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23 décembre 2018

A propos des gilets jaunes

Voici deux textes sur le mouvement incontournable des Gilets jaunes :
  • « Les Gilets jaunes sont-ils anarchistes » par Charles Macdonald
  • « Repères libertaires et pragmatiques sur un mouvement composite » par Philippe Corcuff

[tab: Gilets jaunes]

Les Gilets jaunes sont-ils des anarchistes ?

Par Charles Macdonald

Un grand nombre d’opinions ont été émises par les politologues, sociologues, historiens et autres sur la nature du mouvement des Gilets Jaunes (GJ). Ce mouvement déconcerte. On ne trouve pas le modèle qui le définirait le mieux. Jacquerie, Mai 68, résurgence des grandes grèves du passé, Nuits Debout, Prise de la Bastille ? Les -ismes (poujadisme, nationalisme, extrémisme de droite ou de gauche, réformisme, fascisme, antifascisme) ne conviennent pas vraiment. Il y a un déficit de vocabulaire. Les intellectuels s’affairent. Mais, dans cette fébrilité conceptuelle, un mot n’est presque jamais prononcé, celui d’anarchisme. Pourquoi ?

A-t-on oublié que le terme « anarchie » signifie simplement « sans chef » ? Les GJ sont-ils sans chefs ? Incontestablement. Des représentants ou porte-parole plus ou moins auto-désignés sont apparus, pour disparaître aussitôt. Les GJ sont-ils encadrés par des partis ou des syndicats ? Evidemment non. Reçoivent-ils des ordres d’une autorité supérieure ? Aucunement. Ils sont donc anarchistes au sens étymologique, simple, primaire du terme. Pourquoi ne pas prononcer ce mot ? Pour des raisons évidentes. Les anarchistes, dans la pensée politique et académique ambiante signifie « casseurs », « voyous » « nihilistes ». Anarchisme signifie, pour la quasi totalité de nos intellectuels dument formatés, chaos et destruction. Ce sens n’est pas le bon.

Et pourtant l’anarchie et l’anarchisme sont des constantes de l’histoire et de l’évolution humaine. Elle peut apparaître sous différentes formes, spontanée, non idéologique (anarchie) ou idéologique, doctrinaire, organisée (anarchisme) mais elle a toujours deux aspects fondamentaux. Le premier, déjà indiqué par son nom, est le refus du pouvoir et de l’institution qui l’incarne suprêmement, l’Etat. L’autre est celui de la création de communautés fondées sur l’entraide, la coopération, l’équivalence radicale de sujets concrets. Or n’est-ce pas exactement ce que l’on observe chez une partie au moins des GJ ? Ces ronds-points qui voient se dresser des cabanes, où l’on se parle, où des individus qui ne connaissaient pas se trouvent et s’accordent, où des commerçants apportent du pain et des croissants, où l’on boit du café dans une ambiance de camaraderie, autour de feux, dans le froid, où finalement l’on retrouve ce grand festin de l’humanité qui est de se retrouver dans la convivialité heureuse. Après, il faut s’organiser, et alors commence un long processus qui transforme l’anarchisme spontané et viscéral en un combat pour le pouvoir où il risque de se perdre.

Les GJ ont surgi de l’indifférenciation, de leur condition d’inférieurs, de leur statut de sujets abstraits et invisibles du tout social. Ils sont devenus des sujets concrets, vivants, et non plus des numéros, des catégories statistiques. Ils ne proposent pas d’abord de slogan politique, de dispositif économique, de mesure administrative. Ils disent : je suis pauvre, je suis humilié. Ils racontent leur histoire. Ils sont devant les caméras des personnes à part entière. Ils parlent à la première personne et disent au grand chef : dégage ! Ils protestent contre l’aliénation dont ils sont victimes. Celle du pouvoir, celle de l’existence. Ils sont, en tout cela, sinon anarchistes, en tout cas « anarches », même s’ils sont aussi beaucoup d’autres choses.

