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23 février 2019

Pierre Bourdieu et l’impensé de l’État colonial

Contribution au séminaire ETAPE du 31 mars 20171

Par Franck Poupeau

Nous sommes pénétrés par la pensée d’État, répète plusieurs fois Pierre Bourdieu dans son cours au Collège de France Sur l’État2. Mais curieusement, alors qu’il mobilise, pour penser cette notion impensable, les acquis de la plupart de ses enquêtes passées, il ne fait pas référence à l’État colonial français, dont il a pourtant vu les effets en Algérie : regroupement de plus de 20% de la population dans des camps de déplacés ; intrusion d’une logique marchande garantie par l’administration coloniale dans l’économie précapitaliste ; et donc destruction des structures de la société traditionnelle produisant notamment la transformation des paysans en sous-prolétaires dans les faubourgs des grandes villes3.

Il y a bien quelques allusions dans le fil du cours : « on ne peut pas comprendre la logique spécifique du colonialisme français et de la décolonisation, qui a pris des formes particulièrement dramatiques, si on ne sait pas que la France, du fait de la particularité de son histoire, du fait de la particularité de sa Révolution, s’est toujours pensée comme porteuse d’un universel4 ». Mais la présence de l’État français, dans ce contexte de domination coloniale, reste véritablement hors du cadre d’analyse de Pierre Bourdieu, qui y est pourtant arrivé en tant qu’appelé du contingent et y est resté en tant qu’enseignant à l’Université d’Alger5. Cette absence, ou cette présence invisible autour du cours sur l’État, interroge de toute évidence l’impensé d’une sociologie qui a fait de l’analyse de l’impensé une des conditions de la pensée scientifique du monde social. Il ne s’agit pas ici de dénoncer, comme le font les théories postcoloniales6, la sociologie comme relevant d’un « inconscient impérial et occidental », mais de voir au contraire dans quelle mesure l’analyse de la domination coloniale constitue la matrice à partir de laquelle Bourdieu construit un modèle d’analyse de l’État « universel », dont l’Europe et en particulier la République française, s’est fait le représentant auto-proclamé.

Si le projet bourdieusien de reconstituer l’invention de l’État par-delà les pièges de la pensée d’État ne relève pas d’une interprétation univoque, n’est-on pas condamné à rester dans le cercle du pur commentaire, à moins de le défaire par un simple acte de rupture et de contestation de la parole professorale ? Ou n’est-on pas tenté de revenir au sens d’un acte d’enseignement inaugural et magistral, qui a fonctionné comme une maïeutique, une ouverture à d’autres possibles intellectuels, scientifiques et politiques – de retrouver cette liberté permise par la volonté pédagogique de transmettre un métier ou une posture plus que des thématiques ou des topos, qui caractérisent une discipline en quête de légitimité scientifique comme la sociologie ? Même si une fois cela dit, on échappe difficilement à cette « conscience malheureuse » du disciple, écrivait Derrida dans son texte sur Foucault7, lorsqu’il commence non à contester mais « à proférer le dialogue interminable et silencieux qui le constituait en disciple ». Et s’il s’agit, ici aussi, de « commencer à parler », ce n’est pas tant pour découvrir que « comme la vraie vie, le maître est peut-être toujours absent », mais pour restituer la présence tout à la fois insistante et fugace de la parole vive, qui s’efface devant chaque tentative de remettre en chantier la volonté de savoir sociologique, et qui ramène à une indiscipline première, et fondatrice.

Il s’agit ici d’opérer un travail de déconstruction de cet impensé d’État qui œuvre au cœur même de la pensée de Pierre Bourdieu sur l’État : non pour le ramener aux contradictions d’un inconscient colonial, ni pour le soumettre aux impératifs normatifs érigés a posteriori par une science sociale soucieuse de pureté académique, ou pour le passer au crible d’une critique postcoloniale de la sociologie comme expression de la « pensée occidentale8 » ; mais pour tenter de cerner, au cœur de l’ambition de produire une sociologie de l’État, de sa genèse et de son efficace propre, les conditions mêmes d’une pensée sur l’État et de son surgissement. Il faut alors reprendre le texte en tentant de cerner cet impensé bien particulier, qui renvoie d’abord à l’État colonial mais sans doute aussi, au principe même de tout État.

En partant de l’hypothèse selon laquelle le projet de Pierre Bourdieu renvoie à l’exploration d’un rapport impensé à l’État colonial dans la pensée d’État, il s’agira donc de poser une série de questions à propos du projet de sociogenèse de l’État élaboré dans le cours. Premièrement, cette élaboration d’une sociologie de la pensée d’État a-t-elle la signification que l’on veut lui bien assigner à la lecture du cours de Bourdieu, et surtout la signification même que Bourdieu lui-même lui assigne ? L’impensé auquel renvoie Bourdieu est-il bien cet impensé d’État dont il parle ? Et est-ce bien à un autre impensé d’État qu’il renvoie lorsqu’il tente de penser l’État ou, plus exactement, est-ce bien l’État pensé par Bourdieu dont il est question dans cet impensé d’État rencontré au cours du projet sociologique? L’impensé d’État dont il parle n’est-il pas bien plus l’impensé du sociologue élaborant une théorie de l’État à partie d’une analyse de la domination coloniale ?

