1 mai 2025
Le pragmatisme sociologique a-t-il une portée libertaire ?
Par Francis Chateauraynaud
Le sociologue Francis Chateauraynaud a écrit le texte qui suit à partir des notes de son exposé lors de la séance du 31 janvier 2025 à Paris du séminaire ETAPE (Explorations Théoriques Anarchistes Pragmatistes pour l’Emancipation), mais aussi en le retravaillant à partir des échanges riches dont cette séance a été le support. La rédaction du site Grande Angle le remercie pour ce cadeau intellectuel.
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Ce texte fait suite à l’intervention et au débat qui se sont tenus le 31 janvier 2025 à Paris, dans le cadre du séminaire de recherche militante, libertaire et pragmatiste ETAPE, coanimé par Philippe Corcuff.
D’où je viens, d’où je parle, où j’en suis, ce qui me/nous dépasse
Je remercie Philippe Corcuff de m’avoir proposé de réfléchir aux influences réciproques, aux interactions et tant qu’à faire aux frictions entre les approches pragmatistes, vues ici depuis la sociologie, et les pensées libertaires, qui forment des nébuleuses elles-mêmes très hétérogènes, marquées par un pluralisme plus que manifeste. Est- ce que je me situe dans la zone de contact ou de transaction critique entre ces deux univers ? Je ne l’avais jamais pensé comme tel avant de commencer à préparer cette intervention. Je n’ai jamais revendiqué le qualificatif d’anarchiste, mais il est vrai que, très jeune, j’ai été fortement marqué par l’œuvre de Georges Brassens et pas mal d’auteurs-compositeurs-interprètes revendiquant ou lié à la constellation libertaire, de Léo Ferré à François Béranger ou Colette Magny, ou encore Bernard Lavilliers… Sachant que Philippe se réfère souvent à l’univers de la poésie chantée, je n’hésiterai pas à le suivre dans cette voie… Mais en réfléchissant à mes relations avec l’univers anarchiste, je me suis rappelé qu’un de mes premiers exercices académiques, amorçant mon parcours sociologique, fut consacré à une lecture critique de Max Stirner, à travers le fameux pavé que Marx et Engels avaient consacré, dans L’Idéologie allemande, à l’auteur de L’Unique et sa Propriété. Ces lectures m’avaient marqué, d’autant que je les avais faites pour valider le cours d’un enseignant bien singulier, Jean-Paul Abriba, qui se disait « freudo-marxiste » et qui officiait dans le département de sociologie de Bordeaux. C’est un des points communs avec Philippe qui doit être signalé : bien que nos parcours initiaux aient été fort différents, nous avons en commun d’être passés de Bordeaux à Paris et d’avoir débuté au même moment nos études de troisième cycle, à l’époque en DEA, à l’EHESS, fin 1985, en suivant les mêmes séminaires, à la fois dans l’univers déjà bien installé autour de Pierre Bourdieu, et dans celui, plus émergent, de Luc Boltanski et Laurent Thévenot1. Cela fait donc pas mal de décennies que nous nous connaissons ! Mais je reviens au cœur du sujet : je ne me suis jamais qualifié ouvertement d’« anar », bien qu’il y ait quelque chose de libertaire à la fois dans ma façon d’enquêter et de construire mes objets d’enquête sociologique aux bords, dans les marges et les interstices de la sociologie standard, et surtout, sur un autre plan, dans la distance critique que j’ai sciemment entretenue vis-à-vis des grands appareils politiques.
Du côté des objets d’enquête, on peut dire que j’ai collectionné les thèmes singuliers : fautes professionnelles, faux et usages de faux, lanceurs d’alerte, hypersensibles, capteurs-citoyens, controverses sociotechniques sans fin, prophètes de malheur et transhumanistes, écosystèmes atypiques et milieux en interaction, projets numériques incongrus et hors normes … y compris en intelligence artificielle dès les années 19902. Né en 2001, après mon départ du Groupe de Sociologie Politique et Morale fondé par Boltanski et Thévenot que j’aurai suivi quand même près d’une quinzaine d’années, le Groupe de Sociologie Pragmatique et Réflexive (GSPR) n’a jamais dépassé la vingtaine de membres tout en portant de multiples travaux sur les processus critiques (alertes, controverses, polémiques, conflits, crises, guerres), doublés par des développements numériques assez prenants, dont les logiciels Prospéro et Marlowe. Le fonctionnement du groupe peut être relu comme une mise en œuvre de préceptes issus de la culture libertaire – Hakim Bey étant une lecture partagée au sein du GSPR, où on lisait aussi Elisée Reclus ! Quant au volet numérique de mes travaux, je me reconnais bien plus dans la démarche d’un groupe comme La Quadrature du Net que dans les grands projets dystopiques qui colonisent nos manières de pensée et d’agir…3
Aujourd’hui je suis au Cermes3, grand laboratoire lié à la fois à l’INSERM, au CNRS, à l’Université Paris Cité et à l’EHESS, mais je reste sur un modèle assez autonome d’enseignement et de recherche, ayant manifesté plus d’une fois ma défiance vis-à-vis des logiques managériales et néolibérales qui ont transformé les métiers de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche depuis le début des années 20004. Terminant ma carrière à l’EHESS, j’y poursuis le développement d’une forme de pragmatisme sociologique, mouvement qui s’est détaché de la sociologie pragmatique à la française pour investir plus sérieusement les textes de la philosophie pragmatiste, travaillés par toute une communauté épistémique, notamment autour de l’association et de la revue Pragmata. L’enjeu est de mettre à l’épreuve les maximes pragmatistes face aux processus critiques contemporains. Cela se traduit par de nouvelles lignes de recherche autour des conflits environnementaux et plus généralement ce que j’ai appelé l’hypercriticité des mondes contemporains, ainsi que par le renouvellement d’une vieille problématique, que je traîne depuis la fin des années 1990, et que l’on peut résumer sous la formule de « sociologie de l’emprise ». Je précise encore que je suis toujours lié, avec plus de distance critique qu’à l’origine, au GIS Démocratie et Participation, dans lequel je suis entré dès sa création en 2009 grâce à ma collaboration avec Jean-Michel Fourniau, grand spécialiste et porteur de modèles de démocratie participative5.
Comme beaucoup d’autres, je suis très préoccupé par les évolutions des dernières décennies, marquées par des tendances lourdes et ravageuses, aussi bien pour les relations internationales et les configurations politiques nationales, qu’autour des enjeux sanitaires et environnementaux, mais surtout pour les institutions, les biens publics et les droits fondamentaux6. La multiplication des chocs, et des rétroactions en tout genre, a sérieusement bousculé l’agenda des sciences sociales contemporaines. Je n’emploie pas facilement les formules de « néofascisme » ou de « technofascisme » mais il est clair que nous sommes entrés dans une période plus que sombre du point de vue de l’idéal de la « démocratie comme forme de vie », cher aux épigones de John Dewey, et que le statut des savoirs produits par les sciences sociales n’est plus le même dans les arènes publiques : il y a d’un côté une perte manifeste d’autorité épistémique – surtout de la sociologie – et de l’autre un renouveau critique marqué par une radicalité stimulante.
Qu’est-ce que le pragmatisme sociologique ?
Avant d’en venir aux rapports du pragmatisme et de la pensée libertaire, quelques précisions sur ce que peut vouloir dire la revendication, et surtout la pratique, d’un pragmatisme sociologique. Face à la pluralité des sociologies dites pragmatiques, sur lesquelles je ne reviens pas ici7, je peux rappeler que la revendication plus frontale d’une démarche pragmatiste a surgi au début des années 20008. L’enjeu était de se déprendre aussi bien des visions en termes de grammaires du jugement que d’acteurs-réseaux, pour aller plus directement aux processus par lesquels les acteurs, dans leurs mondes, engagent et développent leurs capacités de perception et d’expression, leurs logiques d’action et de régulation. Cela a conduit à réexaminer les éléments d’une sociologie positive de la preuve et de la tangibilité, de la fabrique des visions du futur et de la création continue d’ouvertures d’avenir, tout en prenant en compte les asymétries, parfois radicales, entre les acteurs. Au fil du temps, les enquêtes ont porté sur des processus complexes, multiscalaires, ouverts et incertains, rendant souvent manifeste un décalage, voire un fossé, de plus en plus béant, entre espaces institutionnels, arènes publiques et mondes sociaux irréductibles, milieux dans lesquels se mêlent toutes sortes d’expériences et d’attitudes, allant de la rébellion concertée au ressentiment frisant avec le complotisme, en passant par de multiples expérimentations et alternatives plus ou moins autonomes9.
