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11 octobre 2020

La Révolution russe, entre bolchevisme et anarchisme : retour sur Trotsky, Voline et Ferro

Par Philippe Corcuff

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Nous reproduisons ci-après la contribution de notre camarade Philippe Corcuff, membre du collectif éditorial de Grand Angle, au livre collectif dirigé par les philosophes Marie Cuillerai et Fabrice Flipo aux Presses des Mines en 2020 : 1917/2017. Qu’est-ce que réussir une révolution ?

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Introduction

Ma contribution s’inscrit dans le cadre d’une exploration plus large quant à la reformulation de repères libertaires pour une politique d’émancipation au XXIe siècle (Corcuff, 2015). L’espace académique de mes analyses est celui de la théorie politique, au sens d’un lieu de dialogue, d’articulations et de tensions entre philosophie politique et théorie en sciences sociales (Leca, 1985). Mon texte amorcera un retour sur la Révolution russe de 1917, ou plutôt sur trois lectures qui en ont été proposées, deux lectures par des acteurs opposés de cette révolution et une lecture par un historien contemporain. Il s’agit pour les deux premiers de :

* Histoire de la révolution russe de Léon Trotsky (écrit en 1930-1932 ; 1re éd. russe du tome 1 en 1931 et du tome 2 en 19331) ; Trotsky est un des principaux dirigeants de la révolution bolchevique, éliminé par la suite par Staline ; c’est lors de son exil en Turquie qu’il écrit le livre.

* La Révolution inconnue. Russie 1917-1921 de Voline ; anarchiste, ayant eu des responsabilités dans l’Armée makhnoviste de sensibilité libertaire en Ukraine (Makhnovchtchina, qui a alterné des périodes d’alliance et de confrontation avec le pouvoir bolchevik, pour finir par être éliminée par lui) ; c’est lors de son exil français que Voline écrit le livre, vers 1938-1945, année de sa mort ; le livre sera publié en 1947.

La troisième lecture concerne celle de l’historien Marc Ferro dans son livre paru en 1980, Des soviets au communisme bureaucratique : les mécanismes d’une subversion. Ferro y présente et commente une série de documents d’époque.

Mes analyses se situent plus précisément dans une théorie politique engagée dans « l’époque », au sens que Maurice Merleau-Ponty a donné à ce terme dans un texte intitulé « Complicité objective » datant de juillet 1948. C’est-à-dire que la théorie politique s’y confronte tout particulièrement aux incertitudes du moment présent, avec ses pièges, ses potentialités et ses ambiguïtés, « encore collé à nous […] comme un visage que nous ne savons pas encore déchiffrer », mais « encore sensible au jugement humain qui le comprend et qui le change » (Merleau-Ponty, 1997, p. 113). Je dessinerai, en vue du difficile déchiffrement de notre « époque », des interférences avec des éclairages sur un autre contexte historique. Les textes de Trotsky et de Voline seront lus à la fois comme contribuant à l’élaboration de légendes sur la Révolution russe – légende bolchevique et légende anarchiste – et comme débordant par des notations d’observation, mais aussi par des tensions ou des impensés qu’on peut mieux identifier aujourd’hui, ces légendes. Les analyses de Ferro m’aideront à mettre à distance ces légendes. Je lirai donc le passé à la lumière d’enjeux politiques actuels, de manière décalée.

Avant de rentrer dans le vif des lectures de la Révolution russe, je tenterai, dans un premier point, de clarifier la notion d’émancipation, car c’est par rapport à elle que des repères seront esquissés.

