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2 janvier 2022

« Spiritualité » et « éthique » : premières explorations libertaires

Par Jérôme Alexandre, Thomas Chust, Philippe Corcuff, Didier Eckel, Stéphane Lavignotte, Irène Pereira et Georges Serein

Le séminaire de recherche militante et libertaire ETAPE (Explorations Théoriques Anarchistes Pragmatistes pour l’Emancipation) a décidé de consacrer les deux prochaines années de son activité (janvier-juillet 2022 et janvier-juin 2023) au thème « Spiritualités, éthique et pensée libertaire ». Or, traité du « spirituel » en milieu libertaire, tout particulièrement en France, ne va pas du tout de soi. Une première séance exploratoire a alors été consacrée le 8 décembre 2021 aux notions de « spiritualité » et d’« éthique ». Vous retrouverez dans le texte ci-après sept contributions issues de cette séance, dans l’ordre des intervenants au cours du séminaire : Thomas Chust (« L’éthique et la spiritualité chez Levinas philosophe »), Didier Eckel (« Éthique et spiritualité, entre foi et doute »), Jérôme Alexandre (« Vers une refondation spirituelle et éthique de la politique »), Stéphane Lavignotte (« Spiritualité : affronter les bornes du langage »), Irène Pereira (« L’éthique libertaire, l’existentiel et la spiritualité »), Philippe Corcuff (« Des saveurs des notions de « spiritualité » et d’ »éthique » pour une recherche libertaire aujourd’hui ») et Georges Serein (« Sublimer l’incertain ou le probable »). Notre démarche est à la fois individualisée et coopérative.

1) L’éthique et la spiritualité chez Levinas philosophe

Par Thomas Chust

Il est clair que Levinas emprunte tout au long de ses recherches philosophiques, consacrées au problème du bien, du temps et de la relation avec autrui, des expressions et des concepts d’inspiration religieuse. Cependant, il me semble que ses analyses et descriptions n’en définissent pas moins un système de pensées profanes, qui doivent se comprendre, en premier lieu, sans référence à la notion de Dieu ou de transcendance divine. Dans le présent texte, je vais essayer d’en exposer les grandes lignes qui m’ont aidé à penser les notions d’éthique et de spiritualité, de façon athée et agnostique. Mon écriture a procédé à la façon d’un patchwork dont les matériaux (mots, expressions, fragments de phrase, passages entiers) sont essentiellement tirés de deux de ses livres :

De l’existence à l’existant (Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, 2e édition augmentée 1990 ; 1e édition : 1947)

Éthique comme philosophie première (préfacé et annoté par Jacques Rolland, Paris, Éditions Payot & Rivages, 1998 ; conférence prononcée en 1982)

Ses recherches portent sur l’existence humaine, en tant que subjectivité sensible, et vise à en donner une description radicale. Son approche est d’abord de distinguer ce qui existe et cette existence même, et de pointer ainsi le caractère impersonnel de l’être en général, désigné comme anonyme bruissement de l’existence ou comme il y a (grosso modo, ce qu’il reste lorsque l’on a tout nié — du monde des existants). Vertige de la pensée devant le vide du verbe exister. Radicale distinction donc entre ce qui est qualifié d’étant (ou d’existant) et le fait ou l’action, ou l’événement pur ou l’œuvre d’être.

Ensuite, son analyse de la notion du présent et de la position lui permet de cerner comment dans l’être impersonnel surgit un être, un sujet, un existant. Et il appelle hypostase l’événement par lequel le verbe innommable d’être se mue en substantif, ou inversement, l’événement par lequel l’existant contracte son exister.

La méthode générale employée par Levinas consiste à aborder les états comme des événements ayant leur propre dialectique et à en fouiller leur signification dans une dimension encore insoupçonnée (et non pas par rapport à un système de références quelconque). Ainsi sa conception du temps tranche complètement par rapport à la philosophie moderne (Bergson et Heidegger compris) qui ne voit dans l’instant d’autre dialectique que la dialectique même du temps (l’instant envisagé seulement dans sa relation avec les autres instants). Au contraire, pour Levinas, l’instant est par excellence accomplissement de l’existence; avant d’être en relation avec les instants qui le précèdent ou le suivent, il recèle un acte par lequel s’acquiert l’existence. « Présent », « position », « je », « instant », « conscience » … sont alors décrits comme les moments d’un événement unique, par lequel un existant prend possession de son être. Ils sont l’hypostase.

Le sens véritablement humain de la dé-neutralisation de l’être n’est cependant pas à trouver dans le conatus essendi des vivants — des existants — ni dans le monde où ils se tiennent. Si par la conscience un existant surgit et signifie la suspension de l’il y a anonyme, l’apparition d’un domaine privée, d’un nom, d’un repli en soi, ou encore une maîtrise sur la fatalité de l’être devenu son attribut, cette subjectivité n’est pas encore la liberté. Le je a toujours un pied pris dans sa propre existence. Dehors par rapport à tout, il est intérieur par rapport à lui-même, lié à lui-même. Cette impossibilité pour le moi de ne pas être soi, marque le tragique foncier du moi, le fait qu’il est rivé à son être. La liberté du savoir et de l’intention est négative. C’est le non-engagement, c’est-à-dire le refus du définitif. Le monde de l’intention et du désir est précisément la possibilité d’une telle liberté. Mais cette liberté ne m’arrache pas au définitif de mon existence même, au fait que je suis à jamais avec moi-même. Et ce définitif c’est la solitude. Le monde et la lumière sont la solitude. Car tous ces objets donnés, ces êtres habillés y sont miens, ont un sens et, par conséquent, sont comme s’ils venaient de moi. Dans l’univers compris, je suis seul, c’est-à-dire enfermé dans une existence définitivement une. Logique du Même.

