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19 avril 2022

Considérations anarchistes sur le droit

Considérations anarchistes sur le droit. XIXe-XXIe siècles1

Par Anne-Sophie Chambost

« L’anarchie m’a toujours parue plus intéressante que la démocratie,
mais il va de soi que chacun est libre de penser comme il l’entend »
2

Introduction : Sur les rapports du droit et de l’anarchie en milieu universitaire

« Un de nos juristes les plus éminents déclarait un jour, alors qu’il protestait contre l’exclusion des socialistes des chaires universitaires, qu’il lui était toutefois impossible d’accepter qu’un « anarchiste » occupât une chaire d’une faculté de droit, étant donné que celui-ci nie en général la validité du droit comme tel – et cet éminent juriste considérait manifestement cet argument comme décisif. Je suis personnellement de l’avis exactement inverse. En effet il n’y a pas de doute qu’un anarchiste peut être un bon connaisseur du droit. Et s’il l’est, le point archimédéen, pour ainsi dire, où il se trouve placé en vertu de sa conviction objective – pourvu qu’elle soit authentique – situé en dehors des convictions et des présuppositions qui paraissent si évidentes à nous autres, peut lui donner l’occasion de découvrir dans les intuitions fondamentales de la théorie courante du droit, une problématique qui échappe à tous ceux pour lesquels elles sont par trop évidentes. En effet, le doute le plus radical est le père de la connaissance »3. Celui qui s’exprime ainsi est Max Weber, auteur d’une thèse de droit consacrée au droit agraire dans la Rome antique, puis d’une thèse d’habilitation sur le droit commercial médiéval. Cette affirmation se situe dans le 4e des Essais sur la théorie de la science (1917), où il indique en outre que la science a pour fonction de « faire de ce qui est évident par convention, un problème »4.

Faire de ce qui est évident un problème pourrait être une définition intéressante de l’anarchie, en particulier considérée dans ses rapports avec le droit – même si, malgré l’appréciation de Weber, c’est encore une perspective a priori contre-intuitive que de considérer que l’anarchie (j’utilise le terme de manière englobante, au-delà des hommes et des tendances) peut avoir quelque chose (et quelque chose d’intéressant) à dire du droit.

Retard des juristes français sur droit/anarchie

À l’époque où je préparai ma thèse5 et dans les années qui ont suivi, certains manuels d’introduction générale au droit concluaient de l’hostilité à l’égard de l’État, à une hostilité fondamentale envers le droit, excluant du coup toute considération de l’anarchie6 (les autres manuels n’en parlaient carrément pas). Aujourd’hui encore, si l’on évoque des exemples de droit en dehors du cadre étatique, c’est dans l’histoire qu’on va les chercher (histoire ancienne, minorités ethniques ou groupes particuliers) mais pas dans l’anarchie considéré comme un système juridique7. Quant au Dictionnaire de la culture juridique paru en 2000, il ne comporte aucune entrée ni aucun renvoi à l’anarchie – alors qu’une entrée est consacrée aux doctrines du droit marxistes8 (on se rappelle que c’est Marx, et non Proudhon, qui annonce la fin du droit). Ces omissions tiennent sans doute à la difficulté à faire entrer l’anarchie dans le moule de l’idéologie9 ; mais cette manière de balayer du revers du clavier la question de l’anarchie en dit surtout autant sur la passion des juristes pour l’ordre (étatique) que sur leur difficulté à dépasser le préjugé d’une vision anarchiste du droit qui ne serait que négative, opposée au droit comme manifestation illégitime d’une autorité despotique qui entrave la liberté (le droit étant essentiellement réduit au droit pénal). Par rapport à quoi il semble que déconnecter l’anarchie d’avec le désordre est une manière de la rattacher au droit conçu comme un moyen pour les hommes de vivre en société. Il y a d’ailleurs un intérêt non démenti des anarchistes pour le droit et, sauf exception, pour l’essentiel d’entre eux l’absence d’ordre n’est un mot d’ordre que s’il s’agit d’en créer un nouveau. Pierre-Joseph Proudhon est ainsi le premier à définir le terme anarchie de manière positive et, ce qui est lié, à faire du droit un élément central de sa réflexion, justifiant la mise au jour d’une pensée juridique anarchiste (au sens que lui donnait Michel Virally10), dont Georges Gurvitch, Jean Carbonnier, Pierre Legendre, Jean-Guy Belay ou Alain Supiot ont souligné l’intérêt11.

Une bibliographie anglo-saxonne relativement fournie existe sur la question des rapports de l’anarchie avec le droit12. On la fait généralement démarrer avec le classique Anarchie, État et utopie du spécialiste de philosophie morale Robert Nozick13, même si ses propositions en faveur d’un État minimal sont celles d’un libertarien dont la défense du droit de propriété s’oppose à la logique de redistribution d’un Rawls et ne constitue selon moi en rien un plaidoyer en faveur de l’anarchie. L’apport d’un Thom Holterman, militant et professeur de droit constitutionnel à l’université Érasme de Rotterdam, est plus fécond sur la question des rapports de l’anarchie avec le droit14. En France, quelques revues militantes se sont emparées de la question du droit saisi au prisme de l’anarchie (Réfractions15, Grand Angle16) ; la réciproque n’est pas vraie : aucune revue juridique française n’a abordé la question de l’anarchie. Cette indifférence interroge, alors que l’anarchie est loin d’être absente du monde académique (anthropologie, art, féminisme, géographie, relations internationales, sciences politiques, sociologie … et même du côté de la psychanalyse17).

Regain d’intérêt universitaire relatif sur droit/anarchie

Mais si les revues juridiques, qui sont un indicateur précieux de l’état de la doctrine, ne traitent pas de la question, perce tout de même ces dernières années un intérêt des chercheurs en droit pour l’anarchie, auquel la discipline histoire du droit n’échappe même pas : avec une pointe de provocation, ne pourrait-on pas considérer comme une validation le fait pour l’anarchie d’avoir été l’objet de quelques leçons d’agrégation en histoire du droit18 ? En 2013 paraissait l’ouvrage Droit et anarchie19 fruit d’un colloque de doctorants de la faculté Jean-Monnet (Paris Sud) ; en 2021 à Sciences Po Paris s’est constitué dans le cadre des séminaires des doctorants en droit un groupe de lecture « juristes anarchistes » qui poursuit son activité et a récemment organisé un colloque20. Claire Vachet a soutenu à Bordeaux une thèse d’histoire du droit intitulée Le droit saisi par l’anarchisme. Étude de discours militants libertaires (1870-1926), et à Aix-en-Provence, une thèse consacrée par Alexia Bedeville à La pensée de Gustave de Molinari : naissance et réception de l’anarcho-capitalisme a aussi été soutenue. Pour rester sur l’année académique en cours, deux thèses de droit public ont été soutenues où il était aussi indirectement question de la lecture proudhonienne du droit (social)21. On pourrait enfin ajouter à cette liste l’ouvrage de Laurent de Sutter Hors la loi. Théorie de l’anarchie juridique22 – ouvrage au titre vendeur mais relativement trompeur, dans la mesure où il est en réalité surtout question de Marx, mais à partir d’une intéressante remise en cause du récit juridique de la nécessité des lois. Si l’on n’est certes pas dans l’un de ces « moment Proudhon » qui reviennent régulièrement (et qui, en 1919 mobilisait certains membres de la faculté de droit de Paris23), force est de constater que l’anarchie trouve progressivement sa place dans les considérations des juristes.

Du côté des anarchistes

Sans exonérer complètement les juristes de leur indifférence durable, il faut bien admettre que l’anarchie ne se laisse pas non plus aisément définir. La grande variété de théories et de pratiques (individualiste, communiste, syndicaliste … capitaliste) se rejoignent dans le refus anti-dogmatique de l’État – pas seulement l’État oppressif du XIXe siècle, mais aussi l’État providence du XXe siècle, ou ce qu’il en reste, dont la sollicitude (vaguement étouffante) s’exprime par un arsenal législatif à l’obéissance duquel tiendrait l’épanouissement individuel. Quelle que soit la forme du régime, les anarchistes retiennent moins de l’État la définition qu’en donnait un G. Burdeau – « l’invention des hommes pour ne pas obéir aux hommes »24 – que celle d’un G. Agemben, pour qui l’essentiel n’est pas tant l’obéissance qui lui est rendue, que le fait de donner des ordres : « le pouvoir ne se définit pas seulement par sa capacité à se faire obéir, mais surtout par sa capacité à commander. Un pouvoir ne tombe pas quand on ne lui obéit plus ou plus complètement, mais quand il cesse de donner des ordres […] un pouvoir ne cesse d’exister que lorsqu’il renonce à donner des ordres »25 – et de s’expliquer ensuite sur le caractère performatif de l’ordre donné : l’ordre est réalisé par le seul fait d’être donné, et non pas par le fait d’être suivi (ou pas – ce qui pose la question de l’efficacité des normes). Outre l’effet de standardisation propre à l’État26, l’anarchie dénonce la prétention de la loi à savoir, mieux que l’individu, ce qui permet son épanouissement (infra).

