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11 juillet 2019

Le rôle de la certification scolaire d’État dans la (re)production des normes sociales de domination

Contribution au séminaire ETAPE du 21 avril 2017

Par Irène Pereira

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En France, en dépit de l’existence d’un système scolaire privé et d’écoles d’enseignement supérieur privé, l’État occupe une place centrale par le biais de son pouvoir de certification. Le baccalauréat est un diplôme à valeur nationale qui constitue la condition de possibilité d’accès aux études supérieures. L’État intervient également pour garantir les formations supérieures, y compris celles qui sont privées : titre certifié, reconnaissance par l’État, diplôme visé par l’État, grade de Master… Pour les familles et pour le monde de l’entreprise, l’État continue d’être un acteur central pour garantir la qualité d’une formation.

Néanmoins, il est possible de s’interroger sur le rôle de reproduction sociale qu’exerce l’État à travers la certification scolaire et des diplômes de l’enseignement supérieur. En effet, les individus qui sont couronnés par les formations les plus prestigieuses possèdent un profil sociologique spécifique. L’État, par le biais du système scolaire, possède un rôle dans la reproduction de la hiérarchie sociale et la sélection des élites. Cela avait déjà été montré en particulier par Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron dès les années 1960. Mais, ces auteurs ont limité principalement leur approche à la question de la classe sociale. Or les théories issues de l’intersectionnalité viennent s’interroger sur l’articulation des dominations croisées qui en viennent à produire la figure complexe des privilèges sociaux. La notion de privilège social désigne des avantages dont bénéficient un groupe social du fait de sa position.

Mais ce rôle de l’État va plus loin encore. En effet, avec la centralité que l’État républicain a contribué à donner à l’école, avec l’emprise des diplômes, celui-ci est devenu une institution centrale dans l’existence de tous les individus. On parle ainsi de scolarisation de la société. Cela conduit à ce que l’école ne contribue pas seulement à reproduire les normes dominantes, mais à produire elle-même des normes de domination. La principale de ces normes est l’injonction à la « réussite scolaire ». Ainsi aujourd’hui, par exemple, ne pas avoir le baccalauréat pour les jeunes générations, est devenu un sujet de honte sociale.

1. La question de la norme dominante : une approche intersectionnelle des discriminations et inégalités sociales

La norme dominante est l’expression d’une organisation sociale matérielle : elle indique le groupe social qui détient une place socialement dominante du fait de sa position sociale économique et plus généralement de son pouvoir social. De manière générale, les travaux de sociologie intersectionnels (où l’on croise les oppressions) conduisent à caractériser la norme sociale dominante comme correspondant à : l’homme « blanc » de classe moyenne supérieure ou de classe supérieure, valide, hétérosexuel et cisgenre (dont le genre correspond au sexe). Bien évidemment, le pourcentage d’individus cumulant l’ensemble de ces catégories est assez restreint. Par exemple, en France, il est possible d’évaluer qu’il y a : un peu plus de 51 % de femmes, environ 60 % de la population appartient aux classes populaires (ouvriers et employés), environ 1/6 de la population est en situation de handicap…

L’approche intersectionnelle conduit également à ne pas disjoindre inégalités sociales et discriminations sociales : les deux situations sont liées. L’inégalité de classe sociale produit de la discrimination sociale. Dans le monde anglo-saxon, on parle de classisme : il s’agit du fait de subir des discriminations sociales en raison de son appartenance à une classe sociale inférieure. Les discriminations sont également articulées à des inégalités sociales économiques que ce soit pour les femmes, les personnes en situation de handicap ou les homosexuels. Par exemple, les homosexuels hommes connaissent une évolution de carrière et un salaire moindre que leurs homologues hétérosexuels. Les normes sociales de domination sont l’expression d’une position sociale occupée par les dominés dans l’espace social et en particulier d’une position économique subalterne.

