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15 mai 2020

Et pourtant c’est possible !… Une mélancolique utopie…

Dossier « Des composantes existentielles de l’engagement libertaire »

Par Didier Eckel

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Préambule

Ce texte est inspiré par l’interprétation que je fais de l’étymologie du terme « exister » (ex et stare : qui semble se traduire par « se montrer », que je traduis – à la suite d’autres – par « se tenir hors de soi »…).

Et pourtant c’est possible…

L’homme est un loup pour l’homme, m’a-t-on dit, et répété… Est-il loup par « nature » où le devient-il ? À force de persuasion, finit-on par l’être ? Naissons-nous loup ou le devenons-nous ?… Le loup libre parmi les poules libres peut les croquer à loisir (tant qu’il respecte leur reproduction), mais les poules deviennent-elles, pour autant, des loups pour les poules ? Les humains sont-ils belliqueux par essence ? Probablement pas, car il existe des individus non guerriers voire des personnes serviables et attentives aux autres. Certes, il existe des gens racistes, mais il existe aussi des familles qui hébergent des migrants… Les racistes ont-ils des difficultés avec l’Autre abstrait qu’ils ne rencontrent jamais vraiment alors que certain-e-s accueillent l’autre concret ? Pourquoi y a-t-il des racistes et des personnes accueillantes ? Pourquoi y a-t-il des individus qui veulent dominer… et d’autres qui souhaitent vivre et agir en commun ? Pierre Bourdieu s’est attaché à produire une théorie de la domination, passionnante, mais qui fait l’impasse sur la capacité de résistance des dominés. Sur la capacité d’indignation des individus singuliers ? De nombreux militants de gauche tentent également de comprendre les mécanismes de dominations pour essayer de les faire tomber. Ne vaudrait-il pas mieux se demander pourquoi, malgré tous les moyens imposants (visibles ou cachés) des dominants, ceux-ci ne réussissent-ils jamais à imposer complètement leurs dominations ? Certain-e-s supposé-e-s domininé-é-s ne sont jamais dupes des jeux de domination et refusent (autant que possible) les règles imposées, d’autres acceptent ces règles et peuvent même parfois les justifier… mais sont-ils totalement sous l’emprise des dominants ?
Un type donné d’organisation sociale produit probablement un type particulier, plus ou moins généralisé, de psychisme ou (et) de représentation du monde social, mais aucune de ces organisations ne semble capable d’uniformiser véritablement les singularités irréductibles.
C’est à partir de ce constat que je propose la possibilité du « c’est possible »… que j’introduis cependant par un « et pourtant » qui le rend hypothétique… Force est de constater que l’anarchie tant rêvée est loin de s’annoncer comme une option sociale et politique facilement réalisable… « et pourtant » de nombreux individus ont, sans le savoir, des aspirations qui pourraient les mener vers un horizon anarchique…
Voilà, en deux mots, pour le : « et pourtant c’est possible »…

… Une mélancolique utopie.

