23 janvier 2023
Lectures de Simone Weil
Après une séance du séminaire libertaire ETAPE le 20 mai 2022 intitulée « Simone Weil, entre engagement politique et engagement spirituel, une double radicalité » la séance du 6 janvier 2023 est revenu sur Simone Weil en invitant trois de ses membres à proposer leurs propres lectures de la philosophe.
- « Simone Weil (1909-1943), révolution et conversion » par Lucie Doublet
- « Une rebelle écartelée entre pensées étayées et actions impossibles ? » par Didier Eckel
- « Une réflexion politique radicale contemporaine » par Georges Serein
Simone Weil (1909-1943), révolution et conversion
Par Lucie Doublet
J’ai lu Simone Weil avec comme fil conducteur la question du rapport entre la foi et le combat politique. On sait que Marx les oppose : la religion est l’« opium du peuple », elle détourne les hommes d’œuvrer à la justice ici-bas. Je me suis demandé si l’existence de Simone Weil devait, ou non, venir mettre en question cette opposition. En effet, jusqu’à sa mort, Simone Weil n’a cessé de s’engager du côté des opprimés, et avec une ferveur dont peu de militants pourraient se réclamer. Mais c’est aussi quelqu’un qui affirme avoir reçu la foi.
On rend souvent compte de ces deux dimensions chez elle en les séparant. Il y aurait d’un côté la Weil engagée sur la scène publique, et de l’autre une évolution intime et strictement personnelle vers la religion. On y voit aussi parfois une succession, un passage progressif de l’analyse politique à la croyance religieuse au cours de sa vie. Ma lecture pose l’hypothèse inverse : il y a bien une cohérence, une unité même dans le parcours existentiel et spirituel de Weil. Et ce parcours nous permet de comprendre comment la foi, loin d’être toujours un opium, peut aussi nourrir un engagement terrestre dans la lutte pour la justice.
Dans un premier temps, je vais expliquer les difficultés auxquelles Weil se heurte dans ses engagements militants. Ensuite, j’envisagerai le rôle que joue pour elle la foi (nb : Je parle de « foi » pour simplifier, même si c’est un mot trompeur pour désigner le rapport de Weil à Dieu. On le verra, il ne s’agit pas de croyance).
I – Les apories du combat militant
a) L’inspiration communiste
Simone Weil dit elle-même de ses parents qu’ils étaient de « libres penseurs », et qu’elle n’a été élevée dans aucune religion. À propos du problème de Dieu dans son adolescence, elle raconte au Père Perrin : « Il me paraissait inutile de résoudre ce problème, car je pensais que […] notre affaire était d’adopter la meilleure attitude à l’égard des problèmes de ce monde, et que cette attitude ne dépendait pas du problème de Dieu » 1.
Les « problèmes de ce monde », elle les conçoit dans sa jeunesse en termes marxistes. Pendant ses études en classe préparatoire et à l’ENS, on la surnomme la « Vierge Rouge ». Ses premiers écrits, dans la revue Libre Propos, portent sur la notion de travail comme essence de l’homme. Après l’agrégation, elle obtient son premier poste au Puy-en-Velay, en 1931. Là elle se rapproche du mouvement syndicaliste. Elle est solidaire des actions ouvrières, des manifestations, des grèves, elle écrit dans des revues révolutionnaires comme L’École émancipée et La Révolution prolétarienne. Elle est alors perçue par les milieux de gauche comme une marxiste, puis comme une « marxiste critique » 2.
Pourquoi « critique » ? En réalité, un tournant a lieu en 1932, quand Weil fait un voyage en Allemagne. Elle constate l’état de misère à la fois matérielle et morale du prolétariat allemand, plus propice à l’avènement du fascisme qu’à une révolution émancipatrice. Suite à cette expérience, elle écrit ses Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression :
« D’État ouvrier, il n’en a jamais existé sur la surface de la terre, sinon quelques semaines à Paris, en 1871, et quelques mois peut-être en Russie, en 1917 et 1918. En revanche, règne sur un sixième du globe, depuis près de quinze ans, un État aussi oppressif que n’importe quel autre, et qui n’est ni capitaliste ni ouvrier. Certes, Marx n’avait rien prévu de semblable. Mais Marx non plus ne nous est pas aussi cher que la vérité » 3.
Comme beaucoup d’intellectuels de l’époque, Weil condamne le régime d’URSS. Mais à la différence de ceux qui y voient une perversion de l’inspiration marxienne (c’est le « schéma de la trahison », comme l’appelle Jean-Luc Nancy : le stalinisme aurait trahi l’esprit révolutionnaire), elle s’en prend à la pensée de Marx lui-même, dont la théorie de la révolution ne pouvait de toute façon pas produire une pensée valable de l’émancipation.
Plus précisément, elle met en question la dialectique matérialiste. À propos des forces productives, elle dit : « on est frappé par le caractère mythologique qu’elle présente dans toute la littérature socialiste » 4. Marx remet la dialectique hégélienne sur ses pieds, mais il en maintient la logique en faisant jouer aux forces productives le rôle de la Raison chez Hegel : il leur suppose une tendance innée à l’accroissement, et une faculté mystérieuse de dépasser les contradictions. Weil précise : « Le terme de religion peut surprendre quand il s’agit de Marx ; mais croire que notre volonté converge avec une volonté mystérieuse qui serait à l’œuvre dans le monde et nous aiderait à vaincre, c’est penser religieusement, c’est croire à la Providence »5. Dans ce texte, elle retourne donc la critique marxienne de la religion contre Marx lui-même, se réclamant d’une certaine manière plus athée que lui.
Pour mieux comprendre ce point, il est intéressant d’en passer par les analyses de Michel Henry dans son essai sur Marx. Il voit dans la révolution « le concept le plus idéologique des textes de 44 » 66. Pour établir la possibilité de la révolution, Henry remarque que Marx passe en effet d’une définition matérialiste du prolétariat (c’est-à-dire selon sa place dans le système de production), à une définition affective. C’est la souffrance propre aux prolétaires qui les détermine à renverser l’ordre existant : « la misère consciente de sa misère morale et physique, l’abrutissement conscient de son abrutissement et, pour cette raison, essayant de se supprimer soi-même »7. Marx prête ainsi à cette souffrance des caractéristiques qui sont, selon Henry, bien plus inspirées du Christ que de la nature humaine. La souffrance prolétarienne est christique au sens où, chez Marx, elle est vouée à l’autodépassement dans la rédemption universelle.
Pourtant, l’histoire réelle ne cesse de prouver à quel point la souffrance humaine diffère de celle du Christ. Elle ne constitue le ressort d’aucune dialectique, mais tend au contraire à se perpétuer, soit que l’homme s’y résigne, soit qu’il cherche à s’en soulager en l’infligeant à d’autres. C’est le motif de la pyramide des « tyranneaux »8 chez Albert Memmi par exemple : l’opprimé se fait persécuteur, reconduisant la logique de la domination sur plus faible que lui. Le fait de subir l’oppression n’engendre donc pas ipso facto le désir d’abolir tout rapport de pouvoir. Et Henry met alors en doute la prétention de l’athéisme marxien à se défaire des représentations mythiques : « le prolétariat n’est qu’un substitut du Dieu chrétien, l’histoire qu’il promeut n’est que la transcription profane d’une histoire sacrée » 9.
Face à cela, Weil développe une autre conception de l’oppression, à la fois plus radicale et peut-être plus « réaliste ». Elle conclut dans son même texte de 1932 : « La vérité, c’est que, selon une formule célèbre, l’esclavage avilit l’homme jusqu’à s’en faire aimer ; que la liberté n’est précieuse qu’aux yeux de ceux qui la possèdent effectivement ; et qu’un régime entièrement inhumain, comme est le nôtre, loin de forger des êtres capables d’édifier une société humaine, modèle à son image tous ceux qui lui sont soumis, aussi bien opprimés qu’oppresseurs »10.