Force est de constater que ces critiques, constitutives de l’ethos anarchiste, trouvent un écho saisissant dans nos sociétés contemporaines. Mais persiste trop souvent la vision péjorative de l’anarchie comme synonyme de désordre et de chaos – au point d’ailleurs de considérer tout acte de violence comme anarchiste (ex. à propos de l’épisode des gilets jaunes… nonobstant le fait qu’à l’origine, le mouvement ne demandait pas moins d’État mais plus d’État et de services publics). On peut certes penser que P.-J. Proudhon a le premier introduit le doute quand il expliquait dans Qu’est-ce que la propriété (1840) : « quoique très ami de l’ordre, je suis anarchiste » ; mais sa définition est mue par une tension dialectique résumée ensuite dans la formule du Deutéronome (Destruam et aedificabo, je détruirai et je construirai), épitaphe des Contradictions économiques (1846). Il développe donc une version « positive » de l’anarchie qui est la recherche d’un autre ordre que l’ordre étatique. P. Kropotkine rappelle qu’au début de la Ière Internationale, les anarchistes se désignaient comme anti-autoritaires, anti-étatistes ou fédéralistes27 et que c’étaient leurs adversaires, tenants du socialisme scientifique, qui les renvoyaient au désordre et au chaos de l’anarchie. S’ils gardèrent le terme, c’était d’abord avec le tiret (an-archistes) qui marquait le refus du pouvoir SANS le désordre (i.e. de l’ordre sans le pouvoir) ; puis le tiret sauta pour éviter « de donner une besogne inutile aux correcteurs d’épreuves et une leçon de grec aux lecteurs ». Pour le sens commun, le mot en est donc revenu à sa signification primitive, telle qu’exprimée par exemple par Bentham (1816) : « Le philosophe qui désire réformer une mauvaise loi ne prêche pas l’insurrection contre elle… Le caractère de l’anarchiste est tout différent. Il nie l’existence de la loi, il en rejette la validité, il excite les hommes à la méconnaître comme loi et à se soulever contre son exécution »28Le but n’étant pas la conquête du pouvoir mais celui d’un avenir meilleur, on ne contestera pas que dans l’histoire de l’anarchie, celle-ci rejoignant en quelque sorte la vocation à laquelle elle est d’emblée assignée par ses adversaires, le refus de l’autorité se joue parfois par tous les moyens, y compris le désordre et la violence ; mais s’il ne s’agit pas d’affirmer ici que l’anarchie est exempte de ce désordre auquel on l’associe, on refuse en revanche de l’y réduire.

La quête anarchiste d’un autre droit

Malgré l’interrogation récurrente sur le fait de savoir si « une société sans pouvoir politique, sans État (anarchie) est équivalent à un projet de société dépourvue de toute norme (anomie) ? »29, les juristes persistent donc à négliger les arguments des anarchistes. Cela est sans doute dû au fait que le droit est chez nous une affaire de spécialistes30 – davantage que dans le monde anglo-saxon, où le mouvement law in everyday life (sous-ensemble de Law & society) en souligne depuis longtemps le rôle social. Mais l’exclusion des profanes31 ne vaut-elle pas a fortiori pour ceux dont les arguments remettent en cause ce qu’on estime être le fondement du droit ? R. Creagh note ainsi que « les ouvrages et les cours des juristes n’accordent qu’une brève mention aux arguments adverses. À l’instar des cours d’économie qui se contentent de décrire le capitalisme, l’enseignement du droit se limite au point de vue de ses partisans »32. Dans ces conditions, n’est-il pas chimérique « d’attendre quelque considération pour les positions libertaires ? Les manuels de droit ne leur accordent qu’une notice de pure forme »33… au mieux.

Pour autant on ne trouve pas chez les anarchistes ce « non-droit » que J. Carbonnier assimilait d’abord à l’hypothèse angoissante selon laquelle « l’homme pourrait bien n’avoir même pas besoin du droit »34. Je serais même tentée de dire que, dans la mesure où l’anarchie est mue par la quête d’un autre droit que le droit étatique, on est plutôt dans le cadre d’une forme de pluralisme juridique qui suppose la coexistence de plusieurs systèmes de droit dans un même champ social35. À rebours de la vision des juristes, qui « réduit le juridique à ses dimensions étatiques, principalement légiférées ou (selon les pays) jurisprudentielles »36, la pensée anarchiste, qui n’est pas non plus un nihilisme, articule une critique de la domination de l’État exercée par un pouvoir politique séparé de la société, domination à laquelle elle oppose l’existence de communautés/associations émancipatrices, décentralisées et autogérées, qui secrètent leur propre droit, dans une démocratie économique et sociale pensée sans l’État (organisée sur une base fédéraliste, mutuelliste, communaliste ou municipaliste libertaire37). Malgré tout, la précision n’est d’aucun secours auprès des juristes qui contestent les excès d’un pluralisme juridique radical, accusé de voir du droit dans toute forme de régulation ou toute norme sociale – ainsi R. Libchaber, qui pointe une confusion entre la normativité et le droit, cause d’une dissémination de la juridicité dans un ensemble de pratiques diverses38.

L’articulation anarchie/ordre/droit est peut-être d’autant plus difficile à faire que, dans notre système juridique, le droit étatique est symboliquement érigé contre la peur du chaos. Pour les juristes, la nécessité de l’ordre appelle l’État, qui en est le garant. Or face à cette synonymie État/ordre, l’anarchie qui refuse l’État traine avec elle l’idée de désordre, qui la charge immanquablement d’un sens péjoratif. La modernité politique (les théories du contrat social) fonde même la nécessité de l’État à partir d’un état de nature anarchique qui justifie le droit par les nécessités de l’ordre « plutôt que par les exigences de justice, d’égalité et de liberté »39. Pour le dire autrement, c’est l’État qui a besoin du chaos comme d’un repoussoir, pas l’anarchie (et c’est l’imaginaire étatique qui fantasme l’anarchie du côté du désordre). De sorte que R. Nozick résume parfaitement le problème quand il estime que la question centrale de la philosophie politique devrait être non pas comment l’État doit être organisé, mais l’existence même de l’État, autrement dit pourquoi l’État plutôt que l’anarchie40. On admettra qu’avant les anarchistes, personne n’interrogeait l’État : la réflexion portait sur la légitimité du pouvoir, dont on discutait la forme et éventuellement les limites, mais sans en remettre en cause la nécessité même. De ce point de vue, R. Berthier pose d’ailleurs une distinction très féconde à propos de l’É/état de droit : « on pourrait penser que l’expression état de droit (avec un é minuscule) était formée sur le même modèle que l’état de nature et désignait un environnement politique dans lequel les rapports entre les individus étaient soumis non pas à l’arbitraire mais à des règles applicables également pour tous. Mais il est significatif que l’expression ait pris la forme d’État de droit (avec un É majuscule), ce qui suggère que seul l’État est en mesure d’édicter le droit (c’est-à-dire des rapports non arbitraires). L’État devient la seule source, le seul garant et la seule finalité du droit. Il s’agit d’une véritable récupération étatique d’un concept qui, en pratique, ne présuppose pas automatiquement la puissance de l’État. L’État de droit devient ainsi le droit de l’État. Dans l’expression état de droit, c’est la notion de droit qui est déterminante ; dans l’expression État de droit, le droit n’est qu’un qualificatif parmi d’autres de l’État. Il n’y a plus de droit qui ne soit sanctionné par l’État : toute contestation du droit, même le plus inique, édicté par l’État, devient une contestation de l’État, donc suspecte de terrorisme. On ne peut plus se réclamer d’un droit qui se situerait au-dessus du droit de l’État »41 – pas plus qu’en-dessous !

Penser le lien droit/anarchie

Le cadre étant fixé, plutôt que de partir d’une exclusion réciproque et systématique du droit et de l’anarchie, il vaut la peine d’étudier le lien entre les deux, pour déceler les éléments d’une théorie juridique de l’anarchie dont Th. Holterman et H. van Maarseveen défendait la pertinence en suggérant que la pensée juridique pouvait être fécondée par le point de vue anarchiste sur le droit. Partant du principe que « les voies de la juridicité ne s’arrêtent pas là où prend fin le marquage étatique du droit »42, je prendrai la mesure de ces rapports en montrant d’abord comment les anarchistes développent une théorie et une pratique tendant à créer un droit nouveau (1.) – démarche distincte du droit de résistance à l’oppression et de la désobéissance civile (laquelle témoigne au contraire d’une fidélité paradoxale à la loi). Je montrerai ensuite en quoi la vision anarchiste du droit peut être utile aux juristes (2.) : l’imaginaire anarchiste peut être un catalyseur qui stimule la recherche et l’activité créative43 – y compris s’il s’agit de refuser la vision anarchiste du droit.