En tout état de cause les GJ veulent plus d’égalité, produisent de la fraternité et rejettent les hiérarchies. Même s’ils sont loin pour une grande part des idées libertaires ou des programmes anarchistes, même s’ils ne se réclament pas de Bakounine, de Proudhon ou de Bookchin, ils appartiennent à la grande mouvance humaine pour laquelle les termes d’anarchie et d’anarchisme doivent être utilisés.

Charles Macdonald est directeur de recherche honoraire en anthropologie au CNRS et auteur notamment de L’ordre contre l’Harmonie. Anthropologie de l’anarchie (Paris, Editions Petra, 2018, https://www.editionspetra.fr/livres/lordre-contre-lharmonie-anthropologie-de-lanarchie).

[tab:Repères]

« Gilets jaunes » : repères libertaires et pragmatiques sur un mouvement composite

Par Philippe Corcuff

1 – Préalables : Des difficultés d’une approche nuancée du mouvement des « gilets jaunes » en contexte politico-idéologique confusionniste

Le mouvement dit des « gilets jaunes », amorcé en octobre 2018 sur le territoire français, apparaît composite, doté de contradictions et d’ambiguïtés, avec ses faces ensoleillées (affirmation d’une dignité bafouée au cœur de la question sociale pour certaines fractions des milieux populaires et des couches moyennes ou formes d’auto-organisation légitimement rétives aux logiques oligarchiques des régimes représentatifs indûment appelés « démocratiques ») et ses faces troubles (attraits des discours conspirationnistes ou zones idéologiques d’extrême droite présentes dans le mouvement). Il y a peut-être plusieurs mouvements différents dans ce qui est appelé « le mouvement des gilets jaunes »?

Une de ses caractéristiques extérieures est d’avoir été soutenu par un arc de forces politiques improbable : le Rassemblement National de Marine Le Pen à l’extrême droite, Debout la France de Nicolas Dupont-Aignan entre l’extrême droite et la droite, Les Républicains de Laurent Wauquiez du côté de la droite ultra-conservatrice, le Parti socialiste d’Olivier Faure, La France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon et de François Ruffin, le Nouveau Parti Anticapitaliste d’Olivier Besancenot et de Philippe Poutou, l’organisation politique Alternative libertaire et (plus tardivement) la Fédération Anarchiste. Du côté de ce qu’on appelle « la gauche radicale », le mouvement des « gilets jaunes » a aussi été soutenu par l’association Attac, la Fondation Copernic et l’Union syndicale Solidaires. Dès les premiers pas du mouvement, il a été traité avec sympathie par une très grande partie des médias (comme l’a mis en évidence un article du journaliste Dan Israel sur Mediapart, et ce contrairement à ce qu’ont répété des soutiens du mouvement, comme si la dénonciation des « méchants médias » était devenue un mantra, de la gauche radicale à l’extrême droite, même quand la réalité du traitement médiatique dément cette formule devenue un dogme magique). Du côté de la presse d’opinion, le mouvement des « gilets jaunes » a été soutenu de la droite ultra-conservatrice de Valeurs actuelles et du Figaro à la gauche critique de Mediapart et de L’Humanité. Une part importante des milieux intellectuels inscrits dans la mouvance de la gauche radicale a également appuyé le mouvement, mais également des intellectuels d’extrême droite. L’arc des soutiens intellectuels aux « gilets jaunes » va ainsi d’Alain Soral ou Eric Zemmour pour l’extrême droite à Emmanuel Todd ou Frédéric Lordon pour les gauches critiques, en passant par des figures affectées de confusionnisme comme Christophe Guilluy et Jean-Claude Michéa.