En fait, le fond du différend entre Weil et le marxisme, c’est une certaine appréhension du malheur. C’est un point important, parce que cette compréhension du malheur, c’est ce qui va faire pour Weil la valeur du christianisme : « La connaissance du malheur est la clé du christianisme »11. Dans L’amour de Dieu et le malheur, elle distingue le malheur de la souffrance ou de la douleur. Il s’agit d’une distinction de nature, et non seulement de degré. La douleur et la souffrance sont des sensations, ou des états d’âme. Le malheur, lui « n’est pas un état d’âme. C’est une pulvérisation de l’âme par la brutalité mécanique des circonstances »12, ou encore « un de ces coups après lesquels un être se débat sur le sol comme un ver à moitié écrasé » 13.
Ce malheur, Weil l’expérimente dans sa chair pendant plusieurs mois qu’elle passe à l’usine en 1934 et 1935. Elle dit que de ce malheur qu’il a « tué sa jeunesse » : « J’ai reçu là pour toujours la marque de l’esclavage, comme la marque au fer rouge que les Romains mettaient au front de leurs esclaves les plus méprisés. Depuis je me suis toujours regardée comme une esclave »14. Par « jeunesse », il faut entendre une capacité de rebondissement, de renouveau. Ce que Weil découvre à l’usine, c’est que le malheur ne suscite pas la révolte chez les opprimés. Il s’attaque à toutes les parties de la personne, physique, spirituelle, sociale. Il tue jusqu’au sentiment de sa propre dignité, jusqu’à provoquer chez Weil elle-même « une docilité de bête de somme résignée ». Le malheur prive donc ceux qu’il prend de leur personnalité et en fait des choses. C’est pourquoi « ceux qui ont été eux-mêmes mutilés par le malheur sont hors d’état de porter secours à qui que ce soit et presque incapables même de le désirer »15. La dynamique du malheur est donc anti-dialectique. Il injecte dans l’âme ce que Weil appelle « le poison de l’inertie »16. Ou pire, Weil envisage elle aussi : « le malheureux a toujours la possibilité de souffrir moins en consentant à devenir mauvais » 17.
Le problème des analyses marxistes, c’est donc qu’elles ne perçoivent pas la radicalité de l’oppression : elles y voient une souffrance, qui pourrait être surmontée, alors qu’il s’agit bien du malheur, du malheur radical, celui où dit Weil « la grandeur d’âme qui permet de mépriser les injustices et les humiliations est presque impossible à exercer ». C’est pour cela que Weil qualifie la perspective révolutionnaire de « rêve éveillé », parce que, dit-elle, il « n’existe rien sur quoi appuyer même de simples tentatives »18. Rien, pas même le malheur des opprimés. Cette critique est adressée à Marx, mais elle met au jour une aporie à laquelle se heurtent nombre d’entreprises militantes. Pour avoir un sens, la libération des opprimés ne peut qu’être l’œuvre des opprimés eux-mêmes ; mais la condition d’oppression ôte aux opprimés jusqu’aux moyens de leur propre libération. Que peut alors devenir une lutte menée au nom des malheureux, mais sans eux, et parfois même malgré eux ?
J’en viens à un second moment de la vie militante de Weil, celui de la guerre d’Espagne.
b) L’expérience de la guerre d’Espagne
En 1936, Weil rejoint l’Espagne dans les rangs de la colonne Durruti, une troupe rattachée à la CNT anarcho-syndicaliste espagnole. Son expérience de la guerre sera courte, puisqu’après quelques semaines elle doit être rapatriée à cause d’une blessure au pied. Mais elle est surtout, là aussi, insatisfaisante, déceptive, à plusieurs égards. Weil en rend compte dans deux textes Réflexions pour déplaire, et une lettre qu’elle adresse à Georges Bernanos après la parution des Grands Cimetières sous la lune. Dans cette lettre, elle lui explique pourquoi elle n’est pas retournée en Espagne après sa guérison :
« Je ne sentais plus aucune nécessité intérieure de participer à une guerre qui n’était plus, comme elle m’avait paru être au début, une guerre de paysans affamés contre les propriétaires terriens et un clergé complice des propriétaires, mais une guerre entre la Russie, l’Allemagne et l’Italie » 19.
Les paysans ne sont pas eux-mêmes les initiateurs ni les sujets du combat, ce sont des objets à travers lesquels des collectifs se livrent à une guerre d’influence. Weil mentionne ici des États, mais dans cette circonstance de la guerre d’Espagne, elle découvre que les militants anarchistes se constituent eux aussi comme une entité de ce genre, et agissent de la même manière, sans considération pour ceux-là mêmes qu’ils sont sensés défendre :
« Ces misérables et magnifiques paysans d’Aragon, restés si fiers sous les humiliations, n’étaient même pas pour les miliciens un objet de curiosité […] un abîme séparait les hommes armés de la population désarmée, un abîme tout à fait semblable à celui qui sépare les pauvres et les riches. Cela se sentait à l’attitude toujours un peu humble, soumise, craintive des uns, à l’aisance, la désinvolture, la condescendance des autres » 20.
Cela ne veut pas dire que la défense des paysans n’était pas l’intention initiale des miliciens. C’est plutôt le combat, ou ce que Weil appelle l’« atmosphère » du combat, dévoie nécessairement ses intentions. Il y a donc d’abord l’attitude des anarchistes vis-à-vis des paysans, mais aussi vis-à-vis des autres combattants. Weil assiste en effet à des exactions de la part des deux camps. Au sein même des rangs anarchistes, des individus jadis paisibles prennent à présent un plaisir visible à tuer. Un ami lui raconte, par exemple, comment son groupe a assassiné deux prêtres : le premier immédiatement, devant l’autre, et le second par une balle dans le dos après lui avoir fait croire qu’il pouvait s’enfuir. Weil dit : « Celui qui me racontait l’histoire était très étonné de ne pas me voir rire »21. La violence et la cruauté s’emparent donc de tous les combattants, quelles que soient leurs convictions : « L’essentiel [dit Weil], c’est l’attitude à l’égard du meurtre. Je n’ai jamais vu […] personne exprimer même dans l’intimité de la répulsion, du dégoût ou seulement de la désapprobation à l’égard du sang inutilement versé » 22.
Ce que Weil découvre à ce moment-là, c’est la tendance de tout homme à l’embrigadement, et sa propension naturelle à exercer la violence autant qu’elle est permise. L’atmosphère du combat change les hommes, anarchistes y compris, en soldats au service d’un camp, et investis d’une mission qui leur donne le droit d’user de la force sans retenue et sans limites : « Il y a là un entraînement, une ivresse à laquelle il est impossible de résister sans une force d’âme qu’il me faut bien croire exceptionnelle, puisque je ne l’ai rencontrée nulle part […] »23. Et là encore, Weil ne croit pas à la dialectique, dialectique de la violence cette fois. Le combat, même pour une cause juste, implique des moyens en contradiction avec sa fin. Et cela n’est pas qu’un moment, ou une étape nécessaire. Elle dit : « Une telle atmosphère efface aussitôt le but même de la lutte »24. Comme le malheur, la violence s’empare intégralement des hommes et tend à se perpétuer. Aucune société juste ne peut naitre de ce terreau. Elle le constate notamment en Catalogne, territoire conquis par les anarchistes, où dit-elle : « Là aussi, hélas, nous voyons se produire des formes de contrainte, des cas d’inhumanité directement contraires à l’idéal libertaire et humanitaire des anarchistes »25. Elle y voit un échec similaire à celui de la révolution russe ; échec inhérent à tout usage de la force.
Cette expérience de la guerre d’Espagne la confronte donc à une seconde aporie. Dans un monde constitué par les rapports de force, la volonté qui refuse de s’armer et de combattre se condamne à l’ineffectivité. Et en même temps, l’usage de la force manque toujours ses propres buts.
