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19 septembre 2013

Dumping salarial, haute technologie et crise – Claus Peter Ortlieb*

De l’avis général, le fait que l’Allemagne ait « supporté la crise mieux que d’autres », soit à nouveau « compétitive » et apparaisse « aujourd’hui en si bonne forme économique », serait dû notamment à l’Agenda 2010 de la coalition rouge-verte menée par le chancelier Schröder et à la « restructuration de l’Etat-providence » qu’il impliquait (1). Peut-être les données contenues dans le tableau ci-dessous nous aideront-elles à comprendre ce que cela peut bien vouloir dire. Le site internet du Spiegel l’a publié à deux reprises en novembre 2011, d’abord le 9 novembre sous le titre « Baisse des salaires réels : les Allemands ont de moins en moins les moyens » (2), puis à nouveau le 23, cette fois sous le titre « Salaires réels en hausse : il reste davantage d’argent dans les poches des travailleurs » (3). Alors que le premier article s’intéressait à l’évolution des dix dernières années, le second traitait des perspectives censées être offertes par diverses « options économiques » grâce auxquelles les salaires horaires doivent augmenter de 2,7% en 2012, l’inflation restant quant à elle aux alentours de 1,9%. Mais qui est assez naïf pour croire ce genre de choses ?

 

 

L’agenda 2010 n’a pas seulement (sous le nom de code de « Hartz IV ») réduit, comme chacun sait, de manière spectaculaire les prestations sociales au nom de la « finançabilité de l’Etat-providence » ; il signifia en même temps le feu vert des parlementaires au dumping salarial. Comme tel, il a manifestement connu un franc succès, ainsi qu’il ressort ici du panel socioéconomique (SOEP) de l’Institut allemand pour la recherche économique. Dans le tableau sont indiqués les salaires mensuels bruts pour les années 2000, 2005 et 2010, exprimés en prix constants de 2005 (autrement dit, corrigés de l’inflation) et répartis en dix tranches de revenu. On y voit qu’en moyenne le salaire réel en Allemagne a diminué de 4,2% entre 2000 et 2010, mais on note aussi que ce sont les revenus déjà modestes qui supportent l’essentiel de cette baisse :

 ·   Si l’on excepte le premier décile, qui correspond aux emplois les moins bien rémunérés, il s’avère que plus le salaire est bas et plus grande est la perte de salaire réel.

 ·   Pour l’ensemble des sept tranches inférieures, la perte de salaire réel atteint, en 2010, 9,5% en moyenne.

 ·   Même les salaires des travailleurs et travailleuses qualifiés (la fameuse industrie allemande d’exportation ! – déciles 6 à 8) ont diminué en valeurs réelles.

 ·   Tandis que les six premières tranches subissaient déjà dès 2005 une baisse de leur salaire réel, les autres tranches ne leur ont emboîté le pas qu’au cours de la deuxième moitié de la décennie. La baisse a donc grignoté de bas en haut toute l’échelle des salaires. Seul le décile supérieur fait exception ; pour des raisons que nous n’examinerons pas ici, il joue un rôle particulier.

 

 Il se trouve par ailleurs que, dès 2008, la fondation Hans Böckler – s’appuyant manifestement sur des données de base et/ou une méthodologie différentes (4) – avait présenté une étude d’après laquelle, entre 2000 et 2008, les salaires réels auraient diminué de 0,8% en Allemagne, tandis qu’ils augmentaient dans tous les autres pays de l’UE :

 

Ajoutons également cette autre donnée empirique : selon Destatis, l’office allemand de la statistique (5), en Allemagne la valeur ajoutée brute par heure travaillée dans les secteurs de la production industrielle qui sont particulièrement cruciaux pour l’exportation, hors BTP – calculée en prix constants de 2000 – est passée de 36,64 €/h en 2000 à 45,77 €/h en 2008, soit une hausse réelle de 24,9% dans ce laps de temps.