Est-il possible de sortir de la citadelle assiégée ? De s’échapper de sa tour massive et irrémédiablement ronde, beaucoup trop ronde… et beaucoup trop haute pour voir nettement la terre tout en bas… et ridiculement trop basse pour atteindre l’éclat des étoiles. Au sommet de cette tour à la fois trop petite et trop grande, engluée dans cet entre-deux, la vision se noie dans l’obscur nuage qui ne peut cependant masquer totalement l’ombre fraîche d’un rayon de lumière qui sombre et émerge simultanément. Le promenoir circulaire, où marchent les prisonniers-soldats est entouré de créneaux qui alternent espoir et désespoir et… finalement, n’appellent qu’au désespoir… Ces détenus peuvent-ils sortir de ce cauchemar ? Un cauchemar giratoire aux affects centripètes qui semblent atteindre puis subitement éteindre la réalité… Ce cauchemar tranchant qui coupe l’élan de rêves centrifuges, de ceux qui, potentiellement, éjectent l’hubris orageuse brouillant la vue. Mais un réveil peut-il advenir en ouvrant un passage du cauchemar (qui nécessite le sommeil profond) au rêve qui s’ouvre au monde ?… Enfin se réveiller pour éteindre la nuit, puis s’éveiller pour atteindre le rêve… dans sa forme optative. Peut-on dépasser le cauchemar qui désespère l’espoir, ce songe lourd d’un sommeil englué dans une marée noire… pour doucement s’éveiller à l’espérance, ce rêve qui arrive avec les premières lueurs du jour ? Comme un matin au sommeil lourd, enfouit sous le poids d’un songe univoque, s’éclaircissant dans le demi-sommeil et s’ensoleillant au lever du lit… L’espoir, forgé dans le désespoir, doit réussir à se confronter aux réalités complexes des effets d’ombres et de lumières pour devenir espérance… La prise en compte du réel (dans l’éveil) devra constamment maintenir présente la prise en compte du merveilleux, la prise en conte de fée (le rêve optatif). Faudrait-il que l’espérance puisse bénéficier d’un abri solaire dans la salutaire ombre portée de la raison… portée par la raison ? Le lever du soleil nous impose le réel… mais la routine de la journée, à la fois nécessaire et délétère, nous en éloigne… Est-il possible d’approcher l’inaccessible d’un réel qui échappe à chaque fois qu’on tente de l’aborder ? Peut-on l’épuiser, un peu, dans une recherche globale ? Peut-on le comprendre, un peu, avec des connaissances ouvertes ? Dans des co-naissances de sens ? Reconnaître, c’est-à-dire connaître à nouveau. Co-naître différemment ? Peut-on, un peu, avec de la rigueur et du rêve (avec un rêve rigoureux ?) accoucher un autre réel ? La question du sens, avec des outils savants ou (et) poétiques (voire intuitifs ?) peut-elle être une réponse partielle à ce réel infini ? Le passage de l’espérance à l’utopie imposerait-il la rigueur du sens ? D’un sens pourtant né d’un rêve…
La recherche de sens serait à la fois première et dernière, la recherche de sens serait finalité et motricité. Le savoir qui impose la recherche serait un carburant nécessaire à cette motricité qui se doit à la mobilité d’une démarche assurée empruntant des chemins peu sûrs, incertains… S’il existe des savants insensés et des ignorants qui comprennent… qui prennent avec… qui prennent avec du sens… pourrait-on tenter de devenir (plus ou moins) à la fois savant et conscient de ses propres ignorances pour dégager un sens puissant mais toujours fragile ?… À ne jamais imposer mais à toujours rechercher…
Si l’utopie naît d’un rêve, elle n’est pas qu’un rêve, un passage. L’utopie devrait perdurer et évoluer sans cesse, bien au-delà de la révolution tant attendue par les indignés qui doivent alors se retourner contre le nouvel ordre révolutionnaire. Pour moi, l’utopie se doit d’être faite d’éthique, de désir et de foi.
Mais comment passer d’un cauchemar giratoire aux affects centripètes, à l’éveil du rêve ?
La chanson « L’espoir » (1974) de Léo Ferré semble toucher au cœur des tensions liées à l’utopie… Où les passions gaies et les passions tristes se croisent et s’entrechoquent… Où la révolution pourrait couver la guerre civile… Où le cauchemar pourrait être un rêve et inversement… Où se pose la question de l’espoir et du désespoir… Où espoir et désespoir se mêlent… ou se confondent ! L’invention poétique de Léo Ferré n’avait peut-être pas l’intention d’afficher ces tensions. C’est tout de même ce que je perçois au travers de ce texte. L. Ferré chante « l’espoir », mais il affirme dans une autre chanson (« La solitude », 1971) : « le désespoir est une forme supérieure de la critique » et il ajoute « pour l’instant nous l’appellerons bonheur »… L. Ferré dit-il, dans bon nombre de ses chansons, que le désespoir ferait le nid de l’espoir ? C’est un point de vue que je pourrais partager s’il faisait un lien moins systématique entre ces deux termes… Le désespoir ne conduit pas nécessairement à l’espoir… ou n’est pas toujours conjointement