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15 janvier 2021

Dieu et Darwin en débat

Voici trois textes en débat sur le darwinisme :
  • « Ni Dieu, Ni Darwin, l’écologie évolutive » par Thierry Lodé
  • « Critique du darwinisme : Dieu, retour par la fenêtre » par Samuel Johsua
  • « Précisions et réponse à Samuel Johsua » par Thierry Lodé

Ni Dieu, Ni Darwin, l’écologie évolutive

Par Thierry Lodé

« Ce n’est pas l’un des moindres avantages de l’autogestion généralisée

que la bataille pour la vie y supplante la sinistre struggle for life. »

Raoul Vaneigem

Depuis des années où on la croyait figée, l’évolution évolue encore. Car peu à peu se découvre que le vivant est apparu et s’organise comme une commune libertaire.

Dieu disparaît de la biologie

Revenons. C’est Lamarck qui, le premier1, entre 1799 et 1809, va formuler la thèse de l’évolution biologique. Les espèces proviennent toutes de la nature et se transforment au cours des temps. Ce changement est une réponse aux circonstances et l’action du milieu serait prépondérante2. Mais c’est la reproduction qui en est la clé3 : « Tout ce que la nature a fait perdre ou acquérir par l’influence des circonstances […] elle le conserve par la génération aux nouveaux individus qui en proviennent, pourvu que les changements acquis soient communs aux deux sexes ». Il existerait un processus de complexification, lié à la physique du vivant4. Il invente l’idée de l’arbre du vivant. L’évolution n’obéit cependant ni à une volonté supérieure ni à un projet de la nature. Il découvre que les oiseaux descendent des reptiles et esquisse aussi un scénario de l’évolution de l’humain à partir d’un singe primitif. Mais Buffon auparavant avait déjà osé placer l’humain parmi les primates5. Geoffroy Saint-Hilaire exulte dès 1835 « d’où les crocodiles de l’époque actuelle peuvent descendre, par une succession ininterrompue, des espèces antédiluviennes, retrouvées aujourd’hui à l’état fossile »6. Devant ce coup de génie, Lyell écrira à Darwin en 1848, « Avec Lamarck, l’évolution est le résultat d’une loi et non d’une intervention miraculeuse ». Dieu pouvait disparaître de la biologie.

Alors que les évolutionnistes français sont encore vilipendés par un Cuvier royaliste, l’évolution fait son chemin bien que souvent traitée par les officiels d’avatar de la révolution française. Darwin se convertit à l’évolution en 1848. Il veut apporter une théorie qu’il espère décisive, c’est la sélection naturelle7, écrit en 1859. L’évolution est inévitablement avantageuse : la sélection est un filtre aveugle qui trie les individus dans la lutte pour la vie selon leurs variations inhérentes. Darwin fait alors de la concurrence le moteur de ce tri, moteur de l’évolution biologique8. Ce n’est pas neuf. La rivalité économique n’a rien de nouveau dans le capitalisme victorien triomphant. « Il est curieux, écrivait Marx en 1862, de voir comment Darwin retrouve chez les bêtes et les végétaux sa société anglaise avec la division du travail, la concurrence, l’ouverture de nouveaux marchés… et la « lutte pour la vie » de Thomas Malthus ». Évidemment, dans la nature, tous les survivants possèdent des aptitudes qui les ont fait survivre. On reprochera au texte cette curieuse tautologie9 qui, imprégnant l’ensemble du darwinisme, le rend pratiquement indiscutable. Toutefois, la mesure de la sélection naturelle reste l’adaptation, c’est-à-dire la survie des individus et leur reproduction différentielle. Cette théorie historique reste aujourd’hui admise comme la théorie fondatrice de la biologie évolutionniste par la communauté scientifique.

Darwin, darwiniste social

Mais Darwin va plus loin encore. En 1871, il décide d’appliquer sa sélection naturelle à l’espèce humaine et aux sociétés dans son livre La descendance de l’homme. Empruntant à Spencer la conception eugéniste de la survie du plus apte, il juge que l’être humain est le résultat d’un très long processus de sélection naturelle. Il affirme que la civilisation empêche le bon déroulement de la sélection naturelle et écrit « c’est principalement grâce à leur pouvoir que les races civilisées se répandent […] jusqu’à prendre la place des races inférieures. » Ou encore « Nous autres hommes civilisés, au contraire, faisons tout notre possible pour mettre un frein au processus de l’élimination ; nous construisons des asiles pour les idiots, les estropiés et les malades ; nous instituons des lois sur les pauvres […] Ainsi, les membres faibles des sociétés civilisées propagent leur nature et en conséquence, nous devons subir sans nous plaindre les effets incontestablement mauvais générés par les faibles qui survivent et propagent leur espèce10 ». On insiste toutefois sur le fait que ces « imprudences littéraires » sont modérées par des compléments moins incisifs, minorant l’utilité de mesures sélectives dans nos sociétés humaines.

Certes Darwin n’est pas responsable des horreurs eugénistes, mais ces mots valident naturellement le darwinisme social que son cousin Francis Galton instaurera en fondant l’eugénisme en 188311. Galton consacrera sa fougue à la défense du darwinisme. Les socialistes n’ont trouvé, dans le darwinisme, que de quoi étayer leurs critiques de l’obscurantisme, mais, qu’on ne s’y trompe pas, c’est bien l’idée lamarckienne d’une évolution autonome et matérielle et celle d’un humain dégagé du singe primitif que honnissent les créationnistes. Les réactionnaires, eux, s’emparèrent du darwinisme pour justifier l’exploitation capitaliste et le colonialisme. Toutefois, dès 1880, l’anarchiste Émile Gautier12 essaiera de contrer l’idéologie darwinienne avec verve. Car c’est bien au nom de la « nature » que s’acharne l’hystérie des racistes, des sexistes, des nationalistes et des fanatiques. Darwin s’avère également plutôt sexiste, décrivant les femmes comme inférieures aux hommes13. Plus tard, l’historien André Pichot14 constatera : « Darwin raisonne d’abord dans une optique de darwinisme social. Et c’est ce darwinisme social qui a fait le succès du darwinisme biologique de la sélection naturelle ».

En tout état de cause, les tendances eugénistes de Darwin ne sont guère discutables. Aujourd’hui finalement, toujours présent à l’école, dans les entreprises, dans le monde marchand, le darwinisme social est au darwinisme biologique ce que le stalinisme a été au léninisme15, une application froide et méthodique.

Néodarwinisme et gènes égoïstes

Pendant ce temps, la génétique se développera, avec Sageret16 qui découvrira dès 1826, l’indépendance des caractères héréditaires, Pyrame de Candolle, puis Naudin qui établiront les lois de l’hérédité. Plus tard vers 1920, Thomas Hunt Morgan reconnaîtra dans le gène le support héréditaire des caractères et des variations aléatoires du génome. Après les premières corrections de Weismann vers 1890, et suite à l’épisode nazi, il faudra encore nettoyer la théorie des errements racistes et eugénistes. Huxley et Mayr proposent la théorie synthétique de l’évolution17, c’est le second néodarwinisme.

Darwin jugeait « les espèces comme de simples catégories arbitraires inventées pour notre commodité ». On peut en effet, considérer le flux du vivant comme une ligne continue dont la fragmentation en espèces ne consisterait qu’en des coupures arbitrairement définies par la biologie. Ou pas. Ainsi, Mayr, reprenant l’idée de Buffon, reconnait à l’espèce une propriété intrinsèque a priori18. Mayr invente l’isolement reproducteur comme fondement d’une espèce. L’évolution reste la sélection des individus, mais il s’ajoute le tri aveugle de leurs gènes à travers leur succès reproducteur. La sélection naturelle présente plus clairement ses deux facettes, l’élimination des gènes à faible valeur adaptative d’une part, et le succès reproducteur différentiel d’autre part. Watson en 1997 conclut qu’une « femme doit avorter si son enfant possède des gènes homosexuels » ou encore Crick écrit « qu’un nouveau-né perd son droit à la vie » s’il ne « réussit pas des tests génétiques pour être reconnu humain »19.

La variabilité des gènes est directement due à des erreurs de transcription dont certaines seraient favorables, par hasard, c’est-à-dire favoriseraient le succès reproducteur dans un environnement donné. L’évolution est donc saisie en termes binaires, un caractère phénotypique est favorable ou non à la reproduction d‘un individu, la concurrence intervient dans ce succès binaire. Dawkins20 préfère dire « l’évolution est la sélection des meilleurs gènes ». L’évolution est alors conçue comme une fonction mathématique d‘invasion, le gène se dissémine et le caractère favorable se répand progressivement dans la nouvelle population jusqu’à former une nouvelle espèce. Immortel, le gène serait donc égoïste. Mais face au déterminisme absolu du gène qui règne en biologie, Kupiec propose, par exemple, une vision plus probabiliste de l’expression génétique, qualifiée d’anarchiste, probablement beaucoup plus proche de la réalité21.

Actuellement, la théorie synergique de l’évolution tente de réactualiser la théorie moderne. Elle admet une sélection naturelle agissant à plusieurs niveaux qui peuvent se contrarier, et inclut d’autres évènements biologiques. Enfin, un consensus scientifique s’accorde sur une définition moderne de l’évolution, réduite maintenant à « des variations de fréquences relatives d’allèles (les variants des gènes) transmis d’un individu à l’autre via un support d’information biomoléculaire (l’ADN) au sein d’une population donnée ». Admettant donc un certain nombre de processus de dissémination des gènes, la théorie reste encore bizarrement ancrée dans le tri de la sélection naturelle.

Darwin et après ?

