1 juin 2015
Expérience zapatiste, postcapitalisme et émancipation au XXIe siècle
Contribution au séminaire ETAPE d’avril 2015
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Par Jérôme Baschet
Jérôme Baschet est historien, maître de conférences à l’EHESS (Paris), auteur notamment de : La rébellion zapatiste (Flammarion, collection « Champs », 2005, réédition de L’étincelle zapatiste. Insurrection indienne et résistance planétaire, Denoël, 2002) et d’Adieux au capitalisme. Autonomie, société du bien vivre et multiplicité des mondes (La Découverte, 2014)
Il est temps de rouvrir le futur. De rompre la chape de plomb du présent perpétuel caractéristique du capitalisme néolibéral, mais sans pour autant en revenir au futur préfabriqué de la modernité, bâti sur les certitudes du progrès et galvanisé par la foi en l’inéluctable advenir des lendemains radieux. Il s’agit, par conséquent, de faire émerger un mode d’existence inédit du futur, assumé dans son indétermination et son imprévisibilité, mais néanmoins pensable, dans son ouverture même, chargée de menaces autant que d’espérances.
L’impulsion utopique est indispensable pour nourrir l’action présente et lui conférer sa pleine vigueur. Sans l’imagination d’un monde postcapitaliste possible, nécessaire et urgent, la lutte anticapitaliste n’aurait à peu près aucun sens. Pour autant, il ne s’agit nullement de vaticiner une nouvelle prophétie, ni de boucler un de ces programmes dont les avant-gardes autoproclamées et prétendument éclairées par les lois de l’Histoire avaient, jadis, le secret. Il n’est pas question de breveter les plans d’une cité idéale, descendue du ciel et livrée clés en main. Nul chemin n’est tracé d’avance. Les processus d’émancipation sont et seront l’œuvre des hommes et des femmes de tous les recoins de la planète et il en naîtra un monde encore impensable et profondément diversifié : un monde fait de multiples mondes. Ce que l’on peut, depuis le présent, entrevoir de l’avenir ne saurait être tenu pour un modèle que certains pourraient chercher à imposer ou à utiliser pour s’arroger la mission de guider les autres au nom de leur prescience de la terre promise.
Et pourtant, il convient de commencer à donner corps à l’après de la société marchande, car notre appétit de futur accroît notre colère face à la misère du présent et démultiplie notre énergie pour l’action. Au reste, l’imaginaire utopique n’avance pas dans le vide, ni ne naît de notre seule soif de justice, de dignité et de fraternité. Il s’abreuve à quatre sources principales. Il s’ancre en premier lieu dans notre refus, aussi viscéral que raisonné, de l’oppression capitaliste et de la dépossession marchande, tout en étant attentif à ce qui, dans ce triste présent, peut être chargé de potentialités libératrices. Il se fortifie au contact des expériences de construction d’une réalité alternative – comme celle des zapatistes dont il a sera question ici – qui sont autant de fragments, fragiles mais ô combien précieux, d’un futur déjà présent. En outre, il se nourrit, sans les exempter de toute analyse critique, de la connaissance des sociétés traditionnelles non capitalistes et des formes de vie qui, jusqu’à aujourd’hui, ont pu résister en partie à l’imposition des normes de la modernisation et de la marchandise. Enfin, il doit soumettre les expériences historiques nées du désir d’émancipation à une évaluation critique aussi lucide que possible.
Bref, l’imaginaire utopique n’erre pas dans le ciel pur des désirs absolus ; il se construit à partir de formes sociales existantes, de l’expérience et de la compréhension de leurs tensions constitutives, et d’abord contre celles que nous refusons. Le futur qu’il s’agit d’ouvrir ne saurait être mis en jeu de manière abstraite, mais seulement à-partir-de-et-en-opposition aux caractères constitutifs du système capitaliste, tout en prenant appui sur les formes sociales en partie préservées de la logique marchande, qui existent encore aujourd’hui ou qui commencent à émerger. En partant d’une réalité historiquement située, l’imaginaire utopique gagne en force, tout en avouant son caractère nécessairement limité. Aussi ne s’agit-il, au mieux, que de soumettre à la discussion quelques principes élémentaires, voués à être dépassés dans la dynamique des processus collectifs d’émancipation. Une seule chose importe véritablement, à l’écart de toute utopie normative : prendre la mesure des potentialités ouvertes par la destruction du monde de la destruction et esquisser un espace de possibilités au sein duquel il y ait place pour une pluralité de mondes.
Il est temps de cesser d’affirmer que nous n’avons pas d’imaginaire alternatif à opposer à l’état de fait capitaliste. Pour autant, réveiller le futur n’implique pas de tracer par avance le chemin. Il s’agit seulement, mais non sans urgence, d’aviver notre désir de nous mettre en route et de nous charger d’énergie pour entreprendre le voyage. En appeler à l’imaginaire utopique n’implique pas de se livrer à un exercice d’école en quête d’une perfection vouée à demeurer un hors-lieu sans rapport avec l’action présente. Il n’y a nulle contradiction entre le désir de commencer à agir dès maintenant et la nécessité de tendre le regard vers l’horizon du monde postcapitaliste qui est notre espérance. Mieux, commencer à rêver et à débattre collectivement de ce que nous voulons construire fait partie intégrante du chemin. Un chemin qui se fait en marchant et se chemine en questionnant, empli de l’énergie qui nous meut vers ce qui n’est pas encore.
I – L’autonomie : le politique sans l’État [1]
Du zapatisme, on aura retenu d’abord l’audace du « Ya basta! » du 1er janvier 1994 qui est venu briser les illusions d’un Mexique accédant au club de la modernité (grâce à l’Accord de Libre-Échange Nord-Américain), en même temps qu’il défiait l’apparente toute-puissance du néolibéralisme et apportait un démenti au mythe auto-proclamé de la fin de l’histoire. On a souvent souligné aussi le rôle du zapatisme comme antécédent et référent pour le mouvement altermondialiste qui a pris son essor à partir de 1999. Et on a parfois loué sa parole inventive, festive, poétique, nourrie par l’humour – laquelle n’est en réalité que l’expression d’une pratique politique réintégrée dans la densité de la vie [2].