Dans les deux cas (le modèle marxiste de la révolution, puis le combat des anarchistes en Espagne), Weil se trouve contrainte de prendre de la distance vis-à-vis des positions et des discours militants, en raison de ce qu’elle découvre. C’est-à-dire à chaque fois, quelque chose de la complexité de l’âme humaine : la radicalité du malheur et l’ivresse de la violence. Le malheur engendre le malheur, et la violence se perpétue indéfiniment. Ce sont deux tendances qui appartiennent à ce que Weil appelle la « pesanteur », c’est-à-dire la pente naturelle des choses laissées à leur cours historique. Et la pesanteur, c’est l’inverse de la dialectique. C’est ce qui fait que les entreprises d’émancipation viennent se heurter aux impasses que nous avons évoquées :
– Celle de l’émancipation : la libération ne peut qu’être l’œuvre des opprimés eux-mêmes, mais l’oppression retire jusqu’au désir de liberté. Ou, reformulée : la révolution doit changer les hommes, mais pour mener à bien la révolution, il faudrait déjà que les hommes aient changé.
– Celle de la violence : l’oppression est l’effet de la force, qu’on ne peut combattre que par la force, mais l’usage de la violence corrompt ses finalités.
On voit que dans ce cadre aporétique, et c’est un cadre qui résulte chez Weil d’une exigence de vérité, celle de ne pas s’illusionner en fondant la lutte sur une anthropologie naïve, dans ce cadre donc la fin de l’oppression est inenvisageable sur un plan strictement politique. On ne peut pas attendre la justice d’une simple réorganisation de la pesanteur. Dans ce cas, que faire, et que peut-on espérer ? Qu’est-ce qui fait que Simone Weil n’a pas pour autant cessé de s’engager tout au long de sa vie dans les combats de son époque ?
J’en viens donc à cette autre dimension de la pensée de Weil, la dimension religieuse.
II – L’amour de Dieu et la « force d’âme »
Dès 1934, dans ses Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression Weil conclut : « Réagir contre la subordination de l’individu à la collectivité implique qu’on commence par refuser de subordonner sa propre destinée au cours de l’histoire ». Il faut se défaire du « vertige collectif en rénovant pour son propre compte, par-dessus l’idole sociale, le pacte originaire de l’esprit avec l’univers »26. Weil appelle « idole sociale » cette forme de Providence en laquelle croient encore les marxistes, entre autres : une figure politique de la Providence. Pas plus qu’un être mythique, aucune organisation sociale ne viendra mettre fin au malheur des hommes et instaurer la justice sur terre. Du moins, pas à elle seule. Et Weil indique aussi dans ce texte une autre ressource : « pacte originaire de l’esprit avec l’univers ». La révolution politique resterait impensable, à moins de compter sur un autre type de révolution : révolution spirituelle, ou intérieure (on pourrait tout aussi bien dire « conversion »). Non pas que la seconde se substitue à la première, mais au contraire elle la rend efficace.
Ce « pacte de l’esprit avec l’univers », Weil le trouve dans le christianisme. Il faut alors bien comprendre ce qu’elle entend par là. Dans Formes implicites de Dieu, elle parle des formes d’amour qui donnent accès au Transcendant, comme l’amour du prochain ou celui de la beauté du monde. Elle dit : « Ces amours sont surnaturels ; et en un sens ils sont absurdes. Ils sont fous. Aussi longtemps que l’âme n’a pas eu contact direct avec la personne même de Dieu, ils ne peuvent s’appuyer sur aucune connaissance fondée soit sur l’expérience, soit sur le raisonnement. […] Par suite il est préférable qu’ils ne soient accompagnés d’aucune croyance. Cela est intellectuellement plus honnête, et cela préserve mieux la pureté de l’âme »27. La religion n’est donc pas chez Weil un ensemble de croyances auxquelles on adhérerait par tradition ou par choix (c’est pour ça que je disais que le terme de foi est ici ambigu). De ce fait, cette conception de la religion ne tombe pas sous le coup de la critique marxiste.
Pour en rappeler vite les termes, à la suite de Ludwig Feuerbach, Marx critique la religion en tant que « conscience inversée du monde ». Dans les représentations religieuses, la conscience projette des qualités, qui sont en fait les qualités humaines, sur une entité transcendante. Se faisant, l’homme se dépouille aussi de sa capacité d’action dans le monde, il remet son sort aux mains d’un être imaginaire dont il attend le Salut. On comprend bien la démission politique que risque d’engendrer ce genre de croyances. Pour Weil comme pour Marx, elles relèvent d’une malhonnêteté intellectuelle. Si notre rapport à Dieu se borne à ce stade mythologique, mieux vaut ne pas en avoir du tout : « Cela préserve la pureté de l’âme ».
Weil expérimente, quant à elle, la possibilité d’une autre forme de rapport au Transcendant. Une foi qui n’est pas faite de « représentations inversées du monde », puisqu’elle n’est pas du tout de l’ordre de la représentation. Elle se joue, selon son expression, dans le « contact direct avec la personne même de Dieu ». Dans une lettre au père Perrin, Weil décrit trois moments de ce genre dans son existence :
Pendant un voyage au Portugal, d’abord, le 15 septembre 1935, elle assiste à la fête de Notre-Dame des sept douleurs. « C’était au bord de la mer. Les femmes des pêcheurs faisaient le tour des barques, en procession, portant des cierges, et chantaient des cantiques certainement très anciens, d’une tristesse déchirante […] J’ai eu soudain la certitude que le christianisme est la religion des esclaves, que les esclaves ne peuvent pas ne pas y adhérer, et moi parmi les autres » 28.
Sa deuxième expérience date de 1937, lors d’un voyage en Italie, à Assise. Lorsqu’elle visite l’église Santa Maria où priait Saint François, elle dit : « Quelque chose de plus fort que moi m’a obligée, pour la première fois de ma vie, à me mettre à genoux » 29.
Enfin en 1938, Weil fête Pâques à l’abbaye de Solesmes. Elle s’efforce de suivre les offices malgré de violentes crises de migraines. Par-delà ses souffrances, la beauté des chœurs la transporte, et elle aperçoit alors, selon ses propres termes, « la possibilité d’aimer l’amour divin à travers le malheur », « la pensée de la Passion du Christ est entrée en moi une fois pour toutes » 30.
Qu’est-ce que cela signifie ? Le cœur du christianisme pour Weil, c’est la Passion, c’est-à-dire l’expérience de l’amour infini de Dieu à travers le malheur. Le malheur déchire l’âme, et dans la déchirure apparaît l’infini. Alors l’âme n’est pas anéantie par son malheur, mais accède au contraire à une vie nouvelle. Weil a déjà évoqué cette possibilité dans ses textes politiques, on l’a vu :
À propos de la dialectique de la souffrance, elle disait que « ceux qui ont été eux-mêmes mutilés par le malheur sont hors d’état de porter secours à qui que ce soit et presque incapables même de le désirer » 31.
À propos de l’ivresse du combat, elle affirmait aussi qu’il est impossible d’y résister, à moins d’une force d’âme « exceptionnelle » 32.
La possibilité de ce « presque », ou de cette exception, c’est ce que Weil appelle le « christianisme ». C’est la résistance de l’âme aux logiques de la pesanteur, qui fait que le malheur, l’oppression, l’injustice qu’elle subit dans ce monde ne se retournent pas en cynisme ou en méchanceté, mais la porte au contraire à la hauteur d’un amour infini. Cela ne signifie pas que le christianisme soulage du malheur ni qu’il en console. La Passion ne comporte pas en soi de promesse de compensation dans l’au-delà. Par contre, elle donne la force de supporter la pesanteur ici-bas, sans en être anéanti. C’est ce que Weil appelle « porter sa croix » : « Porter sa croix, c’est porter la connaissance qu’on est entièrement soumis à cette nécessité [celle de la pesanteur], dans toutes les parties de l’être, sauf un point si secret que la conscience ne l’atteint pas » 33.