Aujourd’hui, des dizaines d’évènements non-darwiniens22 ont été découverts, les endosymbioses, la dérive génétique, les transferts horizontaux de gènes, l’épigénétique, les catastrophes, les hybridations et même la spéciation sympatrique, le déplacement de caractères et la construction des niches23. Mais il n’existe pas de consensus sur ces épisodes et beaucoup ont été réintégrés à la théorie moderne après des réinterprétations en minorant les effets. On sait aussi que l’arbre de la vie dissimule une évolution beaucoup buissonnante que linéaire24. La théorie évolutive elle-même gomme peu à peu l’idée que la concurrence serait le moteur de l’évolution et commence à incorporer la coopération25. Car comme l’affirmait déjà Piotr Kropotkine26, l’entraide est indispensable en biologie.

Comment passer en effet d’une cellule à un corps organisé sans se réunir. Les êtres vivants tirent une grande part de leur diversité de la variation fortuite des gènes. Toutefois, il est possible de proposer d’autres interprétations de l’histoire évolutive. Ainsi, le gène n’a rien d’un organisateur, il est juste un livre de cuisine27. Le gène ne peut rien faire sans que la cellule ne l’exprime. De même, on peut considérer que le vivant s’est formé, non pas le long d’une série continue, mais par morceaux, l’espèce constituant une unité discrète et fonctionnelle dans les écosystèmes. Se séparant définitivement des bactéries, des bulles prébiotiques, des cellules encore archaïques, sont entrées en interaction et leur association a formé des tissus chez les seuls eucaryotes28. C’est le principe des poupées russes29. Les interactions entre ces tissus ont fait émerger des organes, à la manière de ce que forment les siphonophores30 par exemple. La simple dynamique structurante des interactions31 a engendré des corps vivants au cours d’une longue histoire évolutive. À chaque étape de ces poupées russes, les communautés vivantes se sont liées, sans hiérarchie, sans chef, sans état central.

Ni gènes égoïstes, ni gènes altruistes, la survie n’a rien de moral et le succès reproducteur des espèces sexuées dépend souvent de la coopération des deux partenaires, ou, du moins, des apports si minimes soient-ils de chacun des protagonistes. La reproduction est une interaction car le succès reproducteur ou l’échec de l’un dépend de l’autre. C’est aussi pourquoi les conflits génomiques, biologiques et sexuels dynamisent les alliances. Le concept actuel de succès reproducteur devrait donc perdre toute dimension darwinienne.

Le succès reproducteur est typiquement dépendant des autres espèces. Le cas des espèces batésiennes illustre plus complétement encore cette relativité évolutive. Un batésien32 est une espèce dont le phénotype copie la physionomie d’une espèce venimeuse. Ainsi, les syrphes, des mouches batésiennes inoffensives, exhibent les mêmes coloris que des guêpes. Une espèce batésienne qui affiche ce même type de couleur bénéficie d’une protection relative même sans posséder d’organes venimeux. Mais si cet avantage du batésien lui conférait un plus grand succès reproducteur, les individus batésiens pourraient dépasser en nombre les individus des espèces qu’ils miment. Les prédateurs ne pourraient plus apprendre à éviter les batésiens. Du coup, leur succès reproducteur ne peut excéder celui des espèces venimeuses qu’ils copient.

Le succès reproducteur est donc contraint par l’ensemble des interactions écologiques qui dessinent l’espace-temps de l’espèce. La dynamique de l’évolution répond bien davantage à ces mathématiques du chaos permettant de mesurer comment un système très sensible à des conditions fortuites initiales, comme les nommait Henri Poincaré33, change et se modifie. C’est l’effet « papillon »34.

Une écologie évolutive

L’évolution biologique parait beaucoup plus contingente, car à chaque étape, les probabilités aléatoires se font plus fortes35. L’évolution est une écologie libertaire36, où chaque élément, chaque être vivant cherche et trouve sa place dans la communauté écologique des espèces où chacun dépend des autres et les autres de chacun. L’autonomie caractérise le vivant, alors que les virus ne sont que des miettes ratées. Nous sommes tous fait de morceaux, associés par en bas, dans une écologie qui s’organise depuis les origines dans des poupées russes et où chaque épisode rend plus probable le suivant. Et chaque moment géologique voit s’organiser des flores, des faunes, comme un château de cartes où chaque espèce qui disparaît peut mettre à terre tout l’édifice du vivant.

Il est possible de regarder les espèces comme des unités discrètes et fonctionnelles constituées de groupes d’individus qui sont d’abord susceptibles de se séduire. Pour reprendre la définition de Paterson, l’espèce serait un groupe d’individus qui possèdent en commun un système de reconnaissance spécifique37. Il faut encore nuancer cette idée, car la reconnaissance n’est jamais spécifique, mais reste individuelle. L’individu appartient à une espèce parce qu’il reconnaît un autre sans le connaître, et c’est bien sa résolution délibérée de séduction, d’affinité ou de rivalité qui accomplira la dimension spécifique. Cette espèce forme l’un des emboitements irrévocables de la série des emboitements du vivant, dans les autres éléments des poupées russes depuis l’organisation cellulaire jusqu’à l’individu et l’inscription dans les écosystèmes.

À partir de ces milliers de liaisons et de coopérations, se sont formées les communautés écologiques de notre histoire évolutive. À la fin de cette cascade évolutive faite de milliards d’interactions, c’est toujours la reproduction qui est décisive. Le sexe y a sa part. Loin de constituer un tri aveugle, l’évolution est aussi faite des multiples choix sexuels des espèces38. Les espèces existent de s’aimer et, corollaire absolu, se séparent de ne plus s’aimer39. En dépit des inconnus qui restent sur l’origine du sexe, on peut supposer qu’il dérive d’une interaction très ancienne. La théorie des « bulles libertines » interprète le sexe en tant que l’une des interactions les plus puissantes de l’évolution depuis l’apparition des premières bulles prébiotiques40. Ces bulles ont échangé de l’ADN et, répétant la réduction méiotique41, ces bulles, devenues de plus en plus libertines, ont inventé le sexe et toute sa diversité. Loin d’être une solution à la reproduction, le sexe résulterait d’une interaction archaïque. Et depuis, l’évolution n’est pas aveugle, mais résulte de choix sexuels délibérés. Les préférences sexuelles vont le plus souvent à des partenaires qui diffèrent42, entraînant la diversification du monde.

On peut par conséquent regarder l’évolution comme l’effet des interactions d’un ensemble de communautés dynamiques, théorie libertaire que je nomme l’écologie évolutive. Ces communautés libres dirigées par elles-mêmes forment ensemble sur notre planète une écologie qui évolue. Voilà, l’écologie évolutive est le résultat des milliards d’interactions qui, depuis la nuit des temps, associent les molécules entre elles, les cellules, les organes et les corps, sans hiérarchie dominante, sans chef, sans dieu, sans Darwin.

Thierry Lodé est biologiste et professeur d’écologie évolutive à l’Université d’Angers et à l’Université de Rennes 1, militant libertaire, animateur de l’émission « Science en liberté » sur Radio Libertaire.

1 Pierre-Louis de Maupertuis avait cependant déjà supposé des transformations du vivant dès 1740 : « Chaque degré d’erreur aurait fait une nouvelle espèce : et à force d’écarts répétés serait venue la diversité infinie des animaux que nous voyons aujourd’hui ».

2 « Ainsi, par l’influence des circonstances sur les habitudes, […] chaque animal peut recevoir dans ses parties et son organisation, des modifications considérables », Lamarck, 1801.

3 In Jean-Baptiste Lamarck, Zoologie philosophique, 1801. Certes, Lamarck utilise la métaphore de l’usage et du non usage des organes, mais sans expliquer en quoi les circonstances agissent sur l’usage. Darwin ou Weismann utiliseront aussi cette idée. Mais ce sont principalement les calomnies adressées par Cuvier que retiendront les darwinistes pour réduire la portée de la découverte de Lamarck.

4 L’histoire naturelle du monde biologique semble dessiner un accroissement de la complexité dans la plupart des lignées végétales et animales. Pour Lamarck, cela tient à une qualité intrinsèque du vivant. Darwin rejettera cette idée, renonçant à discerner cette apparente tendance, mais insistera sur le « progrès » évolutif.

5 Georges Buffon, Histoire naturelle,1749-1804.

6 Etienne Geoffroy Saint Hilaire 1825, d’après C. Grimoult, L’évolution biologique en France : une révolution scientifique, politique et culturelle, Ed. Droz, 2001.

7 Charles Darwin, De l’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle, ou la préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie, 1859-1863.

8 Le terme la survie du plus apte, défendue par Wallace, est utilisé par Darwin dans L’origine des espèces qu’à partir de la troisième édition.

9 Stephen Jay Gould, “Darwin’s Untimely Burial », 1976, from Philosophy of Biology: An Anthology, Rosenberg, & Arp ed., John Wiley & Sons, 2009

10 In Charles Darwin, La descendance de l’homme, 1871. Il ajoute « les différences humaines semblent agir les unes sur les autres de la même manière que la sélection naturelle – le plus fort éliminant toujours le plus faible ». Plus loin, il regrette que « les membres nuisibles de la société tendent à se reproduire plus rapidement que ses membres vertueux ». Il note également que « parmi les pauvres urbains et les femmes qui se marient très tôt, la mortalité est heureusement, semble-t-il, élevée ». Mais, si ces freins et d’autres « n’empêchent pas les imprévoyants, les malsains, et les autres membres inférieurs de la société d’accroître leur nombre plus rapidement que les hommes de la classe supérieure, la nation régressera, comme cela s’est trop fréquemment produit dans l’histoire du monde ».

11L’eugénisme est responsable de milliers de meurtres dirigés et de stérilisations forcées.