Comme ce fut le cas dans les années 1990 avec la lecture des œuvres de Ludwig Wittgenstein, la référence aux pères fondateurs du pragmatisme (Peirce, James, Dewey, Mead) et aux auteurs plus contemporains (Rorty, Putnam, Shusterman, Brandom…) ne consiste pas à plaquer des thèses philosophiques sur des cadres sociologiques mais à maintenir une pression conceptuelle, critique et réflexive, sur l’usage des catégories, des outils et des modèles portés par les sociologies contemporaines. C’est par des discussions continues avec des chercheurs pragmatistes francophones, comme, du côté des philosophes, Mathias Girel, Joëlle Zask, Stéphane Madelrieux, Roberto Frega, Emmanuel Renault, Camille Ferey et Sylvain Lavelle et, du côté des sociologues Daniel Cefaï, Antoine Hennion, Alexandra Bidet ou Joan Stavo-Debauge, que s’opère l’ancrage du raisonnement et de l’enquête sociologique dans le mouvement pragmatiste. Mais, comme le rappelle Stéphane Madelrieux, il est nécessaire d’en éprouver constamment les limites et de savoir en sortir, quitte à reconsidérer les maximes pragmatistes des origines, ou pour le moins leur sens et leur portée dans la période contemporaine :
« Une philosophie qui ferait l’éloge de l’esprit critique tout en disposant ses lecteurs et lectrices à prendre ses principes pour paroles d’évangile, qu’il faudrait se contenter d’expliquer et d’appliquer, d’interpréter toujours dans le sens le plus favorable possible, et de défendre systématiquement contre toute critique, ferait l’inverse de ce qu’elle dit. Comme toute doctrine, le pragmatisme peut tout à fait se transformer en nouveau dogmatisme, à moins d’en raviver toujours l’attitude et de la retourner contre la tentation d’ériger les pères fondateurs en figures ultimes d’autorité. La stratégie d’interprétation adoptée ici consiste à voir les fondateurs du mouvement comme étant en réalité des figures de transition, qui s’efforcent de dire des choses nouvelles dans un vocabulaire encore ancien, et qui, de ce fait, sont encore pour partie tributaires des manières de penser dont ils s’efforcent de se déprendre. »10
J’ignore si les analyses et les propositions développées pour et par les enquêtes du pragmatisme sociologique ont un pouvoir de rétroaction sur les énoncés et les discussions philosophiques. C’est au moins en partie le cas avec les travaux de Mathias Girel, philosophe pragmatiste à l’ENS Paris, mais il faut dire que ce dernier partage avec la sociologie contemporaine un intérêt pour la fabrique des faits scientifiques, pour les controverses, les tensions épistémiques et les jeux de pouvoirs-savoirs travaillés en permanence par le doute et l’ignorance11. Ce qui est sûr, c’est que les configurations hypercritiques qui marquent le début du XXIème exigent des déplacements épistémiques et axiologiques radicaux que ne permet pas le seul retour aux textes fondateurs. On peut toujours trouver des appuis, des idées, des visions, des méthodes dans la relecture continue des œuvres de John Dewey, en particulier pour assurer une orientation pluraliste et anti-fondamentaliste12, mais les sciences sociales contemporaines, qui ont été plus que lentes à intégrer de multiples processus critiques (dont l’écologie et le numérique), ne peuvent se contenter d’endogénéiser dans des cadres préexistants les objets d’enquête contemporains. Sur le plan plus axiologique et politique, je suis de moins en moins sûr que le pragmatisme classique des pionniers suffise à redresser la barre au vu de ce qui « nous » attend.
Une des définitions du pragmatisme sociologique donnée et pratiquée dans mes séminaires à l’EHESS, réside dans la mise en tension permanente des logiques de raisonnement et des logiques d’enquête, dont la convergence ou la divergence, qui dépend des objets que l’on parvient à saisir, décrire, analyser, est à l’origine de nouveaux questionnements et de nouvelles interlocutions. Renoncer à toute doctrine suppose d’expliciter ce que l’on parvient ou non à tirer d’un raisonnement, ce que l’on peut dire à l’issue d’une enquête, et comment les deux mouvements, dans des conditions assez rares ou pour le moins sensibles aux contextes d’énonciation et de discussion, peuvent produire des connaissances et des effets d’intelligibilité (renvoyant ici à la vérificabilité chère à William James), et ouvrir de nouveaux chemins, de nouvelles lignes pour la compréhension et l’interprétation de ce qui advient, ou peut advenir dans le monde.
Le pragmatisme est-il soluble dans l’anarchisme, et réciproquement ?
Concernant les rapports entre pragmatisme et anarchisme, je ne peux que rappeler les propositions d’Irène Pereira, qui, dès 2006, a largement répondu à la question posée par Philippe Corcuff. Elle écrit notamment :
« si l’anarchisme essaie de penser sur le plan politique, une société sans principe d’autorité et sans fondement transcendant, il semble par conséquent que l’anarchisme présuppose implicitement un cadre philosophique général qui soit en accord avec ses options. Le pragmatisme, nous paraît justement être le paradigme philosophique qui est en accord avec les présupposés philosophiques de l’anarchisme. »13
Comme l’anarchisme, le pragmatisme évolue avec les configurations sociopolitiques14 : les deux univers ont en effet en commun une approche non fondationnelle, signifiant en pratique une capacité de révision continue pour ne pas produire de modèles ou de catégories zombies15.
Irène Pereira s’interroge sur la théorie de la connaissance dont doit se doter l’anarchisme et se demande si une forme de relativisme est adaptée : les pragmatistes se divisent sur cette question, en particulier Richard Rorty et Hilary Putnam. Si le premier a insisté sur le fait que tout énoncé de vérité dépend du point de vue singulier adopté sur la réalité, et que nous n’y avons accès que par le langage, le second, adoptant une forme de réalisme, soutient la possibilité d’épreuves de vérité. Le pragmatisme n’est en aucun cas un relativisme – contrairement à ce qu’en ont fait des textes polémiques contestant les formes d’enquêtes qui intègrent les points de vue situés des acteurs concernés. Pour Irène Pereira, tout discours politique présupposant implicitement une théorie de la connaissance, l’essentiel est de clarifier les rapports entre visions du monde et théories de la connaissance, afin d’éviter un « dogmatisme scientiste », qui fermerait les possibles politiques, risque qu’elle identifie aussi bien dans l’œuvre de Marx que dans celle de Kropotkine. La logique d’enquête portée par le pragmatisme, liée à une pensée de l’abduction inspirée de Peirce, s’est intéressée de près aux différentes formes d’activité probatoire, à la production des faits et des recoupements, en faisant de la tangibilité un des ressorts de validation des épreuves16. Une preuve résiste et s’impose dès lors qu’elle renvoie à des expériences partageables, qu’elle a fait l’objet de tous les examens critiques nécessaires et qu’elle fournit un chemin d’accès pour toute opération de recoupement ou de vérification. L’approche de la preuve adoptée au fil de l’analyse de multiples affaires et controverses est en réalité composite au plan philosophique puisqu’il s’agit d’un assemblage liant la philosophie analytique wittgensteinienne – qui situe précisément le rôle des axiomatiques et des propositions formelles -, de la phénoménologie, qui rend compte de la dimension perceptuelle et de l’inscription corporelle des opérations cognitives, et du pragmatisme, en particulier celui de Dewey qui renvoie aux liens entre expériences, logiques d’enquête et formation des publics17.