1. Penser contre l’État, avec le droit … de quel droit ?

Des convergences entre juristes et anarchistes

Déplorant le trop-plein normatif qui est la marque des sociétés occidentales contemporaines, certains juristes pointent une sorte de peur du vide juridique qui justifierait l’intervention constante du législateur ; la « boulimie juridique » est telle que la loi est réputée apporter des réponses à tous les problèmes44. De fait, si ce qui reste de l’État Providence contribue à l’émancipation de l’individu, il marque aussi une sorte de défiance à son égard – au point que deux professeurs de droit ont pu dire que « le législateur croit en la loi, pas en l’individu »45. Or les anarchistes ont non seulement pointé très tôt cette situation, mais ils ont suffisamment confiance dans l’homme et son sens de la responsabilité, pour contester une telle prise en charge par un droit étatique inflationniste46. Dans cette perspective critique, l’inflation législative est d’autant plus nocive qu’elle se déploie sans la moindre référence aux besoins concrets de la communauté qu’elle régit. Dès 1886, Kropotkine dénonce l’émergence d’une race de faiseurs de lois n’ayant aucune idée de ce que leurs lois régissent, légiférant au hasard, dans toutes les directions : par où il faut comprendre que la validité de la norme l’emporte déjà manifestement sur son efficacité. Revenant sur la question dans La loi et l’autorité (1892), il précise son propos à partir d’une intéressante citation : « « Quand l’ignorance est au sein des sociétés et le désordre dans les esprits, les lois deviennent nombreuses. Les hommes attendent tout de la législation, et chaque loi nouvelle étant un nouveau mécompte, ils sont portés à lui demander sans cesse ce qui ne peut venir que d’eux-mêmes, de leur éducation, de l’état de leurs mœurs. » — Ce n’est pourtant pas un révolutionnaire qui dit cela, pas même un réformateur. C’est un jurisconsulte, Dalloz, l’auteur du recueil des lois françaises, connu sous le nom de Répertoire de la Législation. Et cependant ces lignes, quoique écrites par un homme qui était lui-même un législateur et un admirateur des lois, représentent parfaitement l’état anormal de nos sociétés. Dans les États actuels une loi nouvelle est considérée comme un remède à tous les maux. Au lieu de changer soi-même ce qui est mauvais, on commence par demander une loi qui le change »47. Si cette critique trouve de nombreux échos contemporains, on voit qu’elle ne repose pas sur une vision naïve de la nature humaine, spontanément bonne et que le souci anarchiste de l’autonomie (individuelle et collective) organiserait dans un système anomique. Au contraire : la critique de l’hétéronomie de la loi étatique et la saisie du droit comme une production sociale et politique pour en dénoncer les usages politiques et sociaux, n’est pas sous-tendue par une révolte contre le droit48. Pas plus, au passage, que la quête de liberté qui fonde l’anarchie n’est synonyme de la licence à laquelle on l’a parfois associée, négligeant le caractère hautement moralisateur de certains de ses théoriciens.

De l’ordre étatique à l’ordre anarchiste

Le refus de l’ordre étatique n’est en somme jamais un refus de l’ordre tout court : il participe de la recherche d’un autre ordre que celui (im)posé par la loi. Pour le dire autrement, de même que l’athée est obsédé par Dieu, l’anarchiste l’est par la question de l’ordre, au point que pour M. Belhaj Kacem, « être anarchiste, c’est créer à tout instant les règles avec autrui, et pas simplement s’opposer à un système de règles » ; puisque « la politique est un jeu à la recherche de ses propres règles, voilà pourquoi l’anarchisme est l’essence du politique »49. C’est d’ailleurs l’ordre posé par la loi qui est vecteur de désordre, puisqu’il faut manifestement toujours plus de règles pour contenir les débordements suscités par les règles elles-mêmes ! Dès le début de son œuvre, Proudhon dit rechercher « un état d’égalité sociale qui ne soit ni communauté, ni despotisme, ni morcellement, ni anarchie [au sens de désordre], mais liberté dans l’ordre et indépendance dans l’unité »50. Aujourd’hui, un James C Scott parle d’« ordre politique » pour décrire l’État, afin précisément de ne pas laisser croire qu’il n’existerait, hors de l’État, que le désordre pur et simple51. De Proudhon à Bookchin, Scott ou Graeber, si l’irrévérence envers l’autorité (que partagent un certain nombre de juristes) conteste le monopole normatif de l’État, la « compréhension anarchiste du droit et de ses structures »52 a bien pour objectif l’avènement d’une société juste et ordonnée. En précisant encore que la croyance en la rationalité de l’homme et sa capacité à l’auto-organisation, n’implique pas un oubli du conflit – si on a dit que la menace du conflit fonde la nécessité de l’État comme garant de la sécurité, Proudhon fait néanmoins du conflit la base de la naissance du droit anarchiste dans La guerre et la paix (1861)53.

Le refus de la loi imposée n’étant en fait pour l’anarchie qu’un rejet de l’« étatisation du droit » entendu comme production du seul législateur54, ne remet pas en cause la nécessité d’une régulation juridique des rapports sociaux. Seules sont combattues les formes de régulation hétéronome déterminées par l’État, que la modernité politique a produites55. Pas d’anomie, donc, mais la quête d’un ordre sans le pouvoir, dans lequel les principes du droit anarchiste sont : l’autonomie (qui n’est pas l’isolement mais le fait de décider du contenu de ses liens sociaux56), l’horizontalité (contre la domination), la mutualité, l’entraide, la conciliation, la médiation, l’arbitrage … ce qui implique bien l’existence de règles organisant les relations des membres de tout groupe. L’opposition à la loi étatique imposée et univoque débouche sur la valorisation de la norme négociée, dont l’élaboration est collective (plurivoque). Par exemple l’anarchiste russe Alexéi Borovoï explique en 1918 que « le droit réel, l’ensemble des règlements conventionnels, basé sur l’accord des hommes qui les acceptent, c’est à proprement parler le droit anarchiste »57 ; ce droit n’est pas « un torrent des ‘biens’ qui se déversent de ‘là-haut’ », mais il se réalise « dans des formes accessibles pour les hommes ». Il ne peut certes pas « assurer à chacun une liberté illimitée », mais sa garantie « sera la responsabilité pour ma liberté et la liberté des autres. Comme tout droit, il doit être défendu. La forme concrète de cette défense, ne peut pas être indiquée d’avance. Elle correspondra aux besoins réels de la société à ce moment donné ».

Du droit rapport de force au droit rapport de réciprocité

Les anarchistes partagent certes la critique marxiste de la vision du droit étatique comme instrument d’oppression/de domination. Bien avant E.P. Thompson, historien marxiste anglais qui part de l’article de Marx sur les vols de bois (1842) pour opposer au droit étatique bourgeois le law from below des paysans58, G. Sorel et M. Leroy – deux excellents lecteurs de Proudhon – font du droit prolétaire le gage de l’émancipation et de l’autonomie de la classe ouvrière59. En lien avec la question du conflit, Pouget voit dans l’action directe un mode d’instauration de ce droit ; il la définit comme « la force ouvrière en travail créateur : c’est la force accouchant du droit nouveau – faisant le droit social ! La force est à l’origine de tout mouvement. La vie est l’épanouissement de la force et, hors de la force, il n’y a que néant. Hors d’elle, rien ne se manifeste, rien ne se matérialise »60. Pour Proudhon, Sorel ou Pouget, la force brute est celle de l’État et des classes supérieures61 et la force créatrice est le moyen de cristalliser la conscience populaire : dans le premier XXe siècle, l’organisation syndicale est en effet la matérialisation de la force collective, lieu de cohésion révolutionnaire de la classe ouvrière contre la classe dirigeante. Dans l’action directe, le recours à la force prépare la ruine des « régimes de force et de violence » pour y substituer « une société de conscience et de concorde […]. De sorte qu’on peut conclure que l’action directe, outre sa valeur de fécondation sociale, porte en soi une valeur de fécondation morale, car elle affine et élève ceux qu’elle imprègne, les dégage de la gangue de passivité et les excite à s’irradier en force et beauté »62.