En tournant le regard vers la norme dominante et les privilèges qu’elle exprime, on est conduit à dé-essentialiser les catégories. En effet, les minoritaires n’existent que parce qu’ils sont définis par opposition à la norme socialement dominante qui les constitue comme différents et inférieurs. Cela apparaît par le fait que les catégories subalternes n’ont pas d’unité en soi : la notion d’handicapé amalgame un ensemble de personnes qui n’ont comme point commun que le fait de ne pas être jugé comme valide, la notion d’hétérosexuel sert à constituer par opposition un ensemble de comportements sexuels qui ne sont pas dans la norme (bisexuel, homosexuel, pansexuel… réunis sous le terme d’« allosexuel »), il en va de même de la norme cisgenre. La notion d’immigrés amalgame un ensemble d’individus qui n’ont comme points communs que d’être défini par opposition à population nationale. Bourdieu avait montré que les cultures socialement subalternes n’étaient constituées comme telles que dans la distinction avec la culture de la classe dominante. L’adjectif populaire ajouté à la notion de culture indique bien qu’il s’agit d’une culture subalterne par opposition à la « culture » (qui est celle légitimée en particulier par la culture scolaire). Dans la tradition occidentale, en particulier, la femme a été pensée dans sa différence seconde avec la norme masculine : Ève a été créée à partir d’une côte d’Adam, la femme était pour Aristote « le monstre de l’homme ». Par conséquent, déconstruire la norme dominante n’a pas pour objectif de parvenir à la reconnaissance et la valorisation d’identités différentes qui existeraient en soi, mais de remettre en question l’existence même de ces catégories qui organisent une hiérarchie sociale. Ce que Monique Wittig avait appelé la « pensée straight ».

Il faut néanmoins souligner que la première compétence mise en avant dans le référentiel des enseignants est la transmission des valeurs de la République. Celles-ci comprennent en particulier : un idéal de justice sociale (la « France est une République sociale »), la lutte contre les discriminations – égalité fille/garçon, orientation sexuelle, racisme et anti-sémitisme, handicap -).

Mais la question de la lutte contre la reproduction de la norme sociale dominante n’est pas qu’une question de justice sociale, elle comporte également une aspiration à pouvoir développer son existence sans avoir à subir la pression sociale d’une conformation à des normes sociales qui vectrices d’inégalités sociales et de discriminations injustes.

2. L’école : de la norme scolaire à la reproduction de la norme sociale dominante

L’école n’a jamais eu une place aussi centrale dans la société qu’aujourd’hui. On parle de scolarisation de la société. La certification scolaire est devenue la condition sine qua non, mais non suffisante, d’accès au marché de l’emploi et en particulier aux places professionnelles les plus prestigieuses. De ce fait, il arrive souvent que l’on confonde la réussite scolaire et la réussite professionnelle. C’est une erreur d’analyse qui a des conséquences problématiques à plusieurs égards. En effet, elle conduit à entretenir l’illusion que l’école aurait pour fonction de former afin d’insérer l’élève sur le marché de l’emploi. Le décalage entre la réussite scolaire et universitaire des filles et la discrimination qu’elles connaissent à l’emploi montre qu’il n’y a pas un lien mécanique entre la réussite scolaire et la réussite professionnelle et sociale. Cette confusion entre les deux normes de réussite est plus présente semble-t-il chez les hommes : en effet, l’attente sociale en matière de réussite professionnelle pèse davantage pour eux. Cela peut avoir des conséquences sur la réussite scolaire des élèves garçons de milieux populaires : les familles peuvent entretenir un discours utilitariste sur les finalités de l’investissement scolaire. Or les travaux sur le rapport à l’école (ESCOL) ont montré qu’un rapport au savoir utilitariste était moins propice à la réussite scolaire.