Le pragmatisme multiplie les promesses de non-dissociation de la théorie et de la pratique, ce qui est également un des traits marquants de toute pensée libertaire, avec une longue tradition d’association des activités intellectuelles et manuelles – que l’on retrouve de nos jours dans de multiples expériences reconstructives réalisées aux marges ou dans les interstices18. Dans les deux mouvements, la veille critique sur la formation et l’usage des dogmes est essentielle. Dans les enquêtes menées sous la bannière du pragmatisme sociologique, deux instances sont essentielles : l’argumentation et l’expérimentation. Sans entrer ici dans les détails, il s’agit de pouvoir distinguer clairement les hypothèses théoriques transformées en dogmes et les pratiques d’enquête qui prennent au sérieux les objets et les prises qu’ils offrent à l’investigation. Cette approche a eu des conséquences sur les liens entre connaissance et action dans de multiples dossiers examinés, où la profondeur des enquêtes, au contact de multiples acteurs, a contribué à des transformations : ce fut le cas dans le dossier de l’amiante, celui des perturbateurs endocriniens, de la pollution de l’air ou encore des liens entre changement climatique et stratégies d’adaptation dans les milieux. Le pragmatisme sociologique ne se contente pas d’observer les processus sociaux, mais entre en interaction avec les milieux concernés, en travaillant à la révision critique des appuis et des certitudes, au partage des instruments et des données d’enquête, en favorisant les recherches participatives19.
Cela concerne directement la discussion sur la portée des approches libertaires en sciences sociales : car l’implication des maximes pragmatistes pour la sociologie contemporaine peut à la fois libérer des potentiels d’enquête face à des processus de plus en plus tordus, en tout cas complexes et enchevêtrés20 et rendre possibles de nouveaux agencements entre pratiques des sciences sociales et actions politiques – en redonnant un contenu concret au mot d’ordre de la démocratie comme forme de vie. Mais l’orientation vers l’action plutôt que vers la clôture de la représentation est-elle suffisante pour éviter tout dogmatisme ? Si l’on admet qu’il n’y a pas d’action sans dispositif intentionnel, fût-il révélé ex post, et sans une multiplicité d’agents ayant des capacités distinctes mais distribuées, comme dans la théorie de l’agence (agency), il faut pouvoir discerner dans les processus comment se forment les intentions, les plans ou les visées des entités en présence. C’est le cas lorsque des stratégies sont attribuées à des personnes, des groupes ou des institutions – ce qui engage toute une ontologie du social21. De ce point de vue, une pragmatique des transformations s’efforce d’éviter les apories, aussi bien des théories de l’acteur rationnel que des théories de l’agence, qui laissent indéterminées les puissances d’agir des différentes entités. Bien souvent, les capacités d’action mettent du temps à se former et les dispositions sont elles aussi en transformation, nécessitant a minima un travail d’entretien qui implique des adaptations continues. Cette dimension renforce l’exigence de pluralisme vis-à-vis des modèles et des valeurs. Elle est nécessaire pour penser l’incommensurabilité des positions et l’irréductibilité des milieux, en permettant de rompre avec toute doctrine, la recherche y est entendue comme ouverture continue du questionnement et mise en variation des expériences.
Mais, la maxime pluraliste signifie aussi une ouverture au surgissement et à l’incongruité, à ce qui n’était pas présent dans les formulations initiales, ce qui suppose une exploration continue des futurs et des variations imaginaires, dont Castoriadis avait fait un des leviers de l’instituant face à l’institué. Ainsi, toutes sortes d’expériences de pensée et de récits de science-fiction participent de la fabrique des espaces des possibles. En bout de course, cela fait surgir une autre maxime essentielle, qui résonne là aussi avec la pensée anarchiste : elle concerne la réversibilité des prises et des positions de pouvoir. La réversibilité des pouvoirs, leur renversement ou leur renouvellement continu est une dimension moins connue, bien que majeure, du pragmatisme, au moins chez Dewey et Mead, qui ont toujours pris en compte les conséquences des inégalités et des ressorts de l’influence sociale. Dans les versions plus contemporaines du pragmatisme, il s’agit de regarder de près la fabrique des asymétries. Sans revenir à une épistémologie unilatérale du dévoilement (seul le penseur ou le chercheur, ici le sociologue, aurait accès à la réalité des dominations), on peut intégrer, comme étant constitutives des processus étudiés et des actions potentielles, les relations d’emprise dont les personnes et les groupes font l’expérience. On va voir plus loin l’importance de ce point pour la période contemporaine.
Des auteurs ont questionné la position de Dewey sur la capacité des sciences à contribuer positivement aux réformes politiques et sociales22. Charles Wright Mills, Thomas Veblen ou encore Randolph Bourne, lui ont reproché une forme de « romantisme scientifique » ou, à l’inverse, un « instrumentalisme glaçant ». Dewey semblait miser bien plus sur les progrès de la science que sur les luttes politiques et méconnaissait selon eux l’influence des rapports de pouvoir sur la fabrique des savoirs. On lira avec profit la discussion de ces controverses dans la thèse soutenue fin 2024 par Camille Ferey23. Elle y renouvelle l’approche des rapports entre science et démocratie par et pour le pragmatisme, en partant des inégalités, et en particulier des questions de genre. Selon elle, il y a moyen de défendre la conception épistémique deweyenne en changeant la manière de penser l’émergence et le traitement des problèmes politiques. Tout un mouvement récent vise ainsi à renouer les fils entre enjeux épistémiques et luttes politiques, en prenant appui précisément sur les formes contemporaines de l’agir contestataire.
L’anarchisme comme pratique au cœur des processus critiques étudiés
Lors d’une rencontre publique organisée sous la bannière des « Réclusiennes », à Sainte-Foy-La-Grande en juillet 2020, au sortir de la première phase de la pandémie en France, marquée par le confinement général, j’étais intervenu sur les tensions multiples entre partage de savoirs fondés sur les sciences, solidarité, liberté et autonomie face au pouvoir24. Les formes de résistance aux injonctions, parfois paradoxales, des gouvernants n’ont pas toutes, et pour tout le monde, les mêmes sources de légitimité, ce qui m’a conduit à exposer un immense espace de variations critiques : il menait du néo-luddisme, que j’avais rencontré lors d’une séquence assez tendue de la sociologie des controverses autour des technosciences – avec des polémiques lancées contre la sociologie par le groupe Pièces-et-Main d’œuvre (PMO) de Grenoble -, aux faucheurs volontaires d’OGM et au Réseau Semences Paysannes, en passant par les ZAD et les squats, et plus généralement toutes les expériences de bifurcation fondées sur une quête de forme de vie autonome face à l’effondrement attendu du « système », ie du capitalisme mondial25.
Dans les analyses qui ont suivi les enquêtes de terrain menées autour des controverses et des conflits, la notion de « micro-monde » s’est imposée. Elle n’est pas synonyme de « local », puisqu’un micro-monde peut se former à distance. Par micro-monde, on entend tout univers partagé par des entités capables d’en assurer l’animation, d’en partager activement le caractère vivant, sans dépendre d’un système ou d’un dispositif englobant26. Un micro-monde est d’autant plus autonome qu’il peut s’ouvrir aux connexions multiples hétérogènes qui surviennent, en son sein ou aux alentours, sans s’y dissoudre. Ce faisant, il affronte trois sources de risques majeures, contenant sa possible disparition : l’autarcie, qui conduit à une forme d’asphyxie et de crétinisme social ; l’invasion de conquérants, qu’il s’agisse de proches voisins ou d’éléments avancés d’un empire ou d’un pouvoir central visant à le réduire ; la fusion ratée avec un ou plusieurs micro-mondes voisins, ou cousins, et l’implosion engendrée par les luttes internes pour en prendre le contrôle. C’est pourquoi, la pérennité des micro-mondes suppose une pragmatique des transformations, des déplacements subtils et continus, une présence aiguë à ce que François Jullien a appelé la « propension des choses »27. Il semble pour le moins essentiel d’étudier les capacités des acteurs à construire des prises et réinventer leur monde, en retournant positivement le pessimisme ou la défiance générée par les échelles plus macro de la vie publique. L’ouverture de micro-mondes dans les interstices, est en effet une des voies possibles pour échapper au cynisme ou à l’effondrisme. On peut s’appuyer sur de nombreux travaux, d’inspiration plutôt ethnographique, consacrés aux façons de retourner les contraintes du système dominant à l’échelle locale. On note que les pratiques sont encore pensées en rapport avec la notion d’« utopie », alors-même qu’elles investissent pleinement des lieux et des milieux28. Les alternatives concrètes se multiplient alors-même qu’à l’échelle de l’environnement global, on est passé du développement durable au risque systémique, puis à l’anthropocène pour aller vers la collapsologie. Ces changements ont eu des conséquences sur les enquêtes en sciences sociales, qui ont eu tendance à surinvestir ou valoriser une partie des solutions adoptées par les acteurs. Ce qui importe, c’est de conserver l’ouverture et le pluralisme, en s’efforçant de ne jamais refermer les futurs au nez et à la barbe des acteurs.