Par où il faut comprendre que si le droit est issu d’un rapport de force, il est surtout un rapport de réciprocité et pas une justification de la force63. Chez Proudhon, le droit économique, qu’il distingue du droit politique (la force manifestée par la contrainte gouvernementale), est fondé sur les rapports de mutualité, dans lesquels la justice est une force de cohésion. On est dans la logique du droit comme une arme64, dont les anarchistes font un instrument d’autonomie et de défense (une ressource qu’on mobilise pour qualifier et contester une situation65). Henc van Maarseveen recourt à une métaphore intéressante pour décrire la dimension instrumentale et ambivalente du droit pour l’anarchiste, en expliquant qu’un scalpel peut être utilisé aussi bien pour tuer que pour soigner66. Ce qui n’est bien sûr pas sans lien avec la question de la résistance à l’oppression, tournée contre la loi. Pour J. Carbonnier, ceux qui transgressent le droit font encore du droit à leur manière67 ; de fait, on se rappelle qu’à la fin du XIXe siècle, les luttes du mouvement ouvrier (dans lequel les anarchistes finissent par rentrer en même temps qu’ils rentrent dans les syndicats68) sont fondées sur des réclamations de droit. Or il n’est pas de meilleur moyen, pour justifier le droit à créer, que de souligner la stupidité du droit en cours : une des consignes de l’anarcho-syndicalisme est ainsi la grève du zèle, où le blocage vient de l’application pure et simple de la règle, en retournant la rigidité de la loi contre elle-même. Dans un esprit plus directement constructif, on sait ce que les conventions collectives, qui sont aujourd’hui une source massive du droit du travail, doivent aux pratiques ouvrières (comme le démontre M. Leroy dans La coutume ouvrière, 1913). Dans une thèse récente, L. Berton pointe à son tour l’importance de la négociation légiférante en droit du travail, dont il signale l’inspiration proudhonienne69.

Ce caractère créatif de la vision anarchiste du droit confirme selon moi l’intérêt que les juristes devraient y porter.

2. Ce que les juristes pourraient faire de l’anarchie

Un droit libertaire, de Bookchin à Brassens

De manière assez spontanée, l’idée de droit libertaire apparaît a priori comme un repoussoir dont on conteste les critiques du droit capitaliste ; mais ne peut-elle être vue aussi comme un stimulus, un catalyseur de la créativité des juristes ? Il n’est que de songer à la question de l’abstention, du mandat impératif70, de la législation directe pratiquée dans les expériences autogestionnaires ou associatives fondées sur une base fédéraliste, du municipalisme libertaire d’un Murray Bookchin71, pour ne rien dire de l’ensemble des réflexions sur le contrat, de la théorie du mouvement constitutionnel d’un Proudhon, de son analyse du droit de propriété (littéraire) ou des réflexions de l’Internationale sur la question de l’héritage ou du statut de la femme…

On l’a compris, le droit est central dans la pensée anarchiste. Pierre Bance le souligne à partir l’exemple de la circulation routière72 : « Le Code de la route disparaîtra ? Chacun se conduira comme il le sent et comme il se doit grâce à un sens aigu de la civilité ? Pourtant, dès aujourd’hui, l’anarchiste ne doit-il pas s’obliger à respecter ce Code, non parce que l’État l’impose, mais parce qu’il est le gage de sa sécurité et de celle des autres ? ». Évoquant la citation fameuse de Brassens – « je suis tellement anarchiste que je fais un détour pour passer au passage clouté » – il en rappelle la chute – « … je fais un détour pour passer un passage clouté, pour ne pas avoir à discuter avec des flics » !

On retrouve ici l’opposition a-légalisme/illégalisme73 qui divisait les anarchistes fin de siècle quand les tenants de la propagande par le fait étaient dénoncés comme les idiots utiles dont les initiatives favorisaient une accentuation de la répression (les lois scélérates74) et l’organisation des polices européennes pour contenir le péril anarchiste (la théorie d’un complot mondial permettant d’aggraver l’arsenal répressif des États75). Plus qu’illégaux, les anarchistes sont a-légaux, négateurs de l’autorité et des lois, « ils tendent vers leur destruction et s’ingénient, en attendant l’anarchie, à échapper à leur contrainte »76. Parce que trop de règles tue le droit, à propos du Code de la route James C. Scott évoque cette route particulièrement accidentogène, et ce malgré la signalétique routière qui la surcharge. Le feu rouge imposant un système artificiel de coordination pour empêcher les accidents, Scott demande ce qui se passerait si le feu n’existait plus et que les piétons et les automobilistes devaient exercer leur jugement indépendant ? Or il se trouve qu’après une panne d’électricité, la ville de Drachten aux Pays-Bas a fait l’expérience d’une neutralisation de la signalétique, fluidifiant la circulation du fait d’une attention démultipliée des conducteurs – ce qui a fait dire à Hans Monderman77 (urbaniste créateur de la théorie du shared space, à l’origine du concept de route nue) qu’un « excès de signalisation incitait les conducteurs à diriger leur regard ailleurs que sur la route, ce qui contribuait en fait à rendre les croisements plus dangereux ». Scott y voit un exercice pratique intéressant pour l’anarchie : « le contexte où tout un chacun est obligé de partager la route avec divers autres utilisateurs, et ce, sans coordination impérative imposée par les feux de circulation, exige la vigilance (…) l’intelligence, le bon sens et l’attention soutenue des automobilistes et des piétons (…) qui s’engagent dans la circulation sans se sentir comme des automates pris dans un dédale de panneaux et de symboles impératifs »78. Par où l’on comprend que si le droit demeure, l’inflation normative sera réduite … au bénéfice de la préservation des libertés.

Que sauve l’État-providence ?

Les anarchistes contemporains sont évidemment confrontés à des États qui n’interviennent pas que pour interdire, et dans le cadre de l’État de droit la sollicitude de l’État-providence (ou ce qu’il en reste) se marque dans la loi, à l’obéissance de laquelle est lié l’épanouissement individuel. On a pu dire que la loi qui punit est devenue la loi qui sauve79 … mais que sauve-t-elle, à part le système juridique lui-même, qui se développe de manière exponentielle ?

La situation de boulimie normative n’est plus aujourd’hui contestée uniquement par les anarchistes (qui furent toutefois les premiers à demander pourquoi les libertés dépendaient d’un commandement – y compris un commandement donné à soi-même, comme dans le modèle législatif rousseauiste80) : c’est aujourd’hui un lieu commun de dire que la densification des règles entraîne un affaiblissement corrélatif des libertés81. Et si le conseil constitutionnel rappelle régulièrement au législateur comment faire les lois, il l’incite aussi à en faire moins et de meilleure qualité. Dès 1991, puis de nouveau en 2006, dans son rapport public annuel consacré à la sécurité juridique, le Conseil d’État avait aussi appelé l’attention des pouvoirs publics sur la complexité des lois et la prolifération législative, dénonçant « la loi bavarde », « un droit mou, un droit flou, un droit à l’état gazeux »82.

Le principe de la capacité de l’individu à s’organiser (qui est la base de sa responsabilité) fait dire à Annick Stevens qu’« en diminuant au maximum le besoin de règles et les raisons de les transgresser, nous diminuerons d’autant le besoin de répression et de punition, si bien que les alternatives dans ce domaine auront plus à résoudre des problèmes de conflits et de divergences, que ceux d’une délinquance proprement dite »83. A quoi on ajoutera que si le législateur est réputé savoir mieux que l’individu ce qui est bien pour lui (dans le cadre de l’État providence), on peut aussi se demander de quel individu il est question. Dans Seeing like a State J. C. Scott montre comment l’État standardise un individu qui n’est appréhendé qu’à travers les lunettes déformantes de l’État, lequel est aveugle aux réalités qui n’entrent pas dans sa vision statistique. Non seulement de telles analyses sont assez suggestives pour qui traite des rapports de l’administration avec les usagers, mais en temps de polémiques autour du principe et des modalités de contrôle du pass sanitaire/vaccinal, on rappellera que les anarchistes réfléchissent depuis longtemps à la question des documents d’identité, considérés comme autant de fiches de police84.

Vers une pensée juridique et anarchiste ?

On le voit, les frontières des pensées juridique et anarchiste sont poreuses. Comme le signale Emmanuel Dockès, si ces pensées du droit « ne sont nullement interchangeables elles se présentent toutes deux comme observatrices du fonctionnement réel, concret, du droit. L’État s’y dissout en interaction d’innombrables acteurs aux influences diverses et croisées. Et le droit y devient un ensemble d’énoncés normatifs interprétables, malléables, plus ou moins signifiants. Le prétendu ordre juridique y gagne en diversité. Le prétendu désordre anarchiste y gagne en juridiction »85. Au début des années 1930, G. Gurvitch ne proposait pas autre chose dans son idée du droit social, aujourd’hui à peu près autant oubliée des anarchistes que des juristes86. Sans le citer, D. Colson explique aujourd’hui que « dans la pensée libertaire, le droit est immanent aux forces collectives et, comme elles, multiple dans ses sources et ses manifestations. … Au lieu d’obéir à une source unique et transcendante (la « souveraineté ») il dépend d’une pluralité de sources primaires (les forces collectives), de « centres générateurs de droit », de « foyer autonomes du droit » correspondant à la grande diversité des expériences d’association et de composition de forces. … Sous ses formes diverses de contrats, de conventions, de règlements, de coutumes, de tribunaux d’honneur, d’arbitrage et de paroles données, il justifie, a contrario de toutes les sciences juridiques, que l’on parle à son propos de « droit sans règles » »87.