L’école définit une norme spécifique : la réussite scolaire. Les élèves sont classés à partir de cette norme : décrocheurs, élèves en difficulté scolaire, élèves faibles, moyens, bons ou excellents. Les notes en particulier sont utilisées comme une mesure quantitative de ce classement scolaire. La difficulté vient de la confusion au sein de l’école entre deux visions socialement différentes dont l’une réalité en prédomine au sein de l’élite sociale. Il existe une vision égalitariste : l’école devrait avoir pour fonction de faire acquérir à tous les enfants des compétences et des connaissances, liées en particulier à la culture scripturale, indépendamment de tout souci de compétition sociale et de l’origine sociale des élèves. Mais l’élite sociale (parents issus des classes moyennes supérieures et classes supérieures) font jouer à l’école un autre rôle. Elle a pour fonction de produire une compétition qui doit servir à légitimer la répartition des places dans la hiérarchie sociale. L’intérêt des classes dominantes est bien évidement que le système scolaire fonctionne comme un espace de reproduction de la hiérarchie sociale en place. De fait, l’organisation du système scolaire français reflète la reproduction de l’élite sociale : notes chiffrées ; écoles et cours privées ; dérogations à la carte scolaire ; classement des établissements ; existence de filières professionnelles, technologiques, générales ; filière S considérée comme la filière d’excellence ; existence d’un système élitiste post-bac avec les classes préparatoires et les grandes écoles… Les parents des classes dominantes se caractérisent par leur compétence pour optimiser les ressources de leurs enfants dans le cadre de la compétition scolaire. La réussite scolaire est donc une norme issue d’une compétition scolaire biaisée qui fonctionne au service des familles des classes socialement dominantes. La difficulté provient donc de ce que l’on met derrière l’expression de réussite scolaire : un idéal égalitaire ou un idéal de compétition élitiste.

Il est ainsi possible de noter le rôle que joue l’État dans la conservation de la norme sociale dominante au service de l’organisation capitaliste et patriarcale de la production. Il organise un système scolaire avec des classements, des filières scolaires, des concours et des diplômes reproduisant les stéréotypes de genre et le classisme social. Ainsi, l’État et le marché loin de devoir être opposés, doivent être au contraire perçus comme jouant un rôle complémentaire dans la production d’une organisation sociale inégalitaire et discriminatoire.

La norme de la réussite scolaire a une telle puissance que le fait de connaître des difficultés scolaires est de plus en plus considérée comme un signe d’anormalité qui conduit à une augmentation de la pathologisation et de la médicalisation de l’échec scolaire avec un développement en particulier des catégories de troubles de l’apprentissage. Mais la norme scolaire entretient des correspondances avec la norme sociale qu’elle contribue à reproduire. Plusieurs travaux sociologiques, comme ceux de Stanislas Morel, montrent l’existence d’une correspondance statistique entre les troubles de l’apprentissage et la classe sociale avec une augmentation statistique de la difficulté scolaire qui se trouve classifiée dans une pathologie de l’apprentissage.

Pour identifier en quoi l’école française fonctionne comme un lieu de reproduction de la norme dominante, il est nécessaire de regarder quel est le profil sociologique des élèves qui parviennent à obtenir les certifications les plus prestigieuses. Il s’agit en France des étudiants diplômés des grandes écoles. On remarque assez logiquement que ces écoles qui donnent accès aux postes au sein de l’économie et de l’administration les plus prestigieux sont investis par le groupe social qui représente l’étalon majoritaire : un homme, d’origine française, de classe moyenne supérieure ou de classe supérieure. Un certain nombre de grandes écoles très prestigieuses, principalement des écoles d’ingénieurs sont peu investies par les femmes : Art et Métier Paris (13 %), Centrale Paris (19 %), SUPELEC (19 %), CNAM (20 %), École des Mines (24 %). La moyenne nationale est à moins de 28 % de femmes dans les écoles d’ingénieur. En 2015, la promotion de l’ENA comprenait un quart des femmes.

3. Les mécanismes de la reproduction sociale de la norme sociale dominante

Il faut commencer par souligner que la France, de l’ensemble des pays analysés dans le cadre du classement PISA 2016, celui dont le poids de l’origine sociale dans la réussite scolaire pèse le plus. L’écart de niveau scolaire à 15 ans est de deux ans entre les élèves de classes populaires et de classe moyenne supérieure. Il est de trois ans entre élèves en fonction de l’origine française ou immigrés. Mais le système scolaire français se caractérise également par un différentiel de réussite scolaire entre les filles et les garçons, quelles que soient l’origine sociale et l’origine migratoire, mais dont l’évolution au cours de la scolarité est ambivalente.

La réussite scolaire implique tout d’abord « un devenir élève ». Cela suppose de la part de l’élève qu’il se plie à la discipline de la forme scolaire. Il/elle doit intégrer les règles scolaires. Sur ce plan, la socialisation des filles, qui reçoivent davantage d’injonctions comportementales dans le cadre de la famille, semble favoriser ce devenir élève. Les interactions différenciées des enseignants avec les filles et les garçons contribuent à renforcer ces dispositions : les filles reçoivent plus de compliments portant sur leur comportement que sur la qualité de leur travail.