En restituant la sociologie dans son contexte historique, qui ne se réduit pas à la période éditée du tournant des années 1980-1990 mais qui incorpore l’histoire sédimentée dans le champ sociologique du moment, et qui définit l’espace du possibles scientifiques du sociologue, il faudra voir aussi si le projet de penser l’État s’épuise dans le projet sociohistorique de reconstituer l’invention de l’État : l’amnésie de la genèse que le cours entreprend de retracer concerne-t-il la genèse de l’État dont le cours présente un modèle ou, plus exactement, sa sociogenèse pour reprendre le concept d’Elias que Bourdieu commente largement ? Ne concerne-t-elle pas plus profondément l’amnésie de la genèse elle-même et le rapport lui-même impensé du sociologue face à la pensée d’État ? Il faudra revenir ici sur un aspect de cette entreprise menée par Bourdieu dans son cours, qui est trop complexe, trop ambitieuse, trop démesurée peut-être, pour se laisser ramener à un unique projet, à une seule signification : et en commenter seulement certains aspects, non pour le « dépasser », le « compléter » ou en « dévoiler » les présupposés, mais pour en retrouver une signification peut-être moins évidente qu’il n’y paraît, qui touche au partage de la pensée d’État et de son impensé, et qui révèle les ressorts profonds du travail sociologique.

1. « Raison des effets » de la domination coloniale

On peut partir d’une remarque incidente de Pierre Bourdieu, une remarque faite presque en passant, lors de la troisième année du cours : « tout ce que je raconte depuis des années est un long commentaire de la formule ‘’République française’’9 », cette réalité dont il rappelle qu’elle est symbolisée par le sigle RF, le drapeau, le buste de Marianne, le président de la République. La République française, laïque et universaliste, coloniale et nationaliste à la fois10. Cette remarque sur la République française situe d’emblée un point sensible : ce que la République définit, est aussi ce qu’elle exclut et rejette comme son autre. Si être français c’est se situer dans cet espace symbolique, le devenir c’est en passer le seuil, saluer le drapeau, chanter l’hymne national, reconnaître l’autorité de l’État et de ses représentants. On le voit lors d’un acte de « naturalisation », tel qu’il est étudié par Abdelmalek Sayad : l’immigration est une introduction privilégiée à la pensée de l’État11.

La particularité d’un État colonial est justement de donner la nationalité française aux résidents des territoires conquis, mais sans forcément leur en donner la citoyenneté, ni les droits qui y sont associés. Ainsi le Sénatus-consulte édicté le 14 juillet 1865 pour l’Algérie coloniale définit-il le statut civique des musulmans : « l’indigène musulman est français, néanmoins, il continuera à être régi par la loi musulmane ». Jusqu’à l’ordonnance du 7 octobre 1944, les indigènes musulmans ne peuvent être citoyens que s’ils renoncent à leur statut personnel coranique12. Dans son premier texte sur « Le choc des civilisations », paru en 1959, Bourdieu s’attarde sur le Sénatus-consulte dont il explique qu’il agissait comme une loi foncière et qu’il répondait à un objectif de restructuration des sols et de désorganisation des tribus, perçues comme des obstacles à la « pacification ». L’action de l’administration coloniale est présentée comme un mouvement de « dépossession foncière » qui a fait « disparaître les unités sociales traditionnelles (fraction et tribu) pour les remplacer par des unités administratives abstraites et arbitraires, les douars, transposition approximative de l’unité municipale métropolitaine13 ». Le mot État n’est pas employé, mais dans Sociologie de l’Algérie, il écrit de cette période que « entre les années 1830 et 1880, l’État s’efforce d’installer des colons sur les terres qu’il accapare, achète ou libère14 ».

L’État en question dans ce dernier texte est l’État français « métropolitain » pourrait-on dire, ce n’est pas l’État colonial, au sens sociologique du terme défini par Georges Steinmetz15 : les colonies étaient des territoires dont la souveraineté était accaparée par une puissance politique extérieure, et qui sans posséder le statut juridique formel d’État, constituaient « des institutions permanentes et coercitives exerçant un monopole relatif de la violence sur des territoires définis ». Autant préciser ici qu’il y a une spécificité de l’Algérie française : les colonies sur la côte d’Afrique du Nord deviennent des départements français à partir de 1848, diminuant ainsi les prétentions souverainistes des gouvernements coloniaux sur place. De ce point de vue, la proximité géographique de l’Algérie redouble le projet assimilationniste français, si l’on pense à l’administration indirecte et à l’éloignement des colonies allemandes ou anglaises par rapport à leurs métropoles respectives16.

On peut voir que Bourdieu n’ignore pas la façon dont l’État français a modelé les sociétés colonisées, avec les douars par exemple – ce sera un des points clés de l’analyse, sur lequel il faudra revenir (Cf. infra point 3). On peut se contenter de remarquer ici qu’il n’est pas surprenant que Pierre Bourdieu ne pense pas l’Algérie française sous la catégorisation d’État colonial : d’une part, parce que l’Algérie était formellement l’assemblage de trois départements français17 ; et d’autre part parce que, contrairement à la notion de « situation coloniale » théorisée en 1955 par Georges Balandier18, celle d’État colonial n’était pas  encore formulée : la question de sa spécificité ne se posait même pas, le colonialisme étant perçu comme une simple transposition des formes de l’État occidental sur les sociétés étrangères19. Les travaux des néo-wébériens sur la diversité des modes d’administration coloniaux, selon lesquels les intérêts économiques et politiques de l’État métropolitain déterminent la forme des institutions de l’État colonial, sont largement postérieurs non seulement aux travaux de Bourdieu sur l’Algérie, mais aussi à son cours sur l’État20. Il est cependant curieux de constater que Bourdieu, intégrant une logique culturelle aux analyses de la déstructuration économique des sociétés traditionnelles21, n’a pas tenté de comprendre, à cette époque « la logique socioculturelle de la formation de l’État », telle que l’ont permis, selon Daniel Goh, les cultural studies  par la suite : « ces travaux ont en commun l’idée que les représentants officiels des pays occidentaux ne sont pas seulement allés s’installer dans les colonies avec des projets visant à développer une politique fondée sur l’intérêt, mais qu’ils ont aussi apporté avec eux des représentations concernant les sociétés indigènes22 ». L’urgence de la violence guerrière, et de ses effets destructeurs sur la société coloniale, explique sans doute la mise en suspens de la réflexion sur les aspects culturels de la situation.

