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4 février 2015

La violence révolutionnaire est-elle nécessaire ?

 

Contribution 1 à la séance 10 du séminaire ETAPE

 

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Par Manuel Cervera-Marzal

 

Auteur notamment de : Désobéir en démocratie. La pensée désobéissante de Thoreau à Martin Luther King (éditions Aux forces de Vulcain, 2013) et de Gandhi. Politique de la non-violence (Michalon Éditeur, collection « Le bien commun », 2015)

 

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En s’inspirant des idées de Gandhi, cet article ambitionne de repenser à nouveaux frais la question des justifications éthico-politiques de la violence révolutionnaire. Après avoir identifié cinq registres de légitimation de l’emploi des armes dans le renversement du capitalisme, nous montrerons qu’aucun d’entre eux ne satisfait aux conditions stratégiques et éthiques d’une révolution « réussie ». Mais, si la violence révolutionnaire doit être bannie, sommes-nous condamnés à la passivité et à une lâche acceptation de l’ordre établi ? En partant du constat que tout pouvoir repose en grande partie sur le consentement des sujets, ne peut-on pas élaborer une stratégie révolutionnaire non-violente, fondée sur le refus de collaborer avec les institutions génératrices d’injustice ?

 

desobeir en democratie - Manuel CerveraDans cet article, nous partirons de l’hypothèse selon laquelle une révolution, c’est-à-dire un renversement de l’ordre politique et économique, est nécessaire [1], ne serait-ce que du fait de l’irrationalité d’un système capable de nourrir 12 milliards de bouches mais dans lequel 17 000 enfants meurent quotidiennement de malnutrition [2]. Ceci étant posé, une question surgit immédiatement, celle de la légitimité de la violence, que l’on considère généralement comme inhérente à tout processus révolutionnaire. Il s’agit là d’une question philosophique pérenne, quasi-éternelle, que tout révolutionnaire, d’hier comme de demain, de Paris comme de Tunis, ne saurait éviter.

 

Deux récentes contributions ont réouvert le débat et méritent d’être mentionnées. Dans une conférence [3] prononcée au colloque « Marx International » en octobre 2004, le philosophe français Etienne Balibar exprimait son regret devant ce qu’il nommait la « rencontre manquée » du XXe siècle, celle de Lénine et Gandhi. A ceux qui opposent stérilement ces deux plus grands « théoriciens-praticiens révolutionnaires » du siècle passé, Balibar propose une articulation féconde entre dictature du prolétariat et désobéissance civile. Cette nouvelle hypothèse stratégique – une révolution combinant les mérites respectifs de la violence et la non-violence – enseignerait aux révolutionnaires d’aujourd’hui que leur lutte, pour être victorieuse, doit respecter un « principe d’autolimitation », par lequel est laissé à l’adversaire un moment d’ouverture pour lui offrir l’opportunité de transformer son point de vue. George Labica, autre philosophe français issu de la tradition marxiste, formula en 2005 une réponse lapidaire [4] à l’invitation de Balibar à repenser à nouveau frais le couple violence/non-violence dans son rapport à la révolution. En affirmant que « la violence n’est pas un choix », Labica soutient – de manière à peine voilée – qu’elle est une nécessité et qu’elle s’en trouve, de ce fait, justifiée. D’où il s’ensuit que la non-violence est « incapable de dépasser le stade des louables intentions » et que, pour se libérer, les opprimés devront impérativement en passer par les armes et le « terrorisme de résistance » (comme en Irak ou en Palestine). Le clivage entre Balibar et Labica [5] concerne la légitimité de la violence révolutionnaire. Aussi souhaitons-nous, dans la suite de ce texte, identifier les arguments régulièrement mobilisés dans ce débat sans fin.

 

Une définition restrictive de la violence, que nous ferons nôtre, fait consensus. Elle désigne comme « violente » toute atteinte volontaire à l’intégrité physique d’un ou plusieurs être(s) humains. Sont ainsi exclus de cette définition les dommages corporels dus au hasard, à la fatalité ou aux phénomènes naturels, de même que les atteintes à l’intégrité morale ou psychologique, car il est évident qu’une révolution, même des plus pacifiques, ne va pas sans heurter les mentalités, ou rompre avec les idées communément admises, parfois d’origine immémoriale. La violence désigne donc une atteinte physique dans laquelle est engagée une responsabilité humaine. Partant, la « violence révolutionnaire » est la forme spécifique de violence physique visant le renversement de l’ordre établi et, dans sa version marxiste et anarchiste, l’abolition de l’Etat et le dépassement du capitalisme. Elle se donne pour horizon l’édification d’un monde commun, de ce que Gandhi appelle une société non-violente, Marx le communisme et les libertaires l’anarchie. Chacun nommera cette société comme il le souhaite, du moment qu’il entende derrière l’abolition de la propriété privée des moyens de production et l’instauration du régime politique qui lui correspond : une démocratie directe et fédéraliste.

 

L’Etat revendiquant, avec succès, le monopole de la violence physique légitime (armée et police) sur un territoire donné [6], les opprimés en état de révolte disposent bien rarement des fusils et des tanks pour défendre leur cause. Mais lorsqu’ils ont la possibilité de s’armer, une question se pose alors à eux : doivent-ils user ou non des moyens de violence qui sont à leur disposition ? Cette question jamais résolue nous semble des plus cruciales concernant la stratégie révolutionnaire dans son ensemble. La violence révolutionnaire est-elle jamais légitime ? Si oui, pourquoi ? Si non, que substituer aux méthodes d’action violentes ? Pour répondre à ces questions, il convient de commencer par un inventaire des arguments qui, de tout temps, ont été mobilisés pour défendre la légitimité éthico-politique de la violence révolutionnaire. Cinq axes de justification se font jour. Les révolutionnaires de tout poil les ont bien sûr sélectionnés, combinés et adaptés en fonction des circonstances historiques, des contextes politiques et de leurs idéologies spécifiques.

Violence révolutionnaire slide

 

1) La violence défensive : La violence est légitime car elle n’est qu’une contre-violence. Il s’agit exclusivement d’une réponse à une agression première, à savoir la violence institutionnelle de l’Etat ou, dans les situations de montée du fascisme, à la violence organisée de la bourgeoisie, de ses milices et de ses nervis. Le caractère secondaire et dérivatif de la violence révolutionnaire dédouane ceux qui l’ont perpétré de leur responsabilité morale.

 

2) La violence historique : La violence est dans ce cas présentée comme inscrite dans les lois de l’Histoire. Le déroulement des révolutions passées est là pour en témoigner. La violence est légitime car nécessaire pour permettre au passé d’accoucher de l’avenir, selon la formule fameuse de Marx. Sans elle, point de salut historique.

 

3) La violence cathartique : La violence révolutionnaire possède une valeur libératrice et réparatrice. Elle permet aux opprimés d’expurger la douleur si longtemps intériorisée. En se vengeant, ils recouvrent leur dignité et acquièrent leur indépendance. En tant que sacrifice rédempteur, la violence ouvre la voie à l’avènement d’un « homme nouveau ».

 

4) La violence révélatrice : En précipitant la répression policière et militaire, la violence a pour but de révéler la véritable nature intrinsèquement « fasciste » de l’Etat. Il s’agit de provoquer ce dernier pour l’amener à dévoiler aux yeux de tous que – derrière les fallacieuses idéologies du bien commun et de la souveraineté populaire – la force constitue en dernière analyse son seul et unique fondement.

 

5) La violence efficace : Les protestations verbales et les déclarations d’intentions n’ont jamais changé le monde. La non-violence n’est par ailleurs qu’une forme dissimulée de lâcheté et de réformisme petit-bourgeois, reculant devant l’usage des moyens nécessaires à la réalisation des fins. Pour la révolution, il n’est donc qu’une seule solution : l’action violente (minoritaire ou de masse).

 

Ces arguments ne nous semblent pas tenir, et nous aimerions le montrer, en nous inspirant, une fois n’est pas coutume, de la pensée de Gandhi. Loin de nous l’idée de saupoudrer d’un peu de folklore asiatique la sérieuse discussion révolutionnaire sur le rôle de la violence. Il faut considérer avec le plus grand respect et une attention soutenue les apports du Mahatma sur la question. Il est d’ailleurs regrettable que les traditions marxiste et libertaire – à quelques exceptions près [7] – aient totalement fait l’impasse sur les enseignements de Gandhi. Toute révolution, soutenait Simone Weil, n’est que le produit des moyens employés pour la faire aboutir. A ce titre, n’avait-elle pas raison d’affirmer que « plus il y a de violence, moins il y a de révolution »[8] ? Reprenons un à un, pour les critiquer, les cinq arguments présentés ci-dessus.

 

1) La violence défensive : Il est indéniable que la violence des prolétaires, des colonisés ou des esclaves n’est qu’une réponse à celle de leurs oppresseurs. Ce fait ne saurait être contesté, si l’on prend la peine d’observer les situations révolutionnaires passées. Mais suffit-il à rendre cette violence légitime ? Une donnée supplémentaire doit être prise en compte. Dans une guerre civile révolutionnaire, l’adversaire adoptera lui aussi la stratégie de légitimation de la « violence défensive ». La violence initiale et fautive, c’est toujours celle de l’autre. Aussi, pour sortir de cette spirale infernale où toutes les violences sont « légitimes » et où toutes s’exercent donc sans limite, il n’est qu’une seule solution : le désarmement unilatéral. Sans quoi le monde court à sa perte, à sa disparition au sens littéral. Mais attention, qui dit se désarmer ne dit pas arrêter de lutter. Il s’agit au contraire de lutter autrement. Il ne faut pas par ailleurs tomber dans un relativisme éthique absolu. Dire que la violence défensive n’est pas légitime ne signifie pas que toutes les violences se valent. La violence spontanée vaut mieux que celle préméditée, la violence défensive est préférable à celle agressive, et la violence d’une minorité opprimée est plus compréhensible que celle des oppresseurs organisés.

 

2) La violence historique : Un bref raisonnement par l’absurde suffit à réfuter l’idée que la violence serait inscrite dans les « lois de l’histoire ». Si la loi du talion prévalait, notre espèce aurait disparu depuis des siècles, puisque la logique du « œil pour œil » aurait tôt fait de rendre tout le monde aveugle. Or, nous sommes là pour le constater, tel n’est pas le cas. Une seconde manière de réfuter la thèse de la violence comme nécessité historique revient à remarquer que, contrairement à ce qu’a longtemps soutenu un certain marxisme orthodoxe, nous savons aujourd’hui que, violence ou non, il n’est pas de « lois » de l’Histoire. L’homme a beau être soumis à un conditionnement social, l’histoire en tant que catégorie transcendante hors de notre portée n’est qu’un fantasme métaphysique et fataliste, un fétiche si l’on veut. « Les circonstances font tout autant les hommes que les hommes font les circonstances », écrivaient Marx et Engels dans L’idéologie allemande (1846), brisant ainsi l’alternative binaire entre un matérialisme vulgaire et un idéalisme humaniste. Dans la même veine, explique Cornelius Castoriadis, le propre d’une société autonome est de rompre avec l’imaginaire hétéronome d’une nécessité historique et de prendre conscience que l’humanité est à l’origine de ses propres lois et institutions.

 

3) La violence cathartique : Faut-il vraiment faire souffrir celui qui nous a opprimé pour se sentir soulagé ? Dans certains cas parfois. Mais cette sadique thérapie suffit-elle à consacrer un « droit à la vengeance » ? Une société future, radicalement différente de celle-ci, ne devrait-elle pas plutôt, autant que faire se peut, instituer une logique politique du pardon ? Peut-on rendre un tyran entièrement responsable des souffrances infligées à ses sujets, et en retour permettre à ces derniers de soulager leurs malheurs en égorgeant leur maître ? En outre, peut-on imputer la responsabilité des maux sociaux du capitalisme aux seuls capitalistes et ainsi exiger qu’ils en soient violemment punis ? Non, car il ne faut jamais oublier que, de même que les prolétaires sont à leur place non par incompétence individuelle ou choix volontaire mais du fait des mécanismes impersonnels qui assurent la reproduction sociale, les bourgeois n’occupent majoritairement leur position sociale que parce que leurs pères, et les pères de leurs pères, l’occupaient. On ne choisit jamais entièrement d’être exploiteur, ou de vivre des revenus – passés et/ou présents – de l’exploitation. Marx écrivait ainsi qu’on ne peut rendre « l’individu responsable des rapports dont il reste socialement la créature, quoiqu’il puisse faire pour s’en dégager »[9], si bien que l’on peut affirmer, avec Marx lui-même, que les dominants sont dominés par leur propre domination (comme le thésauriseur est « dominé par sa passion aveugle pour la richesse abstraite »[10]).

 

4) La violence révélatrice : Cet argumentaire caractérise avant tout les groupes d’action directe tels que la RAF allemande ou les Brigades rouges italiennes. Selon eux, les attentats terroristes contre les représentants de l’Etat ont pour effet d’entraîner la répression policière, dévoilant ainsi que l’Etat n’a aucune légitimité puisqu’il ne fonde son pouvoir que sur la force armée. Mais de telles violences sont-elles réellement nécessaires pour illustrer la nature bourgeoise et essentiellement conservatrice de l’Etat ? Cette nature n’est-elle pas déjà d’une évidence flagrante ? Et quand bien même les yeux de chacun n’auraient pas été dessillés sur cette « évidence », ne vaut-il pas mieux perfectionner l’élaboration et la diffusion des idées révolutionnaires – de manière à mieux convaincre les gens sur cette question – que de commettre des violences immorales car touchant souvent des innocents et contreproductives car discréditant ainsi le mouvement ouvrier révolutionnaire dans son ensemble ?

 

5) La violence efficace : Cette question en comporte en fait deux : La violence est-elle réellement efficace ? Si oui, efficacité vaut-elle légitimité ? Il n’est en effet pas évident que l’efficacité d’une méthode suffise à en justifier le bienfondé. Une chose n’est pas bonne au seul motif qu’elle est efficace – il n’est qu’à penser à l’exemple de la bombe atomique, qui a mis fin à la guerre avec le Japon. Ainsi, l’efficacité d’une action est une condition nécessaire mais non suffisante à sa légitimité. En outre, et il faudrait commencer par là, quels éléments nous permettent d’affirmer ou non que la violence est efficace ? Il faudrait déjà distinguer entre l’efficacité dans l’absolu et l’efficacité par rapport à d’autres modes d’action politique (élections, recours au Conseil constitutionnel, pétitions, manifestations, grèves, actions directes non-violentes, etc). L’ambition de cet article n’est pas de fournir une réponse à cette question empirique éminemment complexe. Il n’est d’ailleurs pas certain que cette question puisse véritablement être posée hors des conditions historico-pratiques qui sont susceptibles de la mettre à l’ordre du jour. Notons simplement, c’est la position de Gandhi, que les bienfaits de la violence – dont on croit lui être redevable – ne sont qu’apparents et temporaires. Les résultats acquis par les armes soit s’évanouissent rapidement, soit se retournent en leur contraire.

 

Les justifications éthico-politiques de la violence révolutionnaire semblent ainsi s’évanouir une à une. Mais si la violence est reléguée dans les ténèbres de l’ergastule et si, en tant que révolutionnaires, nous avons renoncé à changer le monde par les institutions de l’ordre établi, considérant que celles-ci sont rodées à la domination et à l’oppression de groupes sur d’autres, quelle voie d’action nous reste-t-il ? Si ces deux options sont à rejeter, ne sommes-nous pas dès lors condamnés à l’inaction ou à une passivité complice ? Non, car il serait naïf de croire que « l’action révolutionnaire est violente ou n’est pas ». Il existe, pour résister, une large panoplie d’actions directes non-violentes, d’ailleurs souvent mises en œuvre sans forcément la pleine conscience qu’il s’agit là de méthodes non-violentes. Notons dès le départ que les grèves – y compris générales et expropriatrices – et les manifestations, dans l’immense majorité des cas, constituent des actions non-violentes. Outre ces deux modalités privilégiées du répertoire d’action collective contemporain, on relèvera des actions plus spécifiquement labellisées « non-violentes », comme la désobéissance civile, le refus de l’impôt, l’objection de conscience, les sit-in, les occupations, etc.

 

Une action n’est pas légitime du seul fait qu’elle est éthique. Autrement dit, que la non-violence soit conforme aux exigences de notre for intérieur ne suffit pas à la rendre politiquement valable. Si l’on souhaite œuvrer en vue d’une transformation révolutionnaire de la société, la non-violence, en plus d’être morale, doit être efficace. Le choix de la non-violence ne doit pas découler de considérations exclusivement humanistes. Il doit répondre à des exigences pragmatiques. L’action directe non-violente peut-elle remplir avec succès les tâches assignées à toute action révolutionnaire ou faut-il, comme le suggérait Sartre dans sa préface aux Damnés de la terre (1961), laisser éclater la colère et la haine, seules capables de rendre aux exploités leur humanité ? Il nous faut désormais montrer que si la non-violence constitue bien un outil de lutte efficace, c’est qu’elle se fonde sur une analyse pertinente des mécanismes psychosociologiques du changement social.

 

Les actions directes non-violentes qui nous intéressent ici relèvent d’une stratégie de non-coopération collective. Le point d’application de la non-coopératin peut concerner le domaine politique (la désobéissance civile), la sphère du travail (la grève) ou celle de la production des biens et des services (le boycott). Dans tous les cas, cette stratégie repose sur un présupposé quant à la nature du pouvoir politique. A l’instar de La Boétie glosant sur la servitude volontaire, la non-violence postule que le pouvoir des dominants dépend intimement du consentement des dominés. Il n’est de servitude que volontaire, de même qu’il n’est de domination, au sens de Max Weber, sans croyance, même partielle, de la part des dominés dans la légitimité des dominants [11]. Les esclaves se passeraient en quelque sorte eux-mêmes la corde au cou. Cette thèse ne doit pas être mal interprétée. De mauvais esprits soutiendraient précipitamment que, puisque le peuple s’asservit, telle doit rester sa condition. On a le sort qu’on mérite. Cette interprétation de l’hypothèse de la servitude volontaire est propre à la philosophie libérale et à celle des seigneurs. Elle passe entièrement à côté du message de La Boétie. L’hypothèse de la servitude volontaire – autrement dit la description du pouvoir politique comme reposant sur le consentement des sujets – annonce deux bonnes nouvelles. D’une part que la tyrannie peut être renversée sans armes, donc que la révolution peut être non-violente. D’autre part, que l’émancipation du peuple ne saurait être qu’auto-émancipation.

 

Tout d’abord, puisque la soumission des hommes dépend moins de la force qu’ils subissent que de l’obéissance à laquelle ils consentent, la non-coopération collective constitue un moyen efficace de renverser un pouvoir tyrannique. Or, le simple refus d’obéir n’implique aucune violence physique. Nos maîtres ne sont grands que parce que nous nous agenouillons devant eux. La seule puissance du tyran, c’est de ses sujets qu’il la tient. Aussi, pour mettre à bas un système oppressif, nul besoin d’armes et de fusils. Il suffit pour cela d’arrêter d’obéir aux tyrans et aux petits tyranneaux chargés de transmettre ses ordres. Automatiquement, leur pouvoir s’effritera [12]. La stratégie non-violente se révèle ainsi être un moyen de lutte efficace contre les différentes formes de domination. En outre, l’analyse laboétienne du pouvoir fait signe vers l’auto-émancipation des opprimés. Puisque les sujets ne sont asservis que du fait de leur propre volonté, eux seuls sont en mesure de remédier à cette situation. L’auto-assujettissement implique inexorablement son revers : l’auto-émancipation. Désormais, le peuple n’est plus seulement l’objet de la révolution, il en devient le sujet. Sa libération ne sera pas le fruit d’agents extérieurs. L’émancipation, pour être consistante et durable, doit être auto-émancipation.

 

Avant de conclure, une nuance doit être apportée. La non-violence ne peut ni ne doit jamais être absolue. Gandhi lui-même, malgré son strict rejet de la violence et des idéologies qui la soutiennent, insiste sur le fait que la non-violence doit être une éthique relative. Il faut faire preuve de souplesse dans l’application de la doctrine, car les principes sont une chose, la bonne pratique une autre. Œuvrer à la révolution n’est pas un long fleuve tranquille. Aussi, ceux qui y travaillent se retrouvent-ils souvent dans des situations singulières et inattendues où agir de manière pacifique est tout simplement illusoire ou suicidaire. Dans ce cas, l’urgence vaut légitimation, et le recours à la violence ne saurait être par principe écarté. En outre, soutient Gandhi, la violence vaut toujours mieux que la lâcheté. Si l’idéal est celui d’une révolution non-violente, il faut pourtant reconnaître que, étant donnée l’apathie générale, on ne peut blâmer trop sévèrement ceux qui ou envisagent ou préparent la révolution par les armes. Ces groupes minoritaires, bien que violents, possèdent une vertu que n’ont pas les membres de la majorité silencieuse qui s’accommodent passivement de l’ordre établi : le courage. Car, affirme Gandhi, alors qu’il n’y a aucun espoir de voir un-e lâche devenir un-e révolutionnaire non-violent-e, cet espoir n’est pas interdit à un-e révolutionnaire convaincu-e de la nécessité et de la légitimité de la violence révolutionnaire [13].

 

Paru initialement dans la revue Contretemps web, 04 octobre 2011

[http://www.contretemps.eu/interventions/violence-r%C3%A9volutionnaire-est-elle-n%C3%A9cessaire]

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[1] Cette « hypothèse communiste », comme la nomme Alain Badiou, revient à dire que l’humanité n’est pas condamnée à vivre sous la domination planétaire du capitalisme et des ravages qui l’accompagnent. In BADIOU, Alain, L’hypothèse communiste, Paris, Editions Lignes, 2009.

[2] Ces chiffres, directement issus des statistiques de l’Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture (FAO), sont commentés avec pertinence dans le documentaire autrichien d’Erwin Wagenhofer, We feed the world (2005).

[3] Cette conférence est retranscrite dans le dernier ouvrage de Balibar Étienne, Violence et civilité, Paris, Editions Galilée, 2010.

[4] Cette réponse , intitulée « La violence ? Quelle violence ? » est disponible sur le blog de Georges Labica : http://labica.lahaine.org/articulo.php?p=13&more=1&c=1 consulté le 16 juillet 2011.

[5] Leur controverse est résumée et poursuivie par Sylvie Laurent dans « La non-violence est-elle possible ? », site La Vie des idées : http://www.laviedesidees.fr/La-non-violence-est-elle-possible.html , publié le 23 juillet 2010.

[6] WEBER, Max, Economie et société, Paris, Plon, 1971, p. 21. [7] Nous pensons notamment à l’intervention d’Étienne Balibar, citée précédemment, lors du colloque Marx International de 2004. [8] Citée in MULLER, Jean-Marie, Simone Weil, l’exigence de la non-violence, Paris, Desclée de Brouwer, 1995, p. 120. [9] MARX, Karl, Œuvres I, Le Capital, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1963, p. 550. [10] Ibid., ch. XXIV, partie 3. [11] C’est là également à peu de choses près la définition de la « violence symbolique » que l’on trouve chez Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, in La Reproduction, Paris, Editions de Minuit, 1970.

[12] L’exemple de la résistance civile danoise au nazisme en constitue une illustration exemplaire. Suite à l’occupation du pays par les forces allemandes, au cours de l’été 1943, les Danois organisent immédiatement des actions directes non-violentes de masse. Toute une série de grèves viennent compliquer l’administration du pays par les autorités nazies. Puis, lorsque ces dernières décident de déporter les Juifs danois dans les camps de la mort, leurs concitoyens les évacuent rapidement vers la Suède, où ils seront placés en sécurité. La réussite de ces opérations galvanise les Danois, qui entreprennent alors une grève générale. Ainsi, bien que le pays n’ait été libéré qu’à la fin de la guerre, il ne fait aucun doute que l’action non-violente de masse a fortement contribué à affaiblir l’occupant nazi.

[13] GANDHI, Tous les hommes sont frères, Paris, Gallimard, 1990, p. 179.

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