Dans l’approche adoptée par le pragmatisme sociologique, l’idée de micro-monde est cohérente avec celle de reprise en main des milieux et des formes de vie par des acteurs autonomes. Elle a partie liée avec le concept de contre-anthropocène : ce dernier vise les stratégies de renversement des rapports humains-non-humains dans les micro-mondes, en répondant de manière pragmadialectique, et donc réaliste, aux formules magiques ou aux incantations souvent reprises par les acteurs de terrain : « réparer le monde », « se reconnecter avec la nature », « être la nature qui se défend » ou encore « prendre soin du sensible »29. On a vu se déployer une nouvelle « poétique du vivant », mêlée à une épistémologie des « savoirs situés » et une philosophie du « care », que l’on peut aussi lier à la formule de « vie dans les ruines » d’Anna Tsing30 ou mieux, si l’on souhaite éviter la prose des « penseurs du vivant », aux différentes versions politiques de l’écotone31. Aux multiples variantes qui s’incarnent sur les terrains les plus divers, il faut évidemment joindre les multiples contributions du féminisme et de l’écoféminisme32.
Les sciences sociales contemporaines ont dans tous les cas été sérieusement marquées par la puissance d’expression conquise par de multiples auteurs-acteurs jouant avec les différentes formes d’activisme, d’anarchisme ou de situationnisme, ayant en commun un rapport renouvelé à la radicalité, dans un mélange assez inédit d’extase rhétorique et d’expérience concrète de la contingence et de la vulnérabilité. La saga du Comité Invisible fut de ce point de vue assez exemplaire et, depuis la séquence de Tarnac, aura indiqué la montée manifestement irrépressible d’une féroce répression des mouvements sociaux. À ce propos, je rappelle que l’étiquette d’« écoterrorisme » fut créée, il y a déjà quelques décennies, par la CIA dans sa stratégie de surveillance des activistes, notamment de Greenpeace puis de Sea Shepherd33, et a été récupérée récemment par le gouvernement français à propos des Soulèvements de la Terre à l’occasion du conflit des Méga-Bassines.
Les enjeux épistémiques et axiologiques de l’autonomie
Autogouvernement et autonomie, autogestion, auto-organisation et autochtonie, autorégulation ou encore autarcie… À différentes occasions, j‘ai eu sur ces thèmes des discussions intenses avec Joëlle Zask, philosophe pragmatiste, qui a exploré dans leurs multiples dimensions, les enjeux des formes démocratiques de participation. L’expression « autogouvernement » (self-government) est très ancienne. Elle fut mobilisée pour qualifier l’autonomie administrative dont jouissait les colonies britanniques, et, dans l’histoire de la constitution américaine, elle est au cœur de la conception de la démocratie. Zask remonte souvent à Thomas Jefferson, pour qui le « droit au self-governement » était un droit fondamental34. Conçu positivement, l’auto-gouvernement peut être opposé au concept de gouvernementalité de Michel Foucault, qui caractérise le gouvernement par l’action sur l’action des autres et, via les technopouvoirs, par la gestion contrôlée des populations comme des sujets humains – via une forme de domination instrumentée, administrative ou computationnelle des populations. Pour les marxistes, il n’y a point de salut hors des rapports de forces entre les classes sociales, et si l’horizon de leur disparition est bien un motif conçu positivement, on sait que le chemin qui y conduit peut ouvrir la voie à des régimes bien peu démocratiques. Il y a certes la tentative de passer du culte de la révolution prolétarienne à la célébration des communs35, mais c’est la polyphonie, l’hétérogénéité et l’irréductibilité qui doit alors s’imposer. À ce propos, la conception proposée par Elinor Ostrom convoque bien un modèle d’autogouvernement renvoyant aux modes de gestion des communs par les communautés locales36, mais les formes de cette gestion est au cœur de controverses, puisque des auteurs insistent sur l’importance de l’État pour la régulation des marchés, sans quoi les communs engendrent des conflits inextricables aux points de friction entre les différentes sphères d’activité37. Les théories politiques qualifiées de réalistes, comme celles qui s’inspirent de Machiavel et Hobbes, font du gouvernement un organe de monopolisation de la violence, associant le gouvernement à un contrôle extérieur, régulièrement dénoncé par les tenants du libéralisme pour lesquels un bon gouvernement gouverne le moins possible, sans pour autant favoriser, selon Joëlle Zask, l’association entre autogouvernement et liberté.
Sans le développer ici, il faut évoquer la casuistique formée par de multiples expériences, heureuses ou malheureuses, de « municipalisme libertaire » inspiré par l’œuvre de Murray Bookchin : on observe que les acteurs locaux, même dans des conditions locales favorables, ont besoin d’appuis externes, pas seulement du point de vue de la présence de services publics mais aussi pour contrer les réseaux d’emprise et d’influence qui travaillent en profondeur les liens sociaux sur les territoires38. Plus globalement le pragmatisme sociologique prend au sérieux les formes de l’expérience démocratique portées par les acteurs sans préjuger, et c’est sans doute là un point de divergence avec de multiples penseurs libertaires, de leur sens et de leur portée39. Il importe surtout de saisir les expériences dans un vaste espace de variation critique et de ne pas tout projeter sur une figure d’autonomie citoyenne idéalisée40. Par exemple, on gagne à travailler finement les différences entre autogouvernement et autorégulation, la revendication d’autorégulation posant le problème du regard et de l’intervention externe permettant de résoudre des tensions que les acteurs ne parviennent pas à circonscrire – regards externes sans lesquels des alertes, par exemple sur des pratiques maffieuses ou des rapports de corruption, n’ont aucune chance de trouver la bonne trajectoire dans les arènes publiques41. D’un point de vue pragmatiste, inspiré par John Dewey, il convient de saisir et d’accompagner la fabrique des dispositifs qui assurent des interactions constructives entre autonomie et régulation externe.
Il reste que, dans de nombreux conflits, sur de multiples sites, des acteurs revendiquent une quête d’autonomie, d’empowerment ou d’autogouvernement, une forme de démocratie directe ou locale, et donnent des sens différents aux mots d’ordre couramment associés à l’anarchisme. L’intérêt du raisonnement casuistique pour une démarche pragmatiste est d’ouvrir des espaces de variation. On peut observer comment les acteurs s’appuient sur des précédents, comment les expérimentations circulent, avec des savoirs, des outils, des concepts, des personnes et des groupes.
Cornélius Castoriadis écrivait qu’ «une collectivité autonome a pour devise et pour autodéfinition : « nous sommes ceux qui avons pour loi de nous donner nos propres lois »42. La formation de communautés sans chef ni hiérarchie, sur le modèle célèbre développé par Pierre Clastres dans La société contre l’État (Paris, Minuit, 1974), a suscité d’interminables controverses. Là encore, il faut distinguer les multiples expériences, des phalanstères aux communes autogérées, des zapatistes aux zadistes, des communautés de pratiques autoorganisées aux réseaux fondés sur des relations de pair-à-pair, en passant par les formes d’autogestion. Dans tous les cas, la possibilité d’une montée en échelle, spatiale, temporelle ou sociale, est toujours vivement débattue : même dans l’hypothèse d’une réelle forme de vie autonome, comment penser, articuler, contrôler les effets émergents ou les logiques transversales, limiter le pouvoir des porte-parole, déléguer les bonnes fonctions, etc. ? Il convient d’éviter de confondre la fabrique d’utopies et l’analyse des situations. En ne regardant qu’un des bouts du continuum, sur lequel se créent, s’affirment et s’affranchissent des communautés ou des publics, on laisse dans l’ombre des jeux de pouvoir qui exposent à de violents retours du bâton, avec l’avènement d’alliances ou de coalitions tirant vers et/ou tirées par l’extrême-droite, souvent après de brèves parenthèses à gauche.
