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17 septembre 2013

L’anticapitalisme est-il toujours de gauche ? Anselm Jappe

Dans les années 1990 on a proclamé le triomphe désormais mondial et définitif de l’économie de marché – au point que certains de ses apologistes ne croyaient même plus nécessaire d’utiliser des euphémismes, reprenant par défi le mot « capitalisme », depuis longtemps honni, pour en faire l’éloge. Mais au bout d’une dizaine d’années, avec l’éclatement des bulles spéculatives et le début du mouvement altermondialiste, le vent s’est mis à tourner.

 

Depuis la crise de 2008, la critique du « capitalisme » s’est emparée à nouveau des esprits et, parfois, des rues. Les « indignés » et « Occupy Wall Street » ont fait des émules dans le monde entier. Dans de nombreux pays, surtout aux Etats-Unis et en Espagne, ils ont constitué les mouvements sociaux les plus importants depuis des décennies. Dans la gauche radicale, certains y voient déjà, en y additionnant les révoltes  du « printemps arabe », les signes avant-coureurs de la prochaine révolution mondiale. Mais au-delà des protestations organisées, c’est jusque dans les médias officiels et les discours de café du commerce qu’on ne cesse de se poser la question : faut-il « limiter » le capitalisme ? Celui-ci traverse donc, c’est le moins que l’on puisse dire, une « crise de légitimité ».

 

Le nouvel esprit anticapitaliste

 

Mais que reproche-t-on au capitalisme ? Comme chacun sait, ce nouvel « esprit anticapitaliste » a principalement deux cibles : la financiarisation de l’économie et la rapacité d’une « élite » économique et politique totalement déconnecté de l’immense majorité de la population. Sur un plan plus général, on pointe aussi les inégalités toujours croissantes des revenus et la détérioration des conditions de travail – mais en les attribuant, tout comme les autres maux sociaux, à la finance et à la corruption.

 

On peut facilement objecter qu’il ne s’agit pas là d’une critique du capitalisme, mais seulement de sa forme la plus extrême : le néolibéralisme. En effet, l’anticapitalisme actuel (au sens le plus large) demande d’abord le renforcement des pouvoirs publics, l’adoption de politiques économiques keynésiennes (programme de relance au lieu de sauvetages des banques) et la sauvegarde de l’Etat-providence. Des marxistes traditionnels appelleraient cela une critique de la « sphère de la circulation ». Ils font remarquer que la finance et le commerce, de même que les interventions de l’Etat, ne produisent pas de la valeur, mais se limitent à distribuer et à faire circuler celle-ci.

 

Au-delà de la critique de la propriété privée des moyens de production : la critique catégorielle

 

Il faut s’attaquer, disent-ils, à la sphère de la production, où le profit nait de l’exploitation des travailleurs, laquelle est rendue possible par la propriété privée des moyens de production. Or, les indignés ou les « occupants » tiennent rarement compte de celle-ci. Mais même s’ils le faisaient, ce serait encore insuffisant : Marx a démontré – même si les marxistes l’ont vite oublié – que la propriété privée des moyens de production est elle-même la conséquence du fait que dans le capitalisme – et seulement dans le capitalisme – l’activité sociale prend la forme de la marchandise et de la valeur, de l’argent et du travail abstrait. Un véritable dépassement du capitalisme ne peut se concevoir sans se libérer de ces catégories.

 

Les mouvements sociaux dont il est question ici n’aiment pas les discussions théoriques. A leurs yeux, celles-ci sapent l’unité et l’harmonie tant recherchées. Ce qui compte, c’est le « tous ensemble ». Dans les assemblées, par souci de démocratie, personne n’a le droit de parler plus de deux minutes. Un mouvement comme « Occupy Wall Street », fort d’avoir l’appui ou la « compréhension » de Barack Obama et du « guide » iranien Khamenei, de la présidente brésilienne Dilma Roussef, de l’ex-Premier ministre britannique Gordon Brown et du président vénézuélien Hugo Chavez, sans parler de certains banquiers comme George Soros, de divers prix Nobel de l’économie et d’hommes politiques du parti républicain, un tel mouvement ne peut pas se perdre dans des arguties dogmatiques. Et les théoriciens de gauche accourent pour leur donner raison : s’attaquer aux bourses et aux banques, disent-ils, constitue déjà un bon début.

 

Un anticapitalisme de droite populiste

 

Vraiment ? Toute critique du capitalisme est-elle nécessairement de gauche et prononcée au nom de l’émancipation sociale ? N’y a-t-il pas aussi un anticapitalisme populiste et de droite ? On se trompe en identifiant la « droite » exclusivement à la droite libérale (du genre UMP), qui prône le tout-marché et l’individualisme forcené  dans le domaine économique. Depuis que la droite et la gauche existent, c’est-à-dire depuis la Révolution française, il y a toujours eu des représentants de la droite pour dénoncer certains aspects de la société capitaliste. Mais cela s’est toujours fait de manière partielle, et surtout dans le but de canaliser la rage des victimes du capitalisme contre certaines personnes et certains groupes sociaux auxquels on attribue la responsabilité de la misère.