espoir-désespoir. Il peut également mener à la résignation (la soumission ?), mais il peut aussi provoquer des révoltes (individuelles ou collectives) plus ou moins cycliques dans un aller-retour, voire une juxtaposition simultanée, du désespoir et de l’espoir. Ce « désespoir-espoir » porteur de révoltes pourrait-il être, dans le même temps, un processus d’enfermement dans un soi (individuel ou collectif) ? Je pense que l’espoir comme le désespoir sont des passions trop furieuses (en tout cas comme elles sont décrites par Léo Ferré) pour conduire, telles quelles, à une proposition d’un « monde meilleur », à une utopie potentiellement transformatrice. L’espoir ne peut advenir qu’à partir d’un manque (lorsque tout va bien l’espoir est inutile puisque rien n’est à changer), mais un désespoir ravageur ne peut faire advenir l’espoir… ou alors un espoir tout aussi ravageur que le désespoir… Si le désespoir est un absolu, alors il est nihiliste donc potentiellement fasciste. Le désespoir fascinant de Céline laisse une place à la compassion envers les plus faibles (les plus désespérés ?), mais il fonde irrémédiablement (et dans le même élan) l’antisémitisme et le fascisme. Le terme « fasciste » et le mot « faisceau » ont la même étymologie. Il semblerait que ce soit également le cas de « fascinant ». Que le lien étymologique entre fascisme et fascination soit réel ou non, la fascination du fascisme est, elle, bien réelle comme paraît réelle la fascination du désespoir face à l›espoir. Le désespoir de L. Ferré, résolument tourné vers l’espoir, n’est pas nécessairement soumis à cette fascination mais il reste tout de même ambigu. S’il est évident que Céline et L. Ferré n’ont, politiquement (et stylistiquement), pas (ou peu) de points communs, l’espoir de L. Ferré paraît tout de même trop proche d’un désespoir absolu pour être réellement efficace en termes d’émancipation… Cet hubris pourrait pourtant être un point d’entrée, un départ possible, vers l’utopie… si les chemins empruntés étaient en mesure de mettre un peu de douceur dans la démarche… mais peut-on mesurer l’incommensurable de la démesure ? Faire quelque chose de ces deux passions furieuses, les transformer pour que le départ ne soit pas un éternel (et violent) surplace… qui ne serait même pas un « éternel retour ».
Le « Principe Espérance » prôné par quelques-uns, parfois transformé en « principe désespérance » par d’autres, pourrait-il se substituer à cet hubris ? La transformation du couple « espoir-désespoir » en couple « espérance-désespérance » permettrait-elle de progresser vers une utopie active ? Peut-être, si les termes « espérance » et « désespérance » étaient conçus comme une fragile sensibilité hésitante, laissant une part d’incertitude en toute chose. Fragilité et incertitude permettraient-elles de choisir des chemins, certes hasardeux, mais aussi plus caressants ? Des affects qui ne dériveraient pas vers la passion du total, des affects qui permettrait de choisir des agirs ouverts ? Si le couple « espoir-désespoir » n’ouvre pas au choix d’un chemin, voire ne poserait même pas la question (d’où le surplace), pourrait-on dire que le couple « espérance- désespérance » autoriserait le mouvement, voire un élan ?… Mais comment est-il possible de faire le choix d’une « désespérance-espérance », comment est-il possible de délaisser le « désespoir-espoir » ?
La voie de la mélancolie serait-elle une condition de ce « choix étrange » ? Pourquoi pas si cette mélancolie pouvait se définir comme une nostalgie inversée. Une nostalgie qui ne déplore pas… et qui ne rabâche pas le « c’était mieux avant »… mais une nostalgie comme un « souvenir de ce qui aurait pu être », c’est-à-dire une nostalgie-mélancolie du « ce sera mieux demain » annoncé par un « prophète qui regarde en arrière »… Une nostalgie qui ferait le constat des ratés de ce passé qui n’a pas réussi à faire bifurquer le « cours implacable des choses ». Ce passé qui a fait ce qu’il a pu mais n’a réussi qu’à enrayer, par moments, le « cours des choses »… La mélancolie serait donc une mesure de la tâche gigantesque qui n’a pas encore été réalisée et que l’on doit affronter maintenant (et que le désespoir-espoir est incapable de prendre en compte… dans le réel). Une approche mélancolique permettrait, peut-être, d’éviter quelques-uns des pièges tendus hier et répétés depuis… grâce à une histoire qui ne serait plus racontée du point de vue des vainqueurs mais du point de vue de mélancoliques vaincus… Donc une histoire qui donnerait la possibilité de bricoler des failles, ou du moins des « brèches », dans ce cours implacable d’un pouvoir inaltérable… Une « mélancolique désespérance-espérance » pourrait-elle activer ce qui était auparavant un espoir déceptif ? Prêt à répéter inlassablement les erreurs passées, puisqu’elles n’ont pas été repérées (ni même regardées ?)…