Il y là une différence de perspective : les travaux de Pierre Bourdieu sur l’Algérie étudient la situation coloniale comme la rencontre entre deux économies, à partir desquelles sont prises en compte les caractéristiques « culturelles » qui en conditionnent le fonctionnement. Cette analyse des effets de l’économie capitaliste sur l’économie précapitaliste se focalise ainsi sur la désagrégation de la société traditionnelle et pas seulement sur le fonctionnement de l’administration coloniale : Bourdieu ne s’intéresse pas à la situation coloniale en tant que domination étatique mais aux « effets de domination », concept qu’il reprend à François Perroux23. Effets de déstructuration, on l’a dit, au niveau socio-spatial des camps de regroupement étudiés dans Le Déracinement ; au niveau du rapport au travail et au temps chez les sous-prolétaires algériens de Travail et travailleurs en Algérie ; et plus largement, dérèglement généralisé de l’économie symbolique de la société colonisée (honneur, parenté, temps, etc.). Il ne s’intéresse donc pas à ce qui constitue l’unité de la situation coloniale : l’emprise d’un État qui s’exerce de part et d’autre de la Méditerranée, en France et en Algérie, et qui revêt peut-être des formes spécifiques dans les territoires périphériques.

Mais le fait qu’au moment où Pierre Bourdieu enquête en Algérie la question de l’État ne se pose pas en tant que telle ne suffit pas, toutefois, à expliquer pourquoi il n’utilise pas cette expérience de l’administration coloniale pour penser l’État par la suite. Il faut donc en chercher la clé ailleurs, au croisement de ses textes et de sa trajectoire, ou de l’espace du pensable qui s’offrait à lui, dont il ne cessait de « penser les limites » : notamment dans l’imposition d’un ordre culturel dominant sur la société paysanne française.

2. Villages et paysans : Kabylie et Béarn

Dans son texte « Pour Abdelmalek Sayad », issu d’une conférence prononcée en 199824, Bourdieu évoque ses relations avec le sociologue algérien, en termes très forts : il compare leur relation de compréhension silencieuse avec celle qu’il avait avec son propre père, alors que Sayad, de trois ans son cadet, a été successivement son étudiant, son informateur principal, son guide de terrain, puis son co-auteur, à partir de 1958. Il dit l’avoir emmené dans son village des Pyrénées, où il menait l’enquête sur les causes du célibat des aînés des familles paysannes : « il avait compris aussitôt, m’aidant ainsi à le comprendre moi-même, comme en d’autres temps Yvette Delsaut, les racines de mon intérêt pour les paysans kabyles ».

Le mot « racines » n’est pas anodin ici25 : plus tôt dans le texte, il est fait allusion à des « causes », il aurait pu s’agir tout aussi bien de « raisons », mais les « racines », renvoient à quelque chose de plus profond, de plus « enraciné » chez un intellectuel qui se dit parfois lui-même « déraciné ». Et plus loin, il retrace le travail de Sayad, sur l’émigration et l’immigration, en évoquant ce qui fait que l’émigré-immigré n’est « ni ici ni là, ni d’ici ni de là-bas » : « le plus déterminant, le plus insurmontable peut-être, c’est la pensée de l’État, ce système de catégories de perception et d’appréciation incorporé qui impose une grille nationale (et nationaliste) sur tout le perçu et qui renvoie l’émigré-immigré à l’étrangeté, à l’altérité, notamment lorsque, pour une infraction quelconque aux règles de la bienséance qui s’imposent aux non-nationaux, toujours menacés d’apparaître comme des intrus, il rappelle à ses ‘’hôtes’’ son statut d’étranger ».

Ce n’est pas la seule fois où Bourdieu évoque cet impensé d’État lié à l’immigration, thématique largement reprise et développée par Sayad dans un texte de 199626 : la science reprend souvent sur l’immigré les présupposés ou les omissions de la vision officielle, écrit Bourdieu dans un autre texte27, où il précise que l’immigré « oblige à repenser de fond en comble la question des fondements légitimes de la citoyenneté et de la relation entre l’État et la Nation ou la nationalité. Présence absente, il oblige à mettre en question non seulement les réactions de rejet qui, tenant l’État pour une expression de la Nation, se justifient en prétendant fonder la citoyenneté sur la communauté de langue et de culture (sinon de « race ») mais aussi la ‘’générosité’’ assimilationniste qui, confiante que l’État, armé de l’éducation, saura produire la Nation, pourrait dissimuler un chauvinisme de l’universel. Entre les mains d’un tel analyste [Sayad], l’immigré fonctionne, on le voit, comme un extraordinaire analyseur des régions les plus obscures de l’inconscient ».