12 Emile Gautier, Le Darwinisme social, 1880.

13 « L’homme a fini ainsi par devenir supérieur à la femme. Pour rendre la femme égale à l’homme, il faudrait qu’elle fût dressée, au moment où elle devient adulte, à l’énergie et à la persévérance, que sa raison et son imagination fussent exercées au plus haut degré, elle transmettrait probablement alors ces qualités à tous ses descendants, surtout à ses filles adultes. La classe entière des femmes ne pourrait s’améliorer en suivant ce plan qu’à une seule condition, c’est que, pendant de nombreuses générations, les femmes qui posséderaient au plus haut degré les vertus dont nous venons de parler, produisissent une plus nombreuse descendance que les autres femmes. », C. Darwin, La Descendance de l’homme, 1871.

14 André Pichot, Aux origines des théories raciales de la bible à Darwin, Ed. Flammarion, 2008 et La Société pure. De Darwin à Hitler, Ed. Champs Flammarion, 2000.

15 D’après un mot que nous avons échangé avec l’anthropologue et libertaire, Charles Macdonald.

16 Et déjà en 1826, Augustin Sageret, travaillant sur l’hérédité horticole, réfute l’hérédité par mélange en insistant sur la ségrégation et la recombinaison des caractères, 50 ans avant que Mendel ne les mesure.

17 Julian Huxley en 1942 écrit Evolution: the Modern Synthesis et, avec Ernst Mayr, Systematics and the Origin of Species, 1942, il propose d’associer la génétique et la sélection naturelle en développant ce que l’on nomme alors la théorie synthétique de l’évolution. Huxley était partisan d’un eugénisme « de gauche ».

18 Lors d’un séjour en Papouasie, Mayr constate que les papous identifient le même nombre d’espèces d’oiseaux que les biologistes, donnant à l’espèce un statut de réalité biologique.

19 « Aucun nouveau-né ne devrait être reconnu humain avant d’avoir passé un certain nombre de tests portant sur sa dotation génétique […] S’il ne réussit pas ces tests, il perd son droit à la vie. » Francis Harry Crick, 1978.

20 Bien qu’il ait affirmé haut et fort son athéisme, Richard Dawkins est l’apôtre d’un darwinisme très réactionnaire qui, à la suite de la sociobiologie, affirme que le gène seul forge sa propre évolution, c’est un « gène égoïste » (1976).

21 J. J. Kupiec, Et si le vivant était anarchique, Ed. Les liens qui libèrent, 2019 et Ni dieu, ni gènes avec P. Sonigo, Ed. Seuil, 2000.

22 On nomme épisodes non-darwiniens des évènements dont l’explication ne peut pas se trouver dans la sélection darwinienne. C’est le cas par exemple des transferts de gènes horizontaux qui passent d’un organisme à un autre directement sans descendance ou encore des endosymbioses qui incorporent des anciennes bactéries, comme les mitochondries, à nos propres cellules. Paul Portier écrit dans un texte en 1918  que « tous les êtres vivants, tous les animaux […], toutes les plantes […] sont constitués par l’association, l’emboîtement de deux êtres différents », P. Portier, Les Symbiotes. Masson éd., Paris, 1918.

23 Tous ces thèmes ont été abordés dans les émissions de Radio libertaire, « Science en Liberté ». Les endosymbioses sont des inclusions d’organismes à l’intérieur d’autres organismes, comme les mitochondries, la dérive génétique est un effet aléatoire sur la fréquence des gènes, les HGT consistent dans le passage direct de gènes d’un organisme à un autre, l’épigénétique est un effet direct de l’environnement sur les gènes, le rôle des catastrophes, comme la comète participant à la fin des dinosaures, la spéciation sympatrique est la formation d’espèces nouvelles sans isolement d’habitat, le déplacement de caractères est l’effet d’une autre espèce sur les caractères de la première, la construction des niches est aussi l’œuvre des individus comme l’éléphant fabrique de la prairie en arrachant des arbres. Enfin, des émissions ont abordé l’origine du sexe, les bulles libertines, la théorie des poupées russes, etc…

24 A. Rokas A., S. B. Carroll, “Bushes in the tree of life”, PLOS Biology, november 14, 2006, 4 (11), https://journals.plos.org/plosbiology/article?id=10.1371/journal.pbio.0040352 .

25 La coopération reste toutefois souvent interprétée dans les cadres conceptuels de la parentèle ou de la sélection de groupe, plus compatibles avec la sélection naturelle.

26 Piotr Kropotkine publiera le livre L’entraide, un facteur de l’évolution en 1901.

27 J’ai développé l’image que les gènes, loin de gouverner le corps, ne constituaient qu’une sorte de livre de recettes, voire de haute cuisine, que les cellules utilisaient selon la force des interactions entre elles et les produits du métabolisme. (La biodiversité amoureuse, Ed. Odile Jacob, 2011).

28 Les eucaryotes sont tous les organismes (végétaux, champignons, protistes et animaux) dont la cellule a incorporé un noyau au cours d’une première étape décisive de l’évolution.

29 En proposant que les corps vivants se forment par en bas, en s’agglomérant de morceaux en morceaux, à la manière des poupées russes, j’ai proposé une théorie écologique de la formation du vivant, reposant sur la force structurante des interactions, voir notamment Th. Lodé, Manifeste pour une écologie évolutive. Darwin et après, Ed. Odile Jacob, 2014).

30Les siphonophores sont des « méduses » marines dont les « organes » sont formés d’une colonie d’individus différents très spécialisés.

31 Le monde vivant est un immense réseau d’interrelations et son évolution est une histoire faite de nombreux évènements et de toutes les interactions entre organes, milieux, et organismes qui structurent et dynamisent les écosystèmes, le parasitisme, l’amensalisme, la compétition, la prédation, les mutualismes, la symbiose, le commensalisme, la sexualité et les catastrophes, mais aussi la simple présence des autres comme dans le cas du déplacement de caractères ou de la construction de niches.

32 Henry Walter Bates explorait les forêts primaires d’Amazonie en 1863 quand il découvrit l’artifice de ce mimétisme anti-prédateur chez des papillons (Voir aussi Th. Lodé, Pourquoi les animaux trichent et se trompent, Ed. O Jacob, 2013).

33 « De petites différences dans les conditions initiales en engendrent de très grandes dans les phénomènes finaux […] la prédiction devient impossible et nous avons le phénomène fortuit », Henri Poincaré, Science et méthode, 1908.

34 En 1972, Edward Lorenz appelle « effet aile de papillon » le jeu aléatoire des circonstances en météorologie, retrouvant sans le nommer, le phénomène fortuit.

35 Le jeu de dés est du hasard. À chaque lancer, on peut déterminer statistiquement le nombre de chances que le dé tombe. Mais si on projette trois dés à chaque fois, les probabilités restent toujours les mêmes. Au contraire, dans l’évolution, la probabilité s’accroit sans cesse, car c’est de la contingence. Chaque évènement augmente la probabilité de l’épisode suivant. La contingence, c’est le fer à cheval mal fixé, qui fera chuter le cheval, ce qui fera tomber le cavalier qui ne pourra pas remettre son message au général qui perdra la bataille. A chaque fois, un tout petit évènement produit un effet qu’un autre évènement va décupler encore. Ces multiples petits changements précaires et insignifiants s’ajoutent et s’ajoutent encore dans l’histoire du vivant.

36 Th. Lodé, Manifeste pour une écologie évolutive. Darwin et après, op. cit.

37 Pour Hugh Paterson, toutes les espèces se caractériseraient d’abord par un système de reconnaissance spécifique (Specific Mate Recognition System), in H. E. Paterson, « A comment on “mate recognition systems” », Evolution, 1980, 34 (2): pp. 330–331.

38 Th. Lodé, Pourquoi les animaux trichent et se trompent, op. cit.

39 L’isolement reproducteur est ce qui forme une espèce et cet isolement est loin d’être absolu.

40 Th Lodé, Sex is not a solution for reproduction: the libertine bubble theory”, BioEssays, 2011, 33 (6): pp. 419-422,The origin of sex was interaction, not reproduction (what’s sex really all about)”, NewScientist, November 2011, 2837: pp. 30-31, et “Have sex or not? Lessons from bacteria”, Sexual Development, 2012, 6 (6): pp. 325-328

41 La méiose constitue le fondement de la sexualité en opérant deux divisions cellulaires successives, la première qui divise le matériel génétique, la seconde qui élabore les gamètes, les cellules sexuelles.

42 Les choix sexuels portent le plus souvent sur des indices révélés par le système immunitaire (MHC) et chacun s’efforce de choisir un partenaire compatible génétiquement mais différent ou complémentaire par son MHC. Loin de chercher les « meilleurs gènes », la sexualité produit ainsi d’abord de la diversité.