Clef de lecture de Levinas importante. La solitude n’est pas maudite par elle-même, mais par sa signification ontologique du définitif. Atteindre autrui ne se justifie pas par soi-même. Ce n’est pas secouer mon ennui. C’est ontologiquement l’événement de la rupture la plus radicale des catégories mêmes du moi, car c’est pour moi être ailleurs qu’en soi, c’est être pardonné, c’est ne pas être une existence définitive. La relation avec autrui ne saurait être pensée comme un enchainement à un autre moi ; ni comme la compréhension d’autrui qui en fait disparaître l’altérité ; ni comme la communion avec lui autour de quelque troisième terme. À ce niveau de l’analyse, Levinas pointe l’enjeu fondamental à développer une conception adéquate de la relation avec autrui. Et une nouvelle difficulté technique, car aucune des relations qui caractérisent le monde et la lumière ne permet de saisir l’altérité d’autrui qui doit briser le définitif du moi. C’est pourquoi, son analyse philosophique des phénomènes le mène à se départir radicalement de la phénoménologie à proprement parler, et à se mouvoir dans un espace qui, s’ouvrant sur une éthique plus vieille que l’ontologie, laisse signifier des significations d’au-delà de la différence ontologique.

Son nouveau sens, plus aigu que l’étantité de l’étant, le moi le découvre dans la proximité d’autrui structurée comme une dissymétrie, car jamais je ne suis quitte envers l’autre. Ma relation à l’égard du prochain est irréversible. Dé-neutralisation de l’être, qui laisse enfin entrevoir la signification éthique du mot bien. Irréversibilité qui suggère un rapprochement entre l’en-face-d’autrui, socialité originaire, et la temporalité.

Avec le mot éthique il ne s’agit pas de déterminer une morale (ou une éthique) mais l’essence du rapport éthique en général. Levinas en fait dériver le sens de la différence qui structure originairement l’humain, différence qui doit être pensée à partir du rapport de l’homme à l’autre homme, où chaque Moi est absolument unique. L’éthique en tant qu’adjectif neutre (dans sa version allemande Das Ethische) est alors à comprendre comme l’espace régi par cette différence originaire, les relations et les significations qui s’y instaurent. Espace qui se situe donc en deçà ou au-delà du monde lumineux de la conscience intentionnelle (la « conscience de » qu’on peut qualifier de « bonne conscience », celle qui fait son métier), et que seul un langage éthique ou la surenchère métaphorique peuvent donner à penser ce qui s’y passe. D’où l’existence à un niveau originaire (avant l’hypostase) d’une couche non intentionnelle de la conscience qui se produit par le truchement d’autrui. Dès lors, timidité, avoir à répondre de son droit d’être dans la crainte pour autrui, responsabilité pour autrui, « mauvaise conscience » … sont des mots qui viennent à l’esprit pour décrire cette « situation » première.

En résumé : il est nullement question ici de préjugé moral mais de la constitution du moi, de la genèse de son ipséité et de son unité, qui se fait pour ainsi dire sous le coup d’autrui, dont la caractéristique première est d’effectuer un pôle absolu d’altérité. Et, bien que le sujet qui pointe dans la responsabilité ne soit jamais réel (c’est-à-dire un étant appréhendable dans l’ordre phénoménal), il n’en est pas moins le fin fond du Moi humain, auquel peuvent s’appliquer les prescriptions d’une morale.

Je reproduis ci-dessous ce que j’avais préparé en guise d’introduction pour la séance du 8 décembre 2021 : 

Éthique

Concerne notre rapport au bien, à ce qui vaut, ce qui pèse, dans notre engagement dans l’existence. Le sens de nos conduites. Antérieur au rapport de savoir (dans lequel nous sommes libres de tout engagement), le rapport éthique (ou moral) a son origine dans le rapport à autrui, comme non indifférence à autrui (ou responsabilité pour autrui). Concerne notre existence en tant qu’existence engagée moralement (c’est-à-dire vis-à-vis d’autrui) et pas seulement assumée physiquement. Engagement éthique (ou moral) avant tout, confiance en soi après-coup.

Spiritualité

Réside dans notre esprit ou notre conscience considérés non pas comme relation de savoir ou de connaissance avec les choses qui composent ce monde, mais comme relation avec l’Infini, l’horizon visé par l’éthique. Questionnement et énigme. Lumière tamisée. Réside aussi dans notre corps non pas par ce pouvoir d’exprimer l’intérieur, c’est-à-dire dans sa relation avec une âme (savoir ou pensée) qu’il aurait à exprimer, mais dans sa relation avec le fait même qu’il y a de l’existence.

2) Éthique et spiritualité, entre foi et doute

Par Didier Eckel

Dieu m’est inaccessible… Peut-être, même, m’inquiète-t-il un peu ? …

Du moins, le mysticisme me parait inquiétant.

Bien que Dieu soit requis par les chrétien-e-s…

Certains d’entre eux et certaines d’entre elles me paraissent partager une foi

Très proche de mon désir…

Dieu ne semble accessible que dans une expérience charnelle.

(Ce qui n’est pas mon cas).

Simone Weil fut « prise » par le Christ, a-t-elle écrit…

Elle ne fut jamais prise par l’église.