La grille nationale imposée conduit le chercheur à analyser les phénomènes comme des faits nationaux, et à les mettre en relation, au mieux, sur un mode comparatiste. Il faut alors revenir aux textes de Bourdieu sur l’Algérie pour voir ce qui échappe à la compréhension ordinaire de ses enquêtes sur les paysans kabyles et sur le célibat en Béarn. Il n’y a pas de « comparaison », méthodique et suivie, sur des critères déterminés (types d’activité, indicateurs économiques, systèmes de parenté, etc.) 28, mais un lien bien plus fort, presque un entrelacement des textes et des thèmes. Kabylie et Béarn, pensés ensemble, permettent de sortir du cadre « national » dans lequel la pensée d’État enferme le chercheur – l’ethnologue et le sociologue tout à la fois. Pensés ensemble : non pas la Kabylie pensée à partir du Béarn, ou le Béarn retrouvé après la Kabylie, comme on l’a souvent dit, mais Kabylie et Béarn pensés ensemble et simultanément, le Béarn dans la Kabylie, et inversement29, dans un travail de « dénationalisation » des catégories d’analyse et de la violence symbolique qui affecte les deux situations30. Evoquant dans « Entre amis31 » son rapport aux objets traditionnel de l’ethnologie en Algérie, Bourdieu dit ainsi : « il faudrait évoquer également le travail que j’ai mené sur les paysans kabyles et ceux du Béarn. Pourquoi le Béarn ? Pour éviter de tomber dans le travers de l’ethnologue attendri, émerveillé par la richesse humaine d’une population injustement méprisée, etc., et mettre entre moi-même et mes informateurs cette distance que permet la familiarité. Il m’est arrivé souvent, en face d’un informateur kabyle, de me demander comment, dans une pareille situation, aurait réagi un paysan béarnais32 ».

Les dénominations elles-mêmes sont révélatrices : des « informateurs », et non des « enquêtés », terme banalisé aujourd’hui en sciences sociales. La « distance objectiviste » créée par le rapport d’extériorité avec les situations les plus familières, comme le bal, ne conduit pas à traiter les faits sociaux comme de pures « choses », des « objets d’enquête », elle a un pendant affectif et subjectiviste : on a des informateurs lorsqu’on cherche à mieux connaître un monde où l’on a déjà pénétré, un monde auquel les interlocuteurs donnent forme, de l’intérieur – ils l’in-forment. Cette relation affective, Bourdieu la relève lorsqu’il se réfère au texte qu’Yvette Delsaut lui avait consacré, et qu’il rapprochait du regard de Sayad sur son Béarn natal : elle « avait écrit un texte à mon propos, où elle disait très justement que l’Algérie est ce qui m’a permis de m’accepter moi-même. Le regard d’ethnologue compréhensif que j’ai pris sur l’Algérie, j’ai pu le prendre sur moi-même, sur les gens de mon pays, sur mes parents, sur l’accent de mon père, de ma mère, et récupérer tout ça, sans drame, ce qui est un des problèmes de tous les intellectuels déracinés, enfermés dans l’alternative du populisme ou au contraire de la honte de soi liée au racisme de classe. J’ai pris sur des gens très semblables aux Kabyles, des gens avec qui j’ai passé mon enfance, le regard de compréhension obligé qui définit la discipline ethnologique. La pratique de la photographie, d’abord en Algérie, puis en Béarn, a sans doute beaucoup contribué, en l’accompagnant, à cette conversion du regard qui supposait – je crois que le mot n’est pas trop fort – une véritable conversion33 ». Pratique de la photographie initiée en anthropologie – ce n’est pas un hasard –, par Margaret Mead, dont Bourdieu avait fait la lecture au moment où il écrivait la première édition de Sociologie de l’Algérie en 195834, et dont il publiera des extraits dans les Actes de la recherche en sciences sociales quelques années plus tard.

Si l’empreinte de l’anthropologie culturaliste disparaîtra dans les éditions ultérieures de Sociologie de l’Algérie35, il est bien connu que l’expérience algérienne a été décisive dans la formation de Bourdieu, comme il l’écrit lui même à plusieurs reprises : « revenu d’Algérie avec une expérience d’ethnologue qui, menée dans les conditions difficiles d’une guerre de libération, avait marqué pour moi une rupture décisive avec l’expérience scolaire36 ». Par expérience scolaire, on peut bien évidemment comprendre le « biais scolastique » associé à une certaine posture philosophique37, ainsi que l’objectivisme structuraliste examinant les sociétés dites « froides » comme en surplomb. Mais on peut aussi lire dans ce terme, la référence à deux expériences proprement scolaires : l’arrivée en classe préparatoire au lycée Louis Legrand à Paris, et le passage par l’internat au lycée de Pau, dans lesquelles s’exprime, à chaque fois, le sentiment de n’avoir jamais été réellement à sa place, comme une expérience du déracinement38 – mais aussi, sens doute, la résolution de maîtriser les codes dominants que les « colonisés de l’intérieur » subissent généralement.

Dans l’Esquisse pour une auto-analyse, Bourdieu évoque ainsi les particularités de son habitus liées aux particularités culturelles de sa région d’origine qu’il a « mieux perçues et comprises par analogie avec [ce qu’il lisait] à propos du ‘’tempérament’’ de minorités culturelles ou linguistiques comme les Irlandais39 ». Des minorités dont les spécificités sont niées par le processus d’invention de l’État : telle était la fonction assignée à l’École et à l’Armée sous la Troisième République40. L’Armée, à la conquête de l’Algérie41 ; l’École, qui met Bourdieu sur la voie d’un autre « avenir probable », celui des « sur-sélectionnés42 », au prix d’un écart social avec son milieu d’origine43. Ainsi lorsqu’il évoque « le contraste, immense, entre le monde de l’internat et le monde, normal, parfois même exaltant, de la classe », c’est pour y retrouver « d’un côté l’étude, les internes venus des campagnes ou des petites villes des environs […] » et « de l’autre, la classe, avec les professeurs dont les observations et les interpellations les plus éprouvantes – le passage au tableau, en mathématiques – avaient, surtout chez les femmes, une sorte de douceur affectueuse, inconnue de l’internat, mais aussi les externes, sorte d’étrangers un peu irréels, dans leurs vêtements apprêtés […] qui tranchaient avec nos blouses grises, et aussi dans leurs manières et leurs préoccupations, qui évoquaient toute l’évidence d’un monde inaccessible44 ». Et de poursuivre : « J’ai retrouvé, beaucoup plus tard, à la khâgne de Louis-le-Grand, la même frontière, entre les internes, provinciaux barbus aux blouses grises ceinturées par une ficelle, et les externes parisiens, qui impressionnaient beaucoup tel prof de français de petite origine provinciale et avide de reconnaissance intellectuelle par les élégances bourgeoises de leur tenue autant que par les prétentions littéraires de leurs productions scolaires45 ». Un rapport colonial qui ressurgit, entre le centre et la périphérie, intérieur et non extérieur à la métropole cette fois.