Aujourd’hui, après bien des péripéties qu’on ne peut rappeler ici, le bilan concret dressé à l’occasion de l’Escuelita zapatista [3], à 20 ans du soulèvement armé, fait de la construction de l’autonomie le cœur de l’effort des communautés rebelles. Il s’agit de la mise en œuvre d’une forme d’autogouvernement (amorcée en décembre 1994, avec la proclamation de 38 Communes autonomes, et amplifiée à partir de 2003 avec la création de cinq Conseils de bon gouvernement), en même temps que de l’invention de formes de vie collectives à la fois ancrées dans la tradition indienne et inédites, constituant une alternative concrète à l’univers capitaliste dominant.
On aurait tort de ne voir là qu’une simple question « locale » (manière implicite de stigmatiser son absence de portée véritable). S’il est évident – et c’est heureux – qu’il s’agit d’une expérience territorialisée, on rappellera d’abord que son extension est loin d’être négligeable : la zone d’influence zapatiste a une extension à peu près équivalente à celle de la Belgique [4]. Surtout, si les zapatistes eux-mêmes récusent énergiquement l’idée que leur pratique puisse constituer un modèle, celle-ci n’en constitue pas moins un exemple doté d’une notable force expansive et une source d’inspiration susceptible d’encourager d’autres possibles alternatifs, adaptés à leurs lieux et histoires propres. C’est en cela que mérite d’être (davantage) connue et discutée une expérience qui est certainement aujourd’hui, l’une des « utopies concrètes » anticapitalistes et anti-étatiques les plus remarquables que l’on puisse observer à l’échelle planétaire.
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L’organisation politique mise en place dans les territoires rebelles du Chiapas se déploie à trois niveaux : communauté (village); commune (plutôt comparable à un canton français); zone (ensemble ayant approximativement la dimension d’un département, et permettant la coordination de plusieurs communes). A chacune de ces échelles, existent des assemblées (l’assemblée communautaire est une forme traditionnelle dans le monde indien) et des autorités élues, pour des mandats de deux ou trois ans (« agent » municipal au niveau de la communauté, conseil municipal autonome, Conseil de bon gouvernement au niveau de la zone). L’enjeu de cette organisation politique tient à l’articulation entre le rôle des assemblées – qui est très important, sans qu’on puisse affirmer pour autant que tout se décide horizontalement – et celui des autorités élues, dont il est dit qu’elles « gouvernent en obéissant » (mandar obedeciendo). Quelles sont donc les modalités concrètes d’exercice des tâches de gouvernement qui permettent de faire du principe selon lequel « le peuple dirige et le gouvernement obéit » – ainsi que le rappellent de modestes panneaux plantés à l’entrée des territoires zapatistes – une réalité effective ?
Un premier trait tient à la conception même des mandats, conçus comme des « charges » (cargos), accomplies sans rémunération ni aucun type d’avantage matériel [5]. De fait, personne ne « s’auto-propose » pour exercer ces charges; ce sont les communautés elles-mêmes qui proposent ceux ou celles de ses membres qu’elles estiment fiables. Ces charges sont exercées sur la base d’une éthique effectivement vécue du service rendu à la collectivité.
Ceux qui exercent un mandat émanent donc des communautés elles-mêmes, en sont et en restent des membres ordinaires. Ils ou elles ne revendiquent pas d’être élu(e)s en raison de compétences particulières ou de dons personnels hors du commun. S’il y a bien un trait qui caractérise l’autonomie zapatiste, c’est qu’elle met en œuvre une dé-spécialisation des tâches politiques. Des membres des Conseils de bon gouvernement, les zapatistes ont pu dire : « ce sont des spécialistes en rien, encore moins en politique »[6].
Cette non-spécialisation conduit à admettre que l’exercice de l’autorité s’accomplit depuis une position de non-savoir. Les témoignages des membres des conseils autonomes insistent sur le sentiment de ne pas savoir comment remplir une telle tâche (« personne n’est expert en politique et nous devons tous apprendre »). Mais il est aussitôt souligné que c’est précisément dans la mesure où il/elle assume ne pas savoir que celui/celle qui a une fonction d’autorité peut être « une bonne autorité », qui écoute, apprend de tous, sait reconnaître ses erreurs et permet que le peuple le/la guide dans l’élaboration des bonnes décisions. Confier des tâches de gouvernement à ceux et celles qui n’ont aucune capacité particulière à les exercer est sans doute l’une des conditions d’une véritable démocratie. En l’occurrence, dans l’expérience zapatiste, cette situation constitue le sol concret à partir duquel peut croitre le mandar obedeciendo et elle est une solide défense contre le risque de séparation entre gouvernants et gouvernés.
On ajoutera que les charges sont toujours exercées de manière collective, collégiale, sans grande spécialisation. Elles sont contrôlées en permanence, d’une part par une commission chargée de vérifier les comptes des différents conseils et, d’autre part, par l’ensemble de la population, puisque les mandats, non renouvelables, sont aussi révocables à tout moment, « si les autorités ne font pas bien leur travail ».
La manière dont les décisions sont élaborées est évidemment décisive. Pour s’en tenir à l’échelon le plus ample, le Conseil de bon gouvernement soumet les principales décisions à l’Assemblée de zone; s’il s’agit de projets importants ou si aucun accord clair ne se dégage, il revient aux représentants de toutes les communautés de la zone de mener une consultation dans leurs villages respectifs afin de faire part à l’assemblée suivante soit d’un accord, soit d’un refus, soit d’amendements. Le cas échéant, ces derniers sont discutés et l’assemblée élabore une proposition rectifiée, qui est à nouveau soumise aux communautés. Plusieurs allers-et-retours entre Conseil, Assemblée de zone et villages sont parfois nécessaires avant que la proposition puisse être considérée comme adoptée. La procédure peut s’avérer lourde mais n’en est pas moins nécessaire: « un projet qui n’est pas analysé et discuté par les communautés est voué à l’échec. Cela nous est arrivé. Maintenant, tous les projets sont discutés »[7].