Qu’il s’agisse des organisations ou des intellectuels, les discours de soutien au mouvement ont principalement consisté à projeter sur celui-ci les conceptions propres à ces soutiens, dans une attention faible à ses caractéristiques effectives. L’attitude de ces soutiens a alors souvent débouché sur une forme de paternalisme, avec la prétention de fixer le(s) sens pluriel(s), mouvant(s), ambigus(s) et hésitant(s) du mouvement de l’extérieur, en fonction de leur propres visions des choses, le mouvement étant ravalé au rang d’illustration d’orientations politiques et/ou intellectuelles pré-constituées. L’extrême ridicule a été atteint par intellectuels, des universitaires et des chercheurs qui ont vu dans le mouvement la confirmation de leurs propres travaux… Un respect critique vis-à-vis de ce mouvement aurait été plus digne, respect pour l’inédit et critique des ambiguïtés. Pour exprimer ce respect critique, suit une sélection de repères dans ce qui a été écrit sur le mouvement des « gilets jaunes ». Afin de nourrir un tel respect critique, il faudrait pouvoir prendre en compte ensemble ces analyses et points de vue partiels.

Je fais l’hypothèse que les ambiguïtés du mouvement des « gilets jaunes » sont pour partie liées au contexte politico-idéologique actuel de brouillage des repères politiques antérieurement stabilisés autour des notions de « gauche » et de « droite » (qui ont émergé à la fin du XVIIIe siècle). On assiste en particulier à une fragilisation des liens historiques entre critique sociale et émancipation et, sur cette base, à un développement des usages ultra-conservateurs de la critique sociale via des tuyaux rhétoriques conspirationnistes, en particulier sur internet et sur les réseaux sociaux. Dans ce cadre, on observe une extension des domaines du confusionnisme, c’est-à-dire de zones idéologiques et politiques permettant des passages entre des thèmes de gauche, de droite et d’extrême droite, au profit principalement de bricolages idéologiques ultra-conservateurs. Un signe récent des brouillages idéologiques propres à ce confusionnisme est incarné par les déclarations confuses du démographe Emmanuel Todd le 17 décembre dernier à propos de l’extrême droite dans une émission de Frédéric Taddéi sur RT France (la branche francophone de la chaîne russe d’information internationale) consacrée aux « gilets jaunes » et reprises ci-après à la fin du point 2. Il faudrait pouvoir déployer les différents aspects de l’analyse globale du confusionnisme et fournir davantage d’indices empiriques l’étayant. Cela devrait être amorcé dans un livre que je devrais faire paraître en avril-mai 2019 aux éditions du Cerf : La grande confusion. Winter is coming. Selon cette approche, nous allons peut-être devoir nous habituer à des mouvements sociaux réunissant dans les mêmes cortèges des personnes qui auraient hier rejoint ceux du Front Populaire, d’autres qui auraient manifesté le 6 février 1934 avec les ligues d’extrême droite et d’autres, plus nombreuses encore, pour qui ces catégorisations politiques n’ont plus de sens…

Philippe Corcuff
ancien militant de la gauche radicale défunte
aujourd’hui militant d’une gauche libertaire et cosmopolitique d’émancipation
22 décembre 2018

2Contexte idéologique et politique

Dan Israel : « ʺGilets jaunesʺ, pourquoi les trouve-t-on si gentils ? », Mediapart, 19 novembre 2018, https://www.mediapart.fr/journal/economie/191118/gilets-jaunes-pourquoi-les-trouve-t-si-gentils

Un démenti documenté au mantra « les méchants médias contre les gilets jaunes »

Daniel Béhar, Hélène Dang Vu et Aurélien Delpirou : « «France périphérique» : le succès d’une illusion », Alternatives Economiques.fr, 29 novembre 2018, https://www.alternatives-economiques.fr/france-peripherique-succes-dune-illusion/00087254

Sur le succès médiatique des thèses sur « la France périphérique » de l’essayiste confusionniste Christophe Guilluy (souvent qualifié de « géographe », bien que non reconnu comme tel par la plupart des géographes universitaires et du CNRS), souvent associé au mouvement des « gilets jaunes » (à gauche, à droite et à l’extrême droite), et sur leur invalidation par nombre de recherches en sciences sociales, par des universitaires en géographie et en urbanisme