Deux choses doivent être soulignées :
– En ce sens, le christianisme de Weil ne se confond pas avec l’Église en tant qu’institution sociale. Weil se méfie d’ailleurs de l’Église au même titre que de tous les corps collectifs : générateurs de fausses croyances, de dogmes, de processus arbitraires d’exclusion, elle refuse jusqu’au bout le baptême.
– La religion n’a pas non plus chez Weil la fonction d’opium que lui attribue Marx. Au contraire, en elle tient le ressort qui permet à l’âme d’affronter la radicalité du malheur sans céder aux consolations illusoires. Ou, le ressort de ce que Weil appelle aussi le courage :
« La question qui se pose est de savoir si nous devons continuer à lutter […]. Il n’y a aucune difficulté, une fois qu’on a décidé d’agir, à garder intacte, sur le plan de l’action, l’espérance même qu’un examen critique a montré être presque sans fondement ; c’est là l’essence même du courage » 34.
Tout le monde n’affirmerait pas si vite que cela n’engendre « aucune difficulté ». Cette espérance, qui fait que Weil a pu mener des combats incessants, tout en gardant les yeux rivés sur la réalité de la pesanteur, à quoi peut-on l’attribuer chez elle sinon à la foi ?
Pour conclure, la vie et la pensée-vie de Simone Weil témoignent d’une forme de foi qui ne détourne pas des combats politiques. Au contraire, elle permet de les mener sans illusions, sans se leurrer sur la nature humaine et sur le cours de l’histoire. Elle permet d’allier « le pessimisme de l’intelligence et l’optimisme de la volonté. », pour reprendre la formule d’Antonio Gramsci. Weil dit : « Pour quiconque est dans le malheur, le mal peut peut-être se définir comme étant tout ce qui procure une consolation »35. Comme l’a remarqué Marx, la religion peut parfois prendre la forme d’une consolation, mais toute foi ne relève pas de cette mystification. D’un autre côté, l’engagement politique peut lui aussi avoir une fonction d’opium, notamment lorsqu’il s’appuie sur les croyances providentielles que véhiculent certains discours partisans.
Et la lecture de Weil interroge finalement en retour le militant athée : où peut-on trouver le ressort pour lutter, tout en restant lucide sur les apories du combat politique, et sans avoir aucune forme de foi ?
Lucie Doublet est philosophe, autrice notamment Emmanuel Levinas et l’héritage de Karl Marx. Sublime matérialisme (éditions Otrante, 2021, https://otrante.fr/levinas.html)
1 Simone Weil, Lettre au Père Perrin du 14 février 1942, in Œuvres, Paris, Gallimard, collection « Quarto », 1999, p. 768.
2 André-A. Devaux, Introduction, in Œuvres, ibid., p 216.
3 Simone Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression, in Œuvres, ibid., p. 256.
4 Ibid, p. 280.
5 Ibid, p. 282.
6 Michel Henry, Marx, tome 1, Paris, Gallimard, 1976, p. 152.
7 Karl Marx, La Sainte famille, cité par Michel Henry, Marx, op. cit., p. 214.
8 Albert Memmi, Portrait du colonisé, portrait du colonisateur, Paris, Gallimard, 1985, p. 41.
9 M. Henry, Marx, op. cit., p. 144.
10 Simone Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression, in Œuvres, op. cit, pp. 341-342.
11 Simone Weil, L’Amour de Dieu et le malheur, in Œuvres, ibid., p. 707.
12 Ibid, p. 712.
13 Ibid, p. 694.
14 Simone Weil, Lettre au Père Perrin du 14 février 1942, in Œuvres, ibid., p. 770.
15 Simone Weil, L’amour de Dieu et le malheur, in Œuvres, ibid., p. 695.
16 Ibid, p. 696.
17 Ibid, p. 716.
18 Simone Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression, in Œuvres, ibid., p. 341.
19 Simone Weil, Lettre à Georges Bernanos de 1938, in Œuvres, ibid., p. 406.
20 Ibid, pp. 408-409.
21 Ibid, p. 407.
22 Ibid, p. 408.
23 Ibid, p. 408.
24 Ibid.
25 Simone Weil, Réflexions pour déplaire, in Œuvres, ibid., p. 401.
26 Simone Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression, in Œuvres, ibid., p. 345.
27 Simone Weil, Formes implicites de Dieu, in Œuvres, ibid., p. 760.
28 Simone Weil, Lettre au Père Perrin du 14 février 1942, in Œuvres, ibid., pp. 770-771.
29 Ibid, p. 771.
30 Ibid.
31 Simone Weil, L’amour de Dieu et le malheur, in Œuvres, ibid., p. 695.
32 Simone Weil, Lettre à Georges Bernanos de 1938, in Œuvres, ibid., p. 408.
33 Simone Weil, L’Amour de Dieu et le malheur, in Œuvres, ibid., p. 706.
34 Simone Weil, Perspectives. Allons-nous vers une révolution prolétarienne ? in Œuvres, ibid., p. 270.
35 Simone WEIL, Lettre à Joë Bousquet, in Œuvres, ibid., p. 798.
Simone Weil (1909-1943) : une rebelle écartelée entre pensées étayées et actions impossibles ?
Par Didier Eckel
Je ne peux pas lire Simone Weil en faisant abstraction de sa vie. Je sais bien que toute philosophie ne devrait être abordée que comme pensée singulière, à ne pas mettre en lien avec une quelconque psychologie ou histoire personnelle du penseur (même si son travail a, très probablement, été influencé par cette histoire). C’est du moins le point de vue Paul Ricœur et il a sans doute raison. Mais je me demande si S. Weil est une « pure » philosophe. Cette remarque n’est absolument pas un reproche. C’est, pour moi, à la fois une source de perplexité et de plaisir. Pour autant que je puisse en juger, elle est effectivement une philosophe, vu son parcours universitaire et ses connaissances, mais elle me semble l’être différemment. Je ne peux rien lire d’elle sans être sensible à sa sensibilité extrême comme souci évident de l’autre et à sa liberté qu’elle définit non pas comme liberté de jouir, mais comme liberté d’agir.
Je livre ici une réflexion impressionniste sur les écrits de S. Weil. Je me limiterai donc à évoquer ce qui m’a marqué lors de ma lecture initiale (qui date un peu).
Comme je ne suis ni philosophe ni chercheur en sciences sociales, tout ce que je peux dire d’un auteur est toujours sujet à caution : des surinterprétations (plus ou moins conscientes), mais aussi des interprétations floues, voire des contresens. Mes lectures, souvent difficiles, ne sont, pour moi, qu’une aide à penser. Je me contente donc de ce qu’elles m’évoquent (d’où cet impressionnisme) pour étayer ou fragiliser mes propres réflexions.
Pour porter au paroxysme l’impressionnisme de mon propos je dirai, en préambule, que l’écriture de S. Weil me touche au-delà de l’intérêt de ses écrits. Je la trouve radicalement sincère sans vraiment pouvoir dire de quoi est faite cette sincérité… ni même ce que veut dire ce mot de sincérité.
Pourrait-on dire que son œuvre philosophique (tout comme sa vie) fut particulièrement singulière, à la fois réflexive et sensible… et (surtout ?) tournée vers l’action ? Malgré leurs différences les écrits de S. Weil me semblent inciter le lecteur à adopter le beau souhait d’Emmanuel Levinas : faire passer la philosophie « de l’amour de la sagesse à la sagesse de l’amour ».
Ma principale « impression » à la lecture de S. Weil provient d’une (quasi) perpétuelle tension dans ses différentes propositions. Des tensions qui peuvent aller jusqu’aux paradoxes… et peut-être même aux contradictions (peut-être volontaires ?). Ma lecture m’a souvent mené à la perplexité ; un goût d’étrangeté pour une pensée très singulière, à l’image de sa vie ? Quelques exemples.