Mais le genre, dans le système scolaire, fonctionne comme une ressource scolaire ambivalente. En effet, la norme scolaire suppose pour être réalisée des compétences relativement contradictoires. On peut parler d’un « double bind » du genre. En effet, il faut être scolaire, mais pas « trop scolaire ». Il faut aimer lire, mais être également bon en mathématiques et en sciences. Il faut se soumettre aux règles et être obéissant, mais avoir suffisamment confiance en soi pour effectuer des choix scolaires ambitieux. De fait, toute la difficulté de l’excellence scolaire, c’est qu’elle suppose des compétences qui semblent liées à une double socialisation de genre. En ne respectant pas les règles scolaires, on se voit disqualifier « d’élève ascolaire » et en étant, dans le simple respect des règles scolaires, on se voit attribué le qualificatif « de trop scolaire ». L’excellence scolaire masculine s’accompagne d’un brio qui implique une désinvolture qui prenait pour Bourdieu le nom de « grâce ». L’élève garçon brillant doit donner l’impression qu’il doit sa réussite à des facilités. « En avoir encore sous la pédale » est un critère de sélection implicite en classe préparatoire scientifique comme le montre Muriel Darmon.

Les ressources de la socialisation de genre vont donc avoir un effet ambiguë pour les filles. En effet, cela peut favoriser certains malentendus socio-cognitifs. Les filles, qui se trouvent valorisées par leur comportement scolaire, peuvent adopter sur le long terme une attitude jugée trop scolaire : elles en restent à une application des normes de la forme scolaire, sans être capable d’aller au-delà des règles scolaires. En particulier, les filles de milieux populaires peuvent avoir la réputation d’être « travailleuses », mais « un peu limitée ». Elles peuvent basculer en particulier au lycée dans la catégorie des « forçats de l’école » (selon l’expression d’Anne Barrère). À cet égard, les notes peuvent jouer comme une source de malentendus scolaires : ces élèves filles de milieux populaires peuvent comprendre que le système attend d’elle des bonnes notes, mais sans nécessairement connecter ces attentes à des buts de maîtrise intellectuelle des contenus scolaires. Les matières scolaires sont marquées par des stéréotypes de genre : les matières littéraires et les langues pour les filles, les mathématiques et les sciences pour les garçons. Mais dans la hiérarchie scolaire, ce sont les mathématiques et les sciences qui se trouvent au sommet et permettent d’accéder à la filière S. Enfin, à résultats scolaires égaux en mathématiques et sciences, les filles vont se sentir moins légitimes que les garçons à demander une filière S.

La classe sociale a un effet pour tempérer les ressources ambivalentes du genre. En effet, les familles sont plus ou moins socialement éloignées de la culture scolaire. Les familles de la classe moyenne supérieure transmettent à leurs enfants des dispositions qui sont favorables à la réussite scolaire. En reprenant les concepts de Bourdieu, on peut parler d’un habitus qui favorise « un sens du jeu » scolaire. Il permet à l’élève d’être scolaire sans être trop scolaire. C’est-à-dire de suffisamment maîtriser les codes scolaires pour pouvoir jouer avec eux : les suivre sans pour autant être dans la pure application. Il y a une dimension créative de l’habitus. C’est ce qui permet aux filles des classes moyennes supérieures d’avoir un rapport aux règles scolaire moins besogneux que les filles des classes populaires. On sait par ailleurs que le niveau de diplôme de la mère est un facteur de la réussite scolaire des enfants, en particulier lorsqu’il s’agit d’un garçon. En effet, l’action de la mère contrebalance les dispositions de la « masculinité hégémonique » (virilisme) qui peuvent entrer en contradiction avec les règles de la forme scolaire. Leur action permet aux garçons de classes moyennes supérieures de se maintenir dans le jeu scolaire jusqu’à ce que les dispositions de la construction sociale de la masculinité leur permettent au lycée et après de prendre l’ascendant sur les filles de classes moyennes supérieures dans la compétition scolaire. Les garçons ayant davantage de confiance en eux s’orientent vers des choix scolaires plus prestigieux.