On a récemment situé la lecture anarchiste du droit par rapport à l’opposition plus classique du normativisme avec les théories critiques88. Le normativisme cherche une réponse pure à la question qu’est-ce que le droit ? (saisi dans sa forme), quand les théories critiques interrogent la dimension sociale du droit, qui est de l’ordre du relationnel, donc du politique89. Une telle vision du droit recoupe-t-elle exactement celle de l’anarchie ? On sait que les théories critiques n’envisagent pas plus une vie dépourvue de droit qu’une vie en dehors d’un certain imaginaire juridique ; mais elles tordent la question « qu’est-ce que le droit ? » pour en faire un « qui est (le) droit ? » autrement dit qui entre dans le champ du droit et qui en est exclu. On pourrait y voir un lien avec l’anarchie, qui ne postule pas une vie dépourvue de tout droit, mais uniquement du droit étatique ; à ceci près que pour l’anarchie, dont on a dit qu’elle refuse la sujétion au droit étatique mais n’envisage pas un mode de vie vécu sans le droit, la question ne serait finalement pas tant ce qu’est ou qui est le droit, mais bien plutôt (avec Nietzsche) la manière dont l’homme doit se comporter dans une vie qui se pense en-dehors des restrictions législatives, « sans une organisation de la vie qui serait basée sur ce que le droit autorise ou n’autorise pas »90. La différence avec les théories critiques est que celles-ci veulent corriger le droit étatique en en pointant les exclusions, quand les anarchistes dénoncent les dangers du droit étatique et le fait pour les hommes d’attendre tout d’un État qui norme leurs vies.

Conclusion : De l’anarchie comme boîte à outils

Au moment de conclure, il faut encore préciser que l’anarchie, qui recoupe des pensées et des pratiques révolutionnaires, fonde aussi une pensée scientifique sur l’État, pensée critique qui trouve ses origines dans les travaux des géographes Piotr Kropotkine et Élisée Reclus, et dont l’héritage se prolonge chez ceux qui s’attachent encore à démontrer que l’État n’est pas inéluctable91. En transposant une formule qu’on trouvait fréquemment sous la plume de P. Bourdieu, on peut dire que l’intérêt de ces travaux réside dans ce que, à l’évidence du c’est comme ça qui fonde la pensée d’État et en fait une nécessité, l’anarchie répond ça aurait pu donc ça pourrait être autrement92. Si la science s’accommode de l’engagement, l’anarchie y joue moins comme une idéologie que comme une boîte à outil ou une méthode. Anti-dogmatique, elle n’est en effet pas un système de pensée mais une pensée en action, qui se déploie dans la diversité des auteurs/acteurs qui s’en réclament93. Pour rendre compte de ce décalage de la méthode avec l’idéologie, la métaphore proposée par Dave Neal est intéressante, en ce qu’elle éclaire parfaitement le sens des mobilisations scientifiques de l’anarchie : dans la mesure où l’anarchie est orientée vers l’émancipation économique et sociale des individus et des groupes hors de l’État (capitaliste), la réalisation pratique de cet objectif qu’on assimile à un voyage, suppose moins d’avoir en main une simple carte routière (une idéologie) qu’une solide boîte à outils (une méthode) pour faire la route94.

L’historien et philosophe des sciences P. Feyerabend, souvent présenté par ses adversaires comme un tenant du relativisme cognitif, assumait une posture anarchiste quand il défendait une méthodologie pluraliste dans le monde rationnel de la pensée scientifique95, en opposant la contre-induction aux changements de paradigme définis par Th. Kuhn : la connaissance n’est pas « une série de théories cohérentes qui convergent vers une conception idéale ; ce n’est pas une marche progressive vers la vérité. C’est un océan toujours plus vaste d’alternatives mutuellement incompatibles (et peut-être même incommensurables) »96. Avec malice il dénonçait la dimension universelle prêtée au rationnel de la science, en affirmant que « l’irrationnel ne peut pas être exclu. Ce caractère particulier du développement de la science est un argument très fort en faveur d’une épistémologie anarchiste »97. Ce faisant, il dédramatisait l’histoire de la science en la révélant plus molle et irrationnelle que ce que les discussions méthodologiques projetaient en traitant du problème de la connaissance sub specie aeternitatis. La science est « un processus historique complexe et hétérogène, qui contient des anticipations vagues et incohérentes d’idéologies futures, côte à côte avec des systèmes hautement sophistiqués, et des formes de pensées anciennes ou pétrifiées »98. P. Feyerabend insistait en somme sur ce que la connaissance a de construit, et comment les difficultés y sont neutralisées – en particulier par un travail du langage, dont les juristes savent qu’il n’est pas seulement un instrument servant à décrire les évènements, puisqu’il les façonne tout autant. Il taxait sa méthode d’anarchiste, dans la mesure où, comme tous les modèles théoriques ou pratiques, l’anarchie incorpore une variété de limitations et de contradictions ; or elle admet ces échecs et ne s’embarrasse pas de les cacher derrière des montagnes d’absolue certitude et de compétence99 ! L’anarchie méthodologique assume en somme le rôle créatif du chaos et d’une forme de contingence, qui viennent bouleverser la raison et favorisent le progrès. Une telle perspective dédramatise l’histoire des sciences, en nuançant l’exclusivisme et en privilégiant le dialogue entre tenants de théories incommensurables100 puisque ce sont précisément des méthodes différentes, voire antagonistes, qui ont permis aux scientifiques, au cours des siècles, suivant les circonstances naturelles ou sociales, de faire évoluer leurs programmes de recherche.

Ces considérations sur les rapports de l’anarchie avec le droit ayant été préparées pour la Société d’histoire du droit, on rappellera enfin que certaine manière « anarchiste » de faire de l’histoire se déploie aussi hors de la « pensée d’État »101. P. Clastres contestait l’idée d’une histoire à sens unique dans laquelle toute société serait unilatéralement engagée vers l’État, selon un parcours dont les étapes mènent de la sauvagerie à la civilisation. Il en va de même pour J. C. Scott, dont l’œuvre rappelle que le récit de civilisation est toujours celui qui est le mieux adapté à la construction de l’État102. Homo domesticus dénonce ainsi la myopie historique du récit étatique, la déformation induite par les histoires étatiques centrées sur les cours et les capitales, ces histoires d’espaces étatiques qui négligent (quand elles ne les ignorent pas complètement) les espaces non étatiques se situant hors de leur portée, et les périodes d’effondrement dynastique où n’existe plus guère d’État103. Zomia propose une histoire des espaces extra-étatiques (ou périphéries étatiques) des populations d’Asie du Sud Est, qui refusaient le modèle étatique : si elles ne semblent pas avoir d’histoire (puisqu’elles n’ont pas de traces écrites), c’est parce qu’elles ont appris « à voyager léger » ; mais elles n’en sont pas pour autant hors du temps et de l’histoire104. La démarche anarchiste qui fonde cette approche historique de l’État est assumée : selon Scott « au meilleur de ses capacités, l’histoire est à mon avis la discipline la plus subversive parce qu’elle nous révèle comment les choses que nous tenons pour évidentes sont réellement advenues »105.

Faire de ce qui est évident un problème est décidément une définition intéressante de l’anarchie. Si l’idée d’un droit libertaire dérange les certitudes de certains juristes, ce qu’elle propose mérite qu’on s’y intéresse : la culture juridique ne doit pas être pensée en termes d’identité mais de pluralité, et la confrontation de regards pluriels portés sur le droit – jusque et y compris le droit libertaire – est nécessairement féconde.

Anne-Sophie Chambost est professeure d’histoire du droit à Sciences Po Lyon. Elle a soutenu sa thèse de doctorat de droit en octobre 2000 à l’Université Jean Moulin Lyon 3 sous le titre La pensée juridique de Pierre-Joseph Proudhon. Un anarchiste et le droit. La première partie de cette thèse a été publiée en 2004 aux Presses Universitaires de Rennes sous le titre Proudhon et la norme. Pensée juridique d’un anarchiste.

Ce texte est issu d’une conférence prononcée à la Société d’histoire du droit, le 15 janvier 2022 : « ‘Avant tout c’est le droit qui doit nous occuper’… Considérations anarchistes sur le droit (XIXe-XXe siècle) ».

G. Agamben, Création et anarchie. L’œuvre à l’âge de la religion capitaliste, Payot, 2017, p. 93.

M. Weber, « Essai sur le sens de la ‘neutralité axiologique’ dans les sciences sociologiques et économiques », Essais sur la théorie de la science, Plon, 1965, p.482.