Sur la notion d’émancipation

J’entends émancipation, dans le sens que ce terme a commencé à prendre à la fin des Lumières du XVIIIe siècle : une « sortie de l’homme hors de l’état de tutelle », selon l’expression d’Emmanuel Kant en 1784 pour définir l’Aufklärung (Kant, 1991, p. 43). Aujourd’hui, la problématisation de l’émancipation se situe bien après la naissance du mouvement socialiste et avec les apports des sciences sociales modernes. On peut aussi tirer parti de la façon dont Cornelius Castoriadis a mis au cœur de la perspective émancipatrice-démocratique la question de l’autonomie (notamment dans Castoriadis, 1975). C’est pourquoi je parlerai à propos de l’émancipation d’une sortie des dominations dans la construction d’une autonomie individuelle et collective supposant certaines conditions sociales.

Cette émancipation a renvoyé, de Kant à Marx et Bakounine, à un double niveau individuel et collectif. Elle a, ce faisant, associé un double idéal : l’autogouvernement de soi et l’autogouvernement des collectivités humaines. Or, un « logiciel collectiviste », qui a progressivement imprégné la gauche (après la première guerre mondiale pour le cas de la France), a peu à peu marginalisé le niveau individuel au profit du niveau collectif (Corcuff, 2009).

Par ailleurs, l’émancipation, toujours de Kant à Marx et Bakounine, se veut auto-émancipation, dans la logique du verbe pronominal s’émanciper. Cependant, proclamant l’auto-émancipation, le mouvement socialiste, soit dans des formes avant-gardistes dites « révolutionnaires » soit dans des formes parlementaires ou présidentialistes dites « réformistes », est souvent passé subrepticement du côté du verbe transitif émanciper (par), réinstallant de nouvelles « tutelles » oligarchiques dans les mouvements émancipateurs au nom de l’émancipation.

Telle qu’entendue ici, la notion d’émancipation aurait besoin d’être reformulée en fonction d’enjeux de notre début de XXIe siècle (comme les urgences de la question écologiste ou les défis des identitarismes, vus comme des tendances à enfermer des individus et des groupes dans des identités uniques et closes) par rapport auxquels l’entrée par la notion d’autonomie ne peut suffire. Mais cela ne relève pas de ce texte de commencer à explorer ce problème.

Marc Ferro et les légendes de la Révolution russe

Marc Ferro introduit le thème des « légendes » dans les lectures de la Révolution russe dans son livre de 1980. Ces « légendes » passent à côté de ce qu’il appelle « un absolutisme à foyer double » (Ferro, 1980, p. 138). Qu’est-ce à dire ? La combinaison d’un absolutisme bolchevik et d’un « absolutisme populaire » (ibid., p. 163).

L’absolutisme bolchevik ou « bolchevisation » ? « Un mouvement émanant du parti communiste qui triomphe de ses adversaires politiques, les liquide et se substitue d’abord aux soviets, à d’autres institutions ensuite, les maintenant ou non en place pour autant qu’il agit par le relais de leur légitimité » (ibid., p. 138).

« L’absolutisme populaire » ? « La terreur politique, qui écarte bientôt tous les non-bolcheviks des institutions révolutionnaires, fonctionne à la base des institutions avant même que le pouvoir bolchevik ne déclare illégaux les autres partis socialistes », écrit Ferro en s’appuyant sur des documents d’époque concernant le fonctionnement de soviets précis (ibid., p. 174). Et d’ajouter que l’absolutisme bolchevik « va à la rencontre d’un comportement populaire qui ignore le pluralisme, en conteste la légitimité, et pratique spontanément la violence » (ibid., p. 230).

L’aveuglement à l’égard de ce double absolutisme nourrira la légende bolchevik ou même, au-delà du cas russe dans des formes nettement moins autoritaires, des légendes démocratiques-représentatives insensibles à leurs pentes élitistes et oligarchiques. La focalisation sur l’absolutisme bolchevik et l’aveuglement à l’égard de l’absolutisme populaire nourrira la légende anarchiste ou, au-delà du cas russe, des légendes basistes et « populistes ».