En résumé, le fameux « modèle » allemand, qui permit au cours de la dernière décennie de regagner une « compétitivité internationale » soi-disant perdue, reposerait donc sur une combinaison de dumping salarial et de haute technologie. Les gains de productivité sont certes toujours aussi élevés, mais ils ont cessé d’être répercutés – comme c’était le cas à l’ère fordiste et comme ça l’est encore dans tous les autres pays de l’UE – sur les emplois salariés. S’ajoute à cela le fait que la part de la production industrielle dans le PIB est nettement plus élevée en Allemagne que chez ses voisins, et que cet écart, en raison même du moindre coût unitaire du travail, s’est creusé toujours plus à l’avantage de l’industrie allemande, puisque, dans ces conditions, les industries sud-européennes (entre autres) ne sont plus compétitives.

Les ratés spécifiques (excédant, par conséquent, le cadre de la crise économique globale) que connaît la zone euro, dont les pays membres n’ont plus la possibilité de se protéger l’un de l’autre en dévaluant leur monnaie – des ratés qui pourraient aller jusqu’à son effondrement désormais sérieusement envisagé –, proviennent du fait que c’est justement la nation la plus forte économiquement, et en même temps l’une de celles où la productivité du travail est la plus élevée, qui pratique le dumping salarial. On eut d’ailleurs tôt fait de le souligner : la Commission européenne et l’ex-ministre des finances française et actuelle directrice générale du FMI Christine Lagarde, notamment, exhortèrent les Allemands à relever les salaires et à faire preuve de modération dans leurs exportations – bien entendu sans le moindre écho du côté allemand. Qui laisserait de gaieté de cœur un système qui marche aller à vau-l’eau ? On préfèrera recommander au reste de l’Europe de s’aligner sur le modèle allemand : « Nous avons fait nos devoirs. » Toutefois, c’est oublier (ou passer délibérément sous silence) que ledit modèle repose sur une asymétrie et ne peut donc fonctionner qu’aussi longtemps que tous les autres pays ne l’utilisent pas. Le message est à la fois banal et visiblement difficile à faire passer, mais les balances commerciales ne sauraient être toutes positives en même temps, puisque leur somme doit nécessairement donner zéro.

Dans les « pays en crise » de l’Europe du Sud, on opte donc pour une politique d’austérité en comparaison de laquelle « les réformes Hartz IV font figure de séjour de remise en forme au Sri Lanka » (dixit Georg Diez sur le site internet du Spiegel le 02/12/2011) – et qu’en résulte-t-il ? Afin d’éviter un euro-krach, la BCE se voit bien entendu contrainte de racheter un volume toujours croissant de douteuses obligations d’Etat, ce qui entraîne au minimum une tendance à l’inflation. Simultanément, l’UE toute entière file droit vers la récession, Allemagne incluse bien sûr : plus de 60% des exportations allemandes (578 milliards sur un total de 957 milliards d’euros) ont pour destination l’Europe des 27, ce qui représente en 2010 quelque 23% du PIB allemand (6), et les exportations vers le reste du monde s’avèrent en fin de compte tout aussi incertaines. Ce mélange de récession et d’inflation auquel il faut s’attendre, ainsi que leur impact en termes de paupérisation, conduiront vraisemblablement à brève échéance à des révoltes sociales à l’échelle non seulement européenne mais mondiale – révoltes qui, toutefois, sont condamnées à rester impuissantes aussi longtemps que, comme persistent à le faire tous les mouvements de contestation actuels, elles se cramponneront au médium-argent pour en réclamer simplement une plus juste répartition.

Etant donné la productivité du travail que la production agricole et industrielle ont atteinte aujourd’hui – en réalité, dès les années 1980 – et qui ne cesse d’augmenter, une fraction toujours plus réduite de la main d’œuvre mondiale suffit à tout produire. Cette évolution, qu’il a lui-même déclenchée, a placé le mode de production capitaliste – et avec lui l’humanité tributaire de son bon fonctionnement – dans une situation difficile n’offrant, dans le cadre du capitalisme, pas la moindre issue. Il ne faut pas chercher ailleurs la cause profonde de la crise actuelle qui se présente sous l’aspect d’un amoncellement de crises de la dette de plus en plus aiguës. Ceux qui ne produisent pas eux-mêmes – conformément au niveau de productivité atteint, autrement dit la grande majorité – mais refusent cependant de voir leur niveau de vie péricliter, n’ont d’autre choix que de laisser des ardoises, c’est-à-dire de s’endetter, ne serait-ce qu’auprès des producteurs, pour qui vraisemblablement le simple fait de pouvoir continuer à produire constituera déjà une bonne nouvelle. A lui seul, ce mécanisme a maintenu en marche l’économie mondiale durant les trois dernières décennies. Rétrospectivement, le néolibéralisme se révèle ainsi – à l’inverse de ce que prétend sa propre idéologie – comme « le plus gigantesque plan de relance financé par le crédit qu’on ait jamais vu » (Meinhard Miegel). Cependant, la fête devait s’achever un jour ou l’autre, et il semble que ce moment soit arrivé.