4 Ibid., p.488.

A.-S. Chambost, La pensée juridique de Pierre-Joseph Proudhon. Un anarchiste et le droit, thèse droit, Jean Moulin-Lyon 3, 2000. La première partie de la thèse a été publiée sous le titre Proudhon et la norme. Pensée juridique d’un anarchiste, Presses Universitaires de Rennes, 2004.

6 F. Terré, Introduction générale au droit, Dalloz, 1991, p.119.

Ex. P. Deumier, Introduction générale au droit, LGDJ, 6e éd., p.131 et suiv. (la notion d’ordre juridique), n° 135 et suiv. (d’autres ordres juridiques).

8 D. Alland, S. Rials (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, V° « Marxistes (Doctrines du droit) », PUF Quadrige, Lamy, 2003, p.1000.

9 A.-S. Chambost, « Anarchism : a stillborn ideology », intervention au colloque organisé par R. Bourke, History of political thought in the age of ideologies, University Queen Mary (Londres), 31 mai- 1er juin 2018.

10 M. Virally (La pensée juridique (1960), LGDJ, 1998) définit la pensée juridique comme ne proposant pas simplement une description théorique de la réalité juridique mais comme l’étude même de cette réalité. C’est toute l’ambition de Proudhon, pour qui le droit est une réalité d’ordre phénoménal existant à la fois dans les normes qui l’expriment et dans les sanctions infligées en cas de violation. Sa réflexion se diffuse dans les deux directions logiques d’une approche du droit, par la détermination de sa source et la légitimité de la sanction qui le soutient. Son intérêt pour la norme participe directement de sa critique anarchiste.

11 On démarquera de ces analyses de la pensée juridique de Proudhon, l’objet éditorial non identifié de Th. Isabel, Pierre-Joseph Proudhon. L’anarchie sans le désordre (autrement, 2017) avec une préface ahurissante de M. Onfray. Cet ouvrage n’est qu’une version « XXIe siècle » de la « profanation de sépulture » (M. Leroy) à laquelle l’Action Française avait déjà procédé dans le tout premier XXe siècle. Sur ce sujet, voir A.-S. Chambost, « Déboulonner la statue de Proudhon ? », O. Ferreira, P. Charlot, Mélanges P. Rolland (à paraître).

12 Ex. en dernier lieu : H. Amborn, Law as a refuge of anarchy. Societies without hegemony of the State, The Mit Press, 2019 ; E. Loizidou, « What is law ? », C. Levy, S. Newman (eds), The anarchist imagination. Anarchism encounters the humanities and the social sciences, Routledge, 2019, p. 181-193.

13 R. Nozick, Anarchie, État et utopie (1974), PUF, 2016.

14 Th. Holterman, H. van Maarseveen, Law and anarchism, Black Rose Books, Montreal, 1984; Th. Holterman, L’anarchisme c’est réglé. Un exposé anarchiste sur le droit, Atelier de création libertaire, 2013 ; Anthropologie et anarchie dans les sociétés polycéphales, Atelier de création libertaire, 2021.

15 Réfractions, n° 6 De quel droit. Droit et anarchie (2000) ; n° 31, Les conflits, c’est la vie (2013) ; n° 37 La justice hors la loi (2016).

16 Article de P. Bance « La question du droit en anarchie », site de réflexions libertaires Grand angle, 4 octobre 2013, https://www.grand-angle-libertaire.net/la-question-du-droit-en-anarchie-pierre-bance/.

17 Sur une approche psychanalytique du droit : C. Rodière-Rein, Naissances inconscientes du droit, NRF Gallimard, 2017 ; Psyché anarchiste. Débattre avec Nathalie Zaltzman, PUF, 2011. L’ouvrage est centré sur l’article de N. Zaltzman, « La pulsion anarchiste » (1979), qui envisage les pulsions de mort sous l’angle paradoxal de leur fécondité – i.e. rendre la vie à nouveau intéressante en se tenant sur la corde, à mi-distance entre « la fragilité des raisons de vivre et leur indestructibilité » : « La lutte entre Éros et l’instinct de mort organise les rapports entre l’individu et la société. Tantôt la victoire d’Éros se porte vers l’autoconservation de la civilisation, au risque de son usure, tantôt la pulsion de mort travaille à la poussée libertaire la plus individuelle contre les normes sociales ». L’anarchie est définie comme « refus de l’autorité, cette priorité donnée au jugement individuel, cette profession antidogmatique . Le libre arbitre individualiste s’oppose aux courants sociétaires autoritaires » (op.cit., p.57).

18 Parmi les sujets d’histoire des idées politiques pour la leçon en 24h, sont tombés ces dernières années : Proudhon et Marx (2012), Anarchie et droit (2014), L’anarcho-syndicalisme (2016).

19 C. Bertrand, R. Brett, F. Pulliero, N. Wagener (éds.), Droit et anarchie, L’Harmattan, collection Presses Universitaires de Sceaux, 2013.

20 Utopies concrètes. Journée d’étude sur la pratique anarchiste du droit, Sciences Po Paris, 1er décembre 2021.

21 G. Navarro-Ugé, L’idée de droit social de Georges Gurvitch : La société comme source du droit (P. Bouretz, P. Brunet, éds., Université Paris 1, 2020) ; L. Berton, Recherche sur la démocratie sociale en droit (A. Laquièze, éd., Université Paris Descartes, 2020).

22 L. de Sutter, Hors la loi. Théorie de l’anarchie juridique, Les liens qui libèrent, 2021.

23 C. Bouglé, Proudhon et notre temps, 1919 – participation de juristes, docteurs ou professeurs : Roger-Picard (agrégé en 1919, professeur à Lille de 1923 à 1927 avant de revenir à Paris) ; Michel Augé-Laribé ; William Oualid (agrégé en 1919, professeur à Dijon, Strasbourg, avant de revenir à Paris) ; plus un futur autre membre de la faculté de droit de Paris, le spécialiste d’économie politique Gaétan Pirou.

24 G. Burdeau, L’État, Seuil, 2009.

25 G. Agamben, Création et anarchie…, op.cit., p. 94-95.

26 J.C. Scott, Seing like a State. How certain scheme to improve the human condition have failed, Yale univ press, 1998 (récemment traduit sous le titre L’œil de l’État : moderniser, uniformiser, détruire, La Découverte, 2021).

27 P. Kropotkine, Paroles d’un Révolté, Paris, Marpon et Flammarion, 1885, chapitre Ordre, p.97-104 : « On nous reproche souvent d’avoir accepté pour devise ce mot anarchie qui fait tellement peur à bien des esprits. — « Vos idées sont excellentes, — nous dit-on, — mais avouez que le nom de votre parti est d’un choix malheureux. Anarchie, dans le langage courant, est synonyme de désordre, de chaos ; ce mot éveille dans l’esprit l’idée d’intérêts qui s’entrechoquent, d’individus qui se font la guerre, qui ne peuvent parvenir à établir l’harmonie » (p.97).

28 Ibid., p.100.

29 A. Perrinjaquet, « Idéal libertaire et idée du droit naturel », Réfractions, n° 6 (De quel droit ?), 2000 (en ligne). « Le pouvoir ne peut travailler qu’à se maintenir, s’affermir, s’agrandir. La pulsion anarchiste travaille à le faire voler en éclats » (N. Zlatzman, op.cit., p.58).

30 P. Bourdieu, « La force du droit. Éléments pour une sociologie du champ juridique », Actes de la recherche en sciences sociales, n°64, 1986, p.3 et suiv. ; « Les juristes. Gardiens de l’hypocrisie collective », F. Chazel, J. Commaille (dir.), Normes juridiques et régulation sociale, Lextenso-LGDJ, 1991, p. 95-99.

31 N. Hakim, L. Guerlain (dir.), Littératures populaires du droit. Le droit à la portée de tous, Lextenso-LGDJ, 2019.

32 R. Creagh, « Au-delà du droit », Réfractions, n° 6 (De quel droit ?), 2000 (en ligne).

33 Ibid..

34 J. Carbonnier, « L’hypothèse du non-droit », Archives de philosophie du droit, 1963 ; repris dans Flexible droit, LGDJ, p. 25-47 (p.26). En réalité, le « non-droit » ne désigne pas le vide absolu du droit mais simplement une « baisse plus ou moins considérable de la pression juridique ». Sur le « tout juridique » qui est un « tout étatique », le sociologue du droit ajoutait : « Une investigation empirique achèverait probablement de constater que, dans notre société du XXe siècle finissant, les situations de fait qui relèvent du non-droit sont, en général, sensiblement moins fréquentes que les situations de droit correspondantes. On ne saurait en être surpris puisque la pression sociale pèse de tout son poids en faveur des situations juridiques. Dans l’État bureaucratique, il est quotidiennement plus simple, pour l’individu, de vivre des situations de droit, avec des ‘papiers bien en règle’ » (p.42).