1. Racine/racines
Sur la quatrième de couverture de L’enracinement (édition « Folio essais » chez Gallimard), il est écrit ce qui suit : « Un être humain a une racine par sa participation réelle, active et naturelle à l’existence d’une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d’avenir ». Conformément au titre de son livre, elle annonce une racine au singulier. Il est alors possible de penser a priori que son « enracinement » est lié à l’idée (malheureusement courante aujourd’hui) d’« identité ». Cependant, elle pluralise immédiatement cette « collectivité » primitive : « Il [chaque être humain] a besoin de recevoir la presque totalité de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle, par l’intermédiaire des milieux dont il fait naturellement partie » (mis en gras et souligné par moi). Elle pluralise pourtant sans vraiment individualiser, puisque chacun.e est « naturellement » construit.e dans un ensemble certes diversifié, mais affublé de ce terme ambigu et englobant : le mot « naturel ». Elle affirme pourtant que la société devrait être subordonnée à l’individu (et non l’inverse). Elle écrit également que l’enracinement du paysan est lié à son petit lopin de terre qui lui permet de goûter, malgré sa pénibilité, la joie du travail (trouvée dans le sens de ce travail). Pourtant cet enracinement paysan ne pourrait se conserver (en tant que moteur d’action) qu’en sortant de sa parcelle cultivée pour apprendre d’autres façons de travailler et d’autres paysages qui redonneront du sens à une activité originelle, qui devenait de plus en plus pesante. Bref la pluralisation des racines semble pouvoir se multiplier tout au long d’une vie. Cet enracinement ne peut donc pas être confondu avec une identité quelconque.
2. Simone Weil et les misérables
Autre exemple de tension : le regard de S. Weil sur le prolétariat m’évoque (la dimension romantique en moins) le Victor Hugo des Misérables. L’expérience (partielle) du travail en usine obligeait, probablement, S. Weil à adopter une approche différente de celle d’Hugo. Ces deux auteur.trice.s expriment cependant le même constat : la misère économique, physique et mentale du prolétaire altère sa sensibilité, sa possibilité d’agir avec et pour les autres. Pourtant certains prolétaires sont capables d’une « grandeur d’âme ». Avec V. Hugo le partage entre bons et mauvais misérables semble quasi total (bien que tous les misérables soient à plaindre puisqu’ils sont les fruits malheureux d’une société sans pitié) : d’un côté les « monsieur Thénardier », de l’autre les « Jean Valjean ». Seules deux exceptions à ce partage ont été proposées : Jean Valjean et Éponine Thénardier (fille aînée des Thénardier). Jean Valjean s’est rapidement retrouvé du côté clair de la force, grâce à la rencontre avec l’évêque de Digne (Monseigneur Myriel), sans jamais retomber du côté sombre malgré quelques pensées ombrageuses. Éponine, fortement happée par le côté sombre de la force, tomba amoureuse de Marius. Elle mourut dans un éclair (une éclaircie de la force) en lui sauvant la vie… mais aussi par désespoir face à un monde social noir, sans issue. S. Weil me semble plus modérée dans son appréciation d’un clivage entre ouvriers agissants et ouvriers passifs. L’écart entre « le pôle non agissant » et « le pôle plus ou moins agissant » n’est pas frontière, mais, là encore, tension. N’étant pas romancière, elle ne décrit pas cette tension, elle l’analyse (et l’a vécue, en partie1). Elle observe que moins l’ouvrier est maltraité (ou plus il a de latitude dans son travail) plus il est enclin à un potentiel critique ouvrant à une conscience de l’autre, proche de lui (comme une sorte de prise de conscience d’une classe en commun ?). Ce ne serait pas l’acquisition d’une culture ou d’un savoir qui donne une capacité critique à l’ouvrier (et à son ouverture au monde), mais bien sa situation concrète au travail. Si le regard de S. Weil sur le prolétariat le plus exploité semble assez pessimiste, il ne paraît pas être assimilable à une pure et simple « aliénation » de type marxiste. C’est probablement le « déracinement » (que je trouve cependant ambiguë) qui prévaut pour S. Weil. Un manque d’accès à l’autre, en tant qu’alter ego, qui empêcherait des agirs en commun.
3. Critique des institutions/nécessité de la transmission
Ces agirs en commun impliquent encore des tensions : la foi chrétienne de S. Weil pousse avec le temps (comme une nouvelle racine ?). Pourtant la religion lui fait peur. Cette religion permet la transmission de la foi, mais l’église (comme assemblée) est devenue une institution dirigeante (une force de domination ou, plus exactement, une machine à ne plus penser). En tant que « militante » (admettrait-elle ce terme ?), il y a nécessité de transmettre les réflexions passées et présentes aux nouveaux venus qui pourront, un jour, mettre en œuvre les désirs d’émancipation, les désirs d’autres mondes plus justes, et les pensées qui vont avec. Tout comme pour l’église, devenue institution qui à la fois transmet et déforme, Simone Weil pense que les organisations révolutionnaires ne sont pas aptes à produire une révolution. D’ailleurs elle ne pense pas qu’une révolution puisse aboutir à un changement magiquement réel et immédiat. Les partis et syndicats sont eux aussi des machines à ne pas penser et ne peuvent ouvrir à une réflexion profonde, réellement critique, puisque chaque organisation sécrète sa propre idéologie quasi inaltérable. Elles ne peuvent que tenter de promouvoir la révolution (ou des réformes) sans lui donner une chaire à la fois sensible et intelligible. S. Weil était très sensible à l’immense force de la « pression sociale » vue comme force de soumission, donc de reproduction d’un Pouvoir (fût-il différent du précédent). Il me semble que l’expression « pression sociale » visait, au-delà des encadrements institutionnels, les membres de l’institution en tant que relais sans malice de la doxa ambiante. Un collectif chaleureux dans lequel il serait facile de se laisser emporter. Par contre (à ma connaissance – je n’ai pas tout lu), je ne pense pas qu’elle ait évoqué des pressions de type « domination » (comme la domination masculine qu’elle devait évidemment subir). Si les « dominations » existaient comme pressions effectives dans l’ordre social, il me semble que ce terme n’existait pas en tant que concept.
Malgré sa profonde défiance envers les institutions, elle pensait nécessaire qu’une transmission spirituelle libératrice puisse se pérenniser et se penser. Cependant cette transmission devrait pouvoir s’effectuer par des échanges individualisés, dans une collectivité qui ne soit pas « société », mais « sociabilité », c’est-à-dire dans une collectivité qui se constitue à partir de chaque individualité et non dans un collectif constituant les individus. Un collectif ne pense pas, seuls les individus peuvent penser et aucune de ses pensées ne peut être critiquée par le collectif. Seuls les membres d’une collectivité peuvent répondre à une pensée singulière. Lorsqu’un syndicat s’institutionnalise ses militants peuvent devenir les relais institutionnels d’une pensée instituée, c’est-à-dire une non-pensée. Seule une collectivité en tant que sociabilité peut transmettre des pensées vivantes. Mais comment une collectivité peut-elle transmettre, sans organiser cette transmission ? Il est possible de transmettre, avec des échanges singuliers, les dimensions à la fois sensibles et réflexives d’une foi ou d’un désir émancipateur. Il est impossible de transmettre cette foi ou ce désir à grande échelle sans une instance médiatrice. Bien sûr, des éditions à grande échelle de livres (singuliers) pourraient atteindre un grand nombre d’individus, mais pour cela il faudrait tout de même des méditions (écoles, organisations militantes, journaux…). Cette nécessité de penser et de transmettre se heurte à la nécessité de réaliser cette transmission à la plus grande échelle possible. S. Weil semble parfois se contenter de l’échelle interindividuelle notamment parce qu’elle permet l’épanouissement de l’âme, mais elle semble également vouloir agir de façon plus collective. Si elle finit toujours par délaisser l’institution avec laquelle elle a agi, elle repart à chaque fois dans l’action avec d’autres.