Légendes bolchevik et anarchiste chez Trotsky et Voline

Tant Trotsky que Voline n’hésitent pas à avancer des analyses critiques de positionnements et de comportements de leurs camarades de l’époque, les bolcheviks pour Trotsky et l’armée makhnoviste pour Voline. Ce ne sont pas des récits apologétiques et s’y manifestent clairement un esprit critique et des efforts de distanciation dans l’analyse historique, plusieurs années après les événements relatés et vécus. Toutefois on y trouve également des tendances fortes à la constitution de légendes.

Légende bolchevik chez Trotsky

Chez Trotsky, la légende bolchevik fait du rôle du parti le simple accoucheur de ce qui serait principalement le mouvement des masses. Envisageons quelques citations en ce sens, qui tout à la fois légitime la place du parti en tant que lieu de direction du processus et méconnaît la logique oligarchique qui l’accompagne – c’est-à-dire ce que j’ai appelé le passage subreptice du verbe pronominal s’émanciper au verbe transitif émanciper (par) :

– « C’est seulement par l’étude des processus politiques dans les masses que l’on peut comprendre le rôle des partis et des leaders que nous ne sommes pas le moins du monde enclins à ignorer. Ils constituent un élément non autonome, mais très important du processus. Sans organisation dirigeante, l’énergie des masses se volatiliserait comme de la vapeur non enfermée dans un cylindre à piston. Cependant le mouvement ne vient ni du cylindre ni du piston, mais de la vapeur. » (Trotsky, 1999, tome I, p. 3)

« L’art d’une direction révolutionnaire, dans les moments les plus critiques, consiste, pour les neuf dixièmes, à savoir surprendre la voix des masses (…) bien qu’il soit nécessaire de voir plus largement. La faculté jamais surpassée de surprendre la voix de la masse faisait la grande force de Lénine. » (ibid., tome I, p. 68)

« Le prolétariat ne peut, les mains nues, s’emparer du pouvoir : il lui faut une organisation appropriée à cette tâche. » (ibid., tome II, p. 273)

« Le soviet, ayant à sa tête un parti révolutionnaire, tend consciemment et en temps utile à s’emparer du pouvoir. » (ibid., tome II, p. 274)

« Lénine ne s’inclinait pas une minute devant la force élémentaire “sacrée” des masses. Il avait médité plus tôt et plus profondément que d’autres le rapport entre les facteurs objectifs et subjectifs de la révolution, entre le mouvement des forces élémentaires et la politique du parti, entre les masses populaires et la classe avancée, entre le prolétariat et son avant-garde, entre les soviets et le parti, entre l’insurrection et la conspiration. » (ibid.)

« Les méthodes de la démocratie ont leurs limites. On peut questionner tous les voyageurs d’un train pour savoir quel est le type de wagon qui leur convient le mieux, mais on ne peut aller les questionner tous pour savoir s’il faut freiner en pleine marche un train qui court au déraillement. Or, si l’opération de sécurité est accomplie adroitement et en temps voulu, on est sûr d’avoir l’approbation des voyageurs. » (ibid., tome II, p. 277)

Dotant donc à plusieurs reprises le parti d’un rôle dirigeant, dans une pente oligarchique qui n’apparaît pas perçue comme telle, Trotsky se fait aussi implicitement le chantre d’un rapport instrumental aux soviets. Par exemple, à propos de septembre 1917, de Petrograd (alors Capitale) et Moscou :

« Dès que les bolcheviks furent en possession des Soviets des deux capitales, Lénine dit : “Notre temps est venu.” (ibid., tome II, p. 252) »

Encore implicitement, Trotsky rapproche même à un moment la politique révolutionnaire bolchevik de la politique représentative bourgeoise et, au-delà, des politiques basées sur la hiérarchie gouvernants/gouvernés :

