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5 avril 2020

En confinement jusqu’à la mort

Par Jérôme Alexandre

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L’opposition des deux stratégies de lutte contre l’épidémie actuelle est riche d’enseignement. L’une consiste à confiner la population pour faire baisser la contagion, l’autre au contraire à laisser le virus se répandre pour faire que les anticorps des survivants, très majoritaires, finissent par éteindre le mal. La première stratégie permet d’éviter un trop grand nombre de morts, mais laisse la population en état de fragilité et l’épidémie peut recommencer après un semblant de répit. La seconde stratégie promet sans doute davantage de morts au départ, mais une paix durable ensuite, car la population survivante est immunisée. J’ai bien appris ma leçon.
Presque tous les pays ont choisi le confinement, certains spontanément, d’autres en s’y résignant, le coût politique de morts trop nombreux, celui de l’image d’un pouvoir qui ne fait rien, de la seconde stratégie, étant bien pire que celui de la régression économique assurée par le choix du confinement. Et c’est ce choix, évidemment porté par la considération politique de la bonne image du pouvoir et non par le sens dévorant de la vie humaine, qu’il faut interroger. Là, je commence à avoir mauvais esprit.
Le pouvoir est aujourd’hui dans la jouissance épanouie, puisque légale, d’un quasi plein pouvoir. Il a décidé de l’état d’urgence sanitaire. Il quadrille le pays de sa police, trace les téléphones, surveille les ondes, régente entièrement la communication. À la télévision, tous les jours, il se compose un visage de bon samaritain, laisse voir tous les signes de son dévouement extrême, atteste de sa maîtrise à coup d’énumérations quantifiées, et d’annonces militaires. Le pouvoir est au chevet du malade et il le montre. Les caméras filment le pouvoir plus que le malade. Si le sujet est la pandémie, il est plus encore la manière dont nos politiques et hauts fonctionnaires la considèrent, lui parlent, l’appellent à se ranger à ses raisons, à lui donner raison… Ils ont fait le choix indispensable, le seul, celui du confinement.
Du reste, vu de l’arrière, le confinement est une merveille. Si ce n’était, de temps en temps, le rappel du drame par les alarmes des transports en urgence, qui viennent brouiller le sentiment presque irréel de la paix, on se dirait que la société est enfin devenue sage : elle s’est décidée à abandonner son rythme fou, sa production effrénée, son bruit, sa pollution, sa folie mortifère. Que fait-on pendant le confinement ? On reste tranquille. On tousse, mais sans s’inquiéter trop, sauf quand on se met à respirer moins bien. On lit. Le président l’a recommandé. On téléphone aux amis pour se dire des choses rassurantes. On ouvre la télé pour tromper la solitude. On tombe sur de mauvais films, ou alors sur ce vrai cirque, bien plus distrayant, des chaînes d’info, avec leurs invités spécialistes, leurs reportages à distance, leur pédagogie pour vous faire comprendre la crise. On applaudit à tous ceux qui disent : « il faudrait les payer mieux, les caissières du super marché, les aides-soignants, les éboueurs, c’est quand même eux qui font tourner la boutique, ils risquent leur vie ! »
En fait, la grande question que pose la première stratégie, celle que l’on n’a pas eu à vouloir ou à refuser, car elle a été présentée, avec la bénédiction de tous les partis, comme la seule, l’unique possibilité de survie, la grande question est de se demander si elle va rendre les gens plus lucides, critiques, combatifs ou plus serviles encore, dans le temps de sortie de crise qui suivra. Le pari caché, pas même inconscient, du pouvoir est que le confinement est une occasion irremplaçable non seulement de tester, mais d’appliquer déjà ce dont il rêve sans cesse, mais que les situations plus normales rendent difficiles à entreprendre : la congélation sécurisée des désirs et des libertés. Voyez, par exemple, le baccalauréat, cet examen à l’évidence totalement idiot, mais qu’on continue à rendre indispensable en en faisant un moyen de sélection pour la suite. On entendait l’autre jour notre bon ministre informer les populations que le bac serait, « cette année exceptionnellement », le fait du contrôle continu. Plan suivant : un représentant d’un syndicat de prof rassurait les téléspectateurs. « Cette mesure s’imposait, mais elle doit rester exceptionnelle » et s’empressait d’ajouter cette chose stupéfiante : « cette exception, c’est d’ailleurs à notre demande. L’an prochain, espérons-le, tout rentrera dans l’ordre. » La jouissance du pouvoir n’est pas quand rien ne change, car alors les opposants se réveillent nombreux et gênants. Elle est quand quelque chose change, pour faire que rien ne change. Alors même les opposants sont d’accord. C’est très différent. Et ce sera sans doute la grande leçon du confinement : une affaire d’ennemi qui porte enfin un nom sur lequel on est tous d’accord, une affaire comme on en avait plus vu depuis l’Occupation. Alors bientôt la liesse de la Libération ? Autrement dit, le retour comme avant la guerre, avec les règlements de compte en prime ? Justement non, pas tout à fait ! Ce ne sera pas même la Libération, car le poison anesthésiant de quelques semaines de lutte contre le Covid-19 (on dirait un ennemi de roman de science-fiction), aura un peu plus insensibilisé nos neurones. On ne sera plus vraiment capable de joie. L’ennemi aura certes son antidote : la patrie reconnaissante à ses gouvernants, et l’expérience sera vue finalement comme heureuse. Quelques réformes, de nouveaux impôts déguisés, un semblant de taxation des plus nantis, une fraternité retrouvée, des martyrs célébrés et pas même de cicatrices visibles. Mais on ne sera sans doute même plus en mesure de rêver à une vie collective différente, encore moins de l’inventer.
La seconde stratégie ? N’en parlons pas. Mais la première, disions-nous, ne laisse pas la population immunisée, bien au contraire… Le confinement appelle de nouveaux confinements. C’est comme une loi de l’anti-vie. Prenons cela au sens métaphorique, bien sûr, mais aussi au sens réel. De toute façon, pourquoi discuter ? Nous finirons confinés, jusque dans l’éternité peut-être.

Jérôme Alexandre
4 avril 2020
Jérôme Alexandre est un théologien catholique de sensibilité libertaire, auteur notamment d’Art, foi, politique : un même acte, avec Alain Cugno (Hermann, 2017).

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