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21 septembre 2022

Écologie, démocratie, spiritualité

Sur les livres de Joëlle Zask et de Stéphane Lavignotte

Par Jérôme Alexandre

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Par les temps de crise que nous connaissons, où le mot « crise » est sans cesse utilisé, il est intéressant de rappeler que ce concept vient du mot grec « krisis » qui signifie « jugement ». Fortement investi par la théologie chrétienne, dès les origines, la crise est ainsi le moment décisif du jugement, où sont révélés et distingués le vrai et le faux, le bien et le mal. En 1922, dans un célèbre commentaire de l’Épître aux Romains de saint Paul, le théologien réformé Karl Barth réhabilite vigoureusement ce concept, voyant dans l’histoire du salut non pas une histoire de croyance en surplomb de l’histoire réelle, mais la « crise » incessante de toute l’histoire. Pour lui, le jugement de Dieu n’est pas réservé à une lointaine ou proche fin des temps, il est à l’œuvre ici et maintenant dans le temps des hommes, les obligeant à répondre oui ou non à l’appel pressant de leur salut.

L’écologie est d’abord aujourd’hui un fait de crise, qui oblige par conséquent chacun à en répondre. Deux livres, parmi les nombreuses publications sur ce sujet, sont parus en cette année 2022, qui prennent à bras le corps cette nécessité de répondre : Écologie et démocratie de Joëlle Zask (Paris, Premier Parallèle, 230 p.) et L’écologie, champ de bataille théologique de Stéphane Lavignotte (Paris, Textuel, 190 p.) Dans l’un et l’autre, une thèse s’affirme et est démontrée : pour le premier, écologie et démocratie sont foncièrement dépendantes l’une de l’autre ; pour le second, écologie et spiritualité, sachant que le fond théologique ignoré ou refoulé de l’écologie a tout lieu d’être revisité pour non seulement comprendre, mais agir face à la crise. Croiser ces deux livres a évidemment tout son sens, pour peu que l’on présuppose que la démocratie, qu’elle le veuille ou non, est une affaire spirituelle, et qu’il lui est bénéfique de ne pas l’ignorer.

Mettant ses pas dans ceux du philosophe américain John Dewey (1859-1952), dont elle est en France la spécialiste, Joëlle Zask ne croit pas en une définition théorique, archétypale, de la démocratie. Celle-ci avant d’être une forme politique est toujours « d’abord une méthode : celle de l’expérience1 », et un mode de vie. Avant d’être telle ou telle organisation politique, elle est une culture. Seul, note-t-elle, le défaut de culture démocratique chez un peuple, ou son usure, met la démocratie politique en péril. La notion centrale est l’autogouvernement (à distinguer de l’autogestion qui ne s’applique qu’à l’économie), qu’elle définit comme « l’école, le laboratoire et le garde-fou de la démocratie ». L’autogouvernement qui est le contraire de la domination par des hommes ou des idées, s’applique en premier lieu à soi-même, réalité multiple plus complexe que ne l’est un groupe. C’est cette notion qu’éclaire l’expérience, vue comme son moment décisif. Si, comme l’affirme Dewey, l’expérience est la « variable d’ajustement entre les êtres et leur milieu2 », et donc le lieu d’équilibrage de la multiplicité des forces à l’intérieur de soi-même, entre soi-même et le groupe, entre soi-même et l’environnement commun, on comprend d’emblée sa fonction directement écologique. La démocratie, nécessairement, « écologise la relation au monde tandis que l’écologie dispose à des formes de partage et de solidarité dont la démocratie est la formalisation3. » La démonstration culmine avec l’idée que l’expérience étant nécessairement commune et partageable conjugue dialectiquement la transformation et la préservation du monde.

