.retrait { margin-left:50px; } .retrait { margin-left:50px; }
Subscribe By RSS or Email

6 mai 2018

L’anarchisme face au paradigme de la colonisation

par Irène Pereira

L’objectif de ce texte est de montrer comment le paradigme de la colonisation peut aider actuellement les militants anarchistes à reconstruire une théorie globale de l’oppression.

Qu’est-ce que la colonisation ?

La notion de « colonisation » désigne un processus par lequel un groupe socio-historique impose une domination globale sur un autre groupe social. Cette domination peut-être spatiale et temporelle. Elle vise en particulier à exploiter sa force de travail. Elle implique également de le soumettre à une entreprise de domination idéologique.

L’intérêt de la notion de « colonisation », c’est qu’il s’agit d’une notion qui permet de désigner simultanément les dimensions matérielles et idéologiques de la domination dans un tout cohérent où celles-ci sont indissociables.

L’idée de « global » dans l’expression « théorie globale de l’oppression » désigne une approche au sens que lui donnent aujourd’hui les renouvellements récents de l’historiographie avec « l’histoire globale » ou « l’histoire connectée ». Il s’agit de dépasser les histoires plurielles qui avaient caractérisé l’historiographe postmoderne de la fin du XXe siècle, sans retourner à une perspective totalisante de la philosophie de l’histoire hegelienne, en montrant plutôt les connexions entre différents niveaux.

Une théorie critique globale propose une théorie qui vise à connecter entre eux les différents mouvements sociaux critiques apparus depuis le XIXe siècle en leur proposant une grille de lecture globale.

Les différents aspects des processus de colonisation

Il ne s’agit certes pas de produire une histoire unifiée de l’oppression, mais de montrer comment la notion de « colonisation » permet de penser des processus similaires dans différentes formes d’oppression.

  • La colonisation des femmes : Le courant du féminisme kurde, la jineologie, initié par A. Ocalan (influencé par le penseur anarchiste Murray Bookchin) affirme que les femmes ont été le premier peuple colonisé : « Il serait sans doute plus juste de qualifier les femmes de plus ancien peuple colonisé à ne jamais être devenu une nation ». Cette analyse développée dans le contexte du Kurdistan, rejoint certaines idées du féminisme communautaire latino-américain. Le corps des femmes est colonisé comme la terre a été colonisée. Cette analogie du féminisme communautaire indigène s’explique par la relation cosmique qui unie l’image de la femme à celle de la déesse-mère, la Pacha Mama, dans les cosmogonies indigènes.

  • La colonisation comme paradigme pour penser la consubstantialité du capitalisme et du racisme : Le sociologue latino-américain Anibal Quijano a fourni deux apports majeurs à l’analyse du paradigme de la colonisation. Le premier aspect, c’est qu’il a montré dans le contexte latino-américain comment le capitalisme s’est construit sur la base d’une racialisation du travail. Ainsi Quijano propose une analyse matérialiste du racisme reposant sur les rapports sociaux de travail. Le second apport de cet auteur, c’est d’avoir montré que le paradigme de la « colonisation » n’avait pas disparu avec les mouvements de libération nationaux et la décolonisation. Cette persistance du paradigme « colonial » encore aujourd’hui, c’est ce qu’il appelle la « colonialité du pouvoir ».

  • La colonisation par l’État-nation : L’anthropologue James Scott, dans Zomia ou l’art de ne pas être gouverné (Seuil, 2013), montre comment l’État nation est une forme politique qui a colonisé l’ensemble des zones géographiques de la planète en détruisant d’autres formes d’organisation politique. Or plusieurs anthropologues, comme Clastres ou Graeber ont montré que les sociétés traditionnelles pouvaient avoir des formes d’organisation du pouvoir que l’on pouvait qualifier d’anarchistes.

  • La colonisation du monde vécu : Le philosophe Jurgen Habermas a montré comment la domination de la raison instrumentale se caractérise par une colonisation du monde vécu. Les technologies numériques constituent actuellement un vecteur puissant de cette colonisation du monde vécu. Ce processus de colonisation ne se caractérise pas seulement par une accélération du temps ou par une invasion culturelle, mais également par des formes dissimulées d’exploitation du travail désignées sous le terme de « digital labor ».

  • L’invasion culturelle : Ce processus a été théorisé par le pédagogue brésilien Paulo Freire : « l’invasion culturelle est la pénétration des envahisseurs dans le domaine culturel des envahis, les premiers imposant aux seconds leur vision du monde, et en même temps paralysant chez eux la créativité » (p. 145)

  • L’extractivisme matériel et cognitif (Leanne Betasamosake Simpson, Ramon Grosfoguel) : L’extractivisme désigne un processus consistant à exploiter les matières premières et donc la nature dans les pays du sud au profit en particulier des pays du nord. L’extractivisme cognitif désigne de son côté le fait de reprendre des concepts issus des penseurs du sud sans les nommer.

