25 avril 2022
Dictionnaire de l’anarchie
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Les éditions Honoré Champion ont fait paraître récemment un Dictionnaire de l’anarchie1 d’André Girard, lequel rassemble des textes parus entre 1894 et 1899 dans un Dictionnaire-journal, lui-même destiné à compléter le Nouveau Dictionnaire universel édité par un libraire socialiste, Maurice La Châtre. Cette édition propose donc un dictionnaire qui n’a jamais existé en tant que tel. Une série d’articles à vocation pédagogique a paru, bien avant l’Encyclopédie anarchiste due à l’initiative de Sébastien Faure entre 1925 et 19342, qui constitue probablement la première tentative de synthèse des idées libertaires. Cet ouvrage fait donc réaparaître une étape – d’autant plus oubliée qu’elle n’a jamais été publiée comme telle – dans l’archéologie de l’anarchisme.
André Girard est oublié. Anarchiste convaincu, ami de Jean Grave, il a rédigé pour le Dictionnaire un certain nombre de notices qui font le point en son temps sur une série de définitions. Cependant, la distance – plus de 120 ans – nous amène aujourd’hui à une lecture qui tend continuellement à faire un tri entre ce qui est périmé et ce qui ne l’est pas. Si l’on envisage une lecture dans le seul objectif d’en faire usage pour les années qui viennent, les raisons d’opérer un tri sont nombreuses entre les connaissances scientifiques souvent dépassées, les propos parfois simplement naïfs ou le scientisme récurent. Cependant la richesse des propositions qui y sont formulées avec clarté et logique nous incite à nous y attarder bien souvent. Une quarantaine d’entrées vont de « Anarchie » à « Vieillards assistés », en passant par « Art populaire », « Education », « Grève générale », « Justice », « Morale », « Patrie », « Religion »… mais aussi « musique antique » car André Girard était aussi musicien.
André Girard participa, en 1900, au journal L’éducation libertaire, puis – avec Georges Darien – à un bimensuel pour la jeunesse, Jean-Pierre. Il collabora aussi aux Temps nouveaux de Jean Grave. Au-delà de son travail pour le Dictionnaire, il a clairement pris partie dans une période où le mouvement anarchiste était singulièrement divisé.
Ainsi, à propos de la bande à Bonnot, il écrit : « Si les bourgeois, dans l’application de leurs principes d’individualisme égoïste, sont des bandits, les soi-disant anarchistes qui suivent les mêmes principes deviennent, par ce fait, des bourgeois et sont aussi des bandits. Bandits illégaux, peut-être, mais bandits quand même et également bourgeois.3 » Même s’il critique l’individualisme pour bien d’autres raisons, cela ne l’a pas empêché, dans le Dictionnaire, de donner autant de place à sa définition qu’à celle du communisme. Mais surtout, il va au-delà : il veut convaincre que communisme et individualisme sont complémentaires quant à leurs philosophies car c’est « l’exagération de la possession et la lucrativité de la propriété que le communisme combat mais il n’interdit à personne la jouissance des biens nécessaires. […] En mettant à la disposition de chacun tous les moyens possibles d’exercer ses aptitudes et d’atteindre par ce fait son maximum de développement, [le communisme] n’assurera-t-il pas mieux la liberté de chacun que le système présent qui, tout à l’opposé, met les individus aux prises les uns avec les autres et, par cette lutte continuelle, occasionne une déperdition de force énorme pour la société, et un amoindrissement de la personnalité de chacun.» Il répond aussi à des critiques dont on sait maintenant qu’elles pouvaient être des craintes justifiées : « Beaucoup voient dans le communisme un état social tyrannique ou il est interdit à qui que ce soit de posséder la moindre chose en propre, ou l’obligation de la « mise au tas » continuelle règne en souveraine maitresse. D’autres y craignent une promiscuité forcée, a encasernement, un nivellement général, etc. Ces notions sont erronées. »
Cela n’empêche pas quelques contradictions. Une des vertus du communisme serait la concentration de la production dans le but du moindre effort collectif. On voit aujourd’hui que capitalisme néolibéral a poussé la concentration probablement au-delà des espoirs communistes d’André Girard qui croyait que la propriété privée en serait incapable.
Pour ce qui est de la troublante actualité, on peut retenir – dans une formulation ironique – à l’entrée Justice : « Le système légal que nous avons dénote un manque absolu de philosophie : il en est encore à la peine du talion. Tel délit, telle peine ; de recherche des causes, point. Tout au plus tiendra-t-on compte – quelquefois ! de circonstances spéciales qui ont manifestement influé l’acte, et alors on fera une cote mal taillée évaluant grosso modo la peine à prononcer d’après les instructions du Code. Pour cette besogne mécanique, point n’est besoin d’utiliser des hommes. Les perfectionnements de la technique mécanique ont permis de fabriquer des distributeurs de produits divers. Ce procédé pourrait être appliqué à la justice. Il y aurait à cette reforme l’avantage d’une économie réelle et le principe de justice n’aurait rien à y perdre.4 »
Si la généalogie de l’anarchisme est utile à quelque chose aujourd’hui, ce doit être à sa refondation. Lire les textes anciens, c’est à la fois constater la distance temporelle qui nous en sépare mais aussi décider de ce qui peut encore avoir cours en laissant au passé ce qui lui appartient. On peut penser que certains éléments d’analyse sont toujours pertinents mais aussi que les définitions de concepts toujours employés n’ont pas été tellement enrichies – en tous cas pas venant des libertaires – depuis la fin du XIXe siècle. La lecture de ce dictionnaire est une étape de cette vaste généalogie.
Georges Serein
1 André Girard, Dictionnaire de l’anarchie, réuni et présenté par François Gaudin et Françoise Guerard, éd. Honoré Champion, Paris, 2021.
2 Laquelle est prolongée aujourd’hui sur Internet : http://www.encyclopedie-anarchiste.xyz/
3 Les Temps nouveaux, 6-12 janvier 1912. cité dans l’ouvrage.
4 A rapprocher d’une analyse contemporaine : https://aoc.media/analyse/2022/02/23/lintelligence-artificielle-en-peine-pour-traiter-les-mots-de-la-justice/
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