Un couple essentiel dans cette affaire est celui qui associe, en les opposant, radicalité et vulnérabilité. On a pu décrire de multiples agencements liant logiques d’action, dispositifs d’expression et formes de vie et d’ancrage dans les milieux. Pour saisir les radicalités comme les vulnérabilités, il faut en effet quitter la description, un peu trop confortable, des affaires et des controverses dans les arènes publiques, ou encore des rhétoriques bien arrangées des porte-parole, et revenir aux milieux43. L’évolution de la constellation des luttes, leurs réussites comme leurs échecs, leurs abandons comme leurs relances, leur validation juridique comme leurs répression policière, se comprend mieux à partir d’un cadre sociologique capables de saisir la fabrique continue des forces et des faiblesses, irréductibles à la référence aux seules grammaires publiques. Entre 2008 et 2013, la focalisation de nos travaux sur les fronts critiques autour des technosciences (nucléaire, OGM, nanotechnologies, biologie de synthèse, gaz de schiste) a conduit à privilégier une version du politique comme le produit de convergences partielles, constamment réélaborées, entre des porteurs d’alerte et de contestation. Une conception ouverte, ascendante et multi-scalaire de la critique politique, élaborée pour l’étude des mobilisations, permet en effet de cerner les conditions de la fédération des causes. Il s’agit ainsi d’observer, sans fixer les configurations d’acteurs, des convergences et des divergences entre des causes parties de milieux différents et recourant à des leviers transversaux ou génériques, graduellement transformés en mots d’ordre hégémoniques : l’indépendance de l’expertise, la transparence, la protection des lanceurs d’alerte, le bon usage du principe de précaution, la reprise en main citoyenne des affaires publiques, la redéfinition des biens communs, le souci pour les générations futures, etc. Le constat partagé d’une prolifération des arguments critiques confirmait qu’une propagation générale des appuis épistémiques et normatifs était à l’œuvre, permettant de lire chaque alerte, chaque controverse ou procès, comme un pas supplémentaire dans un mouvement global de régénération de la critique sociale.
Voir venir le technofascisme, aller au-delà de l’indignation, surmonter nos impuissances
Depuis l’élection de Sarkozy en 2007, je suis de près les dossiers qui rendent manifeste une montée de l’autoritarisme. Pendant pas mal d’années, l’idée que l’espace public entrait dans une séquence hypercritique et que les appuis institutionnels entraient dans une crise profonde, ne semblait pas affecter les manières de penser le tournant pragmatiste au cœur des sciences sociales, conçu en opposition aux théories critiques rapportant peu ou prou tous les phénomènes à des rapports de domination. La publication du livre de Philippe Corcuff, Les années 1930 reviennent et la gauche est dans le brouillard (Paris, Textuel, 2014) a fourni des appuis mais globalement les chercheur-e-s de la constellation pragmatico-pragmatiste ne voyaient rien venir44. Evidemment, on le voit de nouveau aujourd’hui avec les ouvrages et les interventions publiques de Johann Chapoutot, se référer à la montée du fascisme de la première moitié du XXème siècle pose de multiples problèmes, sur le statut de l’analogie, les conditions de la comparaison, la caractérisation des phénomènes de répétition, le rapport entre faits et récits dans les relectures de l’histoire, et surtout la réduction des visions du futur à une logique de précédents – avec les précédents, on connaît ex post la plupart des variables et des paramètres qui ont rendu possible une configuration critique45. Oui, aujourd’hui, il est clair que la gauche est plus que dans le brouillard, ce qui nous oblige plus que jamais à tirer au clair ce qui se trame dans les démocraties sans s’enfermer dans les boucles d’indignation qui renforcent les camps ennemis tout en éloignant les alliés réels ou potentiels.
Dans des textes et des interventions récentes, je me suis appuyé sur une lecture critique de l’ouvrage de Jan Spurk consacré à ce qu’il identifie comme des « demandes d’autorité » qui prennent leur source dans ce qu’il appelle des « crises érosion », affectant les sociétés contemporaines46. Selon Spurk les demandes d’autorité, qui tendent clairement vers des figures autoritaires d’extrême droite, rompent avec les formes d’autorité légitime régies par les normes d’une société ouverte et démocratique. Ses propositions résonnent avec la notion d‘hypercriticité qui désigne l’enchevêtrement de processus critiques entraînant le franchissement de seuils de criticité47. Cela engendre des pertes de prise massives doublées de l’impossibilité d’imaginer et de construire positivement l’avenir. Jan Spurk, s’inspirant d’Adorno, diagnostique une atteinte du sens de la « normalité » – dont l’ « érosion » est « vécue comme le glissement vers l’abîme ». La « crise de l’autorité », ici de la « bonne autorité », serait liée à la perte de repères quant à ce qui peut être considéré comme acquis, établi et fiable, suffisamment stable pour appréhender l’avenir à partir du présent. Un lien semble s’affirmer entre des crises systémiques, génératrices d’anxiété, le discrédit de projets alternatifs – socialistes ou sociaux-démocrates, écologiques ou solidaires, portés par des minorités -, et les craintes d’être les prochaines victimes d’un régime capitaliste à bout de souffle – ne parvenant plus à réguler ces crises internes.
Si Spurk développe quelques exemples de modèles alternatifs, il repousse d’emblée la version anarchiste qu’il juge « irréaliste ». Tout en montrant que les tendances à l’autoritarisme ne sont pas nouvelles et ne sont pas l’apanage de l’extrême-droite, en reprenant le fil de l’Ecole de Francfort, Spurk fait part d’une inquiétude rationnellement fondée, forte d’un « principe de réalité » (qu’il retrouve chez Freud), sur les « tentations autoritaires », et de fait son propos développe une version plutôt pessimiste. Pour Spurk, il y a un problème de coïncidence entre les états émotionnels créés par les « crises érosion », disposant les acteurs à se préparer au pire, les projets émancipateurs portés par des mouvements politiques, intellectuels et artistiques – comme la gauche altermondialiste, avec ses victoires locales et sa déroute globale -, et les circonstances sociohistoriques au cours desquelles les visions de l’avenir peuvent engendrer de l’action. Il y a bien un renouvellement des luttes et des propositions d’alternatives, mais elles sont essentiellement en mode défensif. Faute d’enquête plus approfondie, Spurk ne voit pas le travail d’ouverture opéré sur le terrain par de multiples acteurs48 et considère que « la réduction du kairos aux révoltes, rébellions et insurrections vide cette notion de sens car le dépassement de la société n’est plus imaginable »49.
Un pragmatiste ne peut qu’être réticent face à un tel pessimisme. S’il faut en effet penser toute autorité ou pouvoir légitime dans les configurations sociopolitiques qui lui assurent l’adhésion, on ne peut négliger les potentialités créées au cœur des mondes vécus. Dans les pratiques, les « autorités » qui fonctionnent sont au ras des choses, logées dans les savoirs, les savoir-faire et les capacités de transmission. Dissocier les attributions d’autorités des engagements concrets dans les milieux et les dispositifs, c’est alimenter le cercle vicieux dans lequel le raisonnement pessimiste de Spurk se prend lui-même. Lorsque les affects et les percepts sont totalisés sous forme d’angoisses collectives et de visions noires, si les autorités ne sont plus situées, alors les troubles vont crescendo donnant le sentiment que tout part à vau-l’eau comme on dit. Seraient ainsi créées les conditions d’une emprise totale de ce que les acteurs appellent le « système ». Comment rouvrir les futurs ? Si la fabrique des défenses patine, il faut inventer d’autres chemins, en commençant par se libérer des formes d’emprise contemporaines50.
Selon Roland Gori, « si l’on n’arrive pas à transformer la souffrance et l’humiliation ressentie en revendication sociale et en pensée politique, on tombe dans la passion triste du ressentiment et de la haine »51. Si l’emprise produit de la soumission ou de la servitude, elle est aussi une source majeure de perte de confiance en soi. Et lorsque l’ensemble de ses dévastations est devenu manifeste, elle ouvre la porte au ressentiment. Il faut rester prudent sur l’usage d’un mot chargé d’une tension éthique, morale et politique extrême. Il est courant, et assez facile, de montrer l’autre du doigt en disant : « il est dans le ressentiment, se plaint tout le temps, cultive la négativité ! » Des personnes qui ont beaucoup investi des relations et tout pris dans la figure doivent, pour s’en sortir, non seulement justifier ce qui leur est arrivé mais lutter contre des représentations dévalorisantes ou dégradantes qui affecte gravement le triptyque cher à Mead et constitutif à la fois du sujet, de l’autre et de la totalité qu’il désignait par la formule d’autrui généralisé. C’est donc une double peine pour le moins violente. Ici la notion de « violence symbolique » chère à Bourdieu, et dont on a vu les limites, peut retrouver du sens. La politisation du ressentiment est une question pleinement légitime dans la période actuelle d’extrême droitisation, mais en évitant l’écueil de la stigmatisation des individus ordinaires empêtrés dans des relations d’emprise.
