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23 février 2019

Lire Sur l’État de Bourdieu : aperçus libertaires

Notes issues du séminaire ETAPE du 31 mars 2017

Par Franck Poupeau

Slavoj Žižek dit quelque part que le problème d’une recomposition de la gauche n’est pas tant de prendre acte de la fin des imaginaires politiques de « l’État providence » ou, symétriquement du « socialisme réellement existant », mais de savoir quoi faire de l’imaginaire des social-démocraties. Ce texte est animé par la conviction que le cours de Bourdieu Sur l’État1, s’il ne résout pas la question, fournit des éléments de réflexion essentiels pour repenser la question politique. Ce que j’entends proposer ici, c’est en fait un itinéraire de lecture de sa sociologie, à travers quelques jalons scientifiques et politiques. Á l’image d’un Bourdieu défenseur des services publics des États socio-démocrates, il est tentant d’opposer une critique des pouvoirs, une volonté de repenser « le politique ». Mais le problème n’est peut-être pas de savoir si Bourdieu est plutôt un défenseur des services publics, version social-démocrate, ou s’il est, sur le fond, le porteur d’une « critique libertaire » plus rétive aux formes instituées d’autorité, quelles qu’elles soient, conforme à « l’humeur anti-institutionnelle » de sa génération. Comme toute fausse question, celle-ci appelle plusieurs réponses, ou non-réponses : d’abord par ce que l’on pourrait à la fois dire qu’il est l’un et l’autre, simultanément ou alternativement, et qu’il n’est ni l’un ni l’autre, parce que ses positions sont trop complexes pour être tranchées dans un camp, ou dans l’autre ; on pourrait aussi dire que la réflexivité de sa démarche lui interdit, comme une censure théorique, d’accepter pleinement toute assignation de ce genre. La lecture que je propose consiste plutôt à dire que cette alternative renvoie à une autre ligne de partage qui traverse l’œuvre de Bourdieu, une tension essentielle à sa démarche, entre la science et la politique.

Bourdieu-défenseur de l’État-providence et Bourdieu libertaire

Il est possible de commencer par examiner le positionnement de Bourdieu sur l’État. Défenseur de l’État-providence, il l’est sans aucun doute: des rapports sur l’enseignement des années 1980 à la critique de « notre État de misère »2, qui prélude à l’élaboration de Misère du monde en 1993, jusqu’à l’intervention à la gare de Lyon en décembre 1995, et même aux derniers textes d’analyse du néolibéralisme (Contrefeux 2, 2001) au tournant des années 2000. Á ces prises de position publiques, il faut cependant mettre en contrepoint le Bourdieu libertaire, celui qui grandit de l’autre côté de la frontière de la Guerre d’Espagne, qui se souvient des militants chassés par le franquisme qui traversent les Pyrénées, de sa mère qui les aide et de son père dont il décrit les dispositions « anarchistes » dans l’Esquisse pour une auto-analyse (Paris, Raisons d’agir, 2004, p.113) – on ne peut éviter de penser ici, de façon spéculative, à ce qui a sans doute pu contribuer à son hostilité à l’égard d’un vague type d’engagement en politique inspiré par le marxisme mais contrôlé par le Parti – ce même parti qui sacrifie les anarchistes à la répression franquiste.

Il y a d’autres indices, comme le texte de décembre 1981 où, après l’intervention pour Solidarnosc en 1981, Bourdieu affirme, contre la censure politique affichée du tout récent gouvernement socialiste de Mitterrand, la nécessité de « retrouver tradition libertaire de la gauche » (le texte se trouve là encore dans Interventions, pp.165-169). Ce n’était pas sa première hostilité aux appareils, à la critique desquels il consacrera certains de ses meilleurs textes dans les années 1980 : « La représentation politique » (1981), « La délégation ou le fétichisme politique » (1984), etc. (des textes que l’on peut trouver dans Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, 2001) : il avait déjà, au tournant des années 1980, soutenu la candidature de Coluche, dont on peut encore apprécier la déclaration d’intention:

« Avis à la population

Coluche candidat

J’appelle les fainéants, les crasseux, les drogués, les alcooliques, les pédés, les femmes, les parasites, les jeunes, les vieux, les artistes, les taulards, les gouines, les apprentis, les Noirs, les piétons, les Arabes, les Français, les chevelus, les fous, les travestis, les anciens communistes, les abstentionnistes convaincus, tous ceux qui ne comptent pas pour les hommes politiques à voter pour moi, à s’inscrire dans leur mairie et à colporter la nouvelle.

Tous ensemble pour leur foutre au cul avec Coluche

Le seul candidat qui n’a pas de raison de mentir »

(reprise dans Interventions, p. 162).