4. La question aporétique d’un monde nouveau
Plus globalement il me semble qu’il y a, chez elle, un tiraillement entre le constat d’un impossible monde meilleur et des possibilités, même partielles, d’améliorations de ce monde. Toutes les actions politiques qu’elle a menées l’ont déçue (actions syndicales, « guerre d’Espagne », Résistance durant la Seconde Guerre mondiale). Elles l’ont conduite à sortir de toutes ces institutions. Pourtant il semble que son désir d’agir est resté intact jusqu’à sa mort. Les interprétations de sa sous-alimentation durant son hospitalisation, avant sa mort, sont différentes : une dernière tentative d’action pour revendiquer la possibilité de combattre sur le terrain les nazis ou une faiblesse grandissante de son organisme l’empêchant de s’alimenter ? Ce désir d’agir jusqu’au bout ne dit-il pas que l’impossible monde parfait est, tout de même, possiblement améliorable ? Le monde, ou le réel, est altérité. Il résiste aux humains. La résistance de l’humain à la résistance du réel est impossible. Il ne peut qu’obéir à ce réel. Le monde ne sera donc jamais parfait. Pourtant l’obéissance au réel n’implique pas une obéissance à ces humains fous qui prétendent au Pouvoir sur le monde. La résistance aux obligations posées par des humains à des humains est souhaitable, mais trop difficile. Pourtant l’éventualité d’un monde supportable semble malgré tout possible puisque S. Weil tente d’agir encore et encore. Sinon, pourquoi continuer à penser ce monde à venir et pourquoi diffuser inlassablement cette pensée avec des livres qui pourront subsister dans l’espace et dans le temps ? Pourquoi tenter de préserver l’idée d’émancipation… même si S. Weil n’emploie pas (ou très peu ?) ce terme ? Pour S. Weil le nouveau monde est une impasse qu’elle tente tout de même de percer. Pour ma part je me pose également, et depuis très longtemps, cette question aporétique d’un monde nouveau : Pour abolir les dominations sociales, il faut un changement des individus afin qu’ils puissent envisager de ne plus les subir, mais, en se basant sur une sociologie critique, pour changer les individus il faudrait abolir les dominations sociales (incorporées)… Dit autrement… Il faudrait changer les « gens » pour réussir à abolir le Pouvoir (dans toutes ses complexités) et il faudrait abolir le Pouvoir pour réussir à changer les « gens » !… Cette aporie est pourtant bousculée par la capacité de certains individus à échapper, encore et toujours, aux « lois d’airain » du Pouvoir… De l’ouvrier précaire au bourgeois le plus installé, il existe des individualités imperméables aux diverses formes de dominations. Des individualités aimantes et agissantes (comme S. Weil).
Voici un exemple précis montrant la tension entre une impasse annoncée et la nécessité d’action de S. Weil. Elle propose au lecteur une quarantaine de pages de correspondance avec monsieur Victor Bernard2, ingénieur à l’usine Rosières (les réponses à ses lettres ne sont pas éditées). Elle tente, dans un premier temps, de proposer à cet ingénieur d’ouvrir les articles de son journal d’usine à des discours croisés reflétant la complexité du travail de chaque poste. Malgré la difficulté à aboutir, elle poursuit une abondante correspondance à la fois respectueuse et sans aucune concession avec cet ingénieur, tout en ayant peu d’espoir, sinon de le convaincre, au moins de le pousser à une réflexion sur son travail et son statut d’ingénieur dans l’entreprise. Elle connaissait pourtant la très probable fin de cette correspondance. Cet échange épistolaire pugnace illustre la tension entre l’espoir (possible) et la défaite (annoncée) de son action.
La teneur de ses lettres et leur formulation me semble dévoiler l’étonnante sincérité de S. Weil ainsi que sa sensibilité. (Est-ce pour cela que V. Bernard a, également, poursuivi si longtemps cette conversation ?)… Est-ce sa foi (pas uniquement religieuse) qui l’a poussée à relancer encore et encore le débat avec cet ingénieur ? Malgré la quasi-certitude de ne pas aboutir, S. Weil ne semble pourtant pas tomber dans une mélancolie benjaminienne (qui a pourtant quelques vertus). Malgré le « très peu probable » elle ne « lâche rien ». Sa foi paraît interdire l’inaction, mais elle laisse le doute sur la possibilité d’aboutir.
La foi de Simone Weil
Pour terminer, j’essaierai de dire un mot de la foi (qui me paraît tellement singulière) de S. Weil. Celle-ci n’a pas eu une révélation du Christ, elle a été « prise », de force, par celui-ci. Une telle formule me paraît presque effrayante. N’a-t-elle pas, elle-même, été apeurée, par cette « prise » ? Le mysticisme me fait peur. Il conduit parfois (souvent) à des actes effrayants. Là encore S. Weil est difficilement saisissable. (Le Christ seul peut-il la saisir ?) Je crois qu’il est possible de parler de mystique en ce qui concerne la foi de S. Weil. Pourtant cette mystique ne me semble pas être un mysticisme, un danger, puisqu’elle autorise en permanence une pensée logique, critique et argumentée. De mon point de vue, elle a eu une capacité rare à conjuguer une sensibilité extrême et une pensée étayée par de solides connaissances philosophiques sans toutefois paraître trop universitaire. C’est, entre autres, pour cela que je pense que la lecture de S. Weil devrait être proposée à de nombreux révolutionnaires de toutes obédiences. Cette lecture n’est pas trop complexe (même si le propos l’est probablement plus qu’il n’y paraît). Elle est donc abordable, mais elle montre surtout cette possibilité de faire d’une foi une capacité d’agir dans la complexité de toute action. Elle permet de ne pas tomber dans la mécanique idéologique de l’évidence révolutionnaire. Je crois que l’on pourrait lui attribuer à la fois une affirmation sans réserve des agirs et un doute critique dans l’action. La maladresse maladive de S. Weil, qu’elle mentionne dans ses écrits, en serait-elle un avertissement ? Illustrerait-elle le « tragique de l’action » évoqué par P. Ricœur ? J’ai l’impression que la pensée théorique de S. Weil est toujours parasitée par un réel qui vient la bousculer en l’obligeant à se coltiner des tensions. Pourrait-on dire qu’elle tentait de « remettre en question les termes de la contradiction pour l’élever depuis le niveau du dilemme mortel jusqu’à celui du paradoxe vivant », selon la formule de P. Ricoeur3 ? Ses pensées n’étaient jamais abstractions, donc jamais idéologie au sens arendtien du terme, c’est-à-dire partir d’une idée, d’une prémisse (plus ou moins abstraite) pour développer l’apparence d’une logique ne tenant aucun compte du réel. S. Weil semblait mue par une sensibilité extrême menant à des actions à la fois rebelles et pensées. Elle ne se trompait pas sur les risques potentiels des actions politiques qu’elle avait expérimentées puis analysées et, enfin, abandonnées, mais elle ne pouvait s’empêcher d’agir en tant que rebelle singulière dans une nécessité anarchique du « pour l’autre »… Tout en développant une pensée rigoureuse amenant à des paradoxes (assumés ?).
Je dirais en fin, à titre personnel, que S. Weil m’a grandement impressionné, je l’ai dit et redit. Elle a grandement contribué à faire évoluer mon désir de transformation du monde en une sorte de foi (ce « désir sans objet ») que je pourrais qualifier de « quasi » chrétienne, si cette foi peut admettre la non-nécessité de dieu…
Didier Eckel est un ancien militant anticapitaliste et associatif vivant dans la banlieue lyonnaise.