Gérard Mauger : « De l’illisibilité du champ politique », site AOC, 5 décembre 2018, https://aoc.media/analyse/2018/12/05/de-lillisibilite-champ-politique/

Analyse par le sociologue Gérard Mauger du brouillage actuel de la perception classique du champ politique à travers la grille « gauche »/ »droite »

Philippe Corcuff : « L’agonie claironnante de la gauche radicale », Le Monde daté du 16-17 décembre 2018, https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/12/15/les-gilets-jaunes-ont-le-droit-au-soutien-paternaliste-de-la-gauche-radicale_5397967_3232.html (accès abonnés, texte intégral ci-après)

Apportant son soutien au mouvement des « gilets jaunes », Eric Hazan a lancé, le 7 décembre, dans un entretien donné à Mediapart : « Les ennemis de mes ennemis ne sont pas vraiment des amis, mais un peu quand même ». On a là une expression de la déliquescence de la gauche radicale par une de ses figures intellectuelles. Une agonie qui se vit comme un illusoire revival tapageur.

On peut dater l’émergence de ladite « gauche radicale » autour d’avril 1991, quand l’ancien ministre communiste Charles Fiterman initie le manifeste « Refondations ». Elle prend son envol lors du mouvement social de l’hiver 1995 et pèse intellectuellement et politiquement sur les débats publics jusqu’en 2005 (date de la victoire du non au référendum sur le traité constitutionnel européen) et 2006 (marquée par le succès du mouvement social contre le contrat première embauche).

Cependant, le sarkozysme, comme facteur de libération publique d’une xénophobie sécuritaire – y compris sous des formes soft à gauche -, l’entêtement social-libéral de la gauche de gouvernement, le relookage de l’extrême droite mariniste, ainsi que la percée de discours « néo-réac » vont contribuer à accélérer le brouillage des repères politiques et l’extension du confusionnisme idéologique. La présidentielle de 2017 a stimulé davantage encore ce brouillard.

Aujourd’hui, l’un des piliers intellectuels de la gauche depuis sa naissance à la fin du XVIIIe siècle, qui associe la critique sociale et l’émancipation, est même en train de s’effondrer. Quand on critiquait des injustices, c’était en prenant appui sur un horizon social d’émancipation individuelle et collective. Or, sur la fragilisation de ce lien historique, des usages ultraconservateurs de la critique se développent, un peu dans les médias traditionnels, et surtout sur les réseaux sociaux : la critique du « système », de « la mondialisation », de « l’Europe » », de « la finance », des « médias » est reliée, de plus en plus souvent, à une défense de « l’identité nationale », menacée par « les migrants », « les musulmans », « les juifs », « le multiculturalisme » ou « le communautarisme » ; les « lobbys antiracistes », « féministes » ou « gay » sont dénoncés ; et le libéralisme politique est amalgamé au libéralisme économique. Le « peuple » est appréhendé comme une entité compacte et fermée.

Renouer les liens entre critique et émancipation constitue un des enjeux intellectuels importants d’une possible réinvention de la gauche. Pourtant, nombre de secteurs de la gauche radicale ne perçoivent pas ces risques. La formule « les ennemis de mes ennemis » d’Éric Hazan constitue une trace de cet aveuglement. Le thème de « l’ennemi » privilégiant le combat contre des visages identifiables dans une rhétorique dérivant facilement vers le complotisme.

Quant aux « gilets jaunes », ils ont le droit au soutien paternaliste et avant-gardiste d’une gauche radicale qui prétend détenir le sens du mouvement de l’extérieur, dans une sorte de course effrénée et tragi-comique derrière « ce qui bouge ». On peut penser qu’un respect critique, qui ne serait ni apologie ni caricature, serait à la fois plus humble et plus nuancé. Respect pour la dignité qui s’affirme et l’inédit qui tâtonne.