Pour autant, durant l’Escuelita, les maestr@s zapatistes ont pris soin de réfuter la thèse d’un parfait horizontalisme auquel les autorités seraient entièrement soumises. Ils l’ont fait d’une manière presque provocante au regard des interprétations parfois trop idéalisantes de l’expérience zapatiste : « il y a des moments où le peuple dirige et le gouvernement obéit; il y a des moments où le peuple obéit et le gouvernement dirige ». Le gouvernement obéit, parce qu’il doit consulter et faire ce que demande le peuple; le gouvernement commande parce qu’il doit appliquer et faire respecter ce qui a été décidé, mais aussi lorsque l’urgence oblige à prendre des mesures sans pouvoir consulter. Plutôt qu’une totale horizontalité qui court le risque de se dissoudre par manque d’initiatives ou de capacité à les concrétiser, on pourrait donc comprendre le mandar obedeciendo comme l’articulation de deux principes. D’un côté, la capacité de décider réside pour l’essentiel dans les assemblées; de l’autre, on reconnaît à ceux qui assument temporairement une charge de gouvernement une fonction spéciale d’initiative et d’impulsion, ce qui ne va pas sans ouvrir le double risque d’une déficience ou d’un excès dans l’exercice de ce rôle.
Enfin, il importe de souligner que les membres des Conseils de bon gouvernement (situés dans les Caracoles zapatistes, dont les villages peuvent se trouver fort éloignés) accomplissent leur tâche par rotation, en se relayant par période de 10 à 15 jours. Ce système est décisif, car il leur permet de poursuivre leurs activités habituelles, de continuer à s’occuper de leurs familles et de leurs terres. C’est donc une condition indispensable pour garantir la non-spécialisation des tâches politiques et pour éviter qu’apparaisse une séparation entre l’univers commun et le mode de vie de ceux qui – fut-ce pour un temps bref – assument un rôle particulier dans l’élaboration des décisions collectives.
Au total, l’autonomie ne postule pas qu’elle serait par principe protégée de toute césure entre des gouvernés et des gouvernants qui, pourtant, ne se distinguent presque en rien les uns des autres. De fait, elle ne vaut que par les mécanismes pratiques qu’elle invente pour lutter en permanence contre ce risque et pour entretenir et amplifier la dynamique diffractante de l’autorité.
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L’autonomie est une politique ancrée dans des formes de vie partagées ; son objet est d’en assurer la défense et d’en permettre l’épanouissement. Il revient aux Conseils de bon gouvernement d’œuvrer à la coexistence entre zapatistes et non zapatistes, mais aussi d’affronter les situations conflictuelles que les autorités officielles ne manquent pas de susciter, dans un contexte d’intervention contre-insurrectionnelle permanente.
Les autorités autonomes tiennent leur propre registre d’état civil. Elles exercent la justice, tant au niveau de la communauté que du conseil municipal et du Conseil de bon gouvernement. Il ne s’agit pas d’une justice qui, depuis la Loi abstraite de l’État, énonce culpabilités et sentences, mais d’une justice de médiation qui, depuis le concret des situations, recherche un accord et une réconciliation entre les parties, sur la base de travaux d’intérêt général et de formes de réparation au bénéfice des victimes ou de leurs familles (en excluant le recours punitif à la prison, qui fait l’objet d’une critique radicale). La justice autonome zapatiste a pour vertu de ruiner l’idée de la justice comme institution hautement spécialisée : elle démontre que la justice peut être rendue par des personnes dépourvues de formation spécifique – et ce de manière très satisfaisante, puisque la justice autonome est amplement sollicitée par des non zapatistes qui apprécient son absence de corruption, sa complète gratuité et sa connaissance des réalités indigènes, en contraste flagrant avec la justice constitutionnelle mexicaine [8].
Les conseils municipaux et de bon gouvernement ont le devoir d’impulser les projets susceptibles d’améliorer la vie collective, de défendre et d’amplifier les capacités productives propres, de veiller au bon fonctionnement du système de santé autonome (cliniques de zone, micro-cliniques municipales, agents communautaires de santé) et de l’éducation autonome. De fait, les zapatistes ont créé – à partir de rien, dans des conditions matérielles extrêmement précaires et entièrement à l’écart des structures étatiques – leur propre système éducatif. Ils ont construit écoles primaires et secondaires, en ont élaboré les programmes et conçu l’organisation, ont formé les jeunes qui y enseignent. L’éducation fait l’objet d’une mobilisation collective considérable, peut-être la plus intense de toutes celles qu’implique l’autonomie [9]. Dans ces écoles, apprendre fait sens, parce que l’éducation s’enracine dans l’expérience concrète des communautés comme dans le souci partagé de la lutte pour la transformation sociale, donnant corps au « nous » de la dignité indigène autant qu’au « nous » de l’humanité rebelle.
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« Ils ont peur que nous découvrions que nous pouvons nous gouverner nous-mêmes » : par cette affirmation, qui condense l’expérience vécue de l’autonomie zapatiste, la maestra Eloisa ne se contente pas de faire apparaître la nuisible inutilité de la classe politique et de tous les experts auto-proclamés de la chose publique. Elle ruine les fondements de l’État moderne et met Hegel au tapis, dans la mesure où, pour celui-ci, c’est le propre du peuple que de n’être pas en condition de se gouverner par lui-même [10]. La représentation politique moderne tient moins à la délégation de pouvoir en elle-même qu’à une dichotomie postulée entre le peuple, caractérisé par son incapacité politique, et une élite de compétence à laquelle le premier est obligé d’avoir recours. Si l’État moderne affirme abstraitement le principe de la souveraineté du peuple, c’est pour mieux le déposséder, en pratique, de l’exercice effectif de cette souveraineté, en organisant et en amplifiant la séparation entre gouvernants et gouvernés. A l’exact opposé de cette logique, l’autonomie est le pouvoir du peuple, non seulement par l’origine de la représentation politique, mais dans son exercice même; elle est lutte permanente pour éviter que les gouvernants (temporaires) ne se séparent des gouvernés. C’est en ce sens que l’autonomie est une politique non étatique (on peut définir les Conseils de bon gouvernement comme des formes de gouvernement non étatiques). Elle est une politique qui se fonde sur la capacité de « faire par nous-mêmes » ; elle est une politique de la dignité partagée.
