.retrait { margin-left:50px; } .retrait { margin-left:50px; }
Subscribe By RSS or Email

23 novembre 2016

Le Commun : imaginaire ou mouvement réel qui abolit l’ordre existant ?

Contribution au séminaire ETAPE n°23, « Les libertaires et le Commun », mai 2016

Par Ivan Sainsaulieu

Le livre Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle de Pierre Dardot et Christian Laval (La Découverte, 2014) s’attache à définir le concept de Commun qui apparaît comme revendication dans divers mouvements alternatifs. Auteurs prolixes, Pierre Dardot et Christian Laval n’en sont pas à leur premier ouvrage imposant. Après avoir montré ensemble les complicités entre l’Etat et le marché (La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, La Découverte, 2010), puis comment Marx élabore sa pensée (Marx, Prénom : Karl, Gallimard, 2012), ils en viennent ici à s’interroger sur l’actualité du Commun défini comme principe antithétique aux règnes du Capital et de l’Etat.

Un Commun émergent face au capitalisme

Le Commun est d’abord dit « émergent » et actuel, en tant que revendication sociale « paradigmatique » face au mouvement mondial de marchandisation et de privatisation. La croissance de la propriété privée intellectuelle (les brevets), indispensable aux monopoles, conduit à une « bio-piraterie » préjudiciable pour les peuples dépossédés (ainsi Monsanto détient-il 95% de la production du coton en Inde). Les auteurs voient là un effet de l’extension de la violence du capital : loin de se limiter à la période de « l’accumulation originelle » définie par Marx, celle-ci, disait Rosa Luxemburg, est un acte permanent contre les activités non capitalistes.Pierre Dardot et Christian Laval avancent que, « loin d’être une pure invention conceptuelle, le commun est devenu le principe effectif des combats et des mouvements » de résistance au capitalisme (p. 16). Ces combats visent à préserver l’accès aux ressources naturelles (l’eau, la terre, le gaz…) face aux politiques publiques dictées par des multinationales prédatrices et exportatrices. Ils sont parfois victorieux, comme à Cochabamba, où l’Etat a dû renoncer à la privatisation de l’eau. Les auteurs montrent le côté offensif, généraliste, rassembleur et démocratique de cet étendard du commun qu’ils veulent reprendre à leur compte en le redéfinissant. Les luttes en question mettent en mouvement des acteurs multiples, que les auteurs se contentent d’identifier de façon pragmatique : selon les contextes, ils évoquent les usagers (pour rendre communs les services publics), les ouvriers (pour les usines récupérées en Argentine), les électeurs et citoyens (pour le contrôle de l’eau à Naples ou de l’espace public à Istanbul), les citoyens insurgés (dans les bidonvilles de Rio), les communautés indiennes et les paysans (pour la terre en Bolivie ou en Inde)… Le terme de classe figure plutôt dans l’exposé d’analyses historiques classiques.

Du mouvement social à la reconceptualisation

En écho au mouvement social, il s’agit de faire œuvre théorique, « de refonder le concept de commun de façon rigoureuse » (p. 17), dans une perspective pluridisciplinaire héritière de Marx (« être héritiers de ne signifie pas être les héritiers », p. 16), mais aussi de Proudhon (à propos des coopératives, du fédéralisme) et de Castoriadis (à propos du rôle instituant du politique). S’il est tributaire du communisme, le Commun rejette désormais tout devenir étatique absolutiste. Le modèle de l’association démocratique des producteurs est mis en avant ; il se distingue à la fois du socialisme communautaire et de l’Etat bureaucratique, également despotiques.
Qu’est-ce que le Commun ? Après un chapitre d’érudition gréco-latine sur les racines philosophiques et juridiques du terme, le Bien commun n’apparaît pas comme spirituel (transcendant), ni comme assimilable à une chose (publique), mais s’inscrit dans un rapport social. Rejetant naturalisme et essentialisme, les auteurs font du substantif commun un « principe politique » fondé sur l’activité pratique des hommes, semblant se confondre avec la définition-même de « l’activité humaine » comme « co-activité, co-obligation, co-opération et réciprocité » (p. 50). Mais le fondement de la co-obligation entre tous est la co-activité : « l’obligation politique procède entièrement de l’agir commun, elle tire toute sa force de l’engagement pratique de tous ceux qui ont élaboré ensemble des règles de leur activité, elle ne vaut que relativement aux coparticipants d’une même activité ». Donc il y a une double légitimité du Commun, citoyenne (en rapport avec la cohabitation territoriale) et socio-économique (liée à la co-production).
Pour les auteurs, l’alternative à la propriété privée n’est pas la propriété commune (étatique) : ils lui préfèrent « l’inappropriable » : « le commun à instituer ne peut l’être que comme l’indisponible et l’inappropriable, non comme l’objet possible d’un droit de propriété » (p. 240). La propriété (privée et publique) n’est pas condamnée : elle pourra subsister si on lui ôte, par la loi et le droit, le pouvoir d’abuser (jus abutendi) et d’être le seul maître à bord (p. 582-583).
S’il n’advient pas tout seul, comment instituer le Commun ? A la collaboration productive construite historiquement par le capital doit répondre une institution du Commun par le mouvement social. Les auteurs rappellent le pouvoir instituant du prolétariat, sa créativité historique – celle-là même qui poussa Marx à faire l’économie d’une réflexion sur les institutions à venir. Face à la faillibilité des institutions ouvrières (syndicats, coopératives, partis), les auteurs ne se replient pas sur les Conseils (comme Hanna Harendt), institution jugée trop fugace. Empruntant à Castoriadis, ils recherchent une forme de « praxis instituante » actualisée. Rejetant à la fois un penchant de la sociologie pour l’institué et la réduction de l’institution au processus de réification défini par Sartre, ils prônent, en s’inspirant de Michael Hardt et de Toni Negri, des institutions « non souveraines », n’éliminant pas le conflit. La solution avancée est celle d’un double fédéralisme coopératif, incluant à la fois les entreprises (communs sociaux-économiques) et les communes territoriales (des communs politiques). Ainsi la politique du Commun se met-elle en œuvre au travers d’assemblées parallèles, régulant entreprises et territoires.