Du confus au confusionnisme idéologico-politique : Emmanuel Todd

Le démographe Emmanuel Todd, soutien intellectuel des « gilets jaunes » le plus médiatisé, déclare sur une chaîne d’information le 17 décembre 2018 (émission de Frédéric Taddéi, « Interdit d’interdire » sur « Gilets jaunes : où en sommes-nous ? », RT France, https://youtu.be/YhjkWXfUPc4) : « Là on a des sondages qui sortent à l’approche des européennes et on voit que les grands bénéficiaires de tout ça c’est le Rassemblement national et Dupont-Aignan […] Mais la réalité, la réalité c’est que les choses se passent comme si le regain – c’est des hypothèses d’historien, j’suis pas sûr hein – comme si le regain démocratique devait passer par la voie nationale et semblait d’une certaine façon guidé vers ou condamné à encourager les forces que les gens continuent d’appeler d’extrême droite par habitude, mais qui sont en fait des forces de regain national, ayant effectivement une composante xénophobe » [vers 36 mn 30-37mn 30] Et il ajoute peu après : « Parce que le problème c’est que l’orthodoxie – que je partage dans une certaine mesure – c’est que le Rassemblement national est plus une menace pour la démocratie que le macronisme. Mais en fait on a vu apparaître un macron super-autoritaire […] Parce que y a un jour où les gens s’apercevront que le choix n’est pas du tout entre une démocratie libérale et un fascisme xénophobe, mais que le choix est entre une démocratie xénophobe et un – j’veux dire – et un universalisme impérial autoritaire : l’Europe. » [vers 38 mn 15-39 mn 20]

Le confus ? Les passages non contrôlés entre une registre constatif (« des hypothèses d’historien », « les choses se passent comme si »…) et un registre plus normatif (« les forces que les gens continuent d’appeler d’extrême droite par habitude, mais qui sont en fait des forces de regain national »). Le confusionnisme ? Cela charrie une certaine respectabilisation et banalisation de l’extrême droite. La suite des propos aussi mène du confus au confusionnisme : on passe d’un rejet prioritaire de l’extrême droite (« que je partage dans une certaine mesure ») à une mise en équivalence entre, d’une part, l’extrême droite et d’autre part « le macronisme » et au-delà « l’Europe ». Une autre composante normative traverse alors ces passages et constitue une intersection avec les bricolages ultra-conservateurs actuels : « national » est en soi positif (même quand cela est porté par une extrême droite que l’on critique par ailleurs) et « l’Europe » est en soi négatif. Le confusionnisme s’épaissit quand Emmanuel Todd déclare que c’est de Jean-Luc Mélenchon (pour qui il a voté au premier tour de la Présidentielle de 2017) dont il serait politiquement « le plus proche » aujourd’hui. Des circulations idéologiques confusionnistes entre gauche et extrême droite apparaissent donc possibles à travers ces déclarations confuses.

3Faces ensoleillées d’un mouvement inédit

– « Qui sont et que veulent les gilets jaunes ? », entretien avec le sociologue Benoît Coquard, par Ugo Palheta, Contretemps web, 23 novembre 2018, https://www.contretemps.eu/sociologie-gilets-jaunes/

Des observations sur des barrages de « gilets jaunes » essentiellement issus des catégories ouvriers et employés dans des cantons ruraux désindustrialisés marqués par un « survote » pour l’extrême droite. Les analyses de Benoit Coquard sont globalement favorables au mouvement, mais il reconnaît qu’à travers Facebook (une des liaisons principales du mouvement) circulent beaucoup plus de documents d’extrême droite que de gauche critique. Les premiers résultats d’une étude menée par des chercheurs en sciences sociales sur 166 questionnaires auprès de participants du mouvement (voir « Gilets jaunes » : une enquête pionnière sur « la révolte des revenus modestes » », Le Monde daté du 12 décembre 2018, https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/12/11/gilets-jaunes-une-enquete-pionniere-sur-la-revolte-des-revenus-modestes_5395562_3232.html) incitent à ne pas généraliser hâtivement les caractéristiques sociologiques observées localement par Benoit Coquart, car deux catégories y apparaissent surreprésentées : les employés (33,3% pour l’ensemble des « gilets jaunes » et 44,7% parmi les plus actifs dans le mouvement, contre 27,2% pour l’ensemble de la population active) et les artisans-commerçants-chefs d’entreprise (10,5% pour l’ensemble des « gilets jaunes » et 14% parmi les plus actifs dans le mouvement, contre 6,5% pour l’ensemble de la population active).