Une précision encore. On n’aurait guère avancé si le « nous gouverner nous-mêmes » consistait à faire la même chose que d’autres faisaient jusque-là à notre place. Certes, définir l’autonomie comme une politique non étatique devrait suffire à faire entendre qu’il ne saurait s’agir que d’une forme de gouvernement radicalement autre. Encore faut-il en préciser quelques conséquences tangibles. En premier lieu, les tâches de gouvernement sont ramenées à une simplicité tout à fait étrangère aux arcanes administratives et aux mystères de la chose étatique. Un observateur perspicace a pu décrire l’activité des Conseils de bon gouvernement de la manière suivante : « toute la farce des mystères de l’État et les prétentions de l’État furent éliminées par les Conseils, formés essentiellement de simples paysans… qui réalisaient leurs tâches publiquement, humblement, à la lumière du jour, sans prétention d’infaillibilité, sans se cacher derrière les fastes ministériels, sans avoir honte de confesser leurs erreurs et de les corriger. Ils transformaient les fonctions publiques en fonctions réelles des communautés, au lieu qu’elles soient les attributs occultes d’une caste spécialisée ». On aura reconnu la description que Marx donne de la Commune de Paris qui, à quelques mots près – j’ai tout juste remplacé Commune par Conseils et travailleurs par paysans ou communautés –, semble faite sur mesure pour les instances autonomes zapatistes [11].
Remarquable, l’expression de la dernière phrase invite à souligner que le gouvernement des conseils et des assemblées s’enracine dans les formes de vie partagées et n’est rien d’autre, au fond, qu’une manifestation de l’énergie collective visant à vivifier le commun. C’est pourquoi aussi l’autonomie est une politique du concret, de la singularité des lieux et des territoires, de la particularité des histoires et des « manières de faire ». De fait, il n’y a pas une forme unique et définitive du gouvernement autonome zapatiste : ses modalités diffèrent d’un caracol à l’autre, d’une commune à l’autre, et ne cessent de se modifier. Pas de recette à appliquer ni de plan préalable : l’expérience d’auto-gouvernement avance avec pour guide non des certitudes préétablies mais les questions qui se posent à chaque pas (caminar preguntando), dans une démarche incessante et assumée d’essai/rectification. C’est ce que les zapatistes nomment aussi « buscar el modo » (chercher la manière), ce qui signifie qu’il s’agit, non de prétendre élaborer une résolution générale et abstraite des problèmes relatifs à l’autonomie, mais de découvrir le chemin à suivre dans l’activité même du faire, en fonction de la particularité des situations et des personnes impliquées. Récusant une logique de la généralisation et de l’abstraction, l’autonomie inscrit le politique dans les singularités concrètes des expériences et dans la processualité même du faire.
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La logique de l’autonomie peut donc être considérée comme démultipliable, mais sous des formes chaque fois spécifiques, en fonction de la singularité des territoires et des expériences. Elle suppose d’abord de reconnaître aux communautés de vie la capacité de s’organiser en fonction de leurs choix propres. C’est ce qu’on pourrait appeler la commune, unité locale dans laquelle plusieurs communautés de vie et de production se trouveront associées, qui pourrait constituer, dans les lieux les plus divers, le cadre d’un auto-gouvernement visant à organiser, à travers ses conseils et ses assemblées, la vie collective. Comme le font les zapatistes avec les Conseils de bon gouvernement, il y a tout lieu de penser que ces mondes ancrés dans leurs territoires et leurs choix de vie sauront se coordonner, au niveau régional, afin de prendre des décisions d’intérêt partagé, de réguler productions et échanges et de résoudre – ou du moins de « contenir » – des contentieux dont rien ne permet de penser qu’ils auraient magiquement disparus. Il est vraisemblable qu’ils seront également amenés à mettre en place des instances de coordination à des échelles plus vastes, notamment pour compenser les déséquilibres en ressources naturelles et, plus que tout, afin de veiller à la préservation de la biosphère. Seule la pratique pourra permettre d’établir, à travers des processus d’essai et de rectification, le bon équilibre entre l’autonomie des entités locales et les mécanismes d’organisation supra-locaux. Il va de soi que le fonctionnement des instances étant d’autant plus problématique qu’on s’éloigne du niveau local, il sera judicieux de réaffirmer les principes évoqués dans l’analyse de l’autonomie zapatiste (mandats courts et révocables, conception de la délégation ne conférant qu’une autorité faible, consultation des assemblées locales pour toutes les décisions importantes, absence de séparation entre les univers de vie, etc.). Surtout, leur rôle devra être strictement limité aux questions qui ne peuvent être résolues au niveau des communes ou des instances régionales.
En bref, il s’agit de concevoir une forme d’organisation politique fondée sur l’autonomie des communes locales et leur capacité à se coordonner, en un emboîtement des différentes échelles d’organisation de la vie collective. Par conséquent, ce monde ne peut être tenu ni pour une collection de cellules locales autarciques ni pour un système abstraitement mondialisé à partir d’une structuration centralisée. Il ne peut se construire ni en s’enfermant dans un localisme asphyxiant, ni par le coup de force d’un universalisme abstrait. Il suppose la conjonction d’un régime d’autonomies locales, comme fondement d’une vie collective auto-organisée, et d’un maillage planétaire ouvrant à l’interconnexion coopérative des entités de vie.