L’ange qui fut déçu, sera déchu.
La tempête l’emporte loin d’un passé
Qu’il ne veut pas, qu’il ne faut pas, effacer.
Cette tempête est l’enfer d’un présent qui nous pousse vers l’avenir…
Où rien n’est à venir.
Vers un futur déceptif. C’est-à-dire un progrès trompeur.
Vers un progrès du perpétuel présent.
Un monde où le travail est happé par le travail :
Une répétition sans fin du même. Sans faim, sans but.
Pas même le souci d’une -re- production de la vie.
Simplement sa répétition. Simplement la répétition de la répétition.
Ce travail où même la politique, ou l’art… sont travail,
Ce travail, là, est l’enfer… que nous annonce l’ange impuissant

Un enfer d’instants identiques aux instants identiques d’hier et de demain :
Le mal au dos de l’ouvrier qui le vrille sur sa machine.
Le mauvais réveil-matin. Sans éveil… ni même sommeil…
Le N + 1, calcul de cette N + 1 journée linéaire et pourtant nucléaire… un surplace giratoire.
Une mathématique statistique et robotique de l’attente.
Cette éprouvante attente de l’épouvante, cette spirale du néant engloutisseuse des spiritualités, martèle à coup de talon les tempes fiévreuses des hommes et des femmes cloués sur nos places impudiques (à force de n’être plus publiques)…

L’Enfer…

Mais l’enfer est un paradis perdu
Mais le paradis perdu n’est pas un paradis détruit… Il est paradis caché,
Un paradis caché dont l’ange, presque disparu, nous laisse les traces… Stigmates des désespérances… et des espérances encore vivantes de l’ange déjà disparu…

Quelles épreuves du passé devrons-nous éprouver pour trouver le paradis caché des temps retrouvés ?…
Ne plus célébrer, mais affronter, les racines des échecs et des tromperies d’hier pour ne plus oublier les demains d’un présent irréductible à l’instant, à l’impasse… Vivre le présent comme passage, comme cheminement !
Pluraliser les temps percutés pour forger des espérances et des désirs jamais vaincus…
Découvrir… Soulever les couvertures du passé qui masquent des futurs qui appellent aux mouvements… Déceler les parcelles, mêmes infimes, de tous les arpents de paradis passés, présents et à venir… ici et ailleurs, chez les autres et, peut-être même, en chacun-e…

Des présents qui ne sont déjà plus l’enfer puisqu’ils tentent de naviguer vers le paradis…

(Texte écrit en hommage à Walter Benjamin)