  • La hiérarchisation ontologique des humains : Le processus de colonisation se caractérise par des formes de hiérarchisation des humains en lien avec l’exploitation de leur force de travail. Ainsi, l’esclavage ou le travail clandestin permet d’extraire à un moindre coût la plus-value dans la force de travail des personnes « racisées ». De même, le travail domestique donne lieu à une exploitation gratuite du travail des femmes. Mais la logique extractiviste d’exploitation de la force de travail et des matières premières conduit également à considérer qu’il y a des individus dont la vie ne vaut rien car ils ne sont mêmes pas exploitables. Ainsi, les politiques consistant à persécuter les homosexuels reviennent à considérer qu’ils sont inutiles sur le marché du travail reproductif. De même, la politique par les Nazis d’extermination des personnes en situation de handicap peut être interprétée comme le fait qu’ils n’étaient même pas considérés comme exploitables.

L’anarchisme décolonial

La pensée décolonial désigne un courant d’auteurs latino-américain réuni initialement au sein du groupe Modernité/Colonialité : Enrique Dussel, Anibal Quijano, Ramon Grosfoguel, Walter Mignolo… La notion de colonialité est centrale dans la théorie de ces auteurs. Elle désigne un régime de pouvoir né avec la modernité coloniale qui englobe le capitalisme, le racisme, l’État-nation et l’épistémé moderne eurocentrique. La philosophe Maria Lugones a ajouté à la « colonialité du pouvoir » (Quijano), la colonialité du genre.

Néanmoins, comme on l’a vu précédemment, les approches féministes kurdes et du féminisme communautaire viennent mettre en doute la consubstantialité du colonialisme et de la colonialité. Le colonialisme précède la colonialité avec l’asservissement patriarcal des femmes.

Cependant, le projet décolonial n’en reste pas moins intéressant dans une perspective anarchiste. En effet, les penseurs décoloniaux proposent le dépassement de la modernité et de la postmodernité dans la « transmodernité » (Dussel). Celle-ci consiste dans l’idée que le relativisme et l’universalisme doivent être dépassés par une visée « pluriversaliste » (Dussel). Les penseurs décoloniaux admettent l’existence d’idéaux émancipateurs communs. Mais, ils refusent l’idée qu’il y aurait une seule voie pour y parvenir. Ils s’opposent ainsi à l’idéologie développementaliste. Ils recherchent ainsi dans des concepts produits en Amérique latine par les populations indigènes – comme la notion de « buen vivir » – des ressources pour sortir de la mondialisation capitaliste et de son rapport destructif à la nature.

Les penseurs décoloniaux latino-américains sont ici proches du penseur décolonial portugais Boaventura de Sousa Santos qui a théorisé la notion d’épistémicide. Ce dernier invite à mettre en place des dialogues décoloniaux qui conduisent différentes traditions émancipatrices à échanger ensemble pour pouvoir dépasser leurs divergences. Il est l’initiateur de l’Université Populaire des mouvements sociaux (UPMS).

Il existe néanmoins un certain nombre de mouvements possédant des liens avec les idées anarchistes ou libertaires qui possèdent un potentiel décolonial :

  • Le confédéralisme démocratique au Kurdistan : C’est en France, Pierre Bance, qui dans les milieux anarchistes, s’est le plus employé à documenter cette expérience et à essayer de mettre en valeur son potentiel libertaire qui s’appuie sur une relecture des travaux du penseur anarchiste Murray Bookchin dans le contexte Kurde.

  • Le néo-zapatisme au Chiapas : Il s’agit de l’expérience la plus documentée à la fois dans les milieux libertaires et dans les milieux des penseurs décoloniaux. Ces derniers y voient une expérience concrète de « pluriversalisme ».

  • Mujeres Creando : Il s’agit d’un collectif anarcha-féministe bolivien qui réunit des lesbiennes, des indiennes et des prostituées… Elles constituent une référence très connue dans le féminisme latino-américain. Elles prônent le fait qu’il ne peut pas y avoir de décolonisation sans dépatriarcalisation. Elles ont fait de la créativité une base de leur action militante à travers l’animation d’un centre social et d’interventions dans la rue.

Conclusion : Penser un anarchisme décolonial dans le centre du système monde

Ces expériences décoloniales libertaires qui ont lieu dans la périphérie du système monde conduisent à s’interroger sur ce que peuvent être des luttes anarchistes contre la colonialité du pouvoir dans les pays du centre du système-monde. Cette interrogation constitue sans doute un des défis que doit relever le mouvement anarchiste actuel dans les pays du Nord.

Irène Pereira est sociologue, philosophe et militante libertaire. Elle vient de publier : Paulo Freire, pédagogue des opprimé-e-s (Éditions Libertalia, janvier 2018, http://www.editionslibertalia.com/catalogue/nautre-ecole/paulo-freire-pedagogue-des-opprime-e-s).

Les commentaires sont modérés (les points de vue non argumentés et/ou agressifs ne sont pas retenus).

Laisser un commentaire