1 S. Weil n’est pas dupe de sa position particulière quand elle travaille à l’usine. Elle est effectivement dans l’atelier et elle en souffre physiquement et moralement. Elle en souffre probablement plus que d’autres déjà aguerris (ou adaptés ?). Pour autant elle a la possibilité de s’échapper à tout moment de l’usine, ce qui n’est pas le cas de la grande majorité des prolétaires.
2 La condition ouvrière (Gallimard, 2002, pp. 212-251).
3 Histoire et vérité (Seuil, 1967, p. 54).
Simone Weil : une réflexion politique radicale contemporaine
Par Georges Serein
Puisque c’est une lecture qui m’a été demandée, je vais m’efforcer d’être le plus subjectif possible ! J’ai une curiosité pour les personnes qui passent d’un monde à l’autre – pour dire les choses simplement, du monde du socialisme libertaire au monde de la religion, ou inversement – et y compris pour celles qui restent un pied dans chaque monde. Bien sûr, tous les itinéraires sont différents, et motivés par des raisons différentes.
N’ayant pas lu les oeuvres complètes de Simone Weil, certaines réflexions personnelles sont encore au stade du questionnement. Je me base principalement sur les lectures de Réflexions les causes de la liberté et de l’oppression sociale, La Condition ouvrière, Joie de la grève, Attente de Dieu et L’enracinement. Ce qui suit n’est donc pas vraiment une lecture de Simone Weil mais plutôt une ébauche de lecture, une sélection partielle et partiale.
L’évolution de la pensée de Simone Weil suit une biographie qui est connue, sur laquelle je ne reviendrai pas ici. Au-delà des références philosophiques, politiques, historiques ou scientifiques, elle propose des commentaires qui affirment une position singulière. Je vais isoler quelques-uns des thèmes récurrents dans ses écrits pour dire en quoi ses propositions peuvent être importantes aujourd’hui, y compris pour quelqu’un qui reste engagé sous le qualificatif d’anarchiste.
Critique de Marx et des marxistes
Simone Weil reproche au socialisme scientifique de ne pas être scientifique. Elle le démontre rationnellement et ajoute que cette appellation a un aspect religieux dans le sens où elle rassemble derrière elle, mais elle est erronée. Plus loin, et certains libertaires pourraient s’en inspirer, elle affirme que « la suppression de la propriété privée serait loin de suffire à empêcher que le labeur des mines et des usines continue à peser comme un esclavage sur ceux qui y sont assujettis.1»
Dans Réflexions…, elle écrit : « Ils se sont trouvés impuissants à réaliser la démocratie ouvrière prévue par Marx ; mais ils ne se troublent pas pour si peu de choses, convaincus comme ils sont d’une part que toute tentative d’action sociale qui ne consiste pas à développer les forces productives est vouée d’avance à l’échec, d’autre part que tout progrès des forces productives fait avancer l’humanité sur la voie de la libération, même si c’est au prix d’une oppression provisoire.2»
« L’essor de la grande industrie a fait des forces productives la divinité d’une sorte de religion dont Marx a subi malgré lui l’influence en élaborant sa conception de l’histoire. Le terme de religion peut surprendre quand il s’agit de Marx ; mais croire que notre volonté converge avec une volonté mystérieuse qui serait à l’oeuvre dans le monde et nous aiderait à vaincre, c’est penser religieusement, c’est croire à la Providence. D’ailleurs le vocabulaire même de Marx en témoigne, puisqu’il contient des expressions quasi mystiques, telles que « la mission historique du prolétariat »3 ». Ces extraits sont choisis parmi d’autres qui montrent la critique radicale de Simone Weil à l’égard de certaines tendances chez Marx, souvent grossies dans le marxisme, ce qui ne l’empêchera pas de ne jamais oublier de demeurer dans le camp des opprimés.
Progrès
Sans faire de calcul, elle pressent la démonstration que fera plus tard Ivan Illich sur les coûts induits qui peuvent aller jusqu’à remettre en cause le bien-fondé lui-même d’un secteur d’activité : « Le premier procédé qui s’offre à l’homme pour produire plus avec un effort moindre, c’est l’utilisation des sources naturelles d’énergie ; et il est vrai en un sens qu’on ne peut assigner aux bienfaits de ce procédé une limite précise, parce qu’on ignore quelles nouvelles énergies l’on pourra un jour utiliser ; mais ce n’est pas à dire qu’il puisse y avoir dans cette voie des perspectives de progrès indéfini, ni que le progrès y soit en général assuré. Car la nature ne nous donne pas cette énergie, sous quelque forme que celle-ci se présente, force animale, houille ou pétrole ; il faut la lui arracher et la transformer par notre travail pour l’adapter à nos fins propres. Or ce travail ne devient pas nécessairement moindre à mesure que le temps passe ; actuellement c’est même le contraire qui se produit pour nous, puisque l’extraction de la houille et du pétrole devient sans cesse et automatiquement moins fructueuse et plus coûteuse. Bien plus, les gisements actuellement connus sont destinés à s’épuiser au bout d’un temps relativement court. On peut trouver de nouveaux gisements ; mais la recherche, l’installation d’exploitations nouvelles dont certaines sans doute échoueront, tout cela sera coûteux ; au reste nous ne savons pas combien il existe en général de gisements inconnus, et de toute manière la quantité n’en sera pas illimitée. On peut aussi, et on devra sans doute un jour, trouver des sources d’énergie nouvelles ; seulement rien ne garantit que l’utilisation en exigera moins de travail que l’utilisation de la houille ou des huiles lourdes ; le contraire est également possible. Il peut même arriver à la rigueur que l’utilisation d’une source d’énergie naturelle coûte un travail supérieur aux efforts humains que l’on cherche à remplacer.1 » C’est donc à partir de ce qu’elle estime être une lacune chez Marx qu’elle tire une réflexion qui aujourd’hui nous sembler quasi-contemporaine.
Travail/esclavage/oppression
Je ne reviendrai pas sur la Condition ouvrière, dont on peut facilement partager le contenu, y compris aujourd’hui, même si le contexte à changé. L’informatisation et le management qui sont intervenus depuis n’ont pas diminué l’oppression, mais l’ont plutôt sophistiquée. Si dans bien des cas la fatigue physique et l’abrutissement ne sont plus ce qu’ils ont été, ils sont loin d’avoir disparu. Le qualificatif de « déraciné » pour nommer l’ouvrier au travail reste pertinent : c’est un être humain arraché à sa propre vie pour un emploi qui ne lui profite pas spirituellement.
Je n’ai pas remarqué dans mes lectures que Simone Weil fasse référence au pragmatisme. Pourtant, dans Réflexions…, elle formule une démarche qui peut s’y apparenter : « En résumé la société la moins mauvaise est celle où le commun des hommes se trouve le plus souvent dans l’obligation de penser en agissant, a les plus grandes possibilités de contrôle sur l’ensemble de la vie collective et possède le plus d’indépendance. Au reste les conditions nécessaires pour diminuer le poids oppressif du mécanisme social se contrarient les unes les autres dès que certaines limites sont dépassées ; ainsi il ne s’agit pas de s’avancer aussi loin que possible dans une direction déterminée, mais, ce qui est beaucoup plus difficile, de trouver un certain équilibre optimum.4 » Je ne connais en tous cas pas d’expression politique similaire dans le jeu politique. En parlant d’équilibre optimum, elle vise un compromis qui n’est pas le plus petit dénominateur commun, mais au contraire un progrès social continu. La notion d’équilibre en particulier peut faire penser à Proudhon qui préconisait une « équilibration ».