La combinaison de la socialisation féminine et l’origine immigrés a également des conséquences paradoxales. En effet, les familles d’origine immigrés ont des attentes vis-à-vis de l’institution scolaire qui peuvent avoir un effet d’empowerment paradoxalement pour les filles : ces familles peuvent attendre beaucoup de la promotion par l’école. On constate un écart différentiel entre les filles et les garçons d’origine immigrés : les filles d’origine immigrés réussissent aussi bien que les filles d’origine française de la même classe sociale alors que certains garçons d’origine immigrés ont une réussite scolaire inférieure à la population masculine de référence. C’est comme si les garçons d’origine sociale immigrés, les plus victimes de discrimination à l’embauche (Maghreb et Afrique sub-saharienne), anticipaient socialement le coup de ces discriminations. À l’inverse, il est possible que la moindre attente sociale qui est mise dans la réussite professionnelle des filles conduise celles-ci à s’investir dans la réussite scolaire sans la corréler à une réussite professionnelle. Les filles peuvent ainsi jouer paradoxalement le jeu du désintéressement scolaire car elles ont intériorisé inconsciemment l’infériorité sociale professionnelle des femmes dans la société. Les savoirs scolaires peuvent alors dans ce cas jouer un rôle d’empowerment (autonomisation) par rapport à la sphère domestique.

Combiné à la classe sociale et à l’origine migratoire, la loi de la binéarité du genre joue à plein dans l’espace scolaire. La reproduction sociale scolaire s’appuie sur la socialisation différentielle de genre : pour les garçons de classe populaire, et plus encore immigré, la construction de la « masculinité hégémonique » joue comme un obstacle à la réussite scolaire. Mais l’école contribue également à construire cette loi du genre. Le fonctionnement même de l’institution scolaire y participe : l’existence de disciplines scolaires marquées par des stéréotypes de genre où ce sont les matières dites « masculines » qui permettent la sélection scolaire, l’existence de filières d’étude professionnelles et technologiques qui correspondent à des formations socialement genrées… Les enseignants eux-mêmes, plus ou moins consciemment, par des attentes et des interactions différentiées contribuent à maintenir également la loi du genre. Même le groupe élève participent à maintenir les normes de genre : les élèves transgenre, avec une construction de genre non-binaire, peuvent être victimes de mise à l’écart et/ou de harcèlement scolaire du fait de leur apparence et d’une orientation sexuelle supposée.

Mais la norme scolaire contribue également à accentuer et à construire la différence valide/handicapé en dépit des politiques d’inclusion scolaire. En effet, l’école pratique un effet d’étiquetage des élèves handicapés : en étant reconnus comme handicapés, ils sont également étiquetés comme tels. L’école va même plus loin car elle contribue à créer des catégories d’élèves en situation de handicap. Sur la base de leurs difficultés scolaires de comportement ou d’apprentissage, les enseignants sont incités à repérer les élèves qui auraient des troubles pouvant conduire à une reconnaissance de handicap : troubles dys-, trouble de l’attention avec ou sans hyperactivité… L’école contribue à construire une distinction entre le normal et le pathologique sur la base de la norme de la réussite scolaire. Or cette approche est contestée par certaines associations, par exemple de personnes autistes ou dys-, qui considèrent que leur mode de fonctionnement ne relèvent pas d’un trouble (d’un dys-fonctionnement), mais d’une différence : ils opposent alors un fonctionnement neurotypique (celui validé par la norme scolaire et de la psychologie) à des fonctionnements neurodivergents. Il s’agit alors de reconnaître l’existence d’une neurodiversité.