L’envie (liée à l’espérance d’une satisfaction) serait à l’origine de toute utopie, mais elle n’en serait pas le moteur. Pour qu’une utopie prenne forme, et efficacité, il lui faudrait le désir (sans objet) qui serait également au centre de toute spiritualité (avec ou sans dieu). D’où vient le désir ? Il y a quelques années, je déconnectais le désir (sans objet) de l’envie qui elle est évidemment liée au besoin. J’attribuais donc à ce désir une place « hors sol » (hors des corps), ce qui est prendre le risque du mépris pour l’envie et celles et ceux qui la revendiquent. Aujourd’hui, je fais un lien entre besoin, envie et désir. Le besoin engloberait tout ce qui touche à la reproduction de la vie : prioritairement l’alimentation et un lieu procurant chaleur et sécurité. Une action inappropriée, ne répondant pas au besoin, générerait une réaction biologique, ou psychique, ou les deux à la fois : avoir froid, avoir faim mais aussi avoir peur… Cette faim, si elle perdure, est un signal de danger qui peut provoquer la peur de mourir… mais cette faim, si l’abondance de nourriture est déjà là, devient une simple attente à satisfaire. Pourrait-on la nommer « envie » ? Parfois cette envie de nourriture semble pouvoir se transformer en envie précise d’un aliment particulier. L’attente d’un mets délicieux, produirait-elle, à elle seule, un avant-goût de plaisir ?… Et peut-être même plus qu’un avant-goût… une forme nouvelle de plaisir dans l’immédiat ? Il semble que le plaisir engendré par une certaine patience peut être amplifié, si celle-ci est partagée : L’attente, à plusieurs, d’un bon repas peut être plus goûteuse qu’une patience solitaire, surtout si elle est stimulée par l’action d’une préparation en commun. Une préparation qui annonce la joie de déguster ensemble le festin. L’attente serait alors une sorte « d’envie de l’envie », un élan qui ne souhaiterait pas la seule jouissance d’un bon plat, mais qui provoquerait le désir d’un évènement à la fois présent (la convivialité du moment) et à venir (le futur partage du repas)… Serait-ce les prémices d’un désir (qui deviendrait sans objet précis) ? Pourrait-on lier ainsi : besoin (à satisfaire impérativement), envie (de jouissance) et désir (de contribuer avec d’autres à un à venir meilleur, et déjà présent dans le mouvement même du désir) ?… Sans envie nous ne connaîtrions peut-être pas le désir mais le passage de la première au second ne va pas de soi. Une envie qui ne se limiterait plus à la satisfaction de faire régulièrement de bons repas, qui ne se satisferait plus de la jouissance d’un objet nécessaire (le foyer protecteur), pourrait devenir une envie insatiable, irrépressible, d’accumulation de biens tous devenus consommables (même la maison ne serait plus seulement une nécessité mais un objet interchangeable, voire cumulable)… L’accumulation devenue consommation sans fin pourrait-elle aboutir à une régression de l’envie comme besoin ? Si besoin et envie se confondent, on ne distingue plus le risque et l’alerte du risque : nous ne mourrons jamais d’avoir soif, nous mourrons de déshydratation. La soif est une alerte, la déshydratation est le résultat (mortel) de la non prise en compte de l’alerte. L’envie est avertissement d’un danger vital, mais c’est également une jouissance annoncée, voire un plaisir déjà présent dans l’attente même. Le besoin est une nécessité constante à laquelle il faut répondre ponctuellement grâce à l’envie du moment. Ce n’est que lorsqu’on a soif, qu’on a envie de boire. Si le risque et l’alerte du risque, si le besoin et l’envie, sont confondus l’envie pourrait devenir une constante comme l’est le besoin. On aurait, sans cesse, « envie-besoin » de boire… sans alerte de la soif. Le « boit sans soif » serait alors celui qui n’aurait finalement plus d’envie… mais qui serait tenaillé par le besoin (dont la caractéristique est d’être constant).

Daniel Balavoine, dans sa chanson : « Sauver l’amour » (1985) demande :

« Qu’est-ce qui pourrait sauver l’amour
Et comment retrouver le goût de la vie
Qui pourra remplacer le besoin par l’envie ?… »
Pour ma part je dirais plutôt :
Qu’est-ce qui pourrait sauver l’amour
Et comment retrouver le goût de vivre
Comment passer de l’envie au désir ?
Si les mots ne sont pas les mêmes je crois que l’idée (impulsée par le désir ?) est assez proche…