Que penser alors du lourd reproche fait au judéo-christianisme, depuis l’article choc de l’historien américain Lynn White en 1967, d’être directement responsable de la crise actuelle4 ? C’est sur ce point que se rencontrent le livre de Joëlle Zask et celui de Stéphane Lavignotte. Ce dernier engage son propos par ce qui semble un fait incontestable et qu’a justement mis en évidence Lynn White : l’injonction du livre de la Genèse où Dieu demande à l’homme de dominer le monde, redoublée par l’impératif cartésien de se rendre « maître et possesseur de la nature », commande de comprendre pourquoi, à la différence des cultures non-européennes, le monde occidental judéo-chrétien et son expansion mondiale depuis la période moderne sont directement responsables du désastre actuel. L’accusation est lourde. Cependant le procès n’est pas clos, et le verdict s’annonce moins tranché dès que l’on analyse finement ce que disent les textes, et ce qu’ont été les faits et responsabilités de l’histoire. Le premier des deux récits de la Genèse parle bien de « dominer » et « soumettre » (Gn 1, 28), mais le second éclaire le sens de cette « domination » par la demande divine de « cultiver et garder » (Gn 2, 15) la terre, vue comme un jardin accueillant et fécond. S’il s’agit pour l’homme de dominer le monde, ce n’est que dans sa propre soumission au pouvoir créateur de Dieu qui a fait toutes choses bonnes. De fait, une mystique de la positivité et du respect de la diversité du vivant a été honorée et transmise pendant l’Antiquité et le Moyen-âge, dont François d’Assise (XIIIe siècle) est le témoin exemplaire. En réalité, c’est depuis l’époque moderne principalement que les textes bibliques ont été interprétés dans le sens de l’exercice abusif du pouvoir de l’homme. Ceci ne se comprend que rapporté à une culture soutenant de plus en plus l’autonomie humaine, permettant le développement croissant de la maîtrise scientifique et technique, en opposition à la pensée première de l’interdépendance des réalités et de la non-puissance humaine. Lynn White lui-même, conscient de ces deux héritages divergents, appelait de ses vœux un véritable ressourcement chrétien, terminant son article par une suggestion quelque peu décalée : « Je propose François d’Assise comme saint patron des écologistes5. »

Les deux livres reprennent à leur compte l’idée franciscaine qui met en avant la fonction de gardien, de surveillance, d’intendance, des biens terrestres dont l’homme doit s’emparer comme d’une mission salutaire. Qu’il reçoive cette mission d’une Révélation divine, où de l’urgence même dans laquelle la crise écologique le plonge n’a guère d’importance. Mais on relèvera que, dans un cas ou l’autre, ce dont il s’agit dans cette prise de conscience agissante est l’ouverture de l’auto-compréhension de soi à la relation à plus que soi, à autre que soi.

Stéphane Lavignotte développe successivement quatre alternatives aux « idées chrétiennes devenues folles » et aux aveuglements d’un capitalisme devenu religion (selon Ernst Bloch et Walter Benjamin) : « De François d’Assise à Jacques Ellul en passant par Henry David Thoreau, les théologèmes d’une théologie chrétienne souterraine, tels des gènes récessifs, ont nourri l’écologie depuis sa préhistoire, et ce lien a été rendu explicite pour beaucoup par l’encyclique Laudato si’ du pape François, qui a pris le nom de François d’Assise, ʺsaint patronʺ des écologistes. Nous proposons selon quatre pelotes des fils pour tricoter un autre imaginaire : l’anti-idolâtre, l’usagère, la conviviale, la ruminante6. » L’anti-idolâtre met en évidence la valorisation de la nature par opposition aux idoles que sont la technique, la consommation, le profit, la publicité, le marché… Son représentant le plus marquant est Jacques Ellul (1912-1994), théologien protestant, militant anarchiste, dont l’œuvre pionnière est aujourd’hui remise à l’honneur. L’usagère, la « pelote gérante » reprend la thématique de l’intendance du jardin. Elle appelle l’esprit de douceur et de responsabilité. La conviviale explore la nécessité de la vie relationnelle, occasion pour Stéphane Lavignotte de faire découvrir un autre théologien protestant sur qui il a fait sa thèse : André Dumas (1918-1996)7. La ruminante enfin, qui n’est pas qualifiée pour rien de « pelote charnelle ». Dans la rumination du « spectacle de la nature », selon la recommandation du grand réformateur Calvin, s’exprime en effet la dimension esthétique et donc sensible du rapport au monde. Cet aspect marque l’opposition extrême de l’héritage chrétien contemplatif à la culture de l’efficacité et de la rentabilité productives qui a conduit la marche des techniques et de l’économie au long des siècles modernes, et dont il est aujourd’hui impératif de se défaire. Revenir à la chair, au corps, aux nécessités immédiates les plus concrètes de son bien-être, à l’authenticité de ses désirs, c’est aussi reprendre pied sur le sol terrien des réalités, avec la sagesse d’en appréhender ensemble la fragilité, la condition de dépendance et la beauté.