4. La résistance à la reproduction par l’école de la norme sociale dominante

Se pose alors la question de savoir comment les enseignants peuvent dans leurs pratiques pédagogiques résister à la reproduction de la norme sociale dominante. Pour répondre à cette question, il s’agit de proposer des éléments d’un pragmatisme critique en pédagogie. Le « pragmatisme critique en pédagogie » croise les apports de deux approches. La première est celle de la pédagogie critique qui met l’accent sur la libération des opprimés. Dans les pays de langue anglaise et ibériques, la pédagogie critique constitue un vaste mouvement à la suite de Paulo Freire : pédagogie féministe, pédagogie critique de la race, pédagogie queer, pédagogie intersectionnelle… La seconde est celle des sociologies critiques de l’éducation, en France, qui mettent pour leur part l’accent sur le dévoilement des mécanismes de reproduction à l’école, mais également dans la salle de classe. On trouve en particulier dans la pédagogie féministe une forme de pragmatisme critique. Les pratiques pédagogiques féministes s’appuient sur l’expérience vécue des apprenantes et sur des groupes de parole et de conscientisation. Elles déconstruisent la hiérarchie entre savoirs d’expérience et savoirs experts. Elles visent la mise en place d’un mode de fonctionnement démocratique et coopératif de la salle de classe en faisant un « espace safe » (bienveillant grâce au care) où il soit possible de faire entendre sa « propre voix » (bell hooks), une voix différente. Mais en même temps, les pédagogues féministes ont également su porter un regard critique sur les risques que pouvaient comporter ces pratiques pédagogiques horizontales pouvant masquer également des rapports sociaux inégalitaires. Ce que Jo Freeman avait appelé la tyrannie de l’absence de structure. Les pratiques dialogiques dans la salle de classe peuvent conduire à laisser les élèves garçons de classe moyenne supérieure prendre davantage la parole et à invisibiliser les élèves moins privilégiés socialement, voire à tenir des propos pour justifier leurs privilèges sociaux. C’est pourquoi, les pédagogues féministes ont également porté un regard réflexif critique les conduisant à mettre en place des outils d’objectivation des inégalités sociales dans les pratiques pédagogiques (par exemple des grilles d’observation), mais également des pratiques de régulation par l’enseignante et/ou par les élèves.

Ainsi Henry Giroux, le fondateur aux États-Unis de la pédagogie critique, à la différence de Pierre Bourdieu, considère que l’école n’est pas seulement un espace de reproduction sociale, mais également un espace de lutte des classes. Inspiré par le marxisme de l’école de Francfort, il considère que les enseignants doivent résister à la réduction de leur activité à celle de techniciens, mais doivent s’affirmer comme des intellectuels transformateurs. L’approche d’Henry Giroux entent constituer une critique à la fois du néo-conservatisme et du néo-libéralisme en éducation. La pédagogie critique orientée vers la conscientisation et la libération des opprimés se distingue ainsi nettement des récupérations néolibérales des pratiques pédagogiques issues de l’Éducation Nouvelle. Cela suppose qu’ils mettent en place des pratiques de résistance. C’est à partir de ce cadre que constitue un « pragmatisme critique », qu’il est possible d’essayer d’élaborer un ensemble de pratiques de résistance :

La première peut consister sans doute dans l’adoption d’une pédagogie anti-sexiste – féministe et queer -. Celle-ci suppose de déconstruire, en tant qu’enseignant-e, dans son discours et dans ses pratiques la norme binaire du genre. Il faut sans doute voir dans la résistance qu’a rencontré l’ABCD de l’égalité du genre, l’expression du lien entre le genre et le maintien d’un ordre social inégalitaire produisant de la discrimination sociale. L’espace de la classe doit ainsi devenir un lieu de déconstruction de la masculinité hégémonique qui constitue un obstacle à la réussite scolaire des garçons et qui contribue à favoriser la violence à l’égard des filles et dont celles-ci se plaignent, plus fréquemment, dès l’école primaire. Mais au-delà des discours et des pratiques, il s’agit sans doute pour chaque enseignant-e de se demander ce que cela signifie en tant qu’enseignant-e de se situer par-delà la binéarité du genre. En effet, la profession d’enseignant-e a une image féminisée, plus particulièrement dans le premier degré. Se pose alors la question de savoir comme être une enseignante qui résiste aux stéréotypes de genre de la profession enseignante. Un de ces stéréotypes réside sans doute dans l’assimilation de l’enseignante à un substitue de la figure maternelle. Mais, il est possible de se demander comment en tant qu’enseignante, on peut également incarner des caractéristiques socialement attribuées aux enseignants masculins comme facteur d’empowerment : confiance en soi, aisance à prendre la parole, oser exprimer ses idées… Il n’est sans doute pas anodin qu’une étude états-unienne sur l’enseignement supérieur montre que les étudiants ont une perception différentiée des enseignants selon leur sexe : les femmes sont qualifiées plus souvent « d’agressives et de condescendantes » quand leurs homologues masculins sont plus souvent qualifiés de « brillants ». Ce n’est pas un hasard, à cet égard, qu’un film comme Le cercle des poètes disparus mette en scène un homme avec des élèves garçons, et non pas une enseignante femme. L’espace de la classe doit également devenir un lieu d’empowerment des filles pour favoriser leur confiance en elle-même, leur capacité à prendre la parole autant que les garçons et leur capacité à se défendre contre les violences verbales et physiques.