Le désir ne sait pas ce qu’il veut, si ce n’est vivre. C’est-à-dire agir pour, et avec, les autres… Le désir actif serait un souci de l’autre. Est-ce que l’éthique (et non la morale… qui se veut souvent universelle) serait ce qui permettrait de passer de l’envie au désir sans objet ? Pour moi, avant d’être un projet politique, l’anarchie serait une éthique et une autonomie (au sens étymologique du terme – auto et nomos) une façon de vivre à partir de ses propres lois et non une façon de vivre libre (au sens libéral du terme : « je fais ce qui me plait »). Certains anarchistes évoquent l’autodiscipline comme nécessité. Il me semble que cette « autodiscipline » est encore fortement liée à la conception libérale de la liberté (essentiellement négative) : il s’agirait d’auto-limiter ses propres envies pour agir avec les autres. Mais l’auto-discipline est encore une discipline, elle « auto-soumettrait » l’individu grâce à la volonté. La volonté n’est-elle pas un leurre ? N’est-elle pas une invention permettant de glorifier le Héros courageux qui se fait héraut du Pouvoir, puisqu’il annonce et incarne les injonctions de ce Pouvoir, évidemment volontaire ? Dans un entretien filmé, on s’étonna de la force de volonté que possédait Giacometti puisqu’il passait presque tout son temps dans son atelier à créer et recréer ses sculptures. Celui-ci répondit qu’il n’y avait là aucune volonté, qu’il était seulement inconcevable, pour lui, de ne pas être dans l’atelier à chercher encore et encore… (je cite de mémoire). S’il passait la majeure partie de son temps et de son énergie à créer, il ne se forçait pas à le faire, il ne partait pas en guerre, ni contre lui-même, ni contre ses créations (c’est du moins mon interprétation)… La volonté serait se forcer soi-même suite à une décision rationnelle. Est-ce possible ? L’autonomie (agir avec ses propres lois) n’est pas une volonté, c’est une nécessité éthique, d’un souci des autres naissant du désir.
Du point de vue d’une activité militante, je ne suis pas sûr que la seule volonté de dénonciation des pratiques du Pouvoir politique soit d’une efficacité probante pour tenter d’accéder à une émancipation de chacun-e et de tou-te-s. Il me semble qu’une grande majorité des populations sait, parce qu’elle les subit, les capacités délétères des dominants (même si elle ne développe pas toutes les analyses plus ou moins complexes que proposent, à juste titre, les militants). Se complaire dans l’unique critique des Pouvoirs en place n’est-ce pas prendre le risque de se contenter de détruire l’ordre ancien pour en produire un nouveau ? Cette critique reste cependant légitime, mais ne pourrait-on pas privilégier des recherches (militantes, savantes, empiriques…) sur les possibilités d’un déploiement de l’autonomie ? Les recherches critiques du Pouvoir sont peut-être moins difficiles à mener que des recherches sur les conditions (individuelles ou – et – collectives) qui permettraient cette autonomie, pourtant cette seconde recherche me paraît nécessaire… et même prioritaire. L’enjeu militant ne serait plus, aujourd’hui, de convaincre que tout va mal, mais bien de convaincre que tout est possible ! La puissance de l’utopie ne se limiterait pas uniquement à produire une portion d’horizon désirable, elle devrait également être une méthodologie d’action. Une pragmatique ?…

Pour terminer ce texte sur une « anarchie existentielle » que j’aborde avec la notion d’utopie, elle-même associée à une forme de spiritualité (avec ou sans dieu), je voudrais aborder la question de la foi. Cette foi paraît impensable par de nombreux anarchistes (du moins en France), pourtant elle me semble tout à fait compatible avec une anarchie politique, émancipatrice. Pour moi, la foi n’est pas une révélation, encore moins une rencontre (quasi physique, comme a pu la vivre Simone Weil avec le Christ). Cette foi (sans nécessité d’un dieu) serait le résultat d’un désir et d’un doute agissant simultanément. Ce désir est l’affirmation ravageuse d’un autre monde possible, il mène à la nécessité absolue de l’action… Ce désir, seul, ne serait pourtant qu’une idéologie aveugle, sans rapport avec les autres réellement existants dans le monde tel qu’il est, une forme de folie mystique prétendant détenir le mystère de toute chose à enseigner (ou imposer). Une prise de conscience de la fragilité de toute pensée aboutirait-elle à cette foi qui permettrait simultanément l’affirmation et le doute ? Une affirmation inébranlable du « et pourtant c’est possible » et un doute permanent sur l’architecture et les conditions de réalisation de ces possibles…
La foi ne pourrait advenir, devenir une puissance, que dans l’affirmation et le doute…
La foi ne peut s’adresser qu’à l’autre concret : la foi ne peut pas être une idéologie (qui, elle, se réfère à l’abstraction de l’Autre, ce collectif abstrait qu’est, très souvent, l’Altérité).
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Abraham et son goût pour l’Unique… Aurait-il refermé les chemins d’accès vers les Dieux ? Le fait est que les Dieux se sont retirés sans laisser d’adresse !

Quelques humains tentent encore de poursuivre désespérément les traces, effacées, de leurs passages… Tâche trop ardue pour d’autres qui imposent leurs folles rages dans l’adoration de cette terrible absence qu’est l’unique. Violences des certitudes, imposées aux humains par des humains… Et les Dieux s’éloignent, terrifiés par la rationnelle déraison des cultes sanglants dédiés à l’adoration des nouvelles idoles rationalisées.
Les Dieux sont pusillanimes quand les fétiches sont aussi solides que l’évidence de la totalité qui les anime… Et Dieu s’efface face aux masques qui masquent les visages et leurs mystères.