Le retour sur la dualité de ces expériences scolaires l’amène à comprendre que sa « très profonde ambivalence à l’égard du monde scolaire s’enracinait peut-être dans la découverte que l’exaltation de la face diurne et suprêmement respectable de l’école avait pour contrepartie la dégradation de son envers nocturne, affirmée dans le mépris des externes pour la culture de l’internat et des enfants des petites communes rurales » avec lesquels il partageait « entre autres choses, le déconcertement et le désarroi éprouvés devant certains faits de culture46 ». Ce qu’il appellera une « tension entre les contraires, jamais résolue dans une synthèse harmonieuse47 », est justement au cœur de sa théorie de l’invention de l’État.

3. Une réalité à double face

Bourdieu a en effet clairement conscience de la façon dont l’État français a remodelé la société « traditionnelle » depuis le XIXe siècle – les travaux ne manquent pas sur le sujet48. Il le mentionne de façon indirecte dans le cours – et c’est dans doute un avantage de l’oral par rapport au contrôle de l’écrit, que de faire surgir des associations d’idées liées à cet impensé d’État –, à un moment particulièrement révélateur, lorsqu’il aborde la double face de l’État, domination et intégration, monopolisation et unification49 : il ne s’agit pas d’une antinomie « entre deux théories » – à savoir la théorie marxiste contre la théorie républicaniste –, mais d’une antinomie « inhérente au fonctionnement même de l’État » : l’État moderne est à la fois progrès vers l’universalisation (dé-particularisation, etc.) et vecteur de la monopolisation de ce même universel (concentration du pouvoir). Et Bourdieu d’ajouter : « Dans une certaine mesure, on pourrait dire que l’intégration – qu’il faut entendre au sens de Durkheim, mais aussi de ceux qui parlaient de l’intégration de l’Algérie […] – est la condition de la domination ». Il cite l’unification culturelle comme condition de la domination culturelle, l’unification du marché linguistique qui « crée le patois, le mauvais accent, les langues dominées », de la même façon que l’unification du marché des biens symboliques explique le célibat (dans l’article « Reproduction interdite50 ») Cette idée d’un processus d’unification qui est en même temps processus d’universalisation, que Bourdieu présente comme une rupture avec Weber et Elias, renvoie à la construction d’un espace social unifié, lié à l’État comme « détenteur d’un méta-capital permettant de dominer partiellement le fonctionnement des différents champs ». Cette unification d’un espace homogène et départicularisé se fait par rapport à un lieu central, qui « atteint sa limite dans le cas français », et qui tend à substituer, dans la constitution des groupes, les relations territoriales (jus loci) aux relations personnelles et de parenté (jus sanguinis). Il est significatif que Bourdieu évoque ici la Kabylie et le conflit entre les principes d’unification clanique et territorial51.

Il explique ainsi son exemple : « le village [c’est le village de Sayad] sur lequel j’ai travaillé était composé de deux clans à base agnatique : tous les membres se pensaient comme descendants d’un même ancêtre, comme cousins – les termes d’adresse étaient des termes de parenté –, ils avaient en commun des généalogies plus ou moins mythiques ; en même temps, l’unité village rassemblait ces deux moitiés en une unité à base territoriale et, donc, il y avait une espèce de flottement entre ces deux structures. J’ai eu beaucoup de mal à comprendre parce que, transportant dans mon inconscient la structure locale, je n’étais pas clair sur cette unité territoriale – le village – qui, finalement, n’existait pas. A côté de la famille, du clan et de la tribu, l’unité village était un artefact qui finissait par exister comme conséquence de l’existence de structures bureaucratiques – il y avait une mairie… Dans beaucoup de sociétés, on a encore ce balancement entre deux formes d’appartenance, l’appartenance à un groupe lignager et l’appartenance à un lieu. L’État instaure donc un espace unifié et fait prédominer la proximité géographique par rapport à la proximité sociale, généalogique ». Bourdieu a donc très bien conscience du fait que la « société traditionnelle » est un produit de la domination coloniale, comme le montre le passage déjà cité sur le village algérien, dont il avoue avoir eu du mal à comprendre que cette unité administrative française « finalement, n’existait pas », qu’elle était « un artefact qui finissait par exister comme conséquence de l’existence de structures bureaucratiques » transportées de la métropole vers la colonie.