Les pratiques de différentiation pédagogiques doivent être analysées de manière critique c’est-à-dire sous l’angle des risques de discriminations négatives qu’elles peuvent produire. La différentiation peut avoir comme avantage de permettre la reconnaissance d’une neurodiversité dans la salle de classe. Mais en même temps, il faut être attentif qu’au lieu d’être un facteur de discrimination positive (favoriser le sort de ceux qui sont en situation d’inégalité ou respecter la différence), elles ne deviennent un facteur de discrimination négative. En effet, cela peut être le cas, par le fait, que l’enseignant-e au prétexte d’un souci de différentiation ait des attentes moindre pour les élèves en difficultés scolaires, ou en éducation prioritaire, ou différencie ses attentes en fonction de stéréotypes de genre… Les enseignants peuvent avoir une tendance à proposer plus souvent, à résultats scolaires égaux aux élèves de milieux défavorisés ou/et immigrés, un redoublement ou une orientation en filière professionnelle.

Nombre d’approches concernant les différences de trajectoire scolaire, en fonction de l’origine sociale, insistent sur la critique du « handicap socio-culturel » au profit d’une perception en termes d’éloignement de la culture scolaire. La culture scolaire est plus proche des codes et des contenus de la culture des classes moyennes supérieures que de celle des classes populaires. Se pose alors la question de savoir comment il est possible de réduire la distance entre les élèves de milieu populaire et l’école. Il est sans doute nécessaire à un premier niveau de lutter contre l’ethnocentrisme de classe des enseignants vis-à-vis des élèves de milieux populaires et de leurs familles. Dans leur grande majorité les enseignants sont issus des classes moyennes supérieures et développent des discours et des perceptions des élèves de milieux populaires qui sont des préjugés qui ne correspondent pas à la réalité sociale comme le caractère « démissionnaire » des familles de milieu populaire. À un second niveau, Bourdieu affirme la nécessité de « vendre la mèche » afin d’expliciter les codes implicites et les attentes de l’école. Néanmoins, il s’agit d’un objectif complexe. En effet, comme le montre Bourdieu les dispositions construites dans les classes moyennes supérieures produisent un habitus qui permet de générer un « sens du jeu » scolaire. C’est là toute la difficulté de la maîtrise des codes scolaires : il n’est pas attendu simplement d’appliquer des règles scolaires, mais il s’agit d’être capable de les maîtriser de manière « autonome ». L’insistance de la thématique de l’autonomie et de la compréhension contre l’application et la restitution traduisent la complexité des attentes au sein du système scolaire. L’élève brillant se situe au-delà de l’attitude strictement scolaire. Si la mise en autonomie des élèves peut conduire à présupposer des compétences qui ont été socialement construites dans le milieu familial au lieu de les construire à l’école, le risque d’un enseignement explicite peut consister à ne générer qu’une application mécanique de la règle. Toute la difficulté se trouve dans la capacité de l’enseignant à générer un habitus permettant de produire le sens du jeu scolaire qui est celui de l’élève brillant. Ce qui n’est possible que si l’enseignant possède lui-même ce sens du jeu scolaire. De ce point de vue, la capacité à favoriser chez les élèves un rapport critique au savoir constitue sans doute une dimension pour acquérir un sens critique du jeu scolaire qui ne se traduise pas sous la forme d’une valorisation de la concurrence et de la compétition scolaire. C’est également le rôle que peuvent jouer les pratiques pédagogiques coopératives.