Dualité de Mai 68

C’est peut-être le cours texte qu’il écrit, dans la même période de basculement de la gauche, en mai 1983, sur l’ambiguïté de Mai 68, qui livre des indices essentiels de son intérêt pour ce qu’il appelle la « critique libertaire » :

« Mai 68 a pour moi deux visages. D’un côté, comme dans toutes les situations de crise où la censure sociale se relâche, le visage du ressentiment de bas clergé qui, dans l’Université, les journaux, à la radio, à la télévision, règle des comptes et laisse parler à voix haute la violence refoulée et les fantasmes sociaux. De l’autre, le visage de l’innocence sociale, de la jeunesse inspirée qui, entre autres choses par le refus de mettre des formes, met en question tout ce qui est admis comme allant de soi, produisant ainsi une extraordinaire expérimentation sociale dont la science sociale n’a pas fini d’analyser les résultats. Qu’est-il resté de ce grand ébranlement de l’ordre symbolique ? Dans le champ politique proprement dit, à peu près rien : la logique des appareils et des partis, que la critique libertaire n’avait pas épargnés, est mieux faite pour exprimer la rationalisation vertueuse des intérêts corporatistes que l’humeur anti-institutionnelle qui restera pour moi la vérité du rire de Mai. » (Interventions, p. 62)

Dualité de mai, ou « double vérité » de maints espaces de la vie sociale, dont l’analyse renvoie aussi à la double vérité de la trajectoire de Bourdieu, qui se décrit lui-même comme un « hérétique consacré », expression contradictoire qui renvoie bien à la dualité de sa vision de l’État telle qu’elle est exprimée dans le cours : l’État est une réalité double, à la fois instrument de domination et vecteur d’émancipation, de la même façon que l’action pédagogique, analysée dès ses premiers travaux sur l’éducation, est vue à la fois comme porteuse de violence symbolique et un instrument nécessaire de libération (par le savoir notamment). Bourdieu, pur produit de l’État français, fils de petit fonctionnaire devenu produit de l’excellence scolaire, qui doit penser la domination d’une institution, et d’un système social, qui l’a pourtant produit, et produit dans sa capacité à penser le système. Un État dont il affirme dans son cours au Collège de France, qu’il est à la fois instrument de domination et vecteur d’universalisation.

Assumer la tension de l’État

Cette tension de l’État, dans l’État et contre l’État, s’exprime après le cours dans le fameux texte de La Misère du monde sur « La main gauche et la main droite de l’État ». L’intérêt du cours sur l’État est de rappeler que Bourdieu la découvre aussi par la méthode génétique qu’il emploie, dans son élaboration d’un modèle de genèse de l’État, en particulier dans l’analyse de la constitution d’un État dynastique, de la maison du Roi à la Raison d’État – un moment bien antérieur à la lente et non linéaire apparition de l’État providence. Modèle génétique, où il s’agit de penser non l’origine, mais les variables permettant l’apparition de ce qui fait la spécificité de l’État : au sein du processus de différenciation des sociétés, sur lequel convergent les analyses de Marx, Durkheim et Weber (mais aussi, Polanyi ou Braudel), c’est l’apparition d’un processus de concentration de capitaux (militaire, fiscal, etc.) qui est corrélatif de l’apparition d’univers relativement autonomes – dont le champ économique, mais aussi, le champ bureaucratique. L’analyse de la genèse et de la structure du champ bureaucratique, que l’on retrouvera dans « Esprits d’État » (1994), un texte où est repris l’essentiel des deux premières années du cours, met en scène l’apparition d’un groupe dont l’intérêt à défendre l’universel est conforme à leurs intérêts propres. Cette vision de processus paradoxaux à l’origine de la dynamique des champs et, en particulier de la dynamique de l’État moderne, n’est pas tant une référence à la dialectique hégélienne des « ruses de la raison » que Bourdieu a pu utiliser pour penser l’international, que post-kantienne – le Kant du « projet de paix perpétuel » qui valorise « l’insociable sociabilité », à la suite de Rousseau et… Pascal (voir les Méditations pascaliennes de 1997, qui est un livre sur la violence symbolique). Elle ouvre sur des considérations très pessimistes sur l’État, toujours suspect de basculer dans la corruption et l’oppression – monopole de la violence physique et symbolique légitime.

Telle est la tension qu’il faut penser pour penser l’État : un mal, mais un mal nécessaire (?), un instrument de domination qui peut, sous conditions, ou sous certaines fins, se convertir en instrument d’émancipation. Cette tension traverse le mouvement scientifique de Bourdieu lui-même : entre le marxisme dont il faut retenir l’analyse des rapports de force sans tomber dans le matérialisme aveugle aux rapports de sens, et le spontanéisme dont il faut accompagner la critique (libertaire) sans oublier les conditions sociales d’accès à la politique et à la construction d’alternatives organisationnelles. Cette tension explique sans doute pourquoi Bourdieu ne finit pas le cours sur l’État, et qu’il transforme ses analyses de l’État comme producteur du « marché du logement » (1988), en une critique de l’économie. Assumer cette tension, c’est sans doute assumer aussi la difficulté, si ce n’est l’impossibilité, d’une théorie générale de l’État, et plus largement du politique, autour de laquelle tourne, inlassablement, la philosophie critique contemporaine (Butler, Laclau, Mouffe, Žižek, etc.). Le cours sur l’État offre, en creux, une façon de repenser cette contradiction.

Franck Poupeau est sociologue, directeur de recherche au CNRS ; il est notamment co-éditeur de deux ouvrages posthumes de Pierre Bourdieu : Interventions 1961-2001. Science sociale et action politique (Marseille, Agone, 2002) et Sur l’État. Cours au Collège de France (1989-1992) (Paris, Raisons d’agir/Seuil, 2012).

1 Pierre Bourdieu, Sur l’État. Cours au Collège de France (1989-1992), Paris, Raisons d’agir/Seuil, 2012.

2 Voir Pierre Bourdieu, Interventions 1961-2001. Science sociale et action politique, textes choisis et présentés par Franck Poupeau et Thierry Discepolo, Marseille, Agone, 2002.

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