Sans laisser d’adresse, les Dieux s’éloignent… Et Dieu fait ce qu’il peut…

Ne nous restera-t-il que le goût sublime de l’absolu, ce vide qui finira, en toute hypothèse, par nous submerger… L’absolu sublime de la maîtrise du temps et de son ordre horloger. L’absolu sublime de l’horloge et de sa maîtrise technologique. L’absolu sublime de la technologie et de sa maîtrise productive. L’absolu sublime de la production et de sa maîtrise du monde…
L’absolu sublime de la maîtrise du sublime !

Nous restera-t-il, malgré tout, en bouche les souvenirs d’arrière-goûts doux-amers ? Les goûts fragiles de recherches hésitantes ?

Sans laisser d’adresse, les Dieux se sont éloignés cédant la place au projet sublime de la maîtrise que Dieu, dans sa sagesse, ne peut nous léguer…

Si, à la suite des Dieux, Dieu nous a proposé l’infini des caresses, des pluriels… les hommes du fétiche nous ont imposé la transposition du spirituel en unicité, cet impossible projet de la mesure de la démesure…
Les Dieux nous ont quittés sans nous laisser l’adresse de Dieu…
Ce manque d’adresse, serait-elle le dernier cadeau des Dieux ?
Notre cadeau d’à Dieu ?
Quelques maladresses nous animeraient donc encore ? Parfois ?

Peut-on vivre encore, parfois, quand « la vie ne va plus de soi ». Quand la mélancolie nous enveloppe d’un malaise salutaire. Un mal arrivant de la droite pour rappeler d’être gauche. Pour retrouver un goût d’incapacité à l’habileté, à la maîtrise hostile, à la volonté terre à terre de la terrible assurance. Retrouver un désordre de nos gestes et de nos cœurs qui nous agit vers de maladroites insoumissions…
Mais quand lassés, fatigués, nous redevenons trop adroits, nous nous condamnons à couler (couler corps et âme) dans le monde ordonné des fétiches unifiés.

L’insoumission, un dernier cadeau de Dieu ?

Alors, bêtes malhabiles trimbalant leur mal, à droite, appliquons-nous à rester… gauches. Se sentir animé par un désordre pré-originaire pour ne plus être rationné… astreint à la rationalité parcimonieuse et sans saveur, venue d’une gauche trop adroite…

Et… je découvre, enfin, le désir. Un autrement que la nécessité et l’envie. Tenter de comprendre et d’agir sans tutelles, fussent-elles de gauche. De cette gauche programmatique, maîtresse de son programme comme d’elle-même… et, enfin, maîtresse du « peuple »… Cette gauche qui s’applique irrémédiablement à être adroite (de droite) et qui a délaissé l’utopie pour d’obscures formules algorithmiques suspicieuses des émancipations singulières.
Se sentir suffisamment gauche pour interroger, expérimenter et danser… “If I can’t dance I don’t want to be in your revolution” chantait Emma Godman.

Les dieux nous auraient-ils laissé les traces égarées de leurs chants perdus ?

Si la pensée doit être rigoureuse, elle doit également être savoureuse… pour espérer approcher les rivages fuyants du réel. Le désir, la passion (gaie), la pensée et l’action, sont indissolublement liés dans un temps non linéaire, un temps délivré de l’horloge… Des temps fragiles, imbriqués entre passés, présents et avenirs… accélérations, ralentissements… qui nous emmènent vers des rivages où l’inconnu accepte, attend même, la reconnaissance des inconnus infinis

Les dieux nous ont quittés. Dieu, avant de s’effacer, nous a-t-il laissé les possibilités d’une foi utopique ?…

Du désir irrépressible créateur de fragiles horizons, des sagesses désordonnées d’une foi utopique, naîtront des océans intraduisibles où l’imaginable devient boussole…
Les désordres de la maladresse laissent les gauchers dans le doute mais leurs agirs savent l’évènement… « Les gens qui doutent » (sont des perturbateurs aimants et aimables) « même s’ils passent pour des cons », nous dit Anne Sylvestre…
Leurs mains fragiles s’agitent tant qu’elles devinent la chevelure du Kaïros…

Didier Eckel
10 mai 2020

Didier Eckel, ancien militant associatif et anticapitaliste, est co-animateur du séminaire de recherche militante et libertaire ETAPE (Explorations Théoriques Anarchistes Pragmatistes pour l’Emancipation)

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