Il s’agit de renoncer à une conception du politique fondée sur la puissance d’entités abstraites et unifiantes pour faire prévaloir des formes politiques ancrées dans la multiplicité concrète des formes de vie partagées. Aux représentations d’État qui enseignent à penser d’en haut et abstraitement, peut alors se substituer un regard qui part d’en bas, de la réalité concrète des collectifs, de leur capacité à faire ensemble et à s’ouvrir à la pluralité des mondes qui compose la communauté planétaire.
II – Le bien vivre : le commun sans l’Economie
Malgré les avancées de l’autonomie, les zapatistes ne prétendent nullement être sortis du capitalisme ; ils ont tout à fait conscience de vivre sous la pression constante de la synthèse capitaliste, qui entrave leur capacité d’action et multiplie les agressions de toutes sortes. Dans ce contexte, il est décisif de revendiquer et de fortifier une forme d’agriculture paysanne fondée sur l’usage de terres ejidales et communales (à l’encontre de la destruction massive de la paysannerie provoquée par l’ALENA, à l’encontre aussi des réformes néolibérales annulant l’héritage constitutionnel de la Révolution mexicaine). Ceci implique également une participation active à la défense des territoires contre les méga-projets miniers, énergétiques, touristiques ou d’infrastructures, qui mobilise aussi bien les zapatistes que les autres peuples indiens réunis au sein du Congrès National Indigène.
Cette agriculture paysanne n’est pas seulement défendue par les zapatistes, mais aussi amplifiée (notamment par la récupération massive de terres en 1994, qui a permis de créer de nouveaux noyaux de peuplement, mais aussi de développer des formes nouvelles de travail collectif permettant de répondre aux besoins de l’autonomie) et revitalisée (pratiques agro-écologiques, élimination des pesticides commerciaux, défense des semences natives). Cette lutte passe encore par la mise en place de circuits d’échanges propres et de réseaux solidaires internationaux (principalement pour le café) susceptibles de contourner des intermédiaires dénommés « coyotes ». L’autonomie suppose aussi de démultiplier la capacité à produire par soi-même, d’où l’essor de coopératives dans de multiples domaines (boulangerie, tissage, cordonnerie, menuiserie, ferronnerie, matériaux de construction, etc.).
On peut aussi souligner l’absence de la forme-salaire au sein de l’autonomie zapatiste. C’est le cas pour ceux qui assument des charges politiques mais aussi pour les promotores de educacion qui accomplissent leurs tâches sans percevoir de salaire, en comptant sur l’engagement de la communauté de couvrir leurs nécessités matérielles ou bien de les aider à travailler leur parcelle, pour ceux d’entre eux qui en disposent. De même, les écoles fonctionnent sans personnel administratif ou d’entretien, ces tâches étant assumées, dans une logique de dé-spécialisation, par les « promoteurs » et les élèves. Il est essentiel de constater que les « services » caractéristiques de l’autonomie sont assurés à travers différentes formes d’échange, sans recourir à une intensification de la monétarisation des relations collectives.
Il n’en reste pas moins que les difficultés de l’autonomie témoignent de la force menaçante de la synthèse capitaliste. Donner corps aux potentialités d’un monde libéré de cette dernière demande donc un saut imaginatif plus conséquent que pour la dimension politique de l’autonomie. Si l’on peut définir le capitalisme comme la société de l’Economie, son dépassement implique de rompre les ressorts de la centralité dominatrice acquise par l’Economie. Cela signifie libérer la planète et les êtres qui l’habitent d’une compulsion productiviste dont le ressort fondamental est l’impératif de valorisation du capital, de production-pour-le-profit, voire de production-pour-la-production. Cette logique s’avère de plus en plus insensée et destructrice à mesure que l’exigence de valorisation engage des quantités de capitaux en augmentation exponentielle, oblige à capter des ressources en voie d’épuisement, pousse la marchandisation jusque dans les moindres recoins des espaces et des subjectivités.
A cette logique, on opposera celle du bien vivre, notion forgée par les peuples amérindiens, que l’on prendra non comme l’expression d’une sagesse immémoriale mais comme un concept élaboré dans le contexte de leur résistance présente à l’intensification des attaques systémiques. Qu’une telle notion puisse être l’objet de toutes les récupérations (par exemple, comme slogan de l’action néo-développementiste du gouvernement équatorien) ne saurait suffire à nous en détourner. On peut y voir en effet un apport théorico-pratique d’une portée considérable et une façon extraordinairement pertinente de récuser la norme centrale de l’univers capitaliste en lui opposant un principe radicalement autre. Supposant la critique de l’idéologie du progrès et du développement, le bien vivre oppose à la quantification marchande, le qualitatif du vivre humain, qui ne se mesure pas et peut seulement s’éprouver en termes éthiques et esthétiques, dans le plaisir de l’être et du faire. Dans le bien vivre, qui n’a de sens qu’a être partagé par tous et toutes, convergent une éthique du collectif, qui privilégie la solidarité, l’entraide et la convivialité au détriment des rapports de compétition et de domination, ainsi qu’un principe d’équilibre et de mesure, qui doit prévaloir dans les rapports entre les êtres et notamment entre les humains et la Terre Mère. En bref, le bien vivre a l’immense mérite de récuser, avec une impeccable clarté, la centralité des déterminations économiques et de faire des choix relatifs à la forme même de la vie vécue le cœur sensible de l’organisation collective.