De multiples processus affectent aussi bien la production des savoirs que la démocratie comme forme de vie. On ne peut se contenter de mettre en avant des modes d’existence alternative sans travailler la question des formes d’emprise et des dommages, voire des effets destructeurs, qu’elles entraînent vis-à-vis des capacités des acteurs à former leurs enquêtes, délibérer sainement, traiter leurs problèmes. Cela conduit aux bords du pragmatisme classique et aux frontières des théories critiques, obligeant à de nouveaux agencements. Alors que beaucoup de travaux se sont emparés de l’œuvre de Dewey pour mettre en scène des citoyens dotés d’agentivité positive, de capacités d’enquête et de résolution de problème, notamment via la démocratie participative, toute une casuistique montre que ces capacités peuvent, et sont de fait, abîmées, voire détruites, à l’instar de ce qui se produit dans les arènes publiques. Comment élaborer des modèles et des outils capables de saisir des phénomènes multiscalaires, qui vont au-delà des exemples localisés, sous contrôle d’une description fine, ethnographique ou autre, en l’occurrence des phénomènes complexes aux conséquences incalculables et sur lesquels jouent des acteurs, comme les crises écologiques, les conflits politiques ou les guerres. Comment affronter en pragmatiste cette forme d’hypercriticité qui menace les mondes communs, et en particulier les mondes savants dans leurs relations aux arènes publiques ? Les courants de pensée critiques n’hésitent pas à dévoiler des logiques intentionnelles, ainsi que les effets non-intentionnels à des échelles macro, visant tour à tour le néolibéralisme, le technocapitalisme, les ultra-riches, etc. Ce faisant ils tancent les études pragmatistes en y voyant une sorte de reculade, de refus de travailler aux échelles supérieures, dont il n’est pas absurde de supposer qu’elles contribuent au brouillage, à la confusion et à la perplexité généralisée face à la multiplication des crises et des dérégulations. L’exemple des jeux plus que dangereux des grands acteurs de « la Tech », en particulier Elon Musk, est désormais suffisamment lisible et connu pour ne pas le redéployer ici52.
Autrement dit, est-ce que les lumières des pragmatistes peuvent aider à comprendre les processus par lesquels des systèmes de pouvoirs aussi tordus peuvent se mettre en place et affecter les formes de vie démocratique ? Une question plus technique concerne les jeux d’échelles spatiales, temporelles et sociales, trois dimensions décisives pour saisir les processus et ce qu’ils font aux expériences et aux savoirs. À une certaine échelle, on peut dire que la post-vérité a reconfiguré le monde. Mais ce n’est pas le cas à d’autres échelles et dans tous les processus : il y a encore des épreuves de vérité, des opérateurs de factualité, des prises tangibles. Il y a des seuils critiques, des processus qui font converger ou diverger les acteurs, et on est bien souvent au-delà du « trouble » : dans la complexité, le chaos, la multiplication des chocs, l’hypercriticité ? Comment le pragmatisme peut-il muter pour affronter les épreuves contemporaines ? Lorsque les micro-épreuves sont de plus en plus connectées à des transformations macro, les logiques d’enquête et d’expression des acteurs sont déportées. Réoutiller la philosophie et les sciences sociales pour saisir ces processus et permettre d’agir est un des enjeux épistémiques et axiologiques majeurs. Face aux adversités du contemporain, l’enjeu est alors de ne pas tomber ou sombrer dans le pessimisme ou le nihilisme et d’assurer les prises d’une quête continue de possibles bifurcations et d’ouvertures d’avenir – ce qui sépare à jamais le pragmatisme du déterminisme.
Si l’on revient aux formes d’action et de mobilisation, la question des leviers et des prises sur les processus politiques reste aussi primordiale qu’irrésolue à ce jour. Ce texte étant déjà fort long, je ne rouvre pas la discussion des rapports entre pragmatisme et agonistique, bien que ce soit de ce côté qu’il va nous falloir avancer. Sur ce point, on peut soutenir que même Dewey n’était pas hostile à la logique du conflit et du rapport de forces, tout en cherchant à identifier les éléments de situation et de contexte motivant le passage à l’agonistique. On lit par exemple :
« L’insistance du libéralisme sur la liberté d’enquête, sur la communication et sur l’organisation ne voue sûrement pas le libéralisme à un pacifisme mou mais, au contraire, l’usage infatigable de chaque méthode intelligente qu’autorisent les conditions, ainsi qu’à la recherche de toutes celles qui sont possibles. »53
Les multiples enquêtes de terrain permettent au moins de poser une observation : en matière de mouvement critique, on perçoit un changement de paradigme qui consiste à passer de la dynamique propre des mouvements sociaux et de leurs répertoires d’action constamment renouvelés, à une pragmatique de l’attention et de l’entretien du monde à portée, du care ou du soin apporté aux milieux et aux êtres qui les peuplent. Mais, à l’autre bord, c’est une banalisation de l’hyperviolence qui semble s’imposer…
Résister ? Avec quels appuis ? Institutions, réseaux, milieux et for intérieur
Une partie de mes réflexions récentes sur les rapports du pragmatisme et de la critique ont été portées par ma participation régulière, depuis 2017, aux Rencontres des lanceurs d’alerte, conçues et organisées par Daniel Ibanez et son réseau associatif à Paris54. Lors des multiples débats, ouverts et de bonne tenue, auxquels j’ai participé, j’ai tenté de faire passer l’idée que toute alerte était un point de distribution ou de bifurcation entre deux logiques fondamentales pour toute forme de vie en société démocratique : la quête de régulation s’appuyant sur l’alerte pour identifier, qualifier, corriger, réversibiliser, réparer les problèmes publics ; la critique radicale, en l’occurrence la critique du capitalisme contemporain et de l’ensemble des dégâts et des atteintes qu’il produit, en tant que système, sur les formes et les milieux de vie.
Privilégier la dynamique des causes publiques a conduit à négliger ou faire passer au second rang ce qui résiste aux transformations, ce qui crée des formes d’inertie ou de permanence, aussi nécessaires à la stabilité du monde social qu’à l’appréciation des modifications et des changements. Au fil des enquêtes, six instances ont été identifiées et privilégiées qui contribuent à faire tenir les situations et à éviter les ruptures et les effondrements en cascade : le milieu, le dispositif, le réseau, l’institution, le système, le for intérieur. Le milieu assure la possibilité des activités à travers les échanges d’affects et de percepts ; le dispositif permet aux actions de prendre forme et de se déployer dans une direction déterminée ; le réseau met en relation les entités en passant au-dessus ou à côté des milieux et des dispositifs, affranchissant les acteurs des contraintes situées et des prises spécialisées en introduisant diversité, hétérogénéité, élasticité, connectivité, réversibilité ; l’institution ne se réduit pas au dispositif mais introduit un ensemble de cadres et de catégories qui fixent les entités et leurs relations pour une certaine durée indépendamment des interprétations qu’elles en font ; l’entrée par le système, élément de niveau supérieur, plus énigmatique ou problématique pour les approches pragmatistes, vise les liens calculables, l’ensemble des relations et des opérations transformées en codes et fonctions ; le for intérieur ou for interne est décisif pour les sujets face aux chocs, aux tensions, aux expériences adverses provoquées par l’ensemble des épreuves qu’ils traversent, surtout lorsque les autres ressorts de stabilité sont en crise.
Qu’est-ce qui est compatible ici avec une pensée critique libertaire ? Sans doute l’institution sera renvoyée dans les coins, à une fonction minimale, et le système sera par définition refoulé comme toujours inacceptable pour assurer de bonnes formes de vie. Mais comment empêcher les effets émergents qui engendrent aux échelles supérieures des logiques systémiques qui transforment le sens des activités aux échelles inférieures, tout en étant décisives pour leur régulation. J’ai pu montrer que le pragmatisme sociologique pouvait aller jusqu’à frayer avec une version luhmanienne dopée aux systèmes complexes et dynamiques55.
