une société libre13 ». Plus récemment, en 2014, il s’était rendu au Rojava, région kurde de Syrie, pour y observer et soutenir une expérience d’autogouvernement en cours.

Mon parcours militant est erratique. Il est l’un des aléas de ma vie, protéiforme. Je crois que j’ai rejoint des organisations, association de parents d’élèves ou partis politiques, par héritage familial et pour confronter des idées. J’ai été plutôt déçue par ces expériences qui me rendent incapable de rejoindre un collectif aujourd’hui. Pourtant, j’ai rencontré dans ces groupes des personnes que j’ai appris à aimer. C’est sans doute dans cette affection que perdure aujourd’hui une forme d’engagement.

Avant d’entamer ma promenade, je voudrais dire quelques mots d’un sujet qui me tient à cœur à savoir l’emploi.

À propos de l’emploi

L’emploi est central dans les sociétés néolibérales contemporaines. Que nous soyons actionnaires, salariés ou chômeurs, il ordonne notre être au monde : « C’est, après tout, dans le travail salarié, et non en achetant et vendant, que la plupart des humains gaspillent aujourd’hui la majeure partie de leurs journées, et c’est ce qui les rend malheureux14. »

Pendant la période de confinement imposée par les gouvernements à l’échelle planétaire au printemps 2020 pour essayer d’enrayer l’évolution de l’épidémie de COVID 19, nous avons moins travaillé ou autrement. Nous pouvions alors, par moments, entendre un silence qui a empreint favorablement ma mémoire.

David Graeber s’était exprimé sur cette situation particulière. L’analyste de ce qu’il nommait Bullshit Jobs15, à savoir des emplois inutiles socialement qui seraient créés par le système capitaliste pour, entre autres objectifs, occuper les salariés, avait mis en garde sur : « Les exhortations à relancer l’économie (qui) ne sont que des incitations à risquer notre vie pour permettre aux comptables de retrouver le chemin de leur box. C’est pure folie16. » et préciser que « Si l’économie peut avoir un sens réel et tangible, ce doit être celui-ci : les moyens grâce auxquels les êtres humains pourront prendre soin les uns des autres et rester vivants, dans tous les sens du terme17. ».

La période du second confinement qui a commencé le 29 octobre en France confirme ses inquiétudes. Alors que le virus est de nouveau très actif, il n’est plus question que nous restions tous dans nos logements. Ceux qui demeurent chez eux sont les inactifs ou ceux qui peuvent apporter leur activité à domicile. Les autres doivent se déplacer et aspirent ainsi le silence. L’emploi est censé nous coller à la peau stigmatisant ou valorisant, inamovible surtout. « Pour les anarchistes, la lutte contre le travail a toujours été centrale, comprise non comme la lutte pour de meilleurs salaires ou de meilleures conditions de travail, mais comme l’élimination totale du travail en tant que relation de domination18. »

La question de l’emploi me tient à cœur parce qu’elle est l’objet principal de ma rupture avec un discours qui en même temps que sa critique d’une vision libérale de la croissance et du plein-emploi, revendique des contrats à durée indéterminée, des augmentations de salaire pour ceux qui en ont un, des emplois aidés, des interdictions de licenciement ou le maintien de statuts. Je ne comprends plus ces attentes. C’est pourquoi je choisis de me promener.

Promenade

Du 20 janvier au 5 mars 2009, des manifestations contre la vie chère en Guadeloupe notamment (Liyannaj Kont Pwofitasyon) occupaient la scène médiatique. Dans un « manifeste pour les « produits » de haute nécessité19 », des intellectuels se prononçaient pour la possibilité pour les gens ordinaires de se promener. En ce moment, il est question de produits de première nécessité et d’attestation pour faire quelques pas dans un rayon d’un kilomètre autour de chez soi. Parce qu’il serait néanmoins absurde de braver la pandémie, je m’engage à marcher avec des mots de David Graeber qui disent ceux, qui selon lui ont pu poser les jalons d’une anthropologie anarchiste à venir.

Je marche avec20 :

· Le poète Robert Graves (1895 – 1985) lecteur des mythes celtes et grecs qui a inspiré l’anarchisme – primitivisme de John Zerzan lui-même enthousiasmé par le sonore Rameau d’or (The Golden Bough : A Study in Magic and Religion) de James Frazer (1854 – 1941).

· A.R. Radcliffe Brown qui, admirateur de Kropotkine, s’est intéressé à l’ordre social en dehors de l’État.