« La tâche principale du régime politique, d’après l’aphorisme anglais, est de mettre the right man in the right place. Comment apparaît, de ce point de vue, l’expérience de 1917 ? Dans les deux premiers mois, la Russie était encore sous les ordres du droit de la monarchie héréditaire, d’un homme désavantagé par la nature, qui croyait aux reliques et obéissait à Raspoutine. […] À dater du 25 octobre se plaça à la tête de la Russie Lénine, la plus grande figure de l’histoire politique de ce pays. Il était entouré d’un état-major de collaborateurs qui, de l’aveu des pires ennemis, savaient ce qu’ils voulaient et étaient capables de combattre pour atteindre leurs buts. » (ibid., tome II, p. 365)

Légende anarchiste chez Voline

Voline, quant à lui, tend implicitement à faire du parti bolchevik le principal agent de la dérive autoritaire de la Révolution d’Octobre, qu’il appuie dans un premier temps. Je reprendrai une longue citation :

– « Le parti bolcheviste, disons-nous, s’empara de l’action. Et, au lieu de prêter simplement main-forte aux travailleurs, dans leurs efforts pour achever la Révolution et pour s’émanciper ; au lieu de les aider dans leur lutte, rôle que dans leur pensée les ouvriers lui assignaient, rôle qui, normalement devrait être celui de tous les idéologues révolutionnaires et qui n’exige nullement la prise ni l’exercice du ”pouvoir politique”, au lieu de remplir ce rôle, le parti bolcheviste, une fois au pouvoir, s’y installa naturellement, en maître absolu ; il s’y corrompit vite ; il s’organisa en une caste privilégiée et, par la suite, il écrasa et subjugua la classe ouvrière pour l’exploiter, sous des formes nouvelles, dans ses propres intérêts. » (Voline, 1947, pp. 55-56)

Ferro pourrait dire qu’il y a là quelque chose d’irréaliste, du point de vue sociologique et historique, dans la réduction de la pluralité des logiques sociales en jeu dans un événement au facteur principal « parti bolchevik ».

Face au pôle négatif bolchevik, « les masses » occupent chez Voline le pôle positif. Il écrit ainsi à propos de la Révolution de Février :

« Une fois de plus, l’action des masses fut une action spontanée qui couronna logiquement, fatalement, une longue période d’expériences vécues et de préparation morale. Cette action ne fut ni organisée ni guidée par aucun parti politique. » (ibid., p. 48)

Les masses, principalement positives, peuvent être trompées et subjuguées par le pôle négatif, le parti bolchevik :

« Et les masses ne réagirent pas car, totalement subjuguées par leurs nouveaux maîtres, elles perdirent rapidement, et le sens de la vraie Révolution, et tout esprit d’initiative, de libre action, de réaction. Ligotées, soumises, dominées, elles sentaient l’inutilité – que dis-je ? – l’impossibilité de toute résistance. Trotsky participa en personne à faire renaître dans les masses cet esprit d’obéissance aveugle, cette morne indifférence vis-à-vis de tout ce qui se passe ”en haut”. La tâche réussit aux ”Chefs”. La masse fut terrassée, et pour longtemps. » (ibid., p. 161)

Certes, Voline touche le problème de la relation gouvernants/gouvernés, mais tend à donner un rôle moteur au premier pôle dans la relation, même s’il reconnaît à certains moments les effets de « passivité » sur les masses des habitudes étatistes.

Des légendes opposées aux repères pour l’émancipation

Si l’on revient sur les contributions des livres de Trotsky et Voline à des légendes opposées sur la Révolution russe, on voit déjà s’esquisser, sous une forme négative, des repères pour une politique d’émancipation aujourd’hui :

* les risques oligarchiques portés par les institutions représentatives comme par les partis sur les processus d’émancipation ;

* le redoublement oligarchique par la place accordée au(x) leader(s) ; sur ce double plan, la valorisation non critique de la représentation politique et l’affirmation du « caractère central du rôle du leader » chez le penseur politique contemporain Ernesto Laclau dans son livre La raison populiste (Laclau, 2008, p. 121) constitue un prolongement actuel de l’aveuglement trotsko-bolchevik et une possible contribution à la légitimation démocratique de nouvelles organisations à tendances oligarchiques, qu’elles s’appellent, sous des modalités diversifiées, Podemos ou La France Insoumise ;