Sur cette base, le passage au post-capitalisme suppose moins une appropriation des moyens de production qu’un démantèlement du système productif-destructif actuel, engendré par la logique de valorisation du capital. On peut estimer qu’environ la moitié du temps de travail mobilisé sous l’empire de l’actuelle compulsion productiviste correspond à des tâches humainement dépourvues de pertinence et/ou nuisibles. Abandonner ce champ de soumission à la logique du capital et du travail sera sans doute (malgré des séquelles durables dont la réparation demandera de rudes efforts) l’un des aspects majeurs de l’émancipation à venir. Reste qu’une partie du système productif présent – celle dont on estimera collectivement qu’elle peut répondre à des besoins reconnus comme pertinents – pourra faire l’objet d’une réappropriation, non sans en réorienter, bien sûr, les objectifs et en transformer les modalités de fonctionnement. Enfin, un troisième champ de transformation tient à l’amplification de nos propres capacités à faire par nous-mêmes (laquelle peut être engagée dès aujourd’hui et, de fait, constitue la base des espaces libérés ne disposant pas de la force nécessaire pour amorcer la réappropriation des moyens de production captés par les circuits de l’Economie capitaliste).
Dans la mesure où les options productives cessent d’être déterminées par les exigences de la valorisation du capital et les injonctions destinées à la soutenir, dans la mesure aussi où il s’agit de garantir le réencastrement de la production dans les choix relatifs aux formes de vie, il n’y a pas d’autre solution que de les soumettre à des processus de décision collective. Ces choix relatifs aux biens et services tenus pour socialement pertinents et dont la production sera donc assumée collectivement devront être élaborés dans les assemblées concernées [12]. Il est probable qu’ils feront l’objet d’âpres débats, opposant sans doute des visions davantage enclines à faire confiance aux solutions techniques et d’autres plus techno-critiques. Les options retenues pourront varier selon les lieux et les traditions culturelles; et il est probable aussi qu’elles évoluent pour rectifier des expériences antérieures inappropriées, en fonction aussi des modifications des écosystèmes et, peut-être, en un processus d’éloignement progressif des habitudes héritées du productivisme capitaliste.
Ces débats seront ce que les assemblées décideront qu’ils soient ; mais on peut évoquer deux critères possibles, en vue des choix à opérer. Le premier est la mesure de l’impact écologique de chaque production, en prenant soin d’inclure toute la chaîne allant de l’extraction des matériaux jusqu’au traitement des déchets, en passant par les besoins en infrastructures et en transport. Il devrait conduire à juger insoutenables certains types de production. Attentif aux implications sociales de chaque choix productif, le second critère consisterait à placer le bénéfice collectif attendu de chaque bien ou service en regard des contraintes qu’implique sa production, et notamment de la charge de travail qui en découle, directement et indirectement. Ce critère devrait constituer une forte incitation à écarter le plus grand nombre possible de services et de produits, car il y a tout lieu de penser que les collectifs humains seront peu enclins à sacrifier à la légère l’un de leurs biens les plus précieux : le temps de vivre. C’est très exactement cela que signifie mettre fin au règne de l’Économie et subordonner les activités productives à la préservation des formes de vie partagées. Et c’est en cela que la récupération de la centralité du temps concret et de l’auto-organisation de la vie individuelle et collective devrait impliquer une limitation radicale des exigences de production.
Ainsi, imaginer un monde postcapitaliste consiste à saisir, dans toutes ses dimensions, ce que peut être une société débarrassée de la logique de la valeur, de la production-pour-le-profit et du travail-pour-la-survie. Cela implique de faire place à un processus de dé-spécialisation généralisée des tâches, qui ouvre à chacun la possibilité d’expérimenter de multiples champs d’activités et de facultés, au lieu de les restreindre, comme aujourd’hui, au nom de l’efficacité supposée des « spécialistes ». Outre qu’elle permet de réaliser soi-même de nombreuses tâches qui requéraient auparavant le recours au travail d’autrui et à la consommation marchande, une telle option est avant tout le fondement d’un enrichissement de l’expérience individuelle et collective.
Mais une telle dé-spécialisation n’est pas possible sans une révolution du temps. Si dans le monde capitaliste le « temps libre » n’est que l’envers de la soumission au Travail, son complément voué tant à la consommation qu’à la (re)production de soi, le temps disponible devient, dans la société postcapitaliste, l’essentiel. Il s’agit d’une autre temporalité, qui est aussi le fondement d’une autre subjectivité. À la tyrannie de l’urgence et des temps brefs, à la logique du temps mesuré qui enferme chacun dans le couloir d’une course réglée comme une implacable machinerie, s’oppose un temps de la disponibilité, ouvert à toutes les ramifications de l’échange, à tous les embranchements des devenirs possibles. Au temps quantifié, dominé par l’obsession du rendement, s’oppose un temps quantitatif et concret : le temps de la vie vécue et de la convivialité. À l’opposé de la chrono-contrainte qui fonde la société marchande, la décompression temporelle est la condition d’une dé-spécialisation généralisée du faire.
Décompression temporelle, dé-spécialisation généralisée, créativité du faire réunifié, expansion des subjectivités coopératives, élimination des hiérarchies entre activités manuelles et intellectuelles (comme entre théorie et pratique, raison et émotions, etc.) : telles sont quelques-unes des manifestations sensibles qui devraient être éprouvées dans un univers débarrassé de l’injonction à produire pour satisfaire l’exigence dévorante de la valorisation du Capital en même temps que libéré de la soumission au Travail comme forme obligée de la médiation sociale. La « déséconomisation » radicale de l’univers collectif est la condition du bien vivre pour tous/toutes.
III – Multiplicité des mondes : l’humanité (et les non humains) sans l’Universel
La logique de l’autonomie implique de rompre avec la pensée de l’Un et avec les formes d’homogénéisation/abstraction qui l’accompagnent. Elle construit à partir de réalités localisées, ancrées dans des territoires propres, incarnées dans des formes de vie spécifiques. Son déploiement implique un monde de singularités concrètes, une multiplicité de mondes. « Un mundo donde quepan muchos mundos (un monde où il y ait place pour de nombreux mondes) », disent les zapatistes. On aurait tort de ne voir dans cette formule qu’un éloge banal de la pluralité. Elle est bien plutôt la manifestation de cette pensée des singularités et de la multiplicité qu’implique une politique de l’autonomie. Encore faut-il observer que, dans cette formule, la multiplicité des mondes n’est pas donnée pour elle-même, comme simple coexistence ou comme pure fragmentation d’expériences locales atomisées; au contraire, elle s’articule le commun d’un monde et sa multiplicité constitutive. C’est à partir de la co-participation à ce qui est partagé que la reconnaissance de la multiplicité prend sens, en même temps que le commun ne saurait se construire qu’à partir de la pluralité des expériences qu’il implique.