Á cet exemple succède un développement sur l’unification de l’État national et l’enseignement obligatoire – l’École étant un instrument d’intégration qui permet la soumission –, puis un autre exemple d’unification du marché matrimonial, résumé de la colonisation des campagnes françaises. Il évoque alors le phénomène du célibat des hommes en Béarn comme « incarnation de l’unification du marché des biens symboliques sur lequel circulent les femmes52 ». Le marché local protégé était annexé au marché national, par l’école et les médias notamment. Et d’évoquer, de nouveau, l’Algérie : « la soumission et la dépossession ne sont pas antagonistes à l’intégration, elles ont l’intégration pour condition. Ce mode de pensée un peu tordu est difficile parce qu’on a tellement l’habitude de penser l’intégration comme le contraire de l’exclusion : on a du mal à comprendre que, pour être exclu comme pour être dominé, il faut être intégré. Si on prend l’exemple de la lutte ‘’Algérie française’’, pourquoi les plus défavorables à l’intégration sont-ils devenus à un certain moment intégrationnistes ? C’est parce que pour dominer les Arabes, il fallait les intégrer et en faire des ‘’bougnoules’’, des dominés racialement méprisés53 ».

Le projet réflexif de Pierre Bourdieu

Il n’y a donc pas « deux Algéries » dans l’œuvre de Bourdieu, mais une réalité double de l’État : intégration et domination, unification et monopolisation. Cette double réalité qui fait que Bourdieu n’aurait pu devenir ce qu’il est devenu, sans avoir été en quelque sorte « arraché » à son milieu d’origine, par l’école française et la réussite scolaire puis universitaire. Certes, Pierre Bourdieu n’a pas été jusqu’à dire : c’est l’État républicain, laïc et universaliste, qui est colonial dans son principe54. Un État colonial qui se love au cœur du projet d’émancipation égalisateur et homogénéisateur, qui en est l’envers et le double, ou plus encore : la condition de possibilité. Et l’échec algérien est justement celui du modèle laïc et républicain55, dont Pierre Bourdieu est le produit, à la fois miraculé scolaire et révolté.

Au terme de cette lecture, il apparaît que l’impensé de l’État colonial apporte un autre éclairage sur le projet réflexif de Pierre Bourdieu lui-même, et sur l’entreprise d’auto-socioanalyse qu’il mènera par la suite dans les années 1990. C’est peut-être aussi pour cela qu’à part quelques articles ou conférences, l’analyse de l’État reste inachevée et impubliée, à l’état de cours, dont il a extrait la dimension la plus « objective » : le modèle sociohistorique et l’analyse du double processus de monopolisation et de division du travail de domination qui accompagne l’invention de l’État56. Le projet réflexif fait apparaître, dans sa structure même, cette remontée du champ académique (philosophique, puis sociologique), jusqu’aux schémas les plus impensés qui incarnent la réalité double de l’État : de l’Algérie coloniale au Collège de France, comme les deux faces d’une même réalité.

Franck Poupeau est sociologue, directeur de recherche au CNRS ; il est notamment co-éditeur de deux ouvrages posthumes de Pierre Bourdieu : Interventions 1961-2001. Science sociale et action politique (Marseille, Agone, 2002) et Sur l’État. Cours au Collège de France (1989-1992) (Paris, Raisons d’agir/Seuil, 2012).

1 Ce texte est la version française d’un texte publié en anglais : « Pierre Bourdieu and the Unthought Colonial State », in The Oxford Handbook of Pierre Bourdieu, Thomas Medvetz and Jeffrey J. Sallaz (eds.), Oxford (UK), Oxford University Press, 2018.

2 Pierre Bourdieu, Sur l’État. Cours au Collège de France (1989-1992), Paris, Raisons d’agir/Seuil, 2012.

3 Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad, Le déracinement, La crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie, Paris, Minuit, 1964.

4 P. Bourdieu, Sur l’État, op.cit., pp. 562-563. Voir aussi Pierre Bourdieu « Deux impérialismes de l’universel », in C. Fauré et T. Bishop (éds), L’Amérique des français, Paris, Editions François Bourin 1992, pp. 149-155.

5 Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Paris, Raisons d’agir, 2004.

6 Julian Go, « The ‘New’ Sociology of Empire and Colonialism », Sociology Compass, 2009, 3/5, p.775-788; « For a postcolonial sociology », Theory and Society, 2013, 42, pp. 25-55.

7 Jacques Derrida, « Cogito et histoire de la folie », in L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, pp. 51-97.

8 Sur cette critique: Julian Go, « The ‘New’ Sociology of Empire and Colonialism », Sociology Compass, 2009, 3/5, pp. 775-788.

9 P. Bourdieu, Sur l’État, op.cit., p. 462 

10 Sur ce point, voir, entre autres, Alice L. Conklin, A Mission to Civilize. The Republicean Idea of Empire in France and West Africa (1895-1930), Stanford, Stanford University Press, 1997 ; ou la précise analyse de la mission civilisatrice réalisée par Pierre-Jean Luizard, « La politique coloniale de Jules Ferry en Algérie et en Tunisie », in Jean-Pierre Luizard (dir.), Le choc colonial et l’islam. Les politiques religieuses des puissances coloniales en terres d’islam, Paris, La Découverte, 2006, pp. 89-120.

11 Abdelmalek Sayad, « L’immigration et la ‘’pensée d’État’’. Réflexions sur la double peine », Délit d’immigration. La construction sociale de la déviance et de la criminalité parmi les immigrés en Europe, textes réunis par S. Palidda, rapport COST A2, Migrations, Communauté européenne, Bruxelles, 1996, p.11-19, repris dans Abdelmalek Sayad, La Double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Paris, Seuil, 1999, pp. 393-413. Voir aussi dans ce même volume « La ‘’naturalisation’’ », pp. 319-391.

12 Patrick Weil, « Le statut des musulmans en Algérie coloniale. Une nationalité française dénaturée », EUI Working Paper HEC 2003/3.