Critique du darwinisme : Dieu, retour par la fenêtre

Sur le texte de Thierry Lodé

Par Samuel Johsua
Physicien de formation, je ne suis que de trop habitué aux agacements provoqués chez moi par celles et ceux qui s’engagent dans ce domaine sans rien y connaître. Le plus notable étant les innombrables « la nature a horreur du vide », attribué au vénérable Aristote. Alors que de vide il n’y a quasiment que ça dans le vaste univers. Aussi je me garderai bien d’en venir au fond du texte de Thierry Lodé. Juste un étonnement que, sur la question si disputée de la liaison supposée entre Darwin lui-même et le « darwinisme social », (autrement dit ici réservé aux sociétés humaines) il ne soit pas même pas fait référence aux travaux de Patrick Tort qui défend de longue date la thèse inverse. Ni à ceux de son acolyte Guillaume Lecointre, du Muséum d’Histoire Naturelle, comme des apports du cladisme, même pas discuté. Ni conséquemment au concept d’émergence et donc à d’autres hypothèses quant à l’évolution (Collectif, L’évolution : de l’univers aux sociétés : Objets et concepts, Paris, Éditions Matériologiques, coll. « Science & philosophie », 2015, 502 p.). Il me revient aussi l’impact que fut pour moi en son temps la théorie des équilibres ponctués de Gould.
J’y reviens donc, pas question de m’aventurer à délivrer du fond de mon incompétence des satisfécits aux uns ou aux autres. Mon souci est encore ailleurs, quand je lis en conclusion une phrase comme celle-ci, « Ces communautés libres dirigées par elles-mêmes… ». Sans doute trop anthropocentré, j’ai du mal à me faire à l’idée de plantes alpines parvenant à se maintenir dans leur environnement comme « des communautés libres dirigées par elles-mêmes… ».
Peut-être après tout, peut-être pas. Et alors ? Tout se passe ici comme s’il fallait qu’il en soit ainsi pour que le rêve de Kropotkine ait une validité. Le même souci que celui de Engels tenant coûte que coûte à ce que le matérialisme historique soit fondé, sous peine d’être jeté aux orties, sur une « dialectique de la nature ». Et qui bataillait mordicus pour effacer ce qui, d’évidence, dialectique ne l’était pas dès la physique de son temps. Par exemple les principes de conservation, dont le plus célèbre, le premier, celui de conservation de l’énergie.
Mais c’est tout le débat. Non nous n’avons pas besoin que « la nature » soit de bout en bout fidèle à la dialectique hégélienne (elle a aussi des aspects dialectiques…) pour que le matérialisme historique propre aux sociétés humaines soit valide. Ou pas. C’est juste une question différente. Ainsi nous sommes, me suis-je laissé dire, nous humains, cousins à la fois des chimpanzés et des bonobos. Où la situation des femelles varie du tout au tout. Devrait-on trouver chez un ancêtre commun la validité de notre combat pour l’égalité hommes/femmes ? Pour paraphraser Marx : une femme est une femme (et bon courage à celles et ceux qui s’attachent à préciser ce qu’une telle déclaration a priori évidente peut bien vouloir dire). Mais ce n’est que dans certaines conditions sociales qu’elles sont reléguées dans la cuisine. Pour les en sortir il faut juste des combats, pas toujours faciles. Mais la recherche d’un appui dans « l’évolution » ne nous sera d’aucune aide, puisqu’elle a donné les bonobos certes, mais aussi les chimpanzés. Ce travail idéologique est l’exact pendant de ceux qui ont calqué leur darwinisme social sur l’image qu’ils se faisaient de la société qu’ils avaient sous les yeux, « naturalisée » pour l’occasion. Et si c’est pour une société libertaire, voilà qu’on va s’exiger comme condition une évolution qui y conduit « par nature ». La téléologie donc. Dieu par conséquence, qui, chassé par la porte, revient par la fenêtre.
Dans ces domaines mieux vaut s’en tenir à la formule lacanienne « Nature Elle Ment ». Évidemment rien de ce que nous faisons, construisons, imaginons, ne peut être « hors de la nature », à la mode du dualisme cartésien. Au final qu’on parle « bio » ou « produit chimique » c’est toujours le tableau de Mendeleïv qui fait référence. Mais la nature peut nous mentir aussi, se donnant difficilement à voir sans travers idéologique. Pour penser l’émancipation, mieux vaut, instruit par les dérives du passé, ne pas trop la solliciter, mais se laisser guider par nos exigences d’éga/liberté qui peuvent largement se soutenir d’elles-mêmes.
Samuel Johsua est didacticien des sciences, professeur à l’Université Aix Marseille, militant anticapitaliste

Précisions et réponse à Samuel Johsua

Par Thierry Lodé

On pouvait aisément s’attendre à ce type de réplique et je remercie le Professeur Samuel Johsua de la finesse humoristique de ses propos.
Revenons. Chacun connaît les arguments de P. Tort répétés depuis l’école, qui s’emploie à une exégèse savante affirmant que le darwinisme biologique doit être séparé du darwinisme social qui en serait une caricature. Certes la contribution de Darwin a été importante, mais ici les citations de Darwin éclairent plutôt négativement cette allégation de Tort et chacun peut librement estimer l’eugénisme dans son œuvre. D’autant que les premiers darwinistes ont presque tous été eugénistes, affirmant que l’élimination sélective était la seule force universelle de l’évolution, depuis Haeckel et la fondation de la société de Thulé pré-nazi jusqu’à Crick en passant par Huxley, Carrel et d’autres. Je n’accuse nullement Darwin d’en être à l’origine, mais débarrasser la biologie de cet eugénisme idéologique me semblerait aussi profitable que d’avoir ôté tout racisme de la génétique ou tout géocentrisme de l’astrophysique. Il faudrait tout au moins en reconnaître l’erreur.
Le cladisme défini par W. Henning constitue un mode de classification qui privilégie le classement des espèces à partir des caractères nouveaux apparus (apomorphies) pour élaborer les clades des phylogénies modernes. La théorie des équilibres ponctués contredit le gradualisme darwinien en soulignant l’alternance de crises et de stases dans les séries de fossiles. De plus, Gould réfute aussi l’adaptationnisme, et, à travers le concept d’exaptation, ouvre encore les limites du darwinisme. D’autres encore comme Baldwin ou E. Koonin ont proposé de réintroduire Lamarck dans la théorie moderne. Enfin, Richard Lewontin a été traité d’idéologue communiste alors qu’il a libéré la génétique du racisme et que sa théorie de la construction des niches est aujourd’hui devenue une des clés de la compréhension de l’évolution du vivant.
Aussi bien les communautés alpines que les autres se partagent l’espace à travers une auto-organisation dynamique, à travers des cascades d’interactions depuis la photosynthèse jusqu’à leur prédation par les herbivores. À vrai dire, J.-J. Kupiec fait la même remarque en affirmant que les êtres vivants ne seraient pas des « sociétés centralisées de cellules », obéissant aux ordres du génome ou du milieu, mais des « communautés de cellules anarchistes »…
Je doute que Kropotkine ait eu le « même rêve » que Engels. Quant à « la reproduction différentielle », à la base de la variation du vivant, elle a peu à voir avec la tentative stalinienne d’application de la dialectique à la physique. D’ailleurs, depuis son introduction par Lamarck, puis chez Darwin, le concept de « reproduction différentielle » fait partie intégrante du fait évolutif et son rôle n’est minimisé que chez Dawkins et la « sélection des bons gènes ». L’écologie évolutive n’est donc pas anti darwinienne, mais alterdarwinienne.
La question fondamentale de la biologie reste « comment apparaît la diversité biologique ? » et l’élimination sélective ne me paraît pas la bonne réponse. L’évolution est une histoire évolutive, parcourue de tensions, depuis les conflits génomiques jusqu’au conflit sexuel et il ne s’agit pas d’occulter l’importance de ces conflits dans la dynamique des interactions. J’ai d’ailleurs largement écrit sur le rôle du conflit sexuel qui entraîne une coévolution antagoniste, un tir à la corde évolutif. Reconnaître ce conflit n’est évidemment pas valider les inégalités sexistes ou sociales. La gestion des situations de conflits diffère en effet dans l’organisation sociale, chez les humains, les chimpanzés et les bonobos et bien d’autres encore. Chez les animaux, c’est davantage dans leur socioécologie que dans leurs gènes que se jouent ces différences. À ma connaissance et à chaque fois, l’histoire sociale des humains est bien l’histoire des dominants, mais aussi celle des résistances à ces dominations sociales. Il n’y a en effet nul besoin de chercher dans la nature une validité du capitalisme, de la féodalité ou du communisme même libertaire, quand bien même notre planète est finie et que son exploitation démesurée valide largement un besoin de modération ou de décroissance.
Alors que toute l’écologie évolutive s’imprègne du rôle des causes proximales contre les supposées causes finales, il paraît bien tortueux d’y reloger quelques relents de prétendu créationnisme qui ferait rentrer dieu par les fenêtres. Il n’y a aucune téléologie à mesurer le rôle structurant des interactions écologiques. La nature ne veut pas notre bonheur, elle est indifférente. Son auto-organisation relève seulement de l’effet structurant des interactions dans les écosystèmes, dont les plus stables s’avèrent les plus pérennes. Le terme « libertaire » reste donc ici purement descriptif et critiquable, comme le fut le terme « égoïste » chez Dawkins. Il ne s’agit pas de chercher un « modèle libertaire » dans la nature, mais de constater le rôle des cascades d’interactions, plus ou moins délibérées, et du conflit sexuel dans l’équilibre précaire des interrelations écologiques. Je propose que cette dynamique sans dieu et sans chefs, mais pas sans conflits, constituerait la force évolutive structurante de l’écologie de notre monde. D’ailleurs, puisque Darwin place la concurrence,- une interaction donc -, comme moteur de l’évolution, on voit mal pourquoi insister sur le rôle de toutes les autres interactions et de la sexualité introduirait du divin dans l’évolution. Le fondement de l’écologie évolutive reste entier dans la reproduction différentielle. Ce terme est largement préférable à celui de sélection, car il n’est connoté ni par l’idée d’un grand sélectionneur, ni par celle d’une élimination eugéniste, toute sélective qu’elle soit. La reproduction diffère simplement d’un individu à un autre.
La théorie de l’écologie évolutive reste ainsi une alternative pour penser l’évolution du monde vivant en sortant des archétypes eugénistes encore enseignés comme des vérités naturelles. En cela, elle n’a qu’une validité heuristique provisoire. Enfin, la justesse scientifique du tableau des éléments, de l’endosymbiose, de la constitution de l’ADN ou de l’embryogenèse n’empêchent nullement qu’il faille aussi entrevoir le rôle social des scientifiques eux-mêmes dans le maintien et la construction de ce vieux monde.

