11 avril 2023
« Désordres », film libertaire de Cyril Schäublin
Par Guy Lagrange
Un film qui ne ressemble à aucun autre par son aspect à la fois documentaire (le travail dans l’horlogerie à la fin du XIXe siècle), et humain par les portraits qu’il offre. S’il ne ressemble à aucun autre, on peut cependant lui trouver des liens de parenté, de par son rythme, la longueur des plans fixes, la sympathie pour les visages, la sobriété des dialogues, avec par, exemple, le cinéma de Robert Bresson (1901-1999). Ce n’est cependant pourtant pas exact pour le son (direct) et bien sûr pour la narration qui, dans Désordres, ne comporte aucun moralisme. On ne fait pas la leçon au spectateur, il est censé être capable de réflexion personnelle… On est donc dans une démarche et une esthétique libertaire.
Il faut dire ici en quoi ce film diffère de tant de productions visibles sur les écrans. Désordres est un film multilingue : on parle russe, français, allemand, tout comme en Suisse à l’époque. Il se peut alors que, dans un dialogue, un personnage parle français et l’autre lui réponde en allemand, par exemple. C’est simplement comme dans la vie quand chacun parle la langue avec laquelle il est à la fois le plus à l’aise et qui fait partie des langues que l’autre peu comprendre. Mais quand voit-on ça au cinéma ? Cet internationalisme anarchiste en actes est bien rare…
Désordres impose des qualités humaines par des plans fixes et rapprochés sur les personnages qui apparaissent comme des êtres vivants, pris dans leur activité, leurs pauses, leurs engagements, et non comme des acteurs attendus.
Désordres est aussi un documentaire, montrant en particulier de très gros plans sur les mécanismes d’horlogerie, mais un gros plan peut aussi intervenir sur la peau d’un tambour, qui fait alors apparaître un écran quasiment blanc. En permanence, le spectateur se sent à la fois distant et embarqué.
Désordres est un film ouvert, où les ambiguïtés ont leur place : il n’y a pas les gentils et les méchants, il y a des êtres humains avec leurs forces et leurs fragilités. A fortiori, pas de héros…
Désordres est libertaire par les convictions exprimées par nombres protagonistes, mais aussi par l’auteur du film lui-même dans le sens où il laisse le spectateur libre d’avoir sa propre opinion tout au long du film.
Nous sommes donc à la fin du XIXe siècle dans une vallée du Jura suisse, et le jeune Pierre Kropotkine (1842-1921) – géographe – y vient de Russie pour mettre à jour la cartographie du lieu. Il y rencontre les ouvriers horlogers et découvre qu’ils sont massivement anarchistes. Il se convainc alors que l’anarchisme est la bonne réponse à la question sociale et en deviendra l’un des principaux théoriciens.
Un film au rythme lent et dans lequel le temps joue un rôle de premier plan, non seulement en raison du contexte – l’industrie horlogère – mais aussi pour nombre de symboles qui y apparaissent comme le fait que l’heure n’est pas la même dans la fabrique, dans la municipalité, dans l’église ou au télégraphe… Que tout le monde soit à la même heure devient une petite guerre dans laquelle, bien sûr, le plus fort (le patron) trouverait naturel de l’emporter…
Un film pourtant léger – bien plus qu’un James Bond – et, si on y voit un patron dire qu’il lit la presse anarchiste pour l’aider dans ses décisions d’investissement, peut-être qu’un programmateur de chaîne de télévision pourrait lire cette recension et y trouver une idée pour un « prime time » enfin audacieux… Un peu comme si un « docu-fiction » ne prenait pas les téléspectateurs pour des imbéciles.
Sortie en salles de Désordres : le 12 avril 2023 ; distribué par Shellac
Bande annonce du film : https://youtu.be/BmYiKfyjvtE
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