13 Pierre Bourdieu, « Le choc des civilisations », in Esquisses algériennes, Paris, Seuil, 2008, p. 66.

14 Pierre Bourdieu, Sociologie de l’Algérie, 1990 [1958], p. 108. L’État n’est donc pas absent de la sociologie bourdieusienne de l’Algérie, mais il est saisi à travers les effets de domination qu’il exerce, à travers l’humiliation, la destruction de « l’honneur » et la violence symbolique qui réduit le colonisé à un inférieur.

15 Georges Steinmetz, « L’État colonial comme champ », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 171-172, 2008, pp. 122-143.

16 Georges Steinmetz, The Devil’s Handwriting: Precoloniality and the German Colonial State in Qingdao, Samoa, and Southwest Africa, Chicago, University of Chicago Press, 2007.

17 Frédérick Cooper, dans Le colonialisme en question. Théorie, connaissance, histoire (Paris, Payot, 2010, p. 233), montre cependant que la fiction selon laquelle l’Algérie n’était pas une colonie mais une composante de la France est contredite par le fait que la majorité de ses colons non musulmans avaient des racines pan-méditerranéennes, et que la majorité de la population musulmane s’identifiait aux Arabes et plus précisément aux Bédouins.

18 Georges Balandier, « La situation coloniale : approche théorique », Cahiers internationaux de sociologie, vol.11, 1951, pp. 44-79.

19 Sur ces points, voir aussi Daniel P. S. Goh, « Genèse de l’État colonial », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 171-172, 2008, pp. 56-73.

20 Il s’agit notamment des travaux de Athul Kohli et Matthew Lange, analysés par D. Goh, art. cit.

21 P. Bourdieu, « Entre amis », Esquisses algériennes, op.cit., p.352 : « j’ai présenté un premier bilan critique de tout ce que j’avais accumulé de mes lectures et mes observations dans l’ouvrage publié dans la collection « Que sais-je ? » intitulé Sociologie de l’Algérie, en me servant des instruments théoriques dont je pouvais disposer à l’époque, c’est-à-dire ceux que fournissait la tradition culturaliste, mais repensée de manière critique (avec par exemple la distinction entre situation coloniale comme rapport de domination et ‘’acculturation’’) ». Pour plus de détail sur son rapport à l’anthropologie culturaliste nord-américaine et son utilisation des patterns culturels dans Sociologie de l’Algérie, voir Enrique Martín-Criado, Les deux Algéries de Pierre Bourdieu, Bellecombe-en-Bauge, Editions du Croquant, 2008, pp. 41 sq.

22 D. Goh, art. cit., p. 58.

23 P. Bourdieu, « Le choc des civilisations », art. cit., p. 63.

24 P. Bourdieu, Esquisses algériennes, op.cit., pp. 357-362.

25 Sur l’usage de la métaphore arboricole, voir Paul Silverstein, « De l’enracinement et du déracinement », Actes de la recherche en sciences sociales, 150, 2003, pp. 27-42.

26 Abdelmalek Sayad, « L’immigration et la ‘’pensée d’État’’. Réflexions sur la double peine », op.cit.

27 Pierre Bourdieu, préface à Abdelmalek Sayad, L’immigration ou les paradoxes de l’altérité. 1- L’illusion du provisoire, Paris, Raisons d’agir, 2006, p. 14 

28 Sur la comparaison entre la Kabylie et le Béarn, voir Alban Bensa : « L’exclu de la famille. La parenté selon Pierre Bourdieu », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 150, 2003, pp. 19-26. Et dans le même numéro, le texte de Pierre Bourdieu, « Du bon usage de l’ethnologie » (avec Mouloud Mammeri), pp. 9-18.

29 Loïc Wacquant a noté cet entrelacement dans « Following Pierre Bourdieu into the Field », Ethnography, vol. 5, n° 4, 2004, pp. 387-414. Le numéro qu’il coordonne est du reste construit sur le couplage des deux expériences ethnographiques, avec des textes « algériens » et « béarnais » mis sur le même plan.

30 A son retour en France, Bourdieu traite alors le système scolaire comme une puissance coloniale qui soumet et humilie les classes sociales dépourvues de la culture bourgeoise légitime qu’il reconnaît et institue.

31 P. Bourdieu, « Entre amis », Esquisses algériennes, op.cit., pp. 349-356.

32 Dans son Esquisse pour une auto-analyse (op.cit.), Bourdieu évoque aussi que lorsqu’il étudiait le passage d’une langue à l’autre en Algérie, il le faisait aussi au Béarn, « où c’était plus facile pour moi » (p. 64).

33 Pierre Bourdieu, « Voir avec l’objectif. Autour de la photographie. Entretien avec Franz Schultheis », Esquisses algériennes, op.cit., pp. 363-374. Voir aussi Pierre Bourdieu et Mouloud Mammeri, « Du bon usage de l’ethnologie », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 150, 2003, pp. 9-18.

34 E. Martín-Criado, Les deux Algéries…, op.cit., p. 41. Pour une analyse de la fonction de la photographie dans les premiers travaux ethnographiques de Pierre Bourdieu, voir la remarquable introduction de Loïc Wacquant, « Following Pierre Bourdieu into the Field », op.cit.

35 E. Martín-Criado, Les deux Algéries…, op.cit.

36 Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Paris, Raisons d’agir, 2004, p. 54.

37 Sur la notion de biais scholastique, voir Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997 ; et aussi « Fieldwork in Philosophy », in Choses dites, Paris, Minuit, 1987. Pour une analyse des relations de Bourdieu au champ philosophique de son époque, voir Louis Pinto, Pierre Bourdieu et la théorie du monde social, Paris, Seuil, 2002.