Thierry Lodé est biologiste et professeur d’écologie évolutive à l’Université d’Angers et à l’Université de Rennes 1, militant libertaire, animateur de l’émission « Science en liberté » sur Radio Libertaire.

Ni Dieu, Ni Darwin, l’écologie évolutive

Par Thierry Lodé

« Ce n’est pas l’un des moindres avantages de l’autogestion généralisée

que la bataille pour la vie y supplante la sinistre struggle for life. »

Raoul Vaneigem

Depuis des années où on la croyait figée, l’évolution évolue encore. Car peu à peu se découvre que le vivant est apparu et s’organise comme une commune libertaire.

Dieu disparaît de la biologie

Revenons. C’est Lamarck qui, le premier1, entre 1799 et 1809, va formuler la thèse de l’évolution biologique. Les espèces proviennent toutes de la nature et se transforment au cours des temps. Ce changement est une réponse aux circonstances et l’action du milieu serait prépondérante2. Mais c’est la reproduction qui en est la clé3 : « Tout ce que la nature a fait perdre ou acquérir par l’influence des circonstances […] elle le conserve par la génération aux nouveaux individus qui en proviennent, pourvu que les changements acquis soient communs aux deux sexes ». Il existerait un processus de complexification, lié à la physique du vivant4. Il invente l’idée de l’arbre du vivant. L’évolution n’obéit cependant ni à une volonté supérieure ni à un projet de la nature. Il découvre que les oiseaux descendent des reptiles et esquisse aussi un scénario de l’évolution de l’humain à partir d’un singe primitif. Mais Buffon auparavant avait déjà osé placer l’humain parmi les primates5. Geoffroy Saint-Hilaire exulte dès 1835 « d’où les crocodiles de l’époque actuelle peuvent descendre, par une succession ininterrompue, des espèces antédiluviennes, retrouvées aujourd’hui à l’état fossile »6. Devant ce coup de génie, Lyell écrira à Darwin en 1848, « Avec Lamarck, l’évolution est le résultat d’une loi et non d’une intervention miraculeuse ». Dieu pouvait disparaître de la biologie.

Alors que les évolutionnistes français sont encore vilipendés par un Cuvier royaliste, l’évolution fait son chemin bien que souvent traitée par les officiels d’avatar de la révolution française. Darwin se convertit à l’évolution en 1848. Il veut apporter une théorie qu’il espère décisive, c’est la sélection naturelle7, écrit en 1859. L’évolution est inévitablement avantageuse : la sélection est un filtre aveugle qui trie les individus dans la lutte pour la vie selon leurs variations inhérentes. Darwin fait alors de la concurrence le moteur de ce tri, moteur de l’évolution biologique8. Ce n’est pas neuf. La rivalité économique n’a rien de nouveau dans le capitalisme victorien triomphant. « Il est curieux, écrivait Marx en 1862, de voir comment Darwin retrouve chez les bêtes et les végétaux sa société anglaise avec la division du travail, la concurrence, l’ouverture de nouveaux marchés… et la « lutte pour la vie » de Thomas Malthus ». Évidemment, dans la nature, tous les survivants possèdent des aptitudes qui les ont fait survivre. On reprochera au texte cette curieuse tautologie9 qui, imprégnant l’ensemble du darwinisme, le rend pratiquement indiscutable. Toutefois, la mesure de la sélection naturelle reste l’adaptation, c’est-à-dire la survie des individus et leur reproduction différentielle. Cette théorie historique reste aujourd’hui admise comme la théorie fondatrice de la biologie évolutionniste par la communauté scientifique.

Darwin, darwiniste social

Mais Darwin va plus loin encore. En 1871, il décide d’appliquer sa sélection naturelle à l’espèce humaine et aux sociétés dans son livre La descendance de l’homme. Empruntant à Spencer la conception eugéniste de la survie du plus apte, il juge que l’être humain est le résultat d’un très long processus de sélection naturelle. Il affirme que la civilisation empêche le bon déroulement de la sélection naturelle et écrit « c’est principalement grâce à leur pouvoir que les races civilisées se répandent […] jusqu’à prendre la place des races inférieures. » Ou encore « Nous autres hommes civilisés, au contraire, faisons tout notre possible pour mettre un frein au processus de l’élimination ; nous construisons des asiles pour les idiots, les estropiés et les malades ; nous instituons des lois sur les pauvres […] Ainsi, les membres faibles des sociétés civilisées propagent leur nature et en conséquence, nous devons subir sans nous plaindre les effets incontestablement mauvais générés par les faibles qui survivent et propagent leur espèce10 ». On insiste toutefois sur le fait que ces « imprudences littéraires » sont modérées par des compléments moins incisifs, minorant l’utilité de mesures sélectives dans nos sociétés humaines.

Certes Darwin n’est pas responsable des horreurs eugénistes, mais ces mots valident naturellement le darwinisme social que son cousin Francis Galton instaurera en fondant l’eugénisme en 188311. Galton consacrera sa fougue à la défense du darwinisme. Les socialistes n’ont trouvé, dans le darwinisme, que de quoi étayer leurs critiques de l’obscurantisme, mais, qu’on ne s’y trompe pas, c’est bien l’idée lamarckienne d’une évolution autonome et matérielle et celle d’un humain dégagé du singe primitif que honnissent les créationnistes. Les réactionnaires, eux, s’emparèrent du darwinisme pour justifier l’exploitation capitaliste et le colonialisme. Toutefois, dès 1880, l’anarchiste Émile Gautier12 essaiera de contrer l’idéologie darwinienne avec verve. Car c’est bien au nom de la « nature » que s’acharne l’hystérie des racistes, des sexistes, des nationalistes et des fanatiques. Darwin s’avère également plutôt sexiste, décrivant les femmes comme inférieures aux hommes13. Plus tard, l’historien André Pichot14 constatera : « Darwin raisonne d’abord dans une optique de darwinisme social. Et c’est ce darwinisme social qui a fait le succès du darwinisme biologique de la sélection naturelle ».

En tout état de cause, les tendances eugénistes de Darwin ne sont guère discutables. Aujourd’hui finalement, toujours présent à l’école, dans les entreprises, dans le monde marchand, le darwinisme social est au darwinisme biologique ce que le stalinisme a été au léninisme15, une application froide et méthodique.

Néodarwinisme et gènes égoïstes

Pendant ce temps, la génétique se développera, avec Sageret16 qui découvrira dès 1826, l’indépendance des caractères héréditaires, Pyrame de Candolle, puis Naudin qui établiront les lois de l’hérédité. Plus tard vers 1920, Thomas Hunt Morgan reconnaîtra dans le gène le support héréditaire des caractères et des variations aléatoires du génome. Après les premières corrections de Weismann vers 1890, et suite à l’épisode nazi, il faudra encore nettoyer la théorie des errements racistes et eugénistes. Huxley et Mayr proposent la théorie synthétique de l’évolution17, c’est le second néodarwinisme.

Darwin jugeait « les espèces comme de simples catégories arbitraires inventées pour notre commodité ». On peut en effet, considérer le flux du vivant comme une ligne continue dont la fragmentation en espèces ne consisterait qu’en des coupures arbitrairement définies par la biologie. Ou pas. Ainsi, Mayr, reprenant l’idée de Buffon, reconnait à l’espèce une propriété intrinsèque a priori18. Mayr invente l’isolement reproducteur comme fondement d’une espèce. L’évolution reste la sélection des individus, mais il s’ajoute le tri aveugle de leurs gènes à travers leur succès reproducteur. La sélection naturelle présente plus clairement ses deux facettes, l’élimination des gènes à faible valeur adaptative d’une part, et le succès reproducteur différentiel d’autre part. Watson en 1997 conclut qu’une « femme doit avorter si son enfant possède des gènes homosexuels » ou encore Crick écrit « qu’un nouveau-né perd son droit à la vie » s’il ne « réussit pas des tests génétiques pour être reconnu humain »19.

La variabilité des gènes est directement due à des erreurs de transcription dont certaines seraient favorables, par hasard, c’est-à-dire favoriseraient le succès reproducteur dans un environnement donné. L’évolution est donc saisie en termes binaires, un caractère phénotypique est favorable ou non à la reproduction d‘un individu, la concurrence intervient dans ce succès binaire. Dawkins20 préfère dire « l’évolution est la sélection des meilleurs gènes ». L’évolution est alors conçue comme une fonction mathématique d‘invasion, le gène se dissémine et le caractère favorable se répand progressivement dans la nouvelle population jusqu’à former une nouvelle espèce. Immortel, le gène serait donc égoïste. Mais face au déterminisme absolu du gène qui règne en biologie, Kupiec propose, par exemple, une vision plus probabiliste de l’expression génétique, qualifiée d’anarchiste, probablement beaucoup plus proche de la réalité21.

Actuellement, la théorie synergique de l’évolution tente de réactualiser la théorie moderne. Elle admet une sélection naturelle agissant à plusieurs niveaux qui peuvent se contrarier, et inclut d’autres évènements biologiques. Enfin, un consensus scientifique s’accorde sur une définition moderne de l’évolution, réduite maintenant à « des variations de fréquences relatives d’allèles (les variants des gènes) transmis d’un individu à l’autre via un support d’information biomoléculaire (l’ADN) au sein d’une population donnée ». Admettant donc un certain nombre de processus de dissémination des gènes, la théorie reste encore bizarrement ancrée dans le tri de la sélection naturelle.

Darwin et après ?