Spiritualité
La spiritualité fait partie du processus de création. Pour nombre de croyants, toute création est divine. Pour les êtres humains, croyants ou non, la spiritualité peut-être vue comme la nécessité de tout développement créatif. Y a-t-il une différence entre croyants et non-croyants à cet endroit ? Tout dépend de quel Dieu on parle. Si Dieu est simplement la vie – et Simone Weil avait lu Spinoza – alors il n’est qu’un nom donné à la vie ou à l’expérience. Croyants et non-croyants peuvent participer à la même création et, en dépit des différents sectarismes dont nous sommes tous parfois capables, cela se produit constamment… Après avoir critiqué le manque de spiritualité dans le travail ouvrier (« […] l’exécution de la tâche est pensée dans tous ses détails par d’autres, lorsque l’activité corporelle est soumise, dans ses moindres gestes, à une volonté étrangère, l’esclavage est total5 »)
« Une civilisation constituée par une spiritualité du travail serait le plus haut degré d’enracinement de l’homme dans l’univers, par suite l’opposé de l’état où nous sommes, qui consiste en un déracinement presque total. Elle est ainsi par nature l’aspiration qui correspond à notre souffrance.6 » Simone Weil préconise une éducation à l’attention. C’est une ouverture immense. Elle y voit un débouché pour la prière. On peut être dubitatif… Ou bien la prière est en dehors des rites et je dirais « pourquoi pas ! », tout en gardant en mémoire l’aventure des pastafari7, laquelle prouve qu’aucun dogme ne peut se perpétuer sans rites, et par conséquent dériver vers un ensemble de superstitions.
Foi catholique
« j’ai toujours adopté comme seule attitude possible l’attitude chrétienne. Je suis pour ainsi dire née, j’ai grandi, je suis toujours demeurée dans l’inspiration chrétienne. Alors que le nom même de Dieu n’avait aucune part dans mes pensées, j’avais à l’égard des problèmes de ce monde et de cette vie la conception chrétienne d’une manière explicite, rigoureuse, avec les notions les plus spécifiques qu’elle comporte. Certaines de ces notions sont en moi aussi loin que mes souvenirs remontent.8 »
On sait qu’avant ce que Simone Weil mentionne comme des faits l’ayant convaincu d’adhérer au catholicisme, elle avait déjà un esprit de sacrifice évident. Par exemple, elle se refusait à gagner plus que les plus pauvres et distribuait le surplus… Sa foi catholique s’est exprimée au contact de prêtres, principalement le père Perrin, un dominicain. Sa foi semble aussi radicale que ses engagements précédents. Sa foi n’engage qu’elle et, même si elle prend beaucoup de notes, le prosélytisme n’est pas son affaire. Pourtant, et même si sa foi n’est pas celle de la plupart des catholiques pratiquants, elle propose dans L’Enracinement que le catholicisme soit le ciment de la société. Il est vrai que c’est sa version personnelle du catholicisme, hors de l’institution Église, mais il y a néanmoins là une ambiguïté, car à moins de supposer que l’homme est bon (J’ai remarqué bien des références à Rousseau, mais jamais rien de tel) ou que tout catholique est parfait, on peut deviner qu’au minimum des fissures vont se former dans le ciment : je vois donc là un support théorique qui ne saurait tenir longtemps sans dévoiement – comme un pari pascalien – que par ailleurs elle a critiqué, où il suffirait de suivre une bonne voie pour que tout aille bien…
Dans Attente de Dieu, elle explique sont refus du baptême en disant : « Ce qui me fait peur, c’est l’Église en tant que chose sociale. Non pas seulement à cause des ses souillures, mais du fait même qu’elle est entre autres caractères une chose sociale. […] Mais pour autant qu’elle est une chose sociale elle appartient au Prince de ce monde. » On peut cependant lire en d’autres endroits que cette critique, si radicale qu’elle soit, n’est pas forcément définitive.
Un certain nombre d’éléments paraissent même relever du mysticisme et semblent difficilement compatibles avec une pensée libertaire. Ainsi : « […] S’il arrive un jour que j’aime Dieu suffisamment pour mériter la grâce du baptême, je recevrai cette grâce ce même jour, infailliblement, sous la forme que Dieu voudra, soit au moyen du baptême proprement dit, soit de toute autre manière. Dès lors pourquoi aurais-je aucun souci ? Ce n’est pas mon affaire de penser à moi. Mon affaire est de penser à Dieu. C’est à Dieu à penser à moi.9 » ; « Car je ne désire pas autre chose que l’obéissance elle-même dans sa totalité, c’est-à-dire jusqu’à la croix.10 » Il est difficile de ne pas voir là un déterminisme, et une ambivalence qui peut laisser croire à un certain fatalisme.
Des questions en suspens
A aucun moment dans mes lectures je n’ai vu Simone Weil se positionner en tant que femme. La question ne se pose pas, et même quand elle s’engage, c’est à l’égal des hommes. En outre, dans ces écrits, elle emploie souvent la formule « les hommes » pour désigner l’ensemble des êtres humains. Elle n’est pas notre contemporaine sur ce plan, mais, si l’on considère que pour elle l’égalité est tellement évidente qu’on ne la mentionne même pas, peut-être est-elle en avance ? Ou bien a-t-elle sauté au moins une étape…
Y a-t-il une ou deux Simone Weil ? N’a-t-elle pas à un moment donné perdu tout espoir dans la possibilité d’un changement social révolutionnaire ? Cela ne l’a pas empêché de conserver des convictions fortes contre toute oppression, mais n’a-t-elle pas eu besoin de placer sa foi ailleurs parallèlement ? Pourtant, on ne peut pas parler de virage de sa part. Elle écrit avoir été convaincue de sa foi chrétienne lors d’un voyage au Portugal en 1935. Elle s’engage un an plus tard lors de la révolution espagnole aux côtés des anarchistes dans la colonne Durruti. Il n’y a pas pour elle d’incompatibilité, bien au contraire.
Les engagements de Simone Weil sont indissociables de sa personnalité que l’on peut dire entière. Je la trouve bien exprimé dans la phrase suivante : « J’ai le besoin essentiel, et je crois pouvoir dire la vocation, de passer parmi les hommes et les différents milieux humains en me confondant avec eux, en prenant la même couleur, dans toute la mesure du moins où la conscience ne s’y oppose pas, en disparaissant parmi eux, cela afin qu’ils se montrent tels qu’ils sont et sans se déguiser pour moi. C’est que je désire les connaître afin de les aimer tels qu’ils sont. Car si je ne les aime pas tels qu’ils sont, ce n’est pas eux que j’aime, et mon amour n’est pas vrai. Je ne parle pas de les aider, car cela, malheureusement, jusqu’à maintenant j’en suis tout à fait incapable.11 » Ces dernières années, l’extrême droite, pour laquelle l’amour des autres n’est visiblement pas prioritaire, fait référence à Simone Weil. Ainsi, elle est citée dans l’Incorrect, dans Valeurs actuelles et Laurent Wauquiez a pu dire de L’Enracinement que c’est sont livre préféré.
Il me semble qu’il y a au moins une constante dans l’engagement politique de Simone Weil : rester toujours du côté des opprimés, y compris en dépit des sectarismes. C’est une ligne de conduite que je partagerai avec elle (et donc pas avec l’extrême droite).
Georges Serein
1Réflexions les causes de la liberté et de l’oppression sociale, ed. Libertalia, p. 44.
2Réflexions les causes de la liberté et de l’oppression sociale, ed. Libertalia, p. 39.
3Réflexions les causes de la liberté et de l’oppression sociale, ed. Libertalia, p. 41.
1Réflexions les causes de la liberté et de l’oppression sociale, ed. Libertalia, p. 47.
4Réflexions les causes de la liberté et de l’oppression sociale, ed. Libertalia p. 153.
5Oeuvres complètes, cité en note dans Réflexions… (op. Cit.) p. 137
6L’enracinement (ed 2021)
7https://fr.wikipedia.org/wiki/Pastafarisme
8Attente de Dieu, Paris, ed. Fayard, 1966
9Attente de Dieu, Paris, ed. Fayard, 1966
10Attente de Dieu, Paris, ed. Fayard, 1966
11Attente de Dieu, Paris, ed. Fayard, 1966
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