L’intérêt de la thèse de Joëlle Zask, comme celle de Stéphane Lavignotte, est d’inciter à penser autrement la crise écologique. Plutôt que d’en chercher et stigmatiser les causes en dehors de soi, ce qui revient à se poser a priori en victime impuissante et par suite accusatrice de mobiles religieux ou moraux anthropocentriques, l’attitude sous-jacente à leurs analyses consiste bien plutôt à rechercher des fondamentaux culturels, en préjugeant que seule leur mise à jour peut éclairer l’avenir, et former la possibilité de véritables conversions écologiques, c’est-à-dire, de changements radicaux des comportements. En s’arrêtant l’un et l’autre sur la topique du jardin, ce micro-monde, où l’homme ne peut pas être prédateur sans aussitôt se détruire lui-même, ils dessinent la figure non pas d’un monde rénové idéal, mais la condition fondamentale d’une réappropriation d’un monde qui n’est pas seulement de nature et de culture mêlées, mais d’ordres politique et spirituel non distinguables. Sans que le mot d’anarchie soit prononcé, la tonalité libertaire des deux textes est perceptible. Et il paraît clair que ceci ne relève pas de l’opinion préalable, du parti-pris idéologique conduisant la réflexion. Entre écologie, démocratie et spiritualité, les corrélations sont plus que des liens qu’on pourrait décider fortuitement. Ces trois domaines sont en réalité connexes et commandent une sensibilité en phase avec ce que la tradition libertaire contient de meilleur : œuvrer à la préservation du bien commun qu’est la terre suppose une liberté résolument responsable, absolument attachée, pour son propre épanouissement, à la justice et à l’égalité. Or, celle-ci ne peut se construire solidement et durablement que fondée dans l’expérience d’intériorité que peut chaque conscience, pour peu qu’elle accepte le risque de la dépossession et du partage. Telle est la spiritualité, dans sa nature éminemment politique.

Jérôme Alexandre est un théologien catholique de sensibilité libertaire, notamment co-auteur avec Alain Cugno de Art, foi, politique : un même acte (Paris, Hermann, 2017) et auteur de La foi n’est pas ce que l’on croit (Paris, Salvator, 2020).

1 Joëlle Zask, Écologie et démocratie, p. 27, référence à John Dewey, « Une démocratie créative. La tâche qui nous attend » (1e éd. : 1939), dans Écrits politiques, édition et traduction par Jean-Pierre Cometti et Joëlle Zask, Paris, Gallimard, 2018.

2 Ibid., p. 54.

3 Ibid.

4 Lynn T. White, Les racines historiques de notre crise écologique, édition française commentée par Dominique Bourg, Paris, PUF, 2019.

5 Op. cit., p. 49.

6 Stéphane Lavignotte, L’écologie champ de bataille théologique, Paris, Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », 2022, p. 74. Un « théologème » est une conception théologique implicite en arrière-plan de la conception du monde.

7 Stéphane Lavignotte, André Dumas. Habiter la vie, Genève, Labor et Fides, 2020.

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