Aujourd’hui, des dizaines d’évènements non-darwiniens22 ont été découverts, les endosymbioses, la dérive génétique, les transferts horizontaux de gènes, l’épigénétique, les catastrophes, les hybridations et même la spéciation sympatrique, le déplacement de caractères et la construction des niches23. Mais il n’existe pas de consensus sur ces épisodes et beaucoup ont été réintégrés à la théorie moderne après des réinterprétations en minorant les effets. On sait aussi que l’arbre de la vie dissimule une évolution beaucoup buissonnante que linéaire24. La théorie évolutive elle-même gomme peu à peu l’idée que la concurrence serait le moteur de l’évolution et commence à incorporer la coopération25. Car comme l’affirmait déjà Piotr Kropotkine26, l’entraide est indispensable en biologie.

Comment passer en effet d’une cellule à un corps organisé sans se réunir. Les êtres vivants tirent une grande part de leur diversité de la variation fortuite des gènes. Toutefois, il est possible de proposer d’autres interprétations de l’histoire évolutive. Ainsi, le gène n’a rien d’un organisateur, il est juste un livre de cuisine27. Le gène ne peut rien faire sans que la cellule ne l’exprime. De même, on peut considérer que le vivant s’est formé, non pas le long d’une série continue, mais par morceaux, l’espèce constituant une unité discrète et fonctionnelle dans les écosystèmes. Se séparant définitivement des bactéries, des bulles prébiotiques, des cellules encore archaïques, sont entrées en interaction et leur association a formé des tissus chez les seuls eucaryotes28. C’est le principe des poupées russes29. Les interactions entre ces tissus ont fait émerger des organes, à la manière de ce que forment les siphonophores30 par exemple. La simple dynamique structurante des interactions31 a engendré des corps vivants au cours d’une longue histoire évolutive. À chaque étape de ces poupées russes, les communautés vivantes se sont liées, sans hiérarchie, sans chef, sans état central.

Ni gènes égoïstes, ni gènes altruistes, la survie n’a rien de moral et le succès reproducteur des espèces sexuées dépend souvent de la coopération des deux partenaires, ou, du moins, des apports si minimes soient-ils de chacun des protagonistes. La reproduction est une interaction car le succès reproducteur ou l’échec de l’un dépend de l’autre. C’est aussi pourquoi les conflits génomiques, biologiques et sexuels dynamisent les alliances. Le concept actuel de succès reproducteur devrait donc perdre toute dimension darwinienne.

Le succès reproducteur est typiquement dépendant des autres espèces. Le cas des espèces batésiennes illustre plus complétement encore cette relativité évolutive. Un batésien32 est une espèce dont le phénotype copie la physionomie d’une espèce venimeuse. Ainsi, les syrphes, des mouches batésiennes inoffensives, exhibent les mêmes coloris que des guêpes. Une espèce batésienne qui affiche ce même type de couleur bénéficie d’une protection relative même sans posséder d’organes venimeux. Mais si cet avantage du batésien lui conférait un plus grand succès reproducteur, les individus batésiens pourraient dépasser en nombre les individus des espèces qu’ils miment. Les prédateurs ne pourraient plus apprendre à éviter les batésiens. Du coup, leur succès reproducteur ne peut excéder celui des espèces venimeuses qu’ils copient.

Le succès reproducteur est donc contraint par l’ensemble des interactions écologiques qui dessinent l’espace-temps de l’espèce. La dynamique de l’évolution répond bien davantage à ces mathématiques du chaos permettant de mesurer comment un système très sensible à des conditions fortuites initiales, comme les nommait Henri Poincaré33, change et se modifie. C’est l’effet « papillon »34.

Une écologie évolutive

L’évolution biologique parait beaucoup plus contingente, car à chaque étape, les probabilités aléatoires se font plus fortes35. L’évolution est une écologie libertaire36, où chaque élément, chaque être vivant cherche et trouve sa place dans la communauté écologique des espèces où chacun dépend des autres et les autres de chacun. L’autonomie caractérise le vivant, alors que les virus ne sont que des miettes ratées. Nous sommes tous fait de morceaux, associés par en bas, dans une écologie qui s’organise depuis les origines dans des poupées russes et où chaque épisode rend plus probable le suivant. Et chaque moment géologique voit s’organiser des flores, des faunes, comme un château de cartes où chaque espèce qui disparaît peut mettre à terre tout l’édifice du vivant.

Il est possible de regarder les espèces comme des unités discrètes et fonctionnelles constituées de groupes d’individus qui sont d’abord susceptibles de se séduire. Pour reprendre la définition de Paterson, l’espèce serait un groupe d’individus qui possèdent en commun un système de reconnaissance spécifique37. Il faut encore nuancer cette idée, car la reconnaissance n’est jamais spécifique, mais reste individuelle. L’individu appartient à une espèce parce qu’il reconnaît un autre sans le connaître, et c’est bien sa résolution délibérée de séduction, d’affinité ou de rivalité qui accomplira la dimension spécifique. Cette espèce forme l’un des emboitements irrévocables de la série des emboitements du vivant, dans les autres éléments des poupées russes depuis l’organisation cellulaire jusqu’à l’individu et l’inscription dans les écosystèmes.

À partir de ces milliers de liaisons et de coopérations, se sont formées les communautés écologiques de notre histoire évolutive. À la fin de cette cascade évolutive faite de milliards d’interactions, c’est toujours la reproduction qui est décisive. Le sexe y a sa part. Loin de constituer un tri aveugle, l’évolution est aussi faite des multiples choix sexuels des espèces38. Les espèces existent de s’aimer et, corollaire absolu, se séparent de ne plus s’aimer39. En dépit des inconnus qui restent sur l’origine du sexe, on peut supposer qu’il dérive d’une interaction très ancienne. La théorie des « bulles libertines » interprète le sexe en tant que l’une des interactions les plus puissantes de l’évolution depuis l’apparition des premières bulles prébiotiques40. Ces bulles ont échangé de l’ADN et, répétant la réduction méiotique41, ces bulles, devenues de plus en plus libertines, ont inventé le sexe et toute sa diversité. Loin d’être une solution à la reproduction, le sexe résulterait d’une interaction archaïque. Et depuis, l’évolution n’est pas aveugle, mais résulte de choix sexuels délibérés. Les préférences sexuelles vont le plus souvent à des partenaires qui diffèrent42, entraînant la diversification du monde.

On peut par conséquent regarder l’évolution comme l’effet des interactions d’un ensemble de communautés dynamiques, théorie libertaire que je nomme l’écologie évolutive. Ces communautés libres dirigées par elles-mêmes forment ensemble sur notre planète une écologie qui évolue. Voilà, l’écologie évolutive est le résultat des milliards d’interactions qui, depuis la nuit des temps, associent les molécules entre elles, les cellules, les organes et les corps, sans hiérarchie dominante, sans chef, sans dieu, sans Darwin.

Thierry Lodé est biologiste et professeur d’écologie évolutive à l’Université d’Angers et à l’Université de Rennes 1, militant libertaire, animateur de l’émission « Science en liberté » sur Radio Libertaire.

1 Pierre-Louis de Maupertuis avait cependant déjà supposé des transformations du vivant dès 1740 : « Chaque degré d’erreur aurait fait une nouvelle espèce : et à force d’écarts répétés serait venue la diversité infinie des animaux que nous voyons aujourd’hui ».

2 « Ainsi, par l’influence des circonstances sur les habitudes, […] chaque animal peut recevoir dans ses parties et son organisation, des modifications considérables », Lamarck, 1801.

3 In Jean-Baptiste Lamarck, Zoologie philosophique, 1801. Certes, Lamarck utilise la métaphore de l’usage et du non usage des organes, mais sans expliquer en quoi les circonstances agissent sur l’usage. Darwin ou Weismann utiliseront aussi cette idée. Mais ce sont principalement les calomnies adressées par Cuvier que retiendront les darwinistes pour réduire la portée de la découverte de Lamarck.

4 L’histoire naturelle du monde biologique semble dessiner un accroissement de la complexité dans la plupart des lignées végétales et animales. Pour Lamarck, cela tient à une qualité intrinsèque du vivant. Darwin rejettera cette idée, renonçant à discerner cette apparente tendance, mais insistera sur le « progrès » évolutif.

5 Georges Buffon, Histoire naturelle,1749-1804.

6 Etienne Geoffroy Saint Hilaire 1825, d’après C. Grimoult, L’évolution biologique en France : une révolution scientifique, politique et culturelle, Ed. Droz, 2001.

7 Charles Darwin, De l’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle, ou la préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie, 1859-1863.

8 Le terme la survie du plus apte, défendue par Wallace, est utilisé par Darwin dans L’origine des espèces qu’à partir de la troisième édition.

9 Stephen Jay Gould, “Darwin’s Untimely Burial », 1976, from Philosophy of Biology: An Anthology, Rosenberg, & Arp ed., John Wiley & Sons, 2009

10 In Charles Darwin, La descendance de l’homme, 1871. Il ajoute « les différences humaines semblent agir les unes sur les autres de la même manière que la sélection naturelle – le plus fort éliminant toujours le plus faible ». Plus loin, il regrette que « les membres nuisibles de la société tendent à se reproduire plus rapidement que ses membres vertueux ». Il note également que « parmi les pauvres urbains et les femmes qui se marient très tôt, la mortalité est heureusement, semble-t-il, élevée ». Mais, si ces freins et d’autres « n’empêchent pas les imprévoyants, les malsains, et les autres membres inférieurs de la société d’accroître leur nombre plus rapidement que les hommes de la classe supérieure, la nation régressera, comme cela s’est trop fréquemment produit dans l’histoire du monde ».

11L’eugénisme est responsable de milliers de meurtres dirigés et de stérilisations forcées.