Revenons-en à l’UE : à supposer même que – contre toute attente et seulement au prix d’énormes sacrifices, semblables à ceux auxquels on s’apprête aujourd’hui à soumettre, entre autres, les populations grecque, portugaise et espagnole – l’UE, voire la seule zone euro, parvienne à s’aligner sur le modèle allemand et à retrouver sa « compétitivité au plan international », autrement dit à rivaliser avec la Chine, y compris en ce qui concerne les conditions de vie et de travail, où trouverions-nous les consommateurs et consommatrices ayant encore les moyens d’acheter tous nos beaux produits devenus si bon marché ? Du reste, la spirale descendante qui se profile ne concerne pas seulement la consommation de masse et le niveau de vie qui lui correspond, mais également le but même de toute économie capitaliste, à savoir l’extraction de profits. Au niveau de productivité atteint, l’accumulation du capital est devenue impossible sans consommation de masse, et celle-ci à son tour impossible sans un endettement croissant. Le mode de production capitaliste n’offre plus la moindre lueur au bout du tunnel, pas même pour lui-même.

 

 Paru dans Telepolis, décembre 2011

 

www.heise.de/tp/artikel/36/36031/1.html

 

www.exit-online.org/textanz1.php?tabelle=autoren&index=3&posnr=498&backtext1=text1.php

 

Traduction de l’allemand : Sînziana

 

 *Claus Peter Ortlieb est mathématicien à l’université de Hambourg en Allemagne, il est rédacteur à Exit ! Crise et critique de la société marchande, une revue de la mouvance de la critique de la valeur.

  (1) Dans tous les grands médias et dans la bouche des politiques, qu’ils soient rouges-verts (socialistes-écologistes) ou noirs-jaunes (partis de droite), on dénombre quantité de formulations de cet acabit, même si l’on ne retrouve pas toujours la ferveur particulière qu’y mettait le chancelier de l’époque. Je cite ici les mots de Peer Steinbrück, tirés du livre coécrit avec Helmut Schmidt en vue de sa candidature à la chancellerie, Zug am Zug, Hambourg, 2011, p. 250, ainsi que du quotidien Die Zeit du 11 décembre 2011, p. 10. Toutefois, tous paraissant avoir copié l’un sur l’autre, la précision des sources devient ici superflue.

 

 

        (4) Apparaît ici un problème fondamental ayant trait aux travaux de recherche empirique : certes on publie des résultats, mais ni les données de base sur lesquelles ils s’appuient ni la méthodologie employée ne sont mises à la disposition du grand public. Les -0,8% de la fondation Böckler côtoient les -4,2% du SOEP sans que soient interrogées leurs démarches respectives et sans le moindre effort pour les mettre en concordance. Il faut donc accueillir les chiffres publiés de part et d’autre avec un minimum de scepticisme, mais cela ne remet pas forcément en cause les tendances que révèlent ces études.

  (6) Cf. epp.eurostat.ec.europa.eu/portal/page/portal/external_trade/data/main_tables. [Ndt : La France est, à ce titre, logée exactement à la même enseigne puisque, selon l’INSEE, elle a réalisé en 2010 un peu plus de 61% de ses exportations au sein de l’UE, soit 237,7 milliards d’euros sur un total de 388 milliards. Cf. www.insee.fr/fr/themes/tableau.asp?reg_id=0&ref_id=NATTEF08467.]

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