· Marcel Mauss qui géra une coopérative conçue comme une expérience censée contourner le capitalisme. « D’où son essai sur le don, écrit en 1925, dans lequel il soutient (…) que tous les contrats tirent leur origine du communisme, un engagement inconditionnel envers les besoins de l’autre, et que malgré d’innombrables manuels d’économie affirmant le contraire, il n’y a jamais eu d’économie fondée sur le troc : les sociétés réellement existantes qui n’utilisaient pas l’argent ont plutôt été des économies du don, dans lesquelles les distinctions que nous faisons maintenant entre intérêt et altruisme, personne et propriété, liberté et obligation, n’existaient simplement pas21. » p. 26

· Pierre Clastres qui a montré que les sociétés amazoniennes étaient sans État, non par ignorance, mais par choix.

POUR CONCLURE

Je me demandais, pour introduire ce propos, si j’étais ou comment étais-je libertaire. En jetant un regard sur mon parcours militant, j’en ai conclu que mon engagement social ou politique avait d’abord une dimension affective.

Il me reste donc à continuer de me promener réellement ou virtuellement et répondre à l’invitation de mon petit-fils de deux ans à m’asseoir avec lui devant le clavier du synthétiseur afin que nous apprenions ensemble22.

Laurence Espinosa, le 11 novembre 2020

RÉFÉRENCES

Collectif, Manifeste pour les « produit » de haute nécessité, Paris, Éditions Galaade ed. : Institut du tout-monde, 2009, 12 p.

Crapanzano Vincent, « Réflexions sur une anthropologie des émotions », Terrain, n° 22, 1994, p.. 109-117

Graeber David, Fragments of an anarchist anthropology, Chicago, Prickly, Paradigm Press, 2004, 105 p. ; Pour une anthropologie anarchiste, Montréal, Lux éditeur, 2006, 164 p. ; Comme si nous étions déjà libres, Montréal, Lux Éditeur, 270 p. 2014 (traduit par Alexie Doucet) ; David Graeber, Bullshit Jobs, Paris, Les liens qui libèrent, 2019, 447 p. (traduit par Elise Roy)

Ingold Tim, L’anthropologie comme éducation, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2018,121 p.

Lewis David, De la pluralité des mondes, Paris, Tel Aviv, Éditions de l’éclat, 2007, 410 p. ; On the plurality of worlds, Malden, Mass, Blackwell Publ., 1986, 276 p.

Marcus George, « Ethnography in/of the World System: The Emergence of Multi-Sited Ethnography », Annual Review of Anthropology, vol. XXIV, 1995, p. 95-117.

Laurence Espinosa

Docteure en anthropologie. Chercheuse associée – Laboratoire ITEM

laurence.espinosa@wanadoo.fr

1 Souligné par moi-même

2 Crapanzano V., 1994, « Réflexions sur une anthropologie des émotions », Terrain, n° 22, p.. 109-117

Vincent Crapanzano, « Réflexions sur une anthropologie des émotions », Terrain [En ligne], 22 | mars 1994, mis en ligne le 15 juin 2007, consulté le 3 juin 2020. URL : http://journals.openedition.org/terrain/3089 ; DOI : https://doi.org/10.4000/terrain.3089

3 « Fragment », TLFi

4 « Possible », TLFi

5 Ibid.

6 Ibid.

7 « Plausible, que l’on peut admettre ou croire parce que vraisemblable. », TLFi

8 Antonymes de logique

9 David Lewis, De la pluralité des mondes, Paris, Tel Aviv, Éditions de l’éclat, 2007, 410 p. On the plurality of worlds, Malden, Mass, Blackwell Publ., 1986, 276 p.

10 George Marcus, 1995, « Ethnography in/of the World System: The Emergence of Multi-Sited Ethnography », Annual Review of Anthropology, vol. XXIV, 1995, p. 95-117.

11 https://www.attac.org/fr/Stories/un-autre-monde-est-possible

12 Ce constat a été repris par plusieurs médias après l’annonce de la mort de l’anthropologue dont https://www.franceculture.fr/emissions/le-journal-des-idees/le-journal-des-idees-emission-du-lundi-07-septembre-2020

13 David Graeber, Comme si nous étions déjà libres, Montréal, Lux Éditeur. 2014,

14 David Graeber, Pour une anthropologie anarchiste, op.cit., p. 83

15 David Graeber, Bullshit Jobs, Paris, Les liens qui libèrent, 2019, 447 p. (traduit par Elise Roy)

16 David Graeber, Ghttps://www.liberation.fr/debats/2020/05/27/vers-une-bullshit-economy_1789579

17 Ibid.

18 David Graeber, Pour une anthropologie anarchiste, op.cit., p. 17

19 Collectif, Manifeste pour les « produit » de haute nécessité, Paris, Éditions Galaade ed. : Institut du tout-monde, 2009, 12 p.

20 Il ne s’agit pas de commenter la pertinence des choix de David Graeber. Je synthétise son propos et invite le lecteur à l’emporter dans ses déambulations. p. 21-32

21 Ibid.p.26

22 Pour développer : Tim Ingold, L’anthropologie comme éducation, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2018, 121 p.

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