* ne pas fétichiser positivement a priori « les masses » ou « le peuple », comme image renversée de leur essentialisation négative dans les cercles dominants ; pour reprendre les catégories de Francis Dupuis-Déri dans son livre La peur du peuple (Dupuis-Déri, 2016), la critique nécessaire de l’« agoraphobie politique » des milieux dominants ne doit pas déboucher sur une « agoraphilie politique » ;

* déplacer principalement le regard critique sur la relation gouvernants/gouvernés plutôt que de se focaliser sur le pôle « gouvernants ».

Repères décalés pour aujourd’hui à partir de Trotsky et Voline

On peut, par ailleurs, piocher dans les livres de Trotsky et de Voline d’autres pistes et problèmes utiles pour reformuler une politique d’émancipation aujourd’hui.

Tout d’abord, tant Trotsky que Voline ne tarissent pas chacun d’éloges sur une figure héroïsée : Lénine pour Trotsky et Makhno pour Voline. Cela participe de la constitution des légendes, et plus particulièrement de la personnalisation des légendes. Et cela introduit dans le cadre théorique de chacun des tensions :

– Chez Trotsky, avec Lénine : « Le rôle de l’individualité se manifeste ici à nous dans des proportions véritablement gigantesques. » (Trotsky, 1999, tome I, p. 177) Ce qui entre en tension avec « la méthode matérialiste » revendiquée par Trotsky et le rôle principal accordé par cette méthode aux structures sociales (ibid., tome II, p. 3). C’est un problème plus général du livre où se juxtapose sans guère d’articulations et de médiations précises, mais parfois seulement des formulations vagues à prétention d’articulation, le plan des structures sociales globales supposées déterminantes relevant de l’analyse « marxiste » et le plan des actions d’individus et/ou des groupes dans des dynamiques événementielles ayant des composantes aléatoires. Ce second plan apparaît le moins dogmatique et le plus stimulant chez Trotsky.

– Voline, avec Makhno, parle à plusieurs reprises de « guide » de l’armée makhnoviste (Voline, 1947, pp. 235, 236, 259, 306 et 310), ce qui entre en tension avec ce qu’il appelle ailleurs « l’idée maîtresse de l’anarchisme » : « aucun parti, groupement politique où idéologique, se plaçant au-dessus ou en dehors des masses laborieuses pour les ”gouverner” ou les ”guider”, ne réussira jamais à les émanciper, même s’il le désire sincèrement » (ibid., p. 69).

Cette fétichisation des personnes de Lénine et de Makhno, moins forte chez Voline, qui consacre plusieurs pages à la fin du livre aux « faiblesses » de leader ukrainien (ibid., pp. 310-315), ce qui n’est pas le cas pour Lénine avec Trotsky, peut déboucher sur deux problèmes intéressants :

* Elle laisse entendre une sorte d’individualisme sélectif ou élitiste au caractère étriqué. Ce qui pourrait inviter, à l’inverse de cette restriction, à un élargissement émancipateur vers un individualisme démocratique.

* Elle nous amène à mettre en tension de manière pragmatique la place, difficilement éliminable dans les sociétés modernes de grande taille, de représentants politiques, sans pour autant oublier les dangers oligarchiques qu’elle porte. Pierre Bourdieu apparaît ici plus heuristique qu’Ernesto Laclau en pensant l’ambivalence de la représentation politique. Il écrit ainsi dans un texte de 1984 sur « La délégation et le fétichisme politique » : « Il faut toujours risquer l’aliénation politique pour échapper à l’aliénation politique » (Bourdieu, 2001, p. 261). Cela peut être entendu comme une incitation à mettre en rapport des formes maintenues de verticalité représentative, une critique libertaire de leurs risques oligarchiques et la mise en dépendance de ces verticalités par rapport à des dispositifs horizontaux.