 

Ainsi, ces hommes de droite mettent les fondements du système à l’abri de toute contestation. Ce fut avec des slogans anticapitalistes qu’Hitler arriva au pouvoir, au milieu de la plus grave crise du capitalisme du XXe siècle. On oublie souvent que l’acronyme NSDAP signifiait « Parti national-socialiste des ouvriers allemands » et que les fascistes aimaient à faire des déclarations tonitruantes contre la « ploutocratie occidentale », la « haute finance » et « Wall Street ».

 

Les explications offertes par l’extrême droite attirent une partie des victimes de la crise, car elles paraissent évidentes à ces dernières. Elles se concentrent presque toujours sur le rôle de l’argent. Hier c’était la chasse aux « usuriers », aujourd’hui aux « spéculateurs ». « Briser l’esclavage du taux d’intérêt » : voilà qui pourrait être un slogan du « mouvement des occupations ». En vérité, ce fut un des principaux points programmatiques du Parti nazi à ses débuts.

 

Le travail sanctifié

 

Marx a démontré que l’argent est le représentant du côté « abstrait » et quantitatif du travail, que l’argent est une marchandise et qu’il est normal dans le capitalisme que l’on paie, comme pour toute marchandise, un prix pour son usage (l’intérêt). Or, dans la rhétorique anticapitaliste de droite (de toute façon toujours hypocrite et jamais mise en pratique lorsque la droite est au pouvoir), le travail et les travailleurs sont sanctifiés (d’ailleurs, la droite compte aussi parmi les travailleurs les « capitalistes créateurs », ceux qui investissent leur capital dans la production réelle « au service de la communauté » et créent des postes de travail). Le capital monétaire, en revanche, serait le domaine des « parasites » égoïstes qui exploitent les honnêtes travailleurs et les honnêtes capitalistes en leur prêtant de l’argent – les nazis l’appelaient le « capital rapace ». Cette identification de tous les maux du capitalisme avec l’argent et les banques a une longue histoire et entraînait presque inévitablement l’antisémitisme. Et même aujourd’hui, la description des spéculateurs fait appel implicitement, et parfois explicitement, à des stéréotypes antisémites. La haine des « politiciens corrompus » ne manque pas de fondement – mais quand on l’absolutise, on prend le symptôme pour la cause et on attribue à la mauvaise volonté subjective de certains acteurs ce qui est dû à des contraintes systémiques qui demeurent totalement ignorées. L’identification unilatérale du capitalisme avec « l’impérialisme américain » va dans le même sens et réunit souvent des activistes de gauche et d’extrême droite.

 

Une gauche en difficulté pour se démarquer

 

Dans les mouvements sociaux des années 1960 et 1970, cette confusion entre contenus de gauche et de droite aurait été inimaginable. Aujourd’hui, il arrive de ramasser des tracts lors de manifestations où seulement le sigle de l’organisation atteste s’il émane d’un groupe de gauche ou d’extrême droite. En effet, la gauche est en grande difficulté pour se démarquer de la droite pour ce qui touche la critique de la finance. Elle a mal assimilé Marx quand celui-ci démontre que la finance est une simple conséquence de la logique marchande et du travail abstrait.

 

En suivant plutôt, souvent sans l’admettre, la critique de l’argent proposée par Proudhon, la gauche a choisi, comme Lénine, le « capital financier » comme objet facile de ses attaques, au lieu de critiquer le travail même. Si, aujourd’hui, on se contente d’attaquer les banques et les marchés financiers, on risque de ne pas faire un « premier pas » dans la bonne direction, mais d’aboutir à une désignation des « coupables » et de conserver d’autant mieux un ordre socio-économique que peu de gens ont actuellement le courage de mettre vraiment en discussion.

 

Le nombre de groupes d’extrême droite se prétendant anticapitaliste est encore petit en France. Mais la Grèce a montré qu’en temps de crise, de tels groupes peuvent accroître l’adhésion à leur programme par vingt, et en un rien de temps. Le risque est grand que leurs arguments commencent à se répandre parmi les manifestants qui ont, certes, les meilleures intentions du monde, mais qui semblent incapables de voir jusqu’où peut mener la confusion entre critique de la finance et critique du capitalisme.

 

Anselm Jappe
Paru dans le journal français « La vie est à nous !/ Le Sarkophage », n°35, 16 mars-18 mai 2013
(l’article a été rédigé en 2012)

 

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