Ce principe a des implications nombreuses et profondes. D’abord, il pourrait inviter à une introspection relative à nos manières de faire, ainsi qu’à une réflexion sur les formes d’organisation pertinentes dans une perspective anticapitaliste, dès lors qu’il s’agit non de penser l’action à partir d’une homogénéité unifiante mais de fortifier notre capacité à faire ensemble à partir de nos différences. Les zapatistes ont souligné avec insistance que cette diversité, notre hétérogénéité, était une richesse et qu’il serait bon de cesser d’y voir une faiblesse (au nom du culte d’une unité souvent confondue avec uniformisation). La véritable difficulté est que faire ensemble avec des différences réelles suppose un art spécifique – un art de l’écoute, un sens du commun, une capacité à s’auto-proportionner – qui n’est pas précisément ce à quoi nos egos hypertrophiés et nos subjectivités formatées par plusieurs siècles d’individualisme occidental sont le mieux préparés.
Plus largement, il conviendrait de se faire à l’idée que l’univers post-capitaliste pour lequel nous luttons sera tout sauf UN et qu’il ne saurait y avoir un seul chemin, une seule modalité du processus d’émancipation. Ainsi, on doit souligner que le bien vivre n’est en rien un principe uniformisateur. Certes, il implique un ensemble de valeurs assurant la prééminence du qualitatif de la vie, mais il ne dit rien de la manière spécifique par laquelle chaque collectif humain définit et définira ce qu’est pour lui le bien vivre. Ces définitions seront éminemment diverses en fonction des lieux, des enracinements mémoriels et des trajectoires historiques et culturelles particulières. Le bien vivre peut être assumé comme un principe commun précisément en ce qu’il ouvre à la multiplicité de ses modalités concrètes. Il faut reconnaître pleinement que le monde du bien vivre, ce monde libéré de la tyrannie capitaliste, doit être capable de faire place à des mondes véritablement et profondément distincts les uns des autres.
En même temps, le monde de l’autonomie n’est pas une collection d’entités locales autarciques. Celles-ci se coordonnent, se fédèrent, échangent, collaborent, se rencontrent, apprennent, partagent. Elles ont également conscience d’appartenir à un même monde, à une même bio-communauté planétaire. Ces échanges, ces rencontres, ces dialogues ne peuvent prendre corps que sur la base d’un respect qui suppose à la fois absence de toute prééminence et reconnaissance des différences. A cette échelle – et dans la mesure où les singularités des multiples collectifs humains peuvent être considérées comme relevant de trajectoires culturellement différenciées – le défi de faire ensemble à partir des différences implique d’accorder une attention particulière à une démarche que l’on qualifiera d’interculturelle. Non pas un multiculturalisme systémique, mais une interculturalité entendue comme part intégrante d’une transformation radicale, comme condition d’une reconnaissance de l’autre, d’une écoute et d’un faire commun dans le monde de la multiplicité.
Sur une telle base, la question de l’Universel ne peut qu’être profondément repensée. Il convient de récuser un faux universel qui n’est rien d’autre que l’universalisation de valeurs particulières, qui a accompagné l’expansion de la domination occidentale et, de surcroît, s’est construit sur la base d’un Homme abstrait, occultant les différences entre les êtres réels. Dans un monde de la multiplicité des mondes, il ne saurait y avoir de l’universel – entièrement à construire – que sur la base des singularités, dans une recherche de ce qui est partageable à travers les différences. Cela suppose une tension permanente entre unité et pluralité (que se propose de rendre le terme de pluniversalisme ou celui de uniPLURIuniPLURI…versalisme).
Sortir du capitalisme implique ainsi une révolution anthropologique, une rupture avec la forme d’humanité caractéristique de l’Occident moderne, définie notamment par le topos d’une nature humaine perverse et égoïste, par la prééminence de l’individu sur la société, ainsi que par le grand partage entre nature et culture. Il s’agit de renoncer à placer l’humain en surplomb de la « nature », pour le réenglober dans la trame des interactions du vivant. Assurément, les cultures non occidentales, qu’il ne s’agit nullement d’idéaliser, savent souvent mieux que la nôtre donner corps à cet ensemble qui n’est pas autour de nous mais nous traverse et nous constitue (la Terre Mère pour les amérindiens). Elles ont su aussi préserver une conception interpersonnelle de la personne – se constituant dans et par les relations aux autres – qui balaie le mythe d’un individu préexistant au lien social, auto-institué et a-relationnel. De telles transformations anthropologiques – visant notamment à combiner conception interpersonnelle de la personne et expansion des singularités individuelles – sont nécessairement impliquées par le déploiement du monde du bien vivre, du commun, du faire coopératif et du respect de la Terre Mère.
Il serait donc plus que regrettable de continuer à postuler qu’il n’existe de potentialités émancipatrices radicales que dans une tradition critique née au sein de la modernité occidentale. Outre que les courants dominants d’une telle filiation se sont largement fourvoyés et auraient tout intérêt à chercher ailleurs de précieux renforts pour aider à leur refondation, on doit récuser l’ethnocentrisme qui consisterait à renvoyer inéluctablement les mondes non occidentaux vers l’image conservatrice, hiérarchisante et patriarcale de la tradition. Au contraire, les aspirations émancipatrices inscrites dans l’histoire occidentale et celles qu’ont portées et portent les sociétés non occidentales peuvent se féconder mutuellement, pour mieux faire front au monde de la destruction. Il s’agit en quelque sorte de s’attaquer au système-monde capitaliste par les deux bouts, en alliant le désir de dépassement de ceux qui s’efforcent de sortir de la société de la marchandise et la capacité de résistance créative de ceux qui rechignent à s’y laisser absorber entièrement et défendent avec obstination des formes d’expérience qui restent encore partiellement préservées des rapports marchands.