38 On retrouve une autre allusion à ce sentiment de ne pas être à sa place dans ce que Bourdieu raconte a posteriori de sa panique lors de la leçon inaugurale au Collège de France : il y décrit son sentiment d’être pris en faute en termes tout à fait similaires à ce que Sayad écrira de la « faute » de l’immigré et des normes de politesse qu’il doit respecter pour rester politiquement correct. On en retrouve la trace dans son récit de s’être ensuite perdu dans Paris, encore paniqué par l’énormité de sa provocation tout en étant parvenu au sommet de la hiérarchie académique nationale, et parisienne.

39 P. Bourdieu, Esquisse…, op.cit., p. 115.

40 Jean-Michel Chapoulie, L’école d’État conquiert la France. Deux siècles de politique scolaire, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010 ; voir aussi Gérard Noiriel, État, nation et immigration. Vers une histoire du pouvoir, Paris, Belin, 2001, notamment le chapitre 12 : « État providence et ‘’colonisation du monde vécu’’. L’exemple de la loi de 1910 sur les retraites ouvrières et paysannes », pp. 289-208, où l’État-providence est caractérisé comme un universel « national ».

41 Il faudrait compléter ce travail par une analyse de la façon dont Pierre Bourdieu a traversé l’institution académique française en Algérie. En effet, comme le remarque Laure Blévis (« Une université française en terre coloniale. Naissance et reconversion de la faculté de droit d’Alger (1879-1962) », Politix. Revue des sciences sociales du politique, n° 76, 2006, pp. 53-73) : « L’histoire de la faculté de droit d’Alger est symptomatique de l’ambition, pour le moins ambiguë, du projet colonial en Algérie qui cherchait à garantir à la population européenne la jouissance de l’ensemble des institutions politiques ou ici académiques existant en métropole, tout en maintenant les populations algériennes dans une situation d’infériorité juridique et sociale ». Sur l’institution académique en milieu colonial, on renverra aux travaux suivants de Pierre Singaravelou, Professer l’empire. Les « sciences coloniales » en France sous la IIIème République, Paris, Publications de la Sorbonne, 2011 (p.369 : « l’empire français a fondé sa légitimité sur l’idée que la politique coloniale pouvait être guidée par la science ») ; Claude Collot, Les institutions de l’Algérie pendant la période coloniale, Paris, Editions du CNRS, 1987 ; Sylvain Laurens, « La noblesse d’État à l’épreuve de ‘’l’Algérie’’ et de l’après-1962. Contribution à l’histoire d’une ‘’cohorte algérienne’’ sans communauté de destin », Politix. Revue des sciences sociales du politique, n° 76, 2006, pp. 75-96. Sur l’expérience de Bourdieu, en dehors de ses écrits : Fabien Sacriste, Germaine Tillion, Jacques Berque, Jean Servier et Pierre Bourdieu: Des ethnologues dans la guerre d’indépendance algérienne, Paris, L’Harmattan, 2011.

42 Sur cette notion, voir Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les Héritiers. Les étudiants et la culture, Paris, Minuit, 1964.

43 Alors que Jacques Derrida connaît l’Algérie comme écolier, Bourdieu n’y arrive que comme militaire puis universitaire et chercheur.

44 P. Bourdieu, Esquisse…, op.cit., pp. 124-125.

45 P. Bourdieu, Esquisse…, op.cit., p. 126.

46 P. Bourdieu, Esquisse…, op.cit., pp. 126-127.

47 P. Bourdieu, Esquisse…, op.cit., p. 136.

48 A la fin des années 1980, au moment où il prépare le cours sur l’État, dans le prolongement des derniers chapitres de La Noblesse d’État (Paris, Minuit, 1989), Bourdieu revisite le Béarn et reprend son enquête des années 1960 en écrivant « Les fondements symboliques de la domination économique ». Voir à ce sujet Pierre Bourdieu, Le Bal des célibataires, Paris, Seuil, 2000.

49 Pierre Bourdieu, Sur l’État, op.cit., pp. 351 sq.

50 Voir P. Bourdieu, Le Bal…, op.cit.

51 Pierre Bourdieu, Sur l’État, op.cit., pp. 353 sq. On retrouve cette référence au jus sanguinis et jus solis chez Sayad (op.cit, p. 343), lorsqu’il remarque que le Code de la nationalité arrêté par la loi du 9 janvier 1973 déclare comme automatiquement français dès leur naissance tous les enfants nés en France à compter du 1er janvier 1963, dans les familles algériennes.

52 Pierre Bourdieu, Sur l’État, op.cit., pp. 360 sq.

53 Bourdieu diffère ici des analyses de Frédérick Cooper (Le colonialisme en question…, op.cit.) lorsque celui-ci affirme qu’il est faux de voir les colonisés comme une production de la France, quand celle-ci avait besoin de les représenter comme féodaux pour légitimer sa domination.

54 Sur ce point, voir Loïc Wacquant, « Following… », art. cit., pp. 393 sq .

55 Voir sur ce point notamment les analyses de Jean-Pierre Luizard, « La politique coloniale de Jules Ferry en Algérie et en Tunisie », in Jean-Pierre Luizard (dir.), Le choc colonial et l’islam. Les politiques religieuses des puissances coloniales en terres d’islam, Paris, La Découverte, 2006, pp. 89-120, voir aussi Jean-Pierre Rioux, La France coloniale sans fard ni déni, Paris, André Versaille Editeur, 2011.

56 Voir notamment Pierre Bourdieu, « Esprits d’État » (in Raisons pratiques, Paris, Seuil, 1993) et « De la maison du roi à la raison d’État » (Actes de la recherche en sciences sociales, n° 118, 1997, pp. 55-68).

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