12 Emile Gautier, Le Darwinisme social, 1880.

13 « L’homme a fini ainsi par devenir supérieur à la femme. Pour rendre la femme égale à l’homme, il faudrait qu’elle fût dressée, au moment où elle devient adulte, à l’énergie et à la persévérance, que sa raison et son imagination fussent exercées au plus haut degré, elle transmettrait probablement alors ces qualités à tous ses descendants, surtout à ses filles adultes. La classe entière des femmes ne pourrait s’améliorer en suivant ce plan qu’à une seule condition, c’est que, pendant de nombreuses générations, les femmes qui posséderaient au plus haut degré les vertus dont nous venons de parler, produisissent une plus nombreuse descendance que les autres femmes. », C. Darwin, La Descendance de l’homme, 1871.

14 André Pichot, Aux origines des théories raciales de la bible à Darwin, Ed. Flammarion, 2008 et La Société pure. De Darwin à Hitler, Ed. Champs Flammarion, 2000.

15 D’après un mot que nous avons échangé avec l’anthropologue et libertaire, Charles Macdonald.

16 Et déjà en 1826, Augustin Sageret, travaillant sur l’hérédité horticole, réfute l’hérédité par mélange en insistant sur la ségrégation et la recombinaison des caractères, 50 ans avant que Mendel ne les mesure.

17 Julian Huxley en 1942 écrit Evolution: the Modern Synthesis et, avec Ernst Mayr, Systematics and the Origin of Species, 1942, il propose d’associer la génétique et la sélection naturelle en développant ce que l’on nomme alors la théorie synthétique de l’évolution. Huxley était partisan d’un eugénisme « de gauche ».

18 Lors d’un séjour en Papouasie, Mayr constate que les papous identifient le même nombre d’espèces d’oiseaux que les biologistes, donnant à l’espèce un statut de réalité biologique.

19 « Aucun nouveau-né ne devrait être reconnu humain avant d’avoir passé un certain nombre de tests portant sur sa dotation génétique […] S’il ne réussit pas ces tests, il perd son droit à la vie. » Francis Harry Crick, 1978.

20 Bien qu’il ait affirmé haut et fort son athéisme, Richard Dawkins est l’apôtre d’un darwinisme très réactionnaire qui, à la suite de la sociobiologie, affirme que le gène seul forge sa propre évolution, c’est un « gène égoïste » (1976).

21 J. J. Kupiec, Et si le vivant était anarchique, Ed. Les liens qui libèrent, 2019 et Ni dieu, ni gènes avec P. Sonigo, Ed. Seuil, 2000.

22 On nomme épisodes non-darwiniens des évènements dont l’explication ne peut pas se trouver dans la sélection darwinienne. C’est le cas par exemple des transferts de gènes horizontaux qui passent d’un organisme à un autre directement sans descendance ou encore des endosymbioses qui incorporent des anciennes bactéries, comme les mitochondries, à nos propres cellules. Paul Portier écrit dans un texte en 1918  que « tous les êtres vivants, tous les animaux […], toutes les plantes […] sont constitués par l’association, l’emboîtement de deux êtres différents », P. Portier, Les Symbiotes. Masson éd., Paris, 1918.

23 Tous ces thèmes ont été abordés dans les émissions de Radio libertaire, « Science en Liberté ». Les endosymbioses sont des inclusions d’organismes à l’intérieur d’autres organismes, comme les mitochondries, la dérive génétique est un effet aléatoire sur la fréquence des gènes, les HGT consistent dans le passage direct de gènes d’un organisme à un autre, l’épigénétique est un effet direct de l’environnement sur les gènes, le rôle des catastrophes, comme la comète participant à la fin des dinosaures, la spéciation sympatrique est la formation d’espèces nouvelles sans isolement d’habitat, le déplacement de caractères est l’effet d’une autre espèce sur les caractères de la première, la construction des niches est aussi l’œuvre des individus comme l’éléphant fabrique de la prairie en arrachant des arbres. Enfin, des émissions ont abordé l’origine du sexe, les bulles libertines, la théorie des poupées russes, etc…

24 A. Rokas A., S. B. Carroll, “Bushes in the tree of life”, PLOS Biology, november 14, 2006, 4 (11), https://journals.plos.org/plosbiology/article?id=10.1371/journal.pbio.0040352 .

25 La coopération reste toutefois souvent interprétée dans les cadres conceptuels de la parentèle ou de la sélection de groupe, plus compatibles avec la sélection naturelle.

26 Piotr Kropotkine publiera le livre L’entraide, un facteur de l’évolution en 1901.

27 J’ai développé l’image que les gènes, loin de gouverner le corps, ne constituaient qu’une sorte de livre de recettes, voire de haute cuisine, que les cellules utilisaient selon la force des interactions entre elles et les produits du métabolisme. (La biodiversité amoureuse, Ed. Odile Jacob, 2011).

28 Les eucaryotes sont tous les organismes (végétaux, champignons, protistes et animaux) dont la cellule a incorporé un noyau au cours d’une première étape décisive de l’évolution.

29 En proposant que les corps vivants se forment par en bas, en s’agglomérant de morceaux en morceaux, à la manière des poupées russes, j’ai proposé une théorie écologique de la formation du vivant, reposant sur la force structurante des interactions, voir notamment Th. Lodé, Manifeste pour une écologie évolutive. Darwin et après, Ed. Odile Jacob, 2014).

30Les siphonophores sont des « méduses » marines dont les « organes » sont formés d’une colonie d’individus différents très spécialisés.

31 Le monde vivant est un immense réseau d’interrelations et son évolution est une histoire faite de nombreux évènements et de toutes les interactions entre organes, milieux, et organismes qui structurent et dynamisent les écosystèmes, le parasitisme, l’amensalisme, la compétition, la prédation, les mutualismes, la symbiose, le commensalisme, la sexualité et les catastrophes, mais aussi la simple présence des autres comme dans le cas du déplacement de caractères ou de la construction de niches.

32 Henry Walter Bates explorait les forêts primaires d’Amazonie en 1863 quand il découvrit l’artifice de ce mimétisme anti-prédateur chez des papillons (Voir aussi Th. Lodé, Pourquoi les animaux trichent et se trompent, Ed. O Jacob, 2013).

33 « De petites différences dans les conditions initiales en engendrent de très grandes dans les phénomènes finaux […] la prédiction devient impossible et nous avons le phénomène fortuit », Henri Poincaré, Science et méthode, 1908.

34 En 1972, Edward Lorenz appelle « effet aile de papillon » le jeu aléatoire des circonstances en météorologie, retrouvant sans le nommer, le phénomène fortuit.

35 Le jeu de dés est du hasard. À chaque lancer, on peut déterminer statistiquement le nombre de chances que le dé tombe. Mais si on projette trois dés à chaque fois, les probabilités restent toujours les mêmes. Au contraire, dans l’évolution, la probabilité s’accroit sans cesse, car c’est de la contingence. Chaque évènement augmente la probabilité de l’épisode suivant. La contingence, c’est le fer à cheval mal fixé, qui fera chuter le cheval, ce qui fera tomber le cavalier qui ne pourra pas remettre son message au général qui perdra la bataille. A chaque fois, un tout petit évènement produit un effet qu’un autre évènement va décupler encore. Ces multiples petits changements précaires et insignifiants s’ajoutent et s’ajoutent encore dans l’histoire du vivant.

36 Th. Lodé, Manifeste pour une écologie évolutive. Darwin et après, op. cit.

37 Pour Hugh Paterson, toutes les espèces se caractériseraient d’abord par un système de reconnaissance spécifique (Specific Mate Recognition System), in H. E. Paterson, « A comment on “mate recognition systems” », Evolution, 1980, 34 (2): pp. 330–331.

38 Th. Lodé, Pourquoi les animaux trichent et se trompent, op. cit.

39 L’isolement reproducteur est ce qui forme une espèce et cet isolement est loin d’être absolu.

40 Th Lodé, Sex is not a solution for reproduction: the libertine bubble theory”, BioEssays, 2011, 33 (6): pp. 419-422,The origin of sex was interaction, not reproduction (what’s sex really all about)”, NewScientist, November 2011, 2837: pp. 30-31, et “Have sex or not? Lessons from bacteria”, Sexual Development, 2012, 6 (6): pp. 325-328

41 La méiose constitue le fondement de la sexualité en opérant deux divisions cellulaires successives, la première qui divise le matériel génétique, la seconde qui élabore les gamètes, les cellules sexuelles.

42 Les choix sexuels portent le plus souvent sur des indices révélés par le système immunitaire (MHC) et chacun s’efforce de choisir un partenaire compatible génétiquement mais différent ou complémentaire par son MHC. Loin de chercher les « meilleurs gènes », la sexualité produit ainsi d’abord de la diversité.