Pour résumer ce que m’ont inspiré les enquêtes sur l’emprise autour des formes d’autodéfense et de défense collective, j’utilise volontiers l’image d’un triangle, dont les sommets importent autant que les arêtes : l’affinement continu des capacités de perception et de discernement ; la création tout aussi continue de collectifs et de réseaux capables d’élaborer des (contre)enquêtes, des arguments et des récits, d’inventer des formes de résistance inédites et d’organiser les ruptures nécessaires ; la fabrique et l’usage pertinent des cadres juridiques, professionnels et institutionnels, qu’il ne faut plus négliger sous prétexte de refus du procéduralisme. Toute relation sociale porte en germe des potentialités d’emprise. Il n’y a pas de fatalité dès lors que les acteurs peuvent faire un travail critique permanent liant perception, expression, action, régulation et transindividuation. Selon la version qu’en donne le dictionnaire d’Ars Industrialis, association créée jadis par Bernard Stiegler, la transindividuation étend le concept de « transindividuel » de Gilbert Simondon, conçu comme un dépassement de l’opposition entre individu et collectif, entre « je » (l’individuel) et « nous » (l’interindividuel) »56. C’est là une conception du social qui en évoque d’autres, comme celle de George Herbert Mead, qui avait développé l’idée d’« habitat expérientiel »57, marquant le souci de ne pas dissocier de manière abrupte, psychologie du sujet et sociologie du collectif. La transindividuation désigne le processus continu de transformation des « je » par des « nous » et réciproquement. Tant que ce processus est actif, formateur, réflexif et réversible, il protège, contrôle ou annihile la plupart des formes d’emprise. Cela signifie que les bonnes techniques de défense ne sont pas inscrites dans un catalogue, prêtes à circuler par téléchargement : elles naissent, s’expérimentent et s’entretiennent dans l’art d’investir les situations et les relations, les milieux et les dispositifs en trouvant les bonnes prises, celles qui permettent de maîtriser ou de retourner les asymétries, de trouver sa place et de s’en sortir lorsque l’activation d’une agentivité shakespearienne58 renvoie trop de signaux négatifs.
Francis Chateauraynaud est sociologue, directeur d’études à l’EHESS (Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris). Il vient de publier un livre important de sociologie pragmatique et critique : L’empreneur et son double. Pragmatique du pouvoir et sociologie de l’emprise (Vulaines sur Seine, Éditions du Croquant, février 2025, 468 p.).
2 Francis Chateauraynaud, « « Petit traité de contre-intelligence artificielle. Retour sociologique sur des expérimentations numériques », revue Zilsel, n° 5, 2019, p. 174-195.
3 Voir l’entretien intitulé « Ne pas perdre les fils de l’expérience » donné dans le numéro 69 la revue de psychanalyse Horizon et publié en novembre 2024. La version longue est disponible en ligne sous le titre : « La sociologie, le pragmatisme et la contre-intelligence artificielle. Un regard critique sur les enjeux numériques après le tournant des IA génératives » (PDF).
4 Voir entre autres cette goguette réalisée sur une chanson de Bernard Lavilliers, Fensch Vallée, et intitulée French Research (death) Valley (avril 2023). Sur la chaîne des Interstices : https://youtu.be/kC9KTNQjDPs .
5 Voir le site du Groupe d’intérêt scientifique Démocratie & participation : https://www.participation-et-democratie.fr/ .
6 Je rappelle au passage que la Charte de l’environnement de 2004 figure dans le préambule de la Constitution depuis 2005 et son premier article stipule que « chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé. » En 2004, mobilisé par Dominique Bourg (philosophe de l’environnement), j’avais contribué à porter le projet de charte… voulu par … le président Jacques Chirac…
7 Voir Philippe Corcuff, Les Nouvelles Sociologies, Paris, Armand Colin, 2011 (3e édition, 1re édition 1995) ; je réexamine les rapports pragmatique vs pragmatisme dans Francis Chateauraynaud, « Des opérations critiques à la criticité des processus. Le pragmatisme sociologique face aux crises contemporaines », chapitre à paraître, fin 2025, in Laurence Kaufmann, Frédéric Lambert et Pierre-Nicolas Oberhauser (éds.), Actes du colloque Les scènes de la dénonciation publique (Paris, mars 2024).
8 Voir le volume de la collection « Raisons Pratiques » initié par Isaac Joseph, malheureusement disparu avant sa parution en 2004 : La croyance et l’enquête. Aux sources du pragmatisme, Paris, EHESS, 2004.
9 Voir Sylvaine Bulle, Irréductibles. Enquête sur des milieux de vie de Bure à Notre-Dame-des-Landes, Grenoble, UGA éditions, 2020.
10 Stéphane Madelrieux, La philosophie comme attitude, Paris, PUF, 2023, p. 267-268.
11 Mathias Girel, Science et territoires de l’ignorance, Paris, Quae, 2017 ; Dans la pénombre. La confusion comme enjeu et épreuve pour les pragmatistes (mémoire d’HDR, soutenu en janvier 2025, à paraître).
12 Voir Joan Stavo-Debauge, John Dewey face aux fondamentalismes. Les origines des discours « post-séculiers » et leur antidote, Nancy, Éditions de l’Université de Lorraine, 2023.
13 Irène Pereira, « Pour un usage anarchiste du pragmatisme. I – Théorie de la connaissance pragmatiste et anarchisme », site de réflexions libertaires Grand Angle, 14 août 2013 [1re éd. : 2006], http://www.grand-angle-libertaire.net/pereira-irene-pour-un-usage-anarchiste-du-pragmatisme-i-theorie-de-la-connaissance-pragmatiste-et-anarchisme/ .
14 Voir sur ce point Tomás Ibáñez, Anarchisme en mouvement. Anarchisme, néoanarchisme et postanarchisme, Montreuil, Nada éditions, 2014 ; et du même, Repenser l’anarchisme. Combattre les dominations au XXIème siècle, Montreuil, Nada éditions, 2024.
15 La formule est utilisée par Ulrich Beck dans « Zombie Categories : Interview with Ulrich Beck », in Individualization : Institutionalized Individualism and its Social and Political Consequences, sous la dir. d’Ulrich Beck et Elisabeth Beck-Gernsheim, Londres, Sage Publications Ltd, 2002, p. 203.
16 Francis Chateauraynaud, « L’épreuve du tangible. Expériences de l’enquête et surgissements de la preuve », in La croyance et l’enquête, Raisons pratiques, vol. 15, Paris, EHESS, 2004, https://books.openedition.org/editionsehess/11215 .
17 Voir John Dewey, Le Public et ses problèmes [1ère éd. : 1927], Paris, Gallimard, collection « Folio », 2010.
18 De nombreux acteurs se réfèrent à Murray Bookchin, notamment à ses textes « Qu’est-ce que l’écologie sociale ? », « Pour une société écologique » et « Le municipalisme libertaire » dans Pouvoir de détruire, pouvoir de créer. Vers une écologie sociale et libertaire, Paris, L’Échappée, 2019.
19 Francis Chateauraynaud, « Des expérimentations démocratiques en tension. L’œuvre des citoyens dans le travail politique des bifurcations », Cahiers du GRM, n° 18, 2021, https://journals.openedition.org/grm/3238 .
20 Constat effectué depuis longtemps par Bruno Latour, surtout depuis Face à Gaïa, Paris, La Découverte, 2015.
21 Sur la question des briques primordiales nécessaires à une ontologie robuste pour les sciences sociales, voir Michel Grossetti, Matière sociale. Esquisse d’une ontologie pour les sciences sociales, Paris, Hermann, 2022.
22 Charles Wright Mills, Sociology and Pragmatism, Oxford, Oxford University Press, 1964.
23 Camille Ferey, Une justification épistémique pragmatiste de la démocratie. Connaissance et participation politique en contexte inégalitaire : de John Dewey à la philosophie féministe contemporaine, Thèse de doctorat, Université Paris-Nanterre, décembre 2024.
24 Francis Chateauraynaud, « Au-delà du « monde d’après » ou comment penser la crise dans la durée avec le pragmatisme sociologique », Les Réclusiennes : « 2020 : Bas les masques. Épidémie, le jour d’après », Sainte-Foy-La-Grande, 10-12 juillet 2020, https://www.reclusiennes.com/retour-sur/2020/ .