Deux pistes pourraient, par ailleurs, être retenues chez Trotsky et chez Voline :

– Le livre de Trotsky est particulièrement sensible, comme je l’ai dit, aux dynamiques événementielles, avec leur part d’aléatoire, la mobilité des événements et la difficile évaluation du moment opportun, du kairos. Il écrit, par exemple : « Dans la minute décisive, voici la seconde décisive. […] Cela décide non seulement de l’issue d’une escarmouche dans la rue, mais peut-être des résultats de toute la journée ou même de toute l’insurrection. » (Trotsky, 1999, tome I, p. 70) Ou il consacre le chapitre 20 du second tome dédié à la Révolution d’Octobre à « L’art de l’insurrection », où il précise : « Mais l’insurrection elle-même n’est pas un acte homogène et indivisible : il y a eu en elle des points critiques, des crises et des élans intérieurs. » (ibid., tome II, p. 328) D’où le point de vue selon lequel « le soulèvement se présente comme un problème d’art pratique » (ibid., p. 334). Une difficulté pour l’émancipation consiste alors en la démocratisation des fonctions tactiques et stratégiques, alors que dans le bolchevisme l’importance accordée aux calculs tactiques et stratégiques tend aussi à servir de justification au rôle dirigeant d’une avant-garde de « révolutionnaires professionnels ».

– Voline avance, quant à lui, une piste émancipatrice quant aux rapports entre des minorités actives indépassables et les masses : « Bien entendu, il faut que l’esprit organisateur, que les hommes capables d’organiser – les ”élites” – interviennent. Mais, en tout lieu et en toute circonstance, toutes ces valeurs humaines doivent librement participer à l’œuvre commune, en vrais collaborateurs, et non en dictateurs. Il faut que, partout, ils donnent l’exemple et s’emploient à grouper, à coordonner, à organiser les bonnes volontés, les initiatives, les connaissances, les capacités et les aptitudes, sans les dominer, les subjuguer ou les opprimer. » (Voline, 1947, pp. 61-62) Et d’ajouter : « Et quant aux ”élites”, leur rôle, tel que le concevaient les libertaires, était d’aider les masses » (ibid., p. 62). Des « collaborateurs » afin d’« aider » donc, mais pas des dirigeants !

En guise de conclusion

Dans une brève conclusion, je voudrai préciser trois choses sur ma démarche pour l’instant embryonnaire :

1) Le panorama que j’ai proposé des deux livres n’a rien exhaustif. J’ai présenté seulement une première sélection de problèmes utiles pour une pensée et une pratique de l’émancipation aujourd’hui.

2) J’ai symétrisé les deux auteurs et les deux légendes dans une visée méthodologique. Cette symétrisation méthodologique ne constitue pas une symétrisation normative du point de vue de l’émancipation. Dans une perspective émancipatrice, on ne peut pas mettre sur le même plan un analyste-militant qui a participé, avec de grandes responsabilités, à des logiques autoritaires et répressives, comme Trotsky, et quelqu’un qui a été victime de ces logiques comme Voline.

3) Ce ne sont pas les légendes en général que j’ai récusées, car des légendes peuvent nourrir et stimuler l’imagination politique, en faisant se télescoper passé et avenir émancipateurs via l’action présente, si l’on s’inspire des thèses Sur le concept d’histoire de Walter Benjamin (2000). C’est en tant qu’elles ont pu occulter des problèmes importants pour l’émancipation que j’ai critiqué certaines légendes. Ce ne sont pas des légendes qui rouvrent les perspectives émancipatrices, mais des légendes qui deviennent des rails obligatoires enfermant par avance nos voyages politiques. Ce sont des légendes au sens d’une chanson d’Eddy Mitchell de 2006, On veut des légendes, qui dit notamment :

« On veut des légendes, des légendes

A consommer toutes prêtes sur commande

Les mythes nous rongent mais tiennent bon

Grâce à nos marchands d’illusions. »