Samuel Hayat : « Les Gilets jaunes, l’économie morale et le pouvoir », 5 décembre 2018, https://samuelhayat.wordpress.com/2018/12/05/les-gilets-jaunes-leconomie-morale-et-le-pouvoir/

Le chercheur libertaire en science politique Samuel Hayat pointe, à travers la notion d' »économie morale » (c’est-à-dire « des conceptions largement partagées sur ce que devait être un bon fonctionnement, au sens moral, de l’économie »), l’importance de la revendication de dignité, inscrite dans une éthique commune, comme une des façons principales de poser la question sociale présente dans ce mouvement.

Il formule également une mise en garde : « ce n’est pas parce qu’un mouvement est authentiquement populaire, ancré dans les croyances les plus communément partagées par la grande majorité, qu’il est émancipateur », car « ses potentialités d’exclusion ne sont pas que des scories dont on pourrait aisément se débarrasser : elles sont au cœur du mouvement. Pour ne prendre que l’exemple le plus flagrant, les revendications contre la libre circulation des migrants, pour les expulsions d’étrangers, et plus encore pour l’intégration forcée des non-nationaux («Vivre en France implique de devenir Français (cours de langue française, cours d’histoire de la France et cours d’éducation civique avec une certification à la fin du parcours)»), tout ceci est indissociable du mouvement, car c’est la conséquence logique de la mise en œuvre d’une économie morale d’abord communautaire, même si elle peut ensuite être travaillée par le mouvement dans différentes directions ».

Pierre Dardot et Christian Laval : « Avec les gilets jaunes : contre la représentation, pour la démocratie », Mediapart, 12 décembre 2018, https://blogs.mediapart.fr/les-invites-de-mediapart/blog/121218/avec-les-gilets-jaunes-contre-la-representation-pour-la-democratie

Un soutien au mouvement dans sa composante « anti-néolibérale » et radicalement démocratique, mais qui reconnaît que deux voies peuvent se dessiner pour la suite : « la voie démocratique, écologique et égalitaire » et « la voie nationaliste, protectionniste, hyperautoritaire, anti-écologiste »

A noter une reprise, peu sérieuse dans ce cas, du mantra anti-médiatique sur « la propagande éhontée du gouvernement […] complaisamment relayée par les médias inféodés »…

4Faces troubles du mouvement dans un contexte idéologico-politique confusionniste

 Des dérapages :

Des dérapages inquiétants, localisés et en nombre très limité, ont émaillé les débuts du mouvement des « gilets jaunes » : violence homophobe contre un couple homosexuel à Bourg-en-Bresse, agression islamophobe contre une femme portant un foulard musulman à Saint-Quentin (Aisne), insultes racistes à l’égard d’une jeune femme noire à Cognac ou injures et violences racistes à l’encontre du reporter bénévole d’une radio associative à Besançon (voir  « Agression homophobe, insultes racistes, menaces…Le mouvement des «gilets jaunes» a (aussi) dérapé », site de FranceTVInfo, 19 novembre 2011, https://www.francetvinfo.fr/economie/transports/prix-des-carburants/agression-homophobe-insultes-racistes-menaces-le-mouvement-des-gilets-jaunes-a-aussi-derape_3040609.amp), accueil favorable de l’humoriste antisémite Dieudonné sur un barrage à Langon (voir « Gironde : Dieudonné en soutien aux gilets jaunes à Langon », Sud-Ouest, 19 novembre 2018, https://www.sudouest.fr/2018/11/19/gironde-dieudonne-en-soutien-des-gilets-jaunes-a-langon-5579590-2932.php), usage du signe à connotation antisémite dit de « la quenelle » sur certains barrages (voir « Dieudonné solidaire des gilets jaunes, des «quenelles» aux barrages », La Dépêche, 19 novembre 2018, https://www.ladepeche.fr/article/2018/11/19/2909359-dieudonne-va-venir-provoquer-valls-a-barcelone.html). Par ailleurs, le 21 novembre 2018 à Flixecourt, des « gilets jaunes » ont « interpellé » et remis à la gendarmerie six migrants découverts dans un camion-citerne en tenant des propos racistes : la CGT des douanes a porté plainte pour « incitation à la haine raciale » (voir  « Quand les «gilets jaunes» dérapent… », communiqué, site de la CGT Douanes, 21 novembre 2018,  https://www.cgtdouanes.fr/actu/article/propos-sur-la-douane-des-manifestants-gilets-jaunes-a-flixecourt).Ces dérapages ont été peu publicisés et minorés par les médias.