25 Voir sur ce point le dossier « Est-il trop tard pour l’effondrement ? », coordonné par Laurence Allard, Alexandre Monnin et Cyprien Tasset, dans Multitudes, 2019/3 n° 76, https://shs.cairn.info/revue-multitudes-2019-3 .
26 Voir Francis Chateauraynaud et Josquin Debaz, Aux bords de l’irréversible. Sociologie pragmatique des transformations, Paris, Pétra, 2017.
27 François Jullien, La Propension des choses. Pour une histoire de l’efficacité en Chine, Paris, Seuil, 1992.
28 Voir Madeleine Sallustio, « Collectifs utopiques en milieu rural – Introduction », Civilisations, n° 70, 2021, https://journals.openedition.org/civilisations/6603 .
29 L’influence des textes de Donna Haraway n’est plus à démontrer. Voir en particulier Staying with the Trouble: Making Kin in the Chthulucene, Duke University Press, 2016.
30 Anna Tsing, Le Champignon de la fin du monde, Paris La Découverte, 2015.
31 Laura Centemeri, Terres en mouvement. Critique agro-écologiste, agricultures alternatives et pratiques de réhabiter en Italie (1972-2022), Mémoire d’HDR, EHESS, Paris, 2024. Accessible sur HAL : https://hal.science/tel-04669412v1/file/CENTEMERI-Laura-5-Memoire_original.pdf .
32 Sur le rapprochement entre féminisme et pragmatisme, voir Émilie Hache, RECLAIM. Anthologie de textes écoféministes, Paris, Éditions Cambourakis, 2016 ; « L’imaginaire écoféministe contre la société patriarcale » (entretien), Socialter, 8 mars 2021, https://www.socialter.fr/article/l-imaginaire-ecofeministe-contre-la-societe-patriarcale . Et de nouveau la thèse de philosophie de Camille Ferey, Une justification épistémique pragmatiste de la démocratie, op. cit.
33 J’alertais contre l’extension des usages de la catégorie d’ « écoterrorisme » dans Francis Chateauraynaud, « Les topiques environnementales entre controverses et conflits. Écologie politique et sociologie pragmatique en France », in Lionel Charles, Hellmuth Lange, Bernard Kalaora et Florence Rudolf (dir.), Environnement et sciences sociales en France et en Allemagne, Paris, L’Harmattan, 2014, p. 465-485.
34 Joëlle Zask, « Retour sur la notion perdue d’autogouvernement », Sens Public, 11 février 2020, https://www.erudit.org/fr/revues/sp/2019-sp05120/1067470ar/ .
35 Dans Pierre Dardot et Christian Laval, Instituer les mondes. Pour une cosmopolitique des communs, Paris, La Découverte, 2025.
36 Elinor Ostrom, Governing the Commons : The Evolution of Institutions for Collective Action, Cambridge, Cambridge University Press, 1990.
37 Robert Boyer, « La théorie de la régulation à l’épreuve des crises », Revue de la régulation, 1er semestre, 2016, https://journals.openedition.org/regulation/11923 .
38 Je m’appuie entre autres sur une expérience de liste citoyenne à laquelle j’ai intensément participé lors des élections municipales de 2020, en Périgord, où l’opacité des liens d’emprise et d’influence nous a bloqué l’accès au conseil municipal.
39 Sur ce point, la discussion est importante avec les œuvres et travaux d’auteurs aussi différents que Pierre Clastres, James Scott, David Graeber, ou encore Yves Cohen qui a mené des enquêtes sur l’horizontalité des mouvements sans chef. Voir Yves Cohen, « Les foules raisonnables. Notes sur les mouvements sans parti ni leader des années 2010 et leur rapport avec le XXe siècle », Politika, mis en ligne le 07/11/2018, https://www.politika.io/fr/article/foules-raisonnables-notes-mouvements-parti-leader-annees-2010-leur-rapport-xxe-siecle .
40 Je rejoins sur ce fil plusieurs orientations non manichéennes, défendues dans le livre collectif coordonné par le séminaire ETAPE, Repenser l’État au XXIe siècle. Libertaires et pensées critiques, Lyon, Atelier de création libertaire, 2023.
41 Francis Chateauraynaud, Argumenter dans un champ de forces. Essai de balistique sociologique, Paris, Pétra, 2011.
42 Cornelius Castoriadis, « Quelle démocratie ? », in Écrits politiques 1945-1997, T. III et T. IV, Éditions du Sandre, 2013, p. 91.
43 Voir Francis Chateauraynaud et Josquin Debaz, Aux bords de l’irréversible. Sociologie pragmatique des transformations, Paris, Pétra, 2017, en particulier le chapitre 12 intitulé « Contingence et radicalité : où l’on relie la fédération des causes à l’émergence des micro-mondes ».
44 Y compris dans mon propre laboratoire, le Groupe de Sociologie Pragmatique et Réflexive. Avec Martin Denoun, alors doctorant, nous avions organisé début 2021 un séminaire interne sur la montée de nouvelles formes de fascisme. Plusieurs éléments tangibles conduisaient à annoncer le pire mais la plupart de nos collègues nous qualifiaient volontiers de « paranos »…
45 Johann Chapoutot, Les irresponsables. Qui a porté Hitler au pouvoir ?, Paris, Gallimard, 2025.
46 Jan Spurk, Le désir d’autorité, Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, 2024.
47 Francis Chateauraynaud, « Criticité et hypercriticité. Saisir l’enchevêtrement des processus critiques en restant fermement sur des appuis pragmatistes », Document de travail, Paris, EHESS, octobre 2024, https://www.academia.edu/124387471/Criticit%C3%A9_et_hypercriticit%C3%A9_Saisir_lenchev%C3%AAtrement_des_processus_critiques_en_restant_fermement_sur_des_appuis_pragmatistes .
48 Voir Laura Centemeri, Terres en mouvement. Critique agro-écologiste, agricultures alternatives et pratiques de réhabiter en Italie (1972-2022), op. cit.
49 Jan Spurk, Le désir d’autorité, op. cit., p. 127.
50 Voir Francis Chateauraynaud, L’empreneur et son double. Pragmatique du pouvoir et sociologie de l’emprise, Vulaines sur Seine, Editions du Croquant, 2025.
51 Roland Gori, « Si l’on ne transforme pas la souffrance sociale en pensée politique, on tombe dans la haine », entretien dans L’Humanité, 4 juillet 2024, https://www.humanite.fr/politique/extreme-droite/roland-gori-si-lon-ne-transforme-pas-la-souffrance-sociale-en-pensee-politique-on-tombe-dans-la-haine .
52 Voir à ce sujet, l’analyse très pertinente qu’en fait Antoinette Rouvroy dans « Force sans loi : les hyperagents et les mutations du pouvoir à l’ère Trump-Musk », Document de travail, 6 mars 2025, https://www.academia.edu/128036553/Force_sans_loi_les_hyperagents_et_les_mutations_du_pouvoir_%C3%A0_l%C3%A8re_Trump_Musk?auto=download&email_work_card=download-paper .
53 John Dewey, « L’avenir du libéralisme » [1ère éd. : 1935], dans Écrits politiques, traduits et présentés par Jean-Pierre Cometti et Joëlle Zask, Paris, Gallimard, 2018, p. 400.
54 Voir le site des Rencontres annuelles des lanceurs d’alerte : https://lanceurs-alerte.fr/ .
55 Francis Chateauraynaud, « Des expériences ordinaires aux processus critiques non-linéaires. Le pragmatisme sociologique face aux ruptures contemporaines », Pragmata. Revue d’études pragmatistes, 2022-5, p. 18-92, https://revuepragmata.wordpress.com/wp-content/uploads/2022/07/2-francis-chateauraynaud-pragmata-2022-5.pdf .
56 Le site https://arsindustrialis.org est en archive depuis le décès prématuré de Bernard Stiegler. Sur la transindividualité, lire l’article très éclairant de Jacques Roux, « Penser le politique avec Simondon », Multitudes, vol. 18, n° 4, 2004, p. 47-54, https://shs.cairn.info/revue-multitudes-2004-4-page-47 .
57 George-Herbert Mead, L’Esprit, le soi et la société, [1ère éd. : 1934], Paris, PUF, 2006.
58 Cette formule est développée dans Francis Chateauraynaud, L’empreneur et son double, op. cit.
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