35 C’est ce que G. Gurvitch avait compris de l’œuvre de Proudhon qu’il plaçait dans le corpus de théorie (pluraliste) du droit social (L’idée de droit social. Notion et système du droit social, Paris, Rec. Sirey, 1932). Sur ce point, E. Dockes, « Droit et anarchie. Sur l’alliance et l’entraide de deux frères prétendument ennemis », Réfractions, n° 37, p.8 ; A.-S. Chambost, « Penser et administrer le territoire sans l’État., Perspectives anarchistes, de P.-J. Proudhon à J.C. Scott », C. Gazeau, T. Carvalho, P. Delaigue, Penser et administrer le territoire sans l’État, La Mémoire du droit (à paraître) ; id., « Proudhon, lecteur de Krause », O. Ferreira (éd.), Krausisme juridique et politique en Europe, Classiques Garnier, 2021, p. 343-364.

36 E. Dockes, « Droit et anarchie. Sur l’alliance … », op.cit., p.10.

37 C. Reeves, Le socialisme sauvage. Essai sur l’auto-organisation et la démocratie directe dans les luttes de 1789 à nos jours, L’Échappée, 2018, p.38. On peut citer l’une des dernières définitions que Proudhon donne de l’anarchie : « L’anarchie est, si je peux m’exprimer de la sorte, une forme de gouvernement, ou constitution dans laquelle la conscience publique et privée, formée par le développement de la science du droit, suffit seule au maintien de l’ordre et à la garantie de toutes les libertés, où, par conséquent, le principe d’autorité, les institutions de police, les moyens de prévention et de répression, le fonctionnarisme, l’impôt, etc., se trouvent réduits à leur expression la plus simple; à plus forte raison, où les formes monarchiques, la haute centralisation, remplacées par les institutions fédératives et les mœurs communales, disparaissent. Quand la vie politique et l’existence domestique seront identifiées ; quand, par la solution des problèmes économiques, les intérêts sociaux et individuels seront en équilibre et solidaire, il est évident que toute contrainte ayant disparu, nous serons en pleine liberté ou anarchie » ; P.-J. Proudhon, Correspondance, Paris, Lacroix, 1875, t.14, p.32 (lettre à X***, 20 août 1864).

38 R. Libchaber, L’ordre juridique et le discours du droit : essai sur les limites de la connaissance du droit, Lextenso-LGDJ, 2013 ; précisions dans J.-L. Halpérin, « La détermination du champ juridique à la lumière de travaux récents d’histoire du droit », Droit et société, 2012, n° 81, p.416 ; on lira aussi avec profit le volume de la revue Tracés, coordonné par G. Calafat, A. Fossier, P. Thévenin, « Penser avec le droit », Tracés, n° 27, 2014 (en ligne).

39 R. Creagh, « Au-delà du droit », op.cit..

40 R. Nozick, Anarchie, État, utopie, op.cit.. Antiétatique, la pensée anarchiste n’en est pas moins une pensée politique, qui refuse l’absorption du politique par l’État.

41 R. Berthier, « État, droit et légitimité », L’Homme et la société, n° 123-124, 1997, p. 38.

42 J. Caillosse, « La sociologie politique du droit », Droit et Société, 2011/1, 77, p. 194.

43 Introduction C. Levy, S. Newman (eds), The anarchist imagination. Anarchism encounters the humanities and the social sciences, Routledge, 2019.

44 Nonobstant un arsenal pénal déjà massif, chaque fait divers appelle une loi, situation dont l’état de crise sanitaire a livré une sorte de démonstration par l’absurde – cf. le décret sur les sapins de Noël.

45 F. Terré, N. Molfessis, Introduction générale au droit, op.cit., p.114.

46 Ex. P.-J. Proudhon, Idée générale de la Révolution (1851) : « Être gouverné, c’est être gardé à vue, inspecté, espionné, dirigé, légiféré, réglementé, parqué, endoctriné, prêché, contrôlé, estimé, apprécié, censuré, commandé, par des êtres qui n’ont ni le titre, ni la science, ni la vertu… Etre gouverné, c’est être, à chaque opération, à chaque transaction, à chaque mouvement, noté, enregistré, recensé, tarifé, timbré, toisé, coté, cotisé, patenté, licencié, autorisé, apostillé, admonesté, empêché, réformé, redressé, corrigé. C’est, sous prétexte d’utilité publique, et au nom de l’Intérêt général, être mis à contribution, exercé, rançonné, exploité, monopolisé, concussionné, pressuré, mystifié, volé ; puis, à la moindre résistance, au premier mot de plainte, réprimé, amendé, vilipendé, vexé, traqué, houspillé, assommé, désarmé, garrotté, emprisonné, fusillé, mitraillé, jugé, condamné, déporté, sacrifié, vendu, trahi, et pour comblé, joué, berné, outragé, déshonoré. Voilà le gouvernement, voilà sa justice, voilà sa morale ! Et dire qu’il y a parmi nous des démocrates qui prétendent que le gouvernement a du bon ; des socialistes qui soutiennent au nom de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, cette ignominie ; des prolétaires qui posent leur candidature à la présidence de la République ! Hypocrisie ! »

47 P. Kropotkine, La loi et l’autorité, 1892, p. 1.

48 Expression inspirée de l’ouvrage de G. Morin, La révolte des faits contre le code (1920) que l’on a coutume de rapprocher l’ouvrage de J. Cruet, La vie du droit et l’impuissance des lois (1908).

49 D. Graeber, L’anarchie – pour ainsi dire. Conversations avec Mehdi Belhaj Kacem, Nika Dubrovsky et Assia Turquier-Zauberman, Diaphanes, 2021, p.129.

50 P.-J. Proudhon, De la célébration du dimanche, Rivière, 1926, p.61. L’attention portée à l’égalité et la critique de la propriété privée distingue l’anarchie de l’anarcho-capitalisme et du libertarianisme (ex. F. Lafaille, « L’anarchisme juridique de Bruno Leoni », Jus Politicum, n°5, 2011 (en ligne) ; thèse Aix). Elle se distingue aussi de l’ochlocratie, aujourd’hui à la mode, forme radicale de la démocratie dans laquelle chacun aspire à exercer le pouvoir. Face à ce trop-plein, l’anarchie qui refuse le pouvoir représente un vide (à la critique de B. Leoni pour qui l’État est « cette grande fiction à travers laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde » (La liberté et le droit, cité par F. Lafaille).

51 J. C. Scott, Zomia, ou l’art de ne pas être gouverné, Seuil, 2013, p. 85.

52 C. Ruby, preface à Th. Holterman, H. van Maarseveen, Law and anarchism, op. cit., p. 9.

53 Cet ouvrage de Proudhon a été incompris et très critiqué, en particulier au motif que la confrontation des antinomies semble toujours se résoudre dans une sorte d’équilibre dialectique (le même grief sera ensuite fait à la pensée juridique de G. Gurvitch).

54 Chez Proudhon, Godwin ou Bakounine : « la société se gouverne par les mœurs ou par les habitudes traditionnelles, mais jamais par les lois » ; la société est mue par des forces internes, spontanées, et il ne « faut pas les confondre avec les lois politiques et juridiques », cité par R. Berthier, p. 37.

55 M. Cossutta, Errico Malatesta. Note per un diritto anarchico, EUT (Trieste), 2015.

56 R. Descallar, “Anarchism and legal rules”, Th. Holterman, H. van Maarseveen, Law and anarchism, op.cit., p. 192.

57 A. Borovoï, « L’anarchisme et le droit », Noir et Rouge. Cahiers d’études anarchistes révolutionnaires, n° 24, mai-juin, 1963 (en ligne La presse anarchiste). Traduction du chapitre VII consacré au thème du droit de l’ouvrage L’Anarchisme (Moscou, éditions Culture et Révolution, 1918, p. 134-146).

58 E. P. Thompson, La guerre des forêts (1975), La Découverte, 2014 ; id., Les usages de la coutume. Traditions et résistances populaires en Angleterre. XVIIe-XIXe siècle (1991), EHESS, Gallimard, Seuil, 2015.

59 A.-S. Chambost, « Le sens de l’ordre dans la passion de la liberté : le droit prolétarien de Maxime Leroy », Mémoires de la Société pour l’Historie du Droit et des Institutions des anciens pays bourguignons, comtois et romands, vol. 70, 2013, p. 353-371 ; id., « Les illusions perdues de l’autonomie du droit du travail. Droit prolétaire vs Droit bourgeois », A.-.S Chambost, A. Mages (éds.), La réception du droit du travail dans les milieux professionnels et intellectuels, Lextenso-LGDJ, 2017 ; id., « LEROY M., La coutume ouvrière », RTD civ., 2015.