La justice curriculaire constitue une approche au sein de la pédagogie critique qui consiste à revendiquer une visibilisation des minorités discriminées dans le contenu des enseignements avec plusieurs objectifs : de lutter contre leur invisibilisation sociale, de combattre les stéréotypes et les préjugés, de favoriser la fierté (« pride ») des groupes minoritaires afin de développer leur confiance en elles-mêmes (contre l’effet de la menace du stéréotype), de reconnaître leur mémoire par l’histoire des oppressions et des luttes menées par les opprimés contre celles-ci. Cela conduit par exemple à essayer de contrer la tendance eurocentrique des curricula scolaires en décolonisant les savoirs scolaires : reconnaître l’apport des autres civilisations à l’histoire des sciences et des mathématiques, adopter un point de vue décentré en histoire ou en géographie, ouvrir l’étude de la littérature à l’ensemble des aires francophones… Il est à cet égard significatif que ceux qui réclament une école polytechnique reproduisent bien souvent une vision masculine des classes populaires : car le premier acte de justice curriculaire consisterait dans l’enseignement aux garçons du travail manuel plus spécifiquement dévolu aux femmes, à savoir les tâches ménagères. La notion de justice curriculaire met en lumière l’importance d’une réflexion sur les contenus scolaires et donc également la diffusion de savoirs critiques dans le cadre de ces contenus scolaires.

Enfin, comme on l’a vu l’ordre scolaire repose sur une discipline scolaire que l’enseignant-e est chargé de maintenir. Les pédagogies libertaires ont mis l’accent sur le fait que la relation pédagogique verticale entre l’enseignant et les élèves constitue un apprentissage de la soumission aux rapports sociaux d’autorité, en particulier dans l’ordre politique. Il s’agit là d’un curriculum caché. Cela contribue à inculquer le sens de l’obéissance aux classes sociales inférieures vouées à des tâches d’exécution dans le monde professionnel. Comme on l’a vu, les classes supérieures se caractérisent elles par un sens du jeu social avec la règle : elles savent donner l’impression d’y obéir tout en étant capable de jouer avec elle. Par conséquent, on peut supposer que subvertir l’ordre social consiste à favoriser chez les élèves de milieux populaires un sens du rapport aux règles qui ne se limite pas à une conformité obéissante à la règle. Il s’agit sans doute de favoriser un rapport aux règles juridiques qui met en avant comment elles peuvent s’instituer et comment elles peuvent fonctionner de manière légitimes. C’est ce que se donne pour fonction en particulier la pédagogie institutionnelle avec des institutions tels que le conseil d’élève.

Conclusion :

Le système scolaire est un univers très normatif. Il joue un rôle dans la reproduction des places sociales et des normes socialement dominantes qui légitiment les inégalités sociales et créent des discriminations. Au cœur et au sommet de la norme scolaire, se trouve la réussite scolaire. Elle est la « norme fondamentale » (grundnorm) du système scolaire.

Mais le paradoxe, c’est que les attentes pour parvenir à l’excellence scolaire ressortent d’un habitus de genre paradoxal. Cela explique pourquoi dans un premier temps, les filles de classes moyennes supérieures y tiennent le haut du pavé, avant d’être détrônées par les garçons des classes moyennes supérieures. Cela montre comment la question du genre, combinée avec d’autres variables sociales, est au cœur de la construction de cette reproduction sociale.

La pédagogie critique ne se donne pas avant tout pour objectif un discours sur le respect de la différence et de la diversité sociale, mais une déconstruction des normes socialement dominantes et une lutte contre leur reproduction au travers de la norme de la réussite scolaire. Une école émancipatrice vise à permettre à tous de maîtriser les armes intellectuelles de la culture scripturale et non pas à générer une compétition scolaire afin de reproduire la hiérarchie sociale.

En définitive, le pragmatisme critique en pédagogie se présente comme une pédagogie intersectionnelle orientée vers la contestation de ce que certains appellent aujourd’hui la kyriarchie (à savoir une formation sociale historique constituée par l’entrecroisement d’un ensemble de rapports sociaux inégalitaires).

Irène Pereira est sociologue, philosophe et militante libertaire. Elle est notamment l’auteur de : Paulo Freire, pédagogue des opprimé-e-s (Éditions Libertalia, 2018, http://www.editionslibertalia.com/catalogue/nautre-ecole/paulo-freire-pedagogue-des-opprime-e-s).

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