Apports foisonnants de Dardot et Laval

Les apports de ce livre sont foisonnants. Le plus frappant est son double aspect synthétique – celui de manuel instructif, aux emprunts nombreux – et analytique, en ce sens qu’il explore toutes les notions invoquées. Il décortique et opère par distinctions. Il fait avancer le débat (intra- et post) marxiste, l’ouvre aux questions du droit, hybride Marx avec Castoriadis et Proudhon. Pour ce qui est de la teneur du concept de Commun, il a une vertu paradoxale : si le devenir de la société n’est pas immanent, nécessaire, et si la question du sujet social compte moins que la capacité politique d’auto-institution de la société, alors le politique prend le pas sur le social et l’économique (« le commun est avant tout affaire d’institution et de gouvernement », p. 581). Plaçant Castoriadis au cœur du débat politique alternatif, les auteurs (re)posent ainsi la question du primat entre les sphères de la vie sociale.

Impasses et amalgames

Malgré l’actualité et le caractère synthétique du propos, il y a cependant des impasses et des amalgames. Ainsi les auteurs laissent-ils de côté les objections centralistes concernant les capacités planificatrices (et destructrices) de l’Etat. On se demande parfois si l’enjeu est la définition d’un Etat fédéral ou d’une société autogouvernée : ainsi, si le principe de séparation des pouvoirs est retenu, on ne voit ni l’armée, ni la police, ni la justice fédérale « alternatives ». Devant la teneur philosophique de l’ouvrage, on peut se demander dans quelle mesure les auteurs, inspirés par Marx, n’ont pas amalgamé les genres livresques du Capital et du Manifeste. C’est un mélange d’analyse (la définition du Commun) et d’engagement (le Manifeste du Commun). Le statut conceptuel du Commun n’est donc pas complètement clair : ni catégorie d’analyse (comme la plus-value, ou la lutte de classe), ni objet d’analyse (i.e. le Capital), ni sujet de l’histoire (i.e. le mouvement ouvrier), ni nouvelle institution politique (en lieu et place du Parlement), mais un peu tout à la fois. Le contraste est frappant entre la volonté omniprésente d’établir des distinctions conceptuelles précises dans les champs économique, juridique, historique et politique, et le fait que les auteurs s’autorisent à poser un principe politique peu différencié.
Mais la question centrale est celle de la teneur sociologique de l’ouvrage. C’est sur le plan empirique qu’il est le moins riche : il explore peu les expériences et enseignements des mouvements sociaux et ne dit pas grand-chose par exemple sur la mise en commun des entreprises, jugée pourtant centrale pour l’émancipation du travail (p. 482). Les acteurs n’apparaissent pas, ou peu. On ne sait pas de qui il est question : de classes, de peuples, de multitude, de citoyens, de jeunes, de femmes, etc… Comme on l’a vu, la présence des acteurs sociaux varie selon les contextes. De façon générique, il est parfois question de « forces sociales et écologistes », derrière quoi se profile apparemment une préférence pour les acteurs organisés : les collectifs sociopolitiques, les institutions (anciennes et nouvelles : associations, coopératives, syndicats, communes). On pourrait comprendre que le Commun n’admet ni « appartenance » de classe, ni sujet de l’histoire. Mais s’il concerne par addition beaucoup de monde (usagers, travailleurs, citoyens, électeurs), il ne peut plaire à tout le monde. Globalement, la relégation des acteurs pourrait être l’effet d’un choix : si l’on pense l’institution transhistorique, alors l’acteur social historique passe au second plan. Si l’on pense l’acteur social, alors l’institution passe au second plan.
Pierre Dardot et Christian Laval n’ont pas inventé les questions qu’ils se posent (ni d’ailleurs toutes les réponses), et, si elles sont bien approfondies, ils ne se posent pas toutes les questions utiles (de qui parle-t-on, où, quand, comment ?) pour faire coller leur pensée au mouvement réel, pour qu’elle devienne l’expression de ce mouvement – en sus de combler des lacunes logiques de la pensée émancipatrice. D’où le côté arbitraire du fondement du Commun : faut-il revendiquer le droit à l’imagination ou exprimer le mouvement réel ? Et si l’on ne s’appuie pas sur des tendances objectives, sur quoi repose le raisonnement ?
Cela dit chapeau bas, devant toute cette érudition éclairante et stimulante, qui suppose certes, pour l’auteur comme le lecteur, d’avoir (et de se donner) une grande disponibilité, mais qui dresse, non sans raisons, un rempart contre la bêtise, l’aveuglement idéologique et l’égoïsme.

Ivan Sainsaulieu est professeur de sociologie à l’Université de Lille 1.

Laisser un commentaire