Critique du darwinisme : Dieu, retour par la fenêtre

Sur le texte de Thierry Lodé

Par Samuel Johsua

Physicien de formation, je ne suis que de trop habitué aux agacements provoqués chez moi par celles et ceux qui s’engagent dans ce domaine sans rien y connaître. Le plus notable étant les innombrables « la nature a horreur du vide », attribué au vénérable Aristote. Alors que de vide il n’y a quasiment que ça dans le vaste univers. Aussi je me garderai bien d’en venir au fond du texte de Thierry Lodé. Juste un étonnement que, sur la question si disputée de la liaison supposée entre Darwin lui-même et le « darwinisme social », (autrement dit ici réservé aux sociétés humaines) il ne soit pas même pas fait référence aux travaux de Patrick Tort qui défend de longue date la thèse inverse. Ni à ceux de son acolyte Guillaume Lecointre, du Muséum d’Histoire Naturelle, comme des apports du cladisme, même pas discuté. Ni conséquemment au concept d’émergence et donc à d’autres hypothèses quant à l’évolution (Collectif, L’évolution : de l’univers aux sociétés : Objets et concepts, Paris, Éditions Matériologiques, coll. « Science & philosophie », 2015, 502 p.). Il me revient aussi l’impact que fut pour moi en son temps la théorie des équilibres ponctués de Gould.
J’y reviens donc, pas question de m’aventurer à délivrer du fond de mon incompétence des satisfécits aux uns ou aux autres. Mon souci est encore ailleurs, quand je lis en conclusion une phrase comme celle-ci, « Ces communautés libres dirigées par elles-mêmes… ». Sans doute trop anthropocentré, j’ai du mal à me faire à l’idée de plantes alpines parvenant à se maintenir dans leur environnement comme « des communautés libres dirigées par elles-mêmes… ».
Peut-être après tout, peut-être pas. Et alors ? Tout se passe ici comme s’il fallait qu’il en soit ainsi pour que le rêve de Kropotkine ait une validité. Le même souci que celui de Engels tenant coûte que coûte à ce que le matérialisme historique soit fondé, sous peine d’être jeté aux orties, sur une « dialectique de la nature ». Et qui bataillait mordicus pour effacer ce qui, d’évidence, dialectique ne l’était pas dès la physique de son temps. Par exemple les principes de conservation, dont le plus célèbre, le premier, celui de conservation de l’énergie.
Mais c’est tout le débat. Non nous n’avons pas besoin que « la nature » soit de bout en bout fidèle à la dialectique hégélienne (elle a aussi des aspects dialectiques…) pour que le matérialisme historique propre aux sociétés humaines soit valide. Ou pas. C’est juste une question différente. Ainsi nous sommes, me suis-je laissé dire, nous humains, cousins à la fois des chimpanzés et des bonobos. Où la situation des femelles varie du tout au tout. Devrait-on trouver chez un ancêtre commun la validité de notre combat pour l’égalité hommes/femmes ? Pour paraphraser Marx : une femme est une femme (et bon courage à celles et ceux qui s’attachent à préciser ce qu’une telle déclaration a priori évidente peut bien vouloir dire). Mais ce n’est que dans certaines conditions sociales qu’elles sont reléguées dans la cuisine. Pour les en sortir il faut juste des combats, pas toujours faciles. Mais la recherche d’un appui dans « l’évolution » ne nous sera d’aucune aide, puisqu’elle a donné les bonobos certes, mais aussi les chimpanzés. Ce travail idéologique est l’exact pendant de ceux qui ont calqué leur darwinisme social sur l’image qu’ils se faisaient de la société qu’ils avaient sous les yeux, « naturalisée » pour l’occasion. Et si c’est pour une société libertaire, voilà qu’on va s’exiger comme condition une évolution qui y conduit « par nature ». La téléologie donc. Dieu par conséquence, qui, chassé par la porte, revient par la fenêtre.
Dans ces domaines mieux vaut s’en tenir à la formule lacanienne « Nature Elle Ment ». Évidemment rien de ce que nous faisons, construisons, imaginons, ne peut être « hors de la nature », à la mode du dualisme cartésien. Au final qu’on parle « bio » ou « produit chimique » c’est toujours le tableau de Mendeleïv qui fait référence. Mais la nature peut nous mentir aussi, se donnant difficilement à voir sans travers idéologique. Pour penser l’émancipation, mieux vaut, instruit par les dérives du passé, ne pas trop la solliciter, mais se laisser guider par nos exigences d’éga/liberté qui peuvent largement se soutenir d’elles-mêmes.

Samuel Johsua est didacticien des sciences, professeur à l’Université Aix Marseille, militant anticapitaliste.

Précisions et réponse à Samuel Johsua

Par Thierry Lodé

On pouvait aisément s’attendre à ce type de réplique et je remercie le Professeur Samuel Johsua de la finesse humoristique de ses propos.
Revenons. Chacun connaît les arguments de P. Tort répétés depuis l’école, qui s’emploie à une exégèse savante affirmant que le darwinisme biologique doit être séparé du darwinisme social qui en serait une caricature. Certes la contribution de Darwin a été importante, mais ici les citations de Darwin éclairent plutôt négativement cette allégation de Tort et chacun peut librement estimer l’eugénisme dans son œuvre. D’autant que les premiers darwinistes ont presque tous été eugénistes, affirmant que l’élimination sélective était la seule force universelle de l’évolution, depuis Haeckel et la fondation de la société de Thulé pré-nazi jusqu’à Crick en passant par Huxley, Carrel et d’autres. Je n’accuse nullement Darwin d’en être à l’origine, mais débarrasser la biologie de cet eugénisme idéologique me semblerait aussi profitable que d’avoir ôté tout racisme de la génétique ou tout géocentrisme de l’astrophysique. Il faudrait tout au moins en reconnaître l’erreur.
Le cladisme défini par W. Henning constitue un mode de classification qui privilégie le classement des espèces à partir des caractères nouveaux apparus (apomorphies) pour élaborer les clades des phylogénies modernes. La théorie des équilibres ponctués contredit le gradualisme darwinien en soulignant l’alternance de crises et de stases dans les séries de fossiles. De plus, Gould réfute aussi l’adaptationnisme, et, à travers le concept d’exaptation, ouvre encore les limites du darwinisme. D’autres encore comme Baldwin ou E. Koonin ont proposé de réintroduire Lamarck dans la théorie moderne. Enfin, Richard Lewontin a été traité d’idéologue communiste alors qu’il a libéré la génétique du racisme et que sa théorie de la construction des niches est aujourd’hui devenue une des clés de la compréhension de l’évolution du vivant.
Aussi bien les communautés alpines que les autres se partagent l’espace à travers une auto-organisation dynamique, à travers des cascades d’interactions depuis la photosynthèse jusqu’à leur prédation par les herbivores. À vrai dire, J.-J. Kupiec fait la même remarque en affirmant que les êtres vivants ne seraient pas des « sociétés centralisées de cellules », obéissant aux ordres du génome ou du milieu, mais des « communautés de cellules anarchistes »…
Je doute que Kropotkine ait eu le « même rêve » que Engels. Quant à « la reproduction différentielle », à la base de la variation du vivant, elle a peu à voir avec la tentative stalinienne d’application de la dialectique à la physique. D’ailleurs, depuis son introduction par Lamarck, puis chez Darwin, le concept de « reproduction différentielle » fait partie intégrante du fait évolutif et son rôle n’est minimisé que chez Dawkins et la « sélection des bons gènes ». L’écologie évolutive n’est donc pas anti darwinienne, mais alterdarwinienne.
La question fondamentale de la biologie reste « comment apparaît la diversité biologique ? » et l’élimination sélective ne me paraît pas la bonne réponse. L’évolution est une histoire évolutive, parcourue de tensions, depuis les conflits génomiques jusqu’au conflit sexuel et il ne s’agit pas d’occulter l’importance de ces conflits dans la dynamique des interactions. J’ai d’ailleurs largement écrit sur le rôle du conflit sexuel qui entraîne une coévolution antagoniste, un tir à la corde évolutif. Reconnaître ce conflit n’est évidemment pas valider les inégalités sexistes ou sociales. La gestion des situations de conflits diffère en effet dans l’organisation sociale, chez les humains, les chimpanzés et les bonobos et bien d’autres encore. Chez les animaux, c’est davantage dans leur socioécologie que dans leurs gènes que se jouent ces différences. À ma connaissance et à chaque fois, l’histoire sociale des humains est bien l’histoire des dominants, mais aussi celle des résistances à ces dominations sociales. Il n’y a en effet nul besoin de chercher dans la nature une validité du capitalisme, de la féodalité ou du communisme même libertaire, quand bien même notre planète est finie et que son exploitation démesurée valide largement un besoin de modération ou de décroissance.
Alors que toute l’écologie évolutive s’imprègne du rôle des causes proximales contre les supposées causes finales, il paraît bien tortueux d’y reloger quelques relents de prétendu créationnisme qui ferait rentrer dieu par les fenêtres. Il n’y a aucune téléologie à mesurer le rôle structurant des interactions écologiques. La nature ne veut pas notre bonheur, elle est indifférente. Son auto-organisation relève seulement de l’effet structurant des interactions dans les écosystèmes, dont les plus stables s’avèrent les plus pérennes. Le terme « libertaire » reste donc ici purement descriptif et critiquable, comme le fut le terme « égoïste » chez Dawkins. Il ne s’agit pas de chercher un « modèle libertaire » dans la nature, mais de constater le rôle des cascades d’interactions, plus ou moins délibérées, et du conflit sexuel dans l’équilibre précaire des interrelations écologiques. Je propose que cette dynamique sans dieu et sans chefs, mais pas sans conflits, constituerait la force évolutive structurante de l’écologie de notre monde. D’ailleurs, puisque Darwin place la concurrence,- une interaction donc -, comme moteur de l’évolution, on voit mal pourquoi insister sur le rôle de toutes les autres interactions et de la sexualité introduirait du divin dans l’évolution. Le fondement de l’écologie évolutive reste entier dans la reproduction différentielle. Ce terme est largement préférable à celui de sélection, car il n’est connoté ni par l’idée d’un grand sélectionneur, ni par celle d’une élimination eugéniste, toute sélective qu’elle soit. La reproduction diffère simplement d’un individu à un autre.
La théorie de l’écologie évolutive reste ainsi une alternative pour penser l’évolution du monde vivant en sortant des archétypes eugénistes encore enseignés comme des vérités naturelles. En cela, elle n’a qu’une validité heuristique provisoire. Enfin, la justesse scientifique du tableau des éléments, de l’endosymbiose, de la constitution de l’ADN ou de l’embryogenèse n’empêchent nullement qu’il faille aussi entrevoir le rôle social des scientifiques eux-mêmes dans le maintien et la construction de ce vieux monde.

Thierry Lodé est biologiste et professeur d’écologie évolutive à l’Université d’Angers et à l’Université de Rennes 1, militant libertaire, animateur de l’émission « Science en liberté » sur Radio Libertaire.

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