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On dessine ainsi les contours d’un anticapitalisme non étatique, non productiviste et non occidentocentrique. Il s’agit de nous défaire, dans un même mouvement, d’une triple abstraction constitutive de l’univers capitaliste : celle de la marchandise, celle de l’Etat, celle de l’Universel (comme construction abstraite de l’Homme). Seule la destruction de la machine folle de la production-pour-la-production peut libérer véritablement l’expansion des multiplicités dans tous les registres de la vie individuelle et collective, pour rendre possible une politique de l’autonomie qui part des singularités concrètes, des dignités partagées et expérimente des formes de coordination pensées à partir des différences et non à partir de la réduction à l’Un. Par là, on pointe trois des écueils des principales tentatives d’émancipation (manquée) au cours du XXe siècle, lesquelles ont reproduit, à travers l’Etat, les mécanismes de dessaisissement des capacités collectives de faire et n’ont su se démarquer ni des logiques productivistes ni des présupposés de la modernité renvoyant les cultures non occidentales à une position rétrograde dont le progrès devait les tirer.
Il s’agit de rouvrir le futur. Mais aussi, indissociablement, le présent. Car, loin de renvoyer toute transformation radicale dans un avenir attendu mais sans cesse reporté, une expérience comme celle des zapatistes montre que l’autonomie peut commencer à se construire ici et maintenant. Il s’agit même de hâter le pas, tant le rythme de la dévastation des écosystèmes et des paysages intérieurs s’accélère – non sans cultiver en même temps la patience de qui entreprend de se préparer comme il convient.
Il s’agit de défendre, de créer et de faire croître des espaces libérés, à toutes les échelles que les rapports de force permettent de combiner, sans négliger ni dévaloriser les plus infimes d’entre elles. Ces espaces ne sont ni purs ni entièrement libérés ; il suffit qu’ils soient en procès de le devenir. Certes, il serait ingénu, et dépourvu de pertinence politique, de prétendre construire des îlots protégés du désastre ambiant, sans plus se soucier des avancées de la destruction du vieux monde auquel on prétend échapper. Les espaces libérés doivent être conçus comme des espaces de combat, toujours menacés, obligés de se défendre et probablement aussi contraints à l’offensive (comme le démontrent les zapatistes). Dans un contexte marqué par l’accentuation des difficultés de reproduction du monde de la marchandise, on peut juger opportun de multiplier toutes les formes d’expérience consistant à construire sur notre propre terrain.
Il s’agit, redisons-le, de hâter le pas, de défaire les amarres qui peuvent être dénouées et de commencer à construire par nous-mêmes, fusse de manière balbutiante, ce qui, déjà, est véritablement nôtre.
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Notes
[1] Le présent texte reprend de manière synthétique les chapitres 2, 3 et 4 de mon livre Adieux au capitalisme. Autonomie, société du bien vivre et multiplicité des mondes, Paris, La Découverte, 2014. L’expérience zapatiste est présentée ici de façon partiellement différente. Les chapitres 1 (dynamiques actuelles du capitalisme) et 5 (expansion des espaces libérés) n’ont pas pu être évoqués.
[2] Pour une présentation plus générale, je me permets de renvoyer à La rébellion zapatiste. Insurrection indienne et résistance planétaire, Paris, Champs-Flammarion, 2005.
[3] Sur cette expérience, voir Jérôme Baschet et Guillaume Goutte, Enseignements d’une rébellion. La petite École zapatiste, Paris, Éditions de l’Escargot, 2014.
[4] Il faut préciser que coexistent sur le même territoire communes autonomes et communes « officielles ».
[5] Inutile d’insister sur l’abîme qui sépare l’autonomie zapatiste du système constitutionnel en vigueur au Mexique, lequel permet, par exemple, à certains présidents municipaux de percevoir des traitements de l’ordre de 200.000 pesos par mois, soit cent fois le salaire minimum.
[6] Sous-commandant Marcos, Saisons de la digne rage, Paris, Climats, 2009, p. 183.
[7] Explications données durant l’Escuelita zapatista.
[8] Voir l’imposant travail de Paulina Fernandez Christlieb, Justicia Autónoma Zapatista. Zona Selva Tzeltal, Mexico, Ediciones autonom@s, 2014.
[9] En 2008, on pouvait estimer que, dans les cinq zones zapatistes, 500 écoles fonctionnaient, dans lesquelles 1300 promotores accueillaient quelques 16000 élèves. Les documents de l’Escuelita zapatista mentionnent, pour los Altos, l’une des cinq zones, 157 écoles primaires, 496 promoteurs et 4886 élèves.
[10] « Le peuple (…) constitue la partie qui ne sait pas ce qu’elle veut. Savoir ce que l’on veut (…) cela est le fruit d’une connaissance et d’une intelligence profondes, qui justement ne sont pas ce qui caractérise le peuple (…) les fonctionnaires supérieurs possèdent nécessairement une intelligence plus profonde et plus vaste de la nature des institutions et des besoins de l’État », Philosophie du Droit, 301.
[11] La citation provient des brouillons de La guerre civile en France, cités dans Teodor Shanin, El Marx tardío y la vía rusa. Marx y la periferia del capitalismo, San Cristóbal de Las Casas, Cideci-Unitierra, 2012, p. 112-113 (version anglaise: Late Marx and the Russian Road, New York, Monthly Review Press, 1983; http://digamo.free.fr/shanin83.pdf).
[12] Il va de soi que les activités d’auto-production assumées de manière individuelle ou micro-collective n’ont pas à dépendre de tels débats collectifs.
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