Un tweet antisémite sur un site national des « gilets jaunes »…invisible pour les médias :

Un tweet antisémite (tweet qui suggère un complot entre les « Etats-Unis et la juivisie ») est repéré en Une d’un site national du mouvement des « gilets jaunes » (https//www.blocage17novembre.com/ transformé depuis en https://www.gilets-jaunes.com ) par le sociologue Antoine Bevort le 20 novembre 2018 (capture d’écran à 10h38, voir « Dérapage antisémite intolérable sur le site https//www.blocage17novembre.com/ », par Antoine Bevort, blog d’Antoine Bevort, 20 novembre 2018, https://antoinebevort.blogspot.com/2018/11/derapage-antisemite-intolerable-sur-le.html et « Quelques réflexions sur un tweet antisémite sur le site national des ʺgilets jaunesʺ », par Philippe Corcuff, site d’Antoine Bevort, 20 novembre 2018, https://antoinebevort.blogspot.com/2018/11/philippe-corcuff-quelques-reflexions.html). Ce message est encore présent à la même place 24h après la première capture d’écran d’Antoine Bevort (capture d’écran de Philippe Corcuff le 21 novembre 2018 à 10h52). Puis le tweet antisémite disparaît de la Une du site, mais demeure sur le site via le lien https://www.blocage17novembre.com/direct avec la complaisance active des administrateurs du site (voir Antoine Bevort, « Tweet antisémite toujours en place avec semble-t-il l’aval des administrateurs du site blocage17novembre.com », site d’Antoine Bevort, 22 novembre 2018, https://antoinebevort.blogspot.com/2018/11/tweet-antisemite-toujours-en-place-avec.html). Le tweet antisémite était toujours présent sur ce site plus de sept jours après le repérage initial d’Antoine Bevort (capture d’écran de Philippe Corcuff le 26 novembre 2018 à 23h). Il a aujourd’hui disparu avec la transformation du site. Aucun média ne semble avoir signalé ce problème.

« Gilets jaunes » et extrême droite :

Antoine Bevort : « Les Gilets jaunes : terrain de manœuvre pour l’extrême droite? », blog d’Antoine Bevort, 30 novembre 2018, https://antoinebevort.blogspot.com/2018/11/les-gilets-jaunes-terrain-de-manuvre.html

– Des commentaires conspirationnistes autour des « gilets jaunes » (Alain Soral, Jean-Claude Michéa, Emmanuel Todd et Mohamed Louizi) :

Haoues Seniguer (politiste) : « Gilets jaunes et violence : à chacun sa causalité diabolique! », site Conspiracy Watch, 7 décembre 2018, https://www.conspiracywatch.info/gilets-jaunes-et-violence-a-chacun-sa-causalite-diabolique.html

Conspirationnisme chez les « gilets jaunes » après l’attentat de Strasbourg (11 décembre 2018) :