60 Émile Pouget, « Les caractères de l’action directe » (1908) paru dans Le sabotage (1910), reproduit dans la revue Agone, n° 33 (Le syndicalisme et ses armes), 2005, p. 11. « Mais de ce que le peuple ne recourt pas à la force par plaisir, il serait dangereux d’espérer suppléer à ce recours en usant de palliatifs d’essence parlementaire et démocratique. Il n’y a pas de mécanisme de rotation – ni le référendum ni tout autre procédé qui prétendrait dégager la dominante des desiderata populaires – grâce auquel on puisse escompter faire l’économie des mouvements révolutionnaires. Se bercer de semblables illusions, alors que les vertus miraculeuses attribuées au suffrage universel concentraient l’espoir général. Certes, il est plus commode de croire à la toute-puissance du suffrage universel, ou même du référendum, que de voir la réalité des choses : cela dispense d’agir – mais par contre, cela ne rapproche pas de la libération économique. En dernière analyse il faut toujours en revenir à l’aboutissement inéluctable : le recours à la force !  » (p.14).

61 Quand bien même elle est dissimulée sous la forme d’un droit supérieur en écho à la mise en garde de Rousseau : « le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir » ; J.-J. Rousseau, Du Contrat Social, livre 1er, chap. III.

62 E. Pouget, « Les caractères de l’action directe », op.cit., p.15.

63 R. Berthier, op.cit., p.43.

64 Synthèse dans L. Israël, L’arme du droit, Presses de Sciences Po, 2009.

65 A. Merrheim définissait le syndicat comme « un groupement de lutte intégrale révolutionnaire (qui) a pour fonction de briser la légalité qui nous étouffe pour enfanter un droit nouveau que vous voulons voir sortir de nos luttes », Cité dans l’Encyclopédie anarchiste, V° « Confédération générale du travail » (en ligne).

66 H. van Maarseveen, « Anarchism and the theory of political law”, op. cit., p. 96.

67 J. Carbonnier, « Non-droit », op.cit., p. 32.

68 J. Toublet, « L’anarcho-syndicalisme, l’autre socialisme », 1997, http://1libertaire.free.fr/JToublet02.html.

69 L. Berton, op.cit., p.321.

70 P.-H. Zaidman, Le mandat impératif…

71 Le municipalisme libertaire d’un Murray Bookchin fait aujourd’hui des émules, ex. la tentative d’organisation d’une démocratie participative radiale à Saillans dans la Drôme : L. Leclair, « Saillans, les habitants au pouvoir », Projet, n° 374, 2020/1, https://www.cairn.info/article.php?ID_ARTICLE=PRO_374_0024.

72 P. Bance, « La question du droit en anarchie », Grand Angle (note 6).

73 Sur la question de l’illégalisme, on rappellera que la propagande par le fait a été d’abord évoquée au congrès de Vevey (12 septembre 1880 : propagande révolutionnaire par tous les moyens en acte, y compris terroristes) puis au congrès de Londres (14 juillet 1881, où ses caractères sont définis : elle est illégale (insurrectionnelle), désintéressée (au seul service de la cause révolutionnaire) et pédagogique (elle donne sens aux théories anarchistes)). A la fin du XIXe siècle, sur fond d’interrogation sur la moralité de l’action révolutionnaire, la question des attentats provoque une tension entre légalité et légitimité de l’action révolutionnaire (la fin justifie-t-elle tous les moyens ?). La violence de la réaction des autorités finit par convaincre les anarchistes de l’inutilité révolutionnaire de l’illégalisme ; synthèse des arguments dans A.-S. Chambost, « ‘Nous ferons de notre pire…’. Anarchie, illégalisme… et lois scélérates », Droit et cultures, 2017-2, n° 74, p. 65-87.

74 La loi 28 juillet 1894 ne fut supprimée que par l’article 372 de la loi du 16 décembre 1992, https://www.legifrance.gouv.fr/loda/article_lc/LEGIARTI000006491916/

75 Sur la période des attentats, A. Butterworth, The world that never was. A true story of dreamers, schemers, anarchists and secret agents, Vintage, 2011.

76 A. Lapeyre, « Illégalisme », Encyclopédie anarchiste (en ligne Wikisource).

77 Hans Monderman, dec 31, 2008, https://www.pps.org/article/hans-monderman.

78 J. C. Scott, Petit éloge de l’anarchisme, Lux, 2013, p.1 44.

79 F. Terré, N. Molfessis, Introduction générale au droit, op.cit., p.118 : « la loi (…) ne commande pas, elle accorde ; elle n’interdit pas, elle confère des droits ».

80 L’idée de commandement / obéissance reste au cœur du dispositif, même si chez Rousseau, en obéissant à la loi qu’il a contribué à faire, l’individu est réputé n’obéir qu’à lui-même, et donc rester parfaitement libre.

81 F. Surreau, Pour la liberté, Tallandier, 2017 ; Ph. K. Howard, Life without lawyers. Liberating Americans from too much law, W. W. Norton & Company, 2010.

83 A. Stevens, « L’institution des règles au regard du déterminisme et de la liberté », Réfractions, n° 37, p. 34.

84 L’université n’y échappe pas : ex. Academia : https://academia.hypotheses.org/29508

85 E. Dockes, « Droit et anarchie. Sur l’alliance et l’entraide de deux frères prétendument ennemis », Réfractions, n° 37, p. 11.

86 On a l’espoir que la thèse précitée de G. Navarro-Ugé corrigera cette omission.

87 D. Colson cité par R. Creagh, op.cit..

88 E. Loizidou, « What is law ? », C. Levy, S. Newman, The anarchist imagination…, op.cit., p. 181-193. Les théories critiques sont synthétisées à partir de l’ouvrage C. Douzinas, A. Gearey (eds), Critical jurisprudence : the political philosophy of justice, Bloomsbury Publishing PLC, 2005.

89 Le droit ne fonctionnant pas dans un vide dégagé de toute influence politique, D. Manaï dénonçait le normativisme kelsenien comme de la science-fiction : « Critique des présupposés positivistes du normativisme kelsenien. Essai d’une analyse démystificatrice et d’une présentation des orientations des recherches juridiques contemporaines », Procès, 1982, n° 9 (Approches critiques du droit).

90 E. Loizidou, « What is law ? », op.cit., p.183.

91 Ex. J. C. Scott, Homos Domesticus, La Découverte, 2020, p. XVIII ; D. Graeber M. Sahlins, On kings, Hau books, en ligne ; D. Graeber, D. Wengrow, Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité, Les liens qui Libèrent, 2021 ; S. Springer, Pour une géographie anarchiste, Lux, 2018.

92 Ex. P. Bourdieu, Sur l’État. Cours au collège de France 1989-1992, Seuil, 2012.

93 R. Rocker, Théorie et pratique de l’anarchosyndicalisme, Aden, 2010, p.52 : « l’anarchisme n’est pas une solution brevetée à tous les problèmes humains ni, comme on lui en fait souvent le reproche, une utopie de parfaite organisation sociale, puisqu’il rejette par principe tout programme et tout concept définitifs. L’anarchisme n’accorde de crédit à aucune vérité absolue […]. Le pire crime de tout type d’État quel qu’il soit est de vouloir inlassablement enfermer l’immense diversité de la vie sociale dans une forme précise et déterminée, interdisant tout élargissement des perspectives… ».

94 D. Neal, «Anarchism : ideology or methodology ? », 1997 (en ligne The Anarchist Library).

95 P. Feyerabend, Contre la méthode. Esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance, Seuil, 1979 (1975).

96 Ibid., p.27.

97 Ibid., p.196.

98 Ibid., p.157.

99 J. Ferrell, « Against the law : Anarchist criminology », Social Anarchism, n° 25, 1998, (en ligne).

100 J.-L. Gautero y voit une pensée « audacieuse qui nous invite à multiplier les approches d’un monde « riche et dynamique », qui « influence et reflète les activités de ceux qui l’explorent » » ; « Feyerabend, relativiste et réaliste », Tracés. Revue de Sciences humaines, n° 12, 2007.

101 F. Ferretti, « Annales, géohistoire et socialisme. Lucien Febvre, lecteur et critique d’Élisée Reclus », Terra Brasilis, 2016-7 (en ligne). L’auteur pointe la connaissance fine du célèbre historien sur les travaux de Proudhon, Kropotkine et Reclus, et l’influence de ce dernier sur les Annales.

102 J. C. Scott, Zomia, op.cit., p. 601. La dimension politique de l’histoire est évidente dans le récit des origines du système étatique, qui est un fondement de légitimité pour les gouvernants, auxquels elle permet de ne pas sembler arbitraire ou fondé sur la seule force.

103 Id., Homo domesticus, op. cit., p. 71.

104 Id., Zomia…, op. cit., p. 601.

105 Id., Homo domesticus, op. cit., p.21.

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