Il me semble que pour certains chrétiens la foi n’a pas grand-chose à voir avec une croyance. Leur foi paraît être constituée d’affirmation, d’éthique… et d’un doute qui ne se satisfait pas de la pure croyance. La foi n’est pas une croyance, elle est un savoir… mais un savoir qui doute de tout ce qui découle de ce savoir… « Mon savoir » se retrouve dans l’affirmation d’une possible éthique portée par toutes et tous, et « mon doute » (irréductible) s’exprime dans mes difficultés à trouver des chemins à la fois justes et efficaces pour parvenir à faire éclore cette éthique enfouie en chacun-e. Je ne doute pas que de nouvelles modalités sociales (débarrassées des diverses dominations) puissent permettre un épanouissement de l’éthique mais je doute des stratégies politiques à adopter, pour progresser vers un mieux…

Il est ici nécessaire de définir ce que j’appelle éthique. L’éthique est le nom que je donne au désir impérieux d’agir pour les autres. Il n’est pas la morale que je définis comme un des outils de l’institué (églises, États, partis…). La morale est un « dit » quand l’éthique est un « dire » (Emmanuel Levinas). La morale tente d’obliger à l’unité quand l’éthique exige des singularités. La morale se contente du « déjà-pensé » du pourquoi et, surtout, du comment, quand l’éthique prend le risque de penser en permanence les pourquoi et les comment, ce risque des agirs jamais totalement prévisibles dans leurs effets. L’éthique n’est jamais mesurable a priori, elle ne peut qu’éventuellement se constater dans une joie partagée dans l’action… L’éthique me semble nécessaire à l’anarchie (an-arkhê), à l’autonomie comme lois rigoureuses et singulières portées par un individu. Des lois régies par la liberté d’aimer et non par la liberté d’Être… Je proposerais donc : une « liberté de l’amour plutôt que l’amour de la liberté » (qui fait écho au passage de « l’amour de la sagesse » à « la sagesse de l’amour », comme l’avait déjà proposé Emmanuel Levinas) …

Pour moi (en moi ?) l’éthique a tendance à se confondre avec la spiritualité.

Je vois (plutôt que je définis) la spiritualité comme une foi, une confiance sans faille (fides) dans tous les possibles bénéfiques… qui sont contenus dans l’impossible. L’impossible étant, comme la morale, le dogme de tous les conservatismes (avec leurs lots de reproductions sociales et les dominations qui leurs sont liées). La foi comme confiance radicale (ou la confiance comme racine de la foi) implique des agirs… qui nécessitent une affirmation de cette confiance. L’engagement porté par une foi ne peut qu’agir. Si elle hésite à agir elle n’est plus confiance… et elle ne sert plus à grand-chose. La nécessité des agirs (corollaire de la confiance) implique cependant le doute, le doute dans le choix des actions. Les agirs sont portés par la foi, les actions sont pensées dans le doute… Ceci n’est pas, pour moi, une contradiction entre affirmation et doute. Serait-ce un paradoxe entre ces deux pôles ?

Il me semble que le monde est chargé de paradoxes ou de tensions (je confonds les deux termes). La contradiction se doit d’être résolue quand le paradoxe ne peut que se perpétrer. Il faudrait donc vivre avec tous les paradoxes, les reconnaître comme tensions potentielles… Lorsque j’affirme tous les possibles contenus dans l’impossible il est peut-être justifié de mettre en avant tous les impossibles contenus dans le possible… Par exemple, le « principe espérance » de Ernst Bloch et bousculé par un « principe désespérance » prôné par Francis Dupuis-Déri. Quand Bloch met en avant l’utopie (un mieux à venir), Dupuis-Déri part du refus de l’existant (qui impose les révoltes). Si j’ai une nette préférence pour l’utopie qui pourrait être en lien directe avec une foi, je ne peux qu’adhérer aux révoltes qui elles aussi peuvent avoir des dimensions spirituelles (du moins celles d’un Albert Camus). Pour ma part, ce qui me gêne dans les termes – principe espérance – et – principe désespérance -, c’est le mot principe. Cette notion de « principe » me semble réduire l’espérance à l’espoir et la désespérance au désespoir. L’espoir est conçu ici comme le chemin incontournable et unique des demains qui chantent, le désespoir est au mieux un sur-place sans horizon, au pire une passion destructive. L’espérance se conjugue en agirs-pour… qui n’exclut pas la révolte-contre. La désespérance pousse aux révoltes-contre qui ouvrent possiblement aux voies des agirs-pour. L’espoir et le désespoir seraient-ils irrémédiablement en contradiction alors que les espérances-désespérances seraient paradoxalement des tensions fructueuses ? La contradiction ne peut se résoudre que par l’exclusion d’un des termes ou par la fonte des deux termes dans une synthèse. Dans les deux cas, c’est la recherche de l’unité qui est en jeu. La recherche de l’unité n’est-elle pas un continuum, une forme d’immobilité ? La continuité immobile ne peut être que l’évidence du monde… Mais le monde n’est jamais une évidence, il n’est fait que de croisements et de bousculements, d’hypothèses plus ou moins vérifiables et plus ou moins vérifiées… Il est constitué également de sensations et de sensibilités… Le monde est toujours passés, présents et à venirs…

Puisque le monde existe dans la complexité des pluriels, pour moi il se vit dans le doute et dans la foi. Une spiritualité ne pourrait probablement jamais advenir dans un monde univoque, sans interrogations, sans infinis…

Le paradoxe qui, selon ma sensibilité, ouvre le mieux à la perception de l’infini (l’incommensurable ?) se retrouve dans la proximité et la distance infranchissable à l’autre. La proximité immédiate (morphologique, biologique, parfois culturelle…) de l’autre, conjuguée à l’appel qu’il me fait dès qu’il apparait (face à moi ou à distance) me pousseraient-ils à tenter d’entrer en relation avec lui ? Mais cette relation est-elle possible ? Si elle était réellement possible, ou plutôt, si elle était parfaite, le « je » pourrais devenir le « nous ». Mais le « nous » est une unification, il n’est plus constitué par des « échanges-confrontations » des « je ». Le « nous » ne peut être tenté que dans une absorption de l’un par l’autre (ou inversement). L’autre a beau me ressembler, il restera radicalement autre, inatteignable… Pourtant de fragiles « avec l’autre » (ou « avec des autres ») sont possibles. Est-ce dans cette paradoxale « relation-non-relation » que l’infini (nécessaire à toutes spiritualités ?) se perçoit ? Est-ce dans cet infini de l’impossible que des possibles cachés peuvent émerger encore et encore ?