Rudy Reichstadt (directeur de publication du site Conspiracy Watch) : « Chaque événement marquant est dorénavant accompagné de sa version complotiste », entretien avec Thomas Mahler, Le Point.fr, 5 décembre 2018, https://www.lepoint.fr/societe/les-gilets-jaunes-sont-ils-complotistes-05-12-2018-2276879_23.php 

Confusionnisme, d’Etienne Chouard à François Ruffin :

Sylvain Boulouque (historien) : « De Le Pen à Ruffin, en  passant par Chouard, le RIC ou la confusion des genres », L’Obs.fr, 20 décembre 2018, https://www.nouvelobs.com/politique/20181219.OBS7404/tribune-de-le-pen-a-ruffin-en-passant-par-chouard-le-ric-ou-la-confusion-des-genres.html

Philippe Corcuff est co-animateur du séminaire de recherche militante et libertaire ETAPE, membre du collectif éditorial du site de réflexions libertaires Grand Angle, ainsi que maître de conférences en science politique à l’Institut d’Etudes Politiques de Lyon.

1 Commentaire Poster un commentaire
  1. Georges Serein
    Fév 21 2019

    Je peux être d’accord avec le point de vue de Charles Macdonald (encore qu’il faudrait peut-être nuancer un peu certains points, d’autant plus que la situation a évoluée). Mais quoi qu’il en soit, que fait-on après ?
    L’absence de représentants longtemps revendiquée a été mise à mal par la nécessité médiatique. Tout se passe comme si la mobilisation venue des réseaux sociaux avaient encore besoin des chaînes de télévisions pour perdurer.
    Ce mouvement de révolte plus ou moins incontrôlée peut-il déboucher sur un changement, ne serait-il que « réformiste » ? L’évolution de ce mouvement semble aller vers une fragmentation dans laquelle les clivages politiques traditionnels sont de plus en plus présents. On a un pôle où les gilets jaunes défendus par des « porte-paroles » réclamés par les médias se révèlent pencher plutôt vers l’extrême droite et d’un autre côté, le pôle de ceux qui se sont rencontrés à Commercy, beaucoup moins télévisés, et que je qualifierais – pour faire vite – d’autogestionnaires. Ceux qui pouvaient se situer « ailleurs » sont apparemment les premiers à abandonner le terrain.
    La part sombre évoquée par Philippe Corcuff interrogeait sur l’orientation que pourrait prendre le mouvement. Le complotisme est toujours vivace et le refus revendiqué de représentants n’empêche pas certains de ses défenseurs de tenter de faire carrière. Si on écoute la base, une des théories complotistes les plus admises est celle de l’assassinat de Coluche… ce qui montre bien qu’en fait un tel représentant est désiré.
    Si ce mouvement s’avère un jour avoir été un tournant significatif dans l’Histoire, cela tiendra peut-être au fait que les réseaux sociaux priment désormais sur les confédérations syndicales pour leur capacité à mobiliser dans la rue et, par la même occasion, les revendications tout azimuts l’emportent sur les revendications strictement sociales.
    II y a au moins deux moyens d’enterrer le mouvement : un grand débat politique bien encadré – c’est bien sûr la manœuvre du « grand débat national » opportunément décidée pour canaliser le mouvement vers une option moins dérangeante pour le pouvoir en place – et, parallèlement, un « débat » médiatique avec ces petites vedettes des réseaux sociaux s’entre-déchirant au fil du temps.
    La poursuite du mouvement suppose une autre orientation en terme d’organisation : c’est maintenant la question posée.
    Au-delà, que retiendra l’histoire ? Ne faut-il pas voir le contexte politique dans sa globalité (y compris au-delà des frontières) et faire le constat du fait que ce mouvement intervient durant une montée de l’extrême droite ostensible et alors se poser la question de la participation objective à cette montée ? Et par conséquent, la bonne question serait : quels moyens employer pour exprimer une volonté de justice sociale en l’absence d’organisation politique et/ou syndicale  crédible sans hurler avec les loups ?
    Georges Serein

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