La Révolution russe pourrait donc avoir encore des choses à nous dire, mais pas comme elle a pu le dire au XXe siècle dans les milieux socialistes, qu’ils soient dits « réformistes » ou dits « révolutionnaires », dans des lectures favorables ou défavorables. Car cela suppose d’abord de sortir de la dogmatisation de légendes dans la lecture de l’événement révolutionnaire : dogmatisation léniniste ou dogmatisation anarchiste, par exemple. C’est à partir de là que l’on pourrait glaner dans les analyses proposées de la Révolution russe, en particulier de ceux qui y ont participé, des ressources décalées, utiles pour la reproblématisation d’une politique d’émancipation au XXIe siècle.

Bibliographie

Benjamin, W., 2000 : Sur le concept d’histoire [manuscrit de 1940], in Œuvres III, Paris, Gallimard collection « Folio Essais », pp. 427-443.

Bourdieu, P., 2001 : « La délégation et le fétichisme politique » [1re éd. : juin 1984], dans Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, collection « Points Essais », pp. 259-279.

Castoriadis, C., 1975, L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil.

Corcuff, P., 2009 : « Individualisme », in Alain Caillé et Roger Sue (éds.), De gauche ?, Paris, Fayard, pp. 199-208.

Corcuff, P., 2015 : Enjeux libertaires pour le XXIe siècle par un anarchiste néophyte, Paris, Les Éditions du Monde libertaire.

Dupuis-Déri, F., 2016 : La peur du peuple. Agoraphobie et agoraphilie politiques, Montréal, Lux.

Ferro, M. (présenté par), 1980 : Des soviets au communisme bureaucratique : les mécanismes d’une subversion, Paris, Gallimard/Julliard, collection « Archives ».

Kant, E., 1991 : « Réponse à la question : Qu’est-ce que les Lumières ? » [1re éd. : 1784], dans Vers la paix perpétuelle – Que signifie s’orienter dans la pensée ? Qu’est-ce que les Lumières ? et autres textes, Paris, GF-Flammarion, pp. 41-51.

Laclau Ernesto, 2008, La raison populiste [1re éd. : 2005], Paris, Seuil

Leca, J., 1985 : « La théorie politique », in Madeleine Grawitz et Jean Leca (éds.), Traité de science politique, tome I, Paris, PUF, pp. 47-174.

Merleau-Ponty, M., 1997 : « Complicité objective » [1re éd. : juillet 1948], in Parcours 1935-1961, Lagrasse, Verdier, pp. 112-121.

Trotsky, L., 1999 : Histoire de la révolution russe [écrit en 1930-1932], Marxists Internet Archive, https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/hrrusse/hrrsomm.htm ; tome I : Février [1re éd. russe : 1931], https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/hrrusse/fevrier.pdf, et tome II : Octobre, [1re éd. russe : 1933], https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/hrrusse/octobre.pdf .

Voline, 1947 : La Révolution inconnue. Russie 1917-1921 [1re éd. posthume : 1947, écrit vers 1938-1945], Paris, Les Amis de Voline ; repris dans Bibliothèque Anarchiste, https://fr.theanarchistlibrary.org/library/voline-la-revolution-inconnue.

Philippe Corcuff est maître de conférences de science politique à l’Institut d’Etudes politiques de Lyon, co-animateur du séminaire ETAPE et membre de la Fédération Anarchiste.

Ce texte a été initialement publié dans Marie Cuillerai et Fabrice Flipo (éds.), 1917/2017. Qu’est-ce que réussir une révolution ?, Paris, Presses des Mines, collection « Histoire, sciences et sociétés », 2020, 212 pages, https://www.pressesdesmines.com/produit/1917-2017/, sous le titre « La Révolution russe et l’émancipation : retours et interférences décalées. Trotsky, Voline, Ferro – entre bolchevisme et anarchisme ».

1 Je remercie Jan Malewski pour l’information sur les éditions originales des deux tomes du livre.

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