En quoi ce rapport à la foi est-il politique ? Tout d’abord parce que cette spiritualité est un souci de l’autre qui se traduit par des agirs pour l’autre. Lorsque ces agirs se partagent avec des autres, peut-être peuvent-ils acquérir de l’ampleur dans leurs effets ? Si je ne pense pas que la foi seule suffise à des actions politiques, elle me semble cependant nécessaire. Toute politique bâtie sur la seule raison me semble condamnée à un rationalisme étroit mais une politique qui se passerait d’une réflexion stratégique aurait également des difficultés. Entre une foi insuffisamment efficace (sans réflexion stratégique) et une rationalité sûre d’elle-même, je préfère l’inefficacité éthique au désastre de la certitude (nécessairement idée-au-logique… voire l’idée au logis).

Une question est souvent posée : « Comment se fait-il que le peuple ne se révolte pas alors qu’il est sans cesse dominé, exploité, humilié »… ? Pour ma part il me semblerait tout aussi pertinent de poser une autre question : « Comment se fait-il que de nombreux individus soient encore sensibles à une éthique alors qu’ils sont sans cesse sommés d’obéir, de leur naissance à leur mort… et ce depuis si longtemps ? » Même si la sociologie peut apporter quelques pistes, je ne sais pas répondre à ces deux questions. Mais, bien qu’elle soit en permanence attaquée par les différents Pouvoirs, j’affirme que l’éthique subsiste partout car je la vois (et, surtout, je la sens) jaillir ici et là dans des gestes, des indignations, des agirs… et parfois des dires (qui sont déjà des agirs)…

La certitude des possibles (la confiance) qui, depuis si longtemps, fait face au à la fragilité des agirs, serait-elle la mélancolie ? Une mélancolie qui, pourtant, garde en elle l’espérance…

3) Vers une refondation spirituelle et éthique de la politique

Par Jérôme Alexandre

L’idée que je voudrais défendre est que nous héritons d’une idée très appauvrie du spirituel et de l’éthique, et qu’il est possible aujourd’hui de la reconsidérer dans un tout autre sens.

Dans l’espace occidental, c’est clairement la séparation entre la foi et la raison venue avec le début de la période moderne qui abandonne progressivement le domaine spirituel au seul ressort de la conscience individuelle. Il en va de même avec l’éthique qui n’est plus fondée sur des critères communs non questionnés de vérité et de bien, mais qui se trouve renvoyée au seul critère de la volonté et de la responsabilité subjectives. La décision moderne d’auto-limitation de la raison au seul champ de l’expérimentable et de l’objectivité, a réduit le spirituel au seul domaine privé et, dans le même mouvement, a affaibli l’éthique en introduisant en elle le relativisme, au nom des différences culturelles en particulier (mais qu’est-ce qu’une différence culturelle que l’on se contente de regarder de loin, sous prétexte de la « respecter » ?).

Il ne s’agit pas dans ce constat de regretter ce mouvement historique et encore moins de vouloir revenir à une manière d’emprise du spirituel et l’éthique datant d’un autre temps. Ce serait impossible et stupide. Ce serait également ne pas voir que la modernité, plus récemment, a aussi apporté un renouveau possible de notre regard sur la raison, rendant possible de repenser la dimension collective, et donc politique, du spirituel et de l’éthique.

Ce qui semble en effet désormais possible est de reconsidérer l’habituelle séparation de l’intériorité et de l’extériorité, du privé et du public, du subjectif et de l’objectif. Si la raison est devenue une instance où, n’échappant pas au fait d’être portée dans chaque subjectivité, elle vise le partage, l’horizon commun, la compréhension de l’autre, dans une double attention aux conditions de la réceptivité d’autrui et à ce qui la dépasse, alors elle s’ouvre à nouveau, du fait de sa nature dialogique retrouvée, à une dimension d’elle-même qu’on peut dire spirituelle et éthique. Ce n’est plus la raison pratique à côté de la raison pure, mais la raison tout court incluant l’éthique comme son lieu de vérification et même redevenue capable de foi religieuse, d’ouverture spirituelle, comme libération d’elle-même.

Si la raison est aujourd’hui peu ou prou devenue pragmatique, ne pouvant plus prouver sa vérité que par ses effets de sens, elle est de plein droit au cœur des domaines éthiques et spirituels, là où se manifestent solidairement le bien commun et le bien-être personnel. Il y a vingt ans, dans un petit essai très original intitulé Jubiler ou Les tourments de la parole religieuse, Bruno Latour exprimait cette modalité pragmatique de la raison : « On ne juge pas de la vérité des paroles amoureuses ou religieuses à leur degré d’ancienneté ou de nouveauté, mais à leur façon de s’enchaîner pour conduire ou ne pas conduire l’énergie qui va éloigner ou rapprocher, tuer ou sauver. Peu importe qu’elles aient l’air vieillies, patinées, vénérables ou, au contraire, nouvelles, pimpantes, clinquantes. De toute façon, isolées, elles n’ont aucun sens par elles-mêmes : c’est uniquement la chaîne, la procession, l’enchaînement qui a du sens. »1 Ce qui me semble aujourd’hui à nouveau possible, c’est l’enchaînement, la procession qui noue ensemble le matériel et le spirituel, l’immanence et la transcendance, en refermant ainsi la blessure mortelle qu’a été leur séparation à partir du XVIIe siècle.

Dans la crise mondiale qui s’ouvre, qui est une crise culturelle, spirituelle autant que matérielle, une crise de la sortie des illusions de la modernité, une crise de ses impasses, il nous faut retrouver un accord du matériel, du social et du spirituel, une sorte de matérialisme spirituel, une manière de penser et vivre la politique qui soit foncièrement éthique et spirituelle, autrement dit à dimension vraiment humaine. Mais le « vraiment humain » s’enferme-t-il dans les définitions humanistes ? Ce qui vaut pour l’homme, et l’homme en société, est-il réductible à des « valeurs communes idéales » ?

Il est étonnant de constater que le renoncement de la raison à ses ressorts éthiques et spirituels a été, dans l’histoire politique de ces deux derniers siècles, porté principalement par la gauche. Il s’agit là d’une étrange ironie puisque, a priori, être de gauche signifie pour l’essentiel espérer pour tous davantage de justice, d’égalité, de liberté, et même davantage de fraternité. La préoccupation d’autrui, la pensée du bien commun, poussée jusque dans sa perspective universelle, le rêve d’émancipation de tous, sont des marqueurs constants des idéaux de gauche. Or, ce sont là des motifs politiques apparus dans l’histoire à partir du XVIIIe siècle, dans le seul but de défaire un ordre conservateur basé sur la domination de certains groupes sur d’autres et le maintien des plus pauvres dans la soumission. Autant le dire nettement : la pensée politique de gauche est en son origine même une pensée utopique dont les ressorts essentiels sont de nature éthique et spirituelle. Est-il possible, oui ou non, de partager l’existence avec d’autres en en assumant les différences entre tous, autrement dit la liberté de chacun, et en construisant sans cesse les conditions d’une égalité réelle et pas seulement de droit ? Si cette utopie est jugée a priori illusoire ou contradictoire, alors aucune conception du bien commun n’est possible, et la seule théorie politique qui vaille est celle qui justifie la domination des plus forts. Mais si, coûte que coûte, le bien commun est concrètement recherché, évalué, réinventé, alors la politique reste nécessairement attachée à penser le bien, et l’horizon anthropologique qui fait du bien l’expression même de la liberté, à savoir la dimension intérieure, créative, souveraine, autrement dit spirituelle, de l’humain. L’utopie cesse alors d’être un rêve pour s’établir dans l’expérience tangible du partage interhumain, des obligations humaines. C’est cela que la gauche a abandonné, se vidant progressivement de l’exigence de vérifier le bien commun au bonheur réel, et le bonheur à la liberté réelle. Il faut donc reconstruire la raison utopique, la raison éthique et spirituelle de la politique. Et d’abord en analysant le chassé-croisé historique qui a vu, depuis le XVIIIe siècle, l’insensé se produire : tandis que le cynisme droitier s’est arrogé de plus en plus la conservation de la liberté, la protection de la morale, du spirituel et du religieux, la gauche s’est débarrassée de ce qui était pourtant sa raison d’être première, devenant incapable de comprendre que le combat pour la justice n’est pas fondé autrement que sur l’ouverture de l’humain à plus que l’humain.

Cet humain, foncièrement ouvert à plus que l’humain, ouvert à plus que le monde, je ne connais rien de plus juste que l’évocation qu’en fait Simone Weil dans ce passage des Ecrits de Londres de 1942 : « Quiconque a son attention et son amour tournés en fait vers la réalité étrangère au monde reconnaît en même temps qu’il est tenu, dans la vie publique et privée, par l’unique et perpétuelle obligation de remédier, dans l’ordre de ses responsabilités et dans la mesure de son pouvoir, à toutes les privations de l’âme et du corps, susceptibles de détruire ou de mutiler la vie terrestre d’un être humain quel qu’il soit2. »

4) Spiritualité : affronter les bornes du langage

Par Stéphane Lavignotte

En première approche de cette recherche de définition de la spiritualité, je vais évoquer ma spiritualité. Qu’est-ce que je dis spontanément quand j’évoque ce terme ? Son lien avec l’éthique ?

Ce « dire je » a un intérêt pour un travail sur le terme, car ma spiritualité n’a pas toujours été là, où en tout cas, je n’ai pas toujours eu conscience de sa présence. Il y a eu un « apparu », quel fut-il ?

J’ai fait un baptême d’adulte dans le protestantisme à 30 ans et je crois me souvenir que jusqu’à 27 ans, je disais que je n’avais pas la foi. Or, ce qui m’a amené à mon baptême d’adulte est acte éthique : l’occupation d’un temple protestant par des sans-papiers dont notre collectif militant dans le 10e arrondissement de Paris soutenait leur collectif.

Que n’avais-je pas à ce moment-là et qui est apparu ou dont je me suis aperçu ?

J’avais déjà des explications du monde : idéologique comme militant écolo-libertaire, scientifique avec une formation en science politique et sociologie politique. Militant aux Verts, j’avais une idéologie, un programme, des thèmes que je faisais avancer.

J’avais le sentiment de deux manques :

1) Ethique, car la vie interne des Verts n’était pas conforme aux valeurs défendues de non-violence, de valorisation de la diversité, de valorisation de l’opinion contraire dans un esprit démocratique, etc.

2) Je ressentais un manque, un vide, l’impression d’un manque de fondement, d’humus… une dimension verticale, mais – contrairement à l’idée courante que la transcendance est vers le haut – vers le bas. Je ne décris pas cette dimension, et aujourd’hui, toujours peu, avec le mot spiritualité, je dirai pourquoi.

J’ai rencontré ces deux dimensions éthique et la deuxième qu’on décrit souvent du mot de spirituel dans ce geste d’une communauté protestante qui – occupée – décidait d’accueillir et s’engager avec. Se faire prochain d’un jusque-là lointain. Je les ai rencontrées aussi dans la lecture que j’ai fait alors du Nouveau Testament et le fait que ce texte m’ait impacté intellectuellement et émotionnellement et m’ait donné envie d’agir différemment.

Comment dire cela ? J’éprouve en travaillant cette question ce qu’évoque Ludwig Wittgenstein dans sa Conférence sur l’Éthique : en cherchant à savoir ce que veut dire éthique, on affronte « les bornes du langage », aucune description ne saurait faire l’affaire. Je renverserai peut-être l’idée : l’expérience de l’éthique et de la spiritualité nous permet de vivre des choses pour dépasser les bornes du langage, parce qu’aucune description ne saurait faire l’affaire : il faut le vivre. Il y a de l’indicible, de l’indescriptible et pourtant il faudra essayer de le décrire dans le langage commun, car il ne saurait être question de s’enfermer dans la facilité du mystère : notre foi est exotérique et non ésotérique.

Si je ne dis pas « spiritualité », quels sont les mots que j’utilise ?

Je dis foi, qui est foi en Dieu mais aussi foi en l’humain, à la capacité collective à changer les choses, la foi comme l’idée d’une force immanente nourrie de transcendance qui bouleverse. Exactement comme – pas beaucoup plus – dans l’expression « il a la foi », « il faut avoir la foi », « ai foi en toi ».

Je dis je crois. Qui est croire en Dieu, j’oppose croire à savoir (je crois en Dieu, je ne sais pas s’il existe). Croire est une dimension sensible : quand je prie, j’ai l’impression, je crois, que je suis écouté. Je crois que je suis aimé tel que je suis quoi que je fasse, sans condition. Là, je le sens d’une manière qui confine à la certitude mais qui n’est toujours pas un savoir.

Je crois que Jésus est mort et ressuscité : l’impossible est possible, les forces de mort économiques, politiques, culturelles ont perdu la partie, à nous de les démasquer et de ne plus nous laisser impressionner par leur pouvoir.

Je dis Espérance et Royaume. J’ai l’Espérance – là aussi, je le sens d’une manière qui confine à la certitude mais qui n’est toujours pas un savoir – qu’un jour arrivera le Royaume, une fin des temps où s’installera le pays de justice, de paix et d’amour.

Je peux moi-même faire la critique sociologique et psychanalytique de tout ce que je viens de raconter, mais ça n’arrive pas à l’effacer.

Je pense que tout cela – ou des choses qui sont cousins, cousines – peut être exprimé avec d’autres références croyantes ou non. Bien des non-croyants ont plus de foi que moi. Je vois dans le mouvement socialiste depuis sa naissance la plus belle traduction de l’Espérance dans le Royaume. Je vois dans d’autres religions – mais aussi dans des façons non religieuses de méditer – de très belles façons de faire le lien avec Dieu, la vie, le cosmos…

Spiritualité serait alors le mot que je trouverais le plus adapté pour décrire ces cousinages : il permet de décrire, d’aller chercher, d’échanger sur ces cousins, cousines de ce que j’appelle foi, croire, espérance, royaume dans d’autres traditions croyantes ou non-croyantes.

En ce sens « les spiritualités » est une manière de dire que des croyants et des non-croyants ont des choses à se dire là-dessus et le disent avec d’autres mots, des pareils et pas pareils, les « c’est comme… » de Jésus quand il utilise des paraboles pour décrire l’indescriptible Royaume.

Spiritualité me va mieux que religion, fidèle à une tradition protestante et anarchiste/socialiste remontant au XIXe qui comprendrait la religion comme la forme aliénante que prend la foi quand elle se bureaucratise avec les institutions religieuses, les rites qui perdent leur sens, etc.

Pour reprendre les catégories de Paul Ricœur, la spiritualité/foi est du côté de l’utopie quand la religion est du côté de l’idéologie. Ricœur estimant qu’on a besoin de l’idéologie comme de l’utopie dans une tension nécessaire entre les deux.

Spiritualité m’a toujours posé plusieurs difficultés :

– Elle me semble aimanter du côté égoïste, du développement personnel, de la recherche de son petit bonheur personnel sans se soucier des autres ; elle n’est pas assez politique, pas assez dans la visée éthique : la recherche de la vie bonne avec et pour les autres dans des institutions justes, pour reprendre encore les termes de Ricœur.

– Elle me semble aimanter du côté de la sagesse, de la modération, de l’inoffensif, là où pour moi l’Évangile est du côté de la subversion, de la remise en cause de toutes les frontières, les cases, les pouvoirs. Il est attaque frontale de la police – chacun à sa place –, il est vraiment politique : remise en cause de l’ordre des places, pour reprendre les catégories de Jacques Rancière.

En revanche, là où l’éthique me tire vers acte, comportement, engagement au risque de retomber dans le programme, la spiritualité est ressenti, intériorité, sentiment de mes interactions avec le reste du vivant, toujours se poser la question de ce qui est vraiment important pour moi.

En définitive, je dirais que spiritualité est le mot qui dit que bien des gens avec des références diverses cherchent ce qui est important pour eux (un important qui n’est pas de l’ordre de l’indiscutable ou du non négociable mais du sentiment d’être nourri, vivant…) et cherchent à le vivre, dans une dimension sensible immédiate (la prière, la méditation, la vue d’un paysage…) ou d’action avec et pour les autres (éthique). Je décrirai cela comme un continuum, pas une ligne mais un espace délimité par trois pointes qui seraient réfléchir, agir, ressentir.

5) L’éthique libertaire, l’existentiel et la spiritualité

Par Irène Pereira

La première difficulté face aux notions d’éthique et de spirituel, c’est la perplexité qu’elles suscitent du fait de leur polysémie. La seconde interrogation porte sur la place du spirituel et de la spiritualité par rapport à l’existentiel et à l’existence.

1) Ethique et spiritualité : une polysémie en lien avec des évolutions historico-sociales

a) La notion d’éthique

La notion d’éthique a plusieurs significations. Mais entre autres, elle peut soit désigner le rapport de soi à soi (Michel Foucault, Albert Ogien), soit au contraire être un synonyme de moral et donc comprendre également le rapport de soi à autrui (comme dans le perfectionnisme moral ou perfectionnisme éthique).

b) La notion de spiritualité

Pour aborder, la notion de spiritualité, je présenterai une petite évolution de la prise en compte de l’esprit dans les sociétés occidentales modernes. En effet, le spirituel peut être défini le plus largement possible comme ce qui a trait à la vie de l’esprit.

– La spiritualité comme religion : La spiritualité est identifiée à la religion qui définit également la morale (et donc également l’éthique comme rapport à soi en imposant des « devoirs envers soi-même », par exemple l’interdiction du suicide). La direction de conscience religieuse propose un accompagnement en lien avec les percepts ou les dogmes d’une religion. La direction de conscience s’adresse à des personnes qui ont une foi religieuse, mais cela laisse de côté, dans une société largement sécularisée, toutes les personnes qui sont athées ou agnostiques.

– L’esprit comme psychisme (début du 20e siècle) : Dans une société prise dans un processus de sécularisation, selon Foucault, la psychothérapie est venue prendre la place en partie occupée par la direction de conscience religieuse. La cure par la parole (talking cure) fait suite aux techniques de l’aveu développée par la direction de conscience religieuse en particulier concernant la dimension sexuelle.  La psychothérapie est un champ qui se veut à l’origine médical. La psychanalyse est présentée par Sigmund Freud comme une science positive à vocation thérapeutique. Dans la perspective freudienne, la morale n’est que le produit de l’intériorisation d’interdits sociaux et familiaux dans le surmoi. Elle se réduit en quelque sorte aux mœurs. La religion n’est alors que la « névrose obsessionnelle de l’humanité ».

– Les nouvelles spiritualités et le développement personnel  (à partir des années 1970) : il s’agit d’un ensemble de croyances qui se présentent comme alternatives aux grandes religions monothéistes, mais également à l’approche scientifique. Elles sont souvent également liées au développement personnel. Dans un premier temps, le développement personnel est issu en particulier de la psychologie humaniste (Carl Rogers, Abraham Maslow) : l’objectif est l’accomplissement de soi. Actuellement, la psychologie positive tend à orienter le développement personnel vers la recherche du fonctionnement optimal et du bonheur. Le développement personnel a largement colonisé le champ de l’éthique comme relation de soi à soi. Le développement personnel s’est trouvé également instrumentalisé dans le monde de l’entreprise en venant nourrir le coaching, davantage tournée vers la performance. Le rapport de soi à soi est gouverné par la recherche de performance.

La spiritualité, sous l’angle socio-historique, apparaît donc comme une notion complexe. Elle renvoie à une vie de l’esprit qui est distincte de l’approche scientifique (ou même du logos philosophique). Cette vie de l’esprit peut néanmoins renvoyer à deux visions différentes : a) la spiritualité comme religion collective instituée ; et b) la spiritualité comme vie personnelle et intérieure de l’esprit ouvrant la voie à un rapport à la réalité qui serait extérieur à la science moderne.

On peut constater que ce qui est qualifié par certains sociologues de montée de l’individualisme se caractériserait à la fois par un passage de la religion aux spiritualités alternatives, mais également de la morale à l’éthique (comme développement personnel)

2) L’existentiel et la spiritualité

Il me semble néanmoins que les conceptions de la spiritualité telles qu’elles ont été défini ci-dessus induisent un type de réponse à la question du sens de l’existence qui va plus loin que l’approche existentielle.

Ce que je veux dire par là, c’est que l’on peut considérer que même une personne agnostique ou athée peut se poser des questions qui sont d’ordre existentielles : Quel sens donner à ma vie ? Comment faire face à l’angoisse de la mort ? Comment affronter les incertitudes de l’existence comme le hasard, l’accidentel ? Comment faire face à la souffrance ?

Or, la réponse à ces questions n’induit pas nécessairement le recours à une spiritualité. Par exemple, les existentialismes athées de Jean-Paul Sartre ou d’Albert Camus essaient de proposer une réponse à ces questions sans recourir à une spiritualité au sens d’un domaine de sens qui ferait intervenir des mystères indéchiffrables dans la réalité, qui échapperaient à la science, mais pourraient être appréhendés par un autre rapport à la réalité.

Néanmoins, il est possible de se demander si dans une approche existentialiste agnostique (ou même y compris athée), il est possible de proposer une autre définition de la notion de spiritualité.

Le psychiatre existentiel Viktor Frankl a distingué dans son approche, la logothérapie (ou thérapie par le sens) : le sens de la vie et le sens cosmique. Il considère donc d’une certaine manière que le champ de la spiritualité (au sens de la religion ou des spiritualités alternatives) déborde l’approche existentielle : c’est la question du sens cosmique. La logothérapie se concentre comme la philosophie existentialiste athée sur le sens de la vie (et non le sens cosmique). Frankl appelle spiritualité une vie orientée par des valeurs. Les valeurs sont en effet des principes, non pas matériels, mais spirituels (ou idéels). L’approche existentielle consiste dès lors à donner un sens à son existence en choisissant les valeurs qui l’orientent. Elle présuppose donc la liberté et la responsabilité comme principes moraux (ou éthique).

3) L’éthique libertaire et l’existentiel

L’éthique libertaire constitue un certain type d’éthique, ce qui veut dire une certaine manière d’être dans l’existence dans le rapport à soi et aux autres, différente d’autres éthiques.

Comme toute subjectivité, la subjectivité libertaire est confrontée à des épreuves de la vie. Mais à la différence de certaines conceptions existentielles, ces épreuves de la vie ne sont pas réduites à des épreuves existentielles (situations-limites au sens de Karl Jaspers), mais sont également toujours pensées comme des épreuves sociales (situations-limites au sens de Paulo Freire). On peut prendre l’exemple de la maladie. On peut la penser comme une épreuve existentielle. Mais la lutte des malades du SIDA, avec une association comme Act-Up, met en lumière qu’en réalité, il s’agit également d’une épreuve sociale.

L’existentiel se définit comme le champ des épreuves de la vie doit être également distingué du développement personnel. Le développement personnel vise avant tout la réalisation de soi (ou l’accomplissement de soi – Maslow). L’existentiel est le domaine de la réflexion et de l’action (praxis au sens de Freire) qui porte sur la manière de faire face aux épreuves de la vie.

Ce champ implique un certain rapport à soi et aux autres. Ce que recouvre la philosophie comme manière de vivre (Pierre Hadot) renvoie à ce champ de l’existentiel. Ce n’est peut-être pas anodin que Foucault s’intéresse au souci de soi (à l’éthique) des stoïciens au moment où il est atteint du SIDA.

En quoi néanmoins se distingue l’éthique libertaire face aux épreuves de vie, et en particulier aux épreuves sociales, par rapport à d’autres manière d’être-au-monde ? L’éthique libertaire renvoie à ce que Xavier Beckaert appelle « l’anarchisme rénitent ». On en trouve la formulation dans l’individualisme de Han Ryner : « Si le supérieur social ordonne, non plus une chose indifférente, mais une injustice ou une cruauté, que fera l’individualiste ? Il refusera d’obéir. » (Petit manuel individualiste, 1e éd. : 1903, https://fr.wikisource.org/wiki/Petit_Manuel_individualiste).

De fait, l’éthique libertaire trouve son fondement dans la capacité de la subjectivité à s’opposer à l’injustice. Cela ne veut pas dire que cette subjectivité refuse l’action collective. Mais, qu’elle ne sacrifie jamais totalement sa conscience critique face au groupe. Cette capacité à agir selon sa conscience, la subjectivité libertaire la trouve dans sa capacité à déterminer un sens à son existence relativement à des valeurs qu’elle a choisi et qui lui donne sens.

Bien évidemment, sur le plan philosophique, une telle conception de l’éthique libertaire, qui réhabilite l’individualité, la conscience critique et la place de la subjectivité, pose un certain nombre de difficultés qu’il faudrait discuter, mais dont la discussion déborde largement les limites imparties par ce texte.

6) Des saveurs des notions de « spiritualité » et d’« éthique » pour une recherche libertaire aujourd’hui

Par Philippe Corcuff

Pourquoi associer le terme « spiritualité » – souvent banni du vocabulaire anarchiste à cause de l’assimilation courante de « spiritualité » et de « religion » – et celui d’« éthique » – plus couramment utilisé dans les milieux anarchistes – dans une recherche actuelle au sein du cadre libertaire coopératif du séminaire ETAPE ? Justement à cause de sa charge provocatrice au sein de la galaxie anarchiste.

Le slogan « Ni Dieu ni maître » et le tabou du spirituel en milieu anarchiste français

Le slogan « Ni Dieu ni maître » a historiquement marqué le mouvement anarchiste, tout particulièrement en France dans un contexte d’une certaine vivacité de l’anticléricalisme, bien qu’il ne vienne pas de l’anarchisme mais du titre d’un journal fondé par le révolutionnaire socialiste Auguste Blanqui en 1880. Ce slogan, comme souvent quand les slogans remplacent la pensée, fait écran à la problématisation de certaines questions, qui deviennent alors des tabous comme dans le cas des dogmes cléricaux.

Un certain tabou pesant en milieu anarchiste sur le mot « spiritualité » tend ainsi à empêcher les questionnements libertaires de se saisir de deux possibilités :

1) il peut y avoir des spiritualités non croyantes, athées ou agnostiques, explorant la double question du sens et des valeurs de l’existence, importante pour une politique libertaire ;

et 2) même à l’intérieur de spiritualités religieuses, des façons libertaires de poser la question du sens et des valeurs de l’existence peuvent se nicher, d’où l’utilité de nouer des dialogues avec des réflexions et des pratiques théologiques à portée libertaire.

Cela intervient dans un contexte particulier où l’anarchisme organisé, quelles que soient les obédiences mais avec des modalités diversifiées selon ces dernières, tend à être pris en France dans un double mouvement générant un certain dessèchement de la pensée libertaire : une dogmatisation se repliant sur la récitation des heures de gloires de la pensée anarchiste et un activisme de plus en plus déboussolé ; les pratiques et la mutualisation des pratiques constituant de moins en moins un poumon pragmatique d’actualisation de la pensée anarchiste. Or, se ressaisir davantage de la question du sens et des valeurs de l’existence pourrait constituer un des chantiers du renouveau de la pensée libertaire, moins desséchée car plus à même de lier le politique et l’existentiel.

« Spiritualité » et « éthique » comme quasi-synonymes : en partant de Ludwig Wittgenstein

Le Dictionnaire historique de la langue française nous fournit des indications étymologiques :

« adjectif, réfection (v. 1265) de spiritiel, espiritiel (fin Xe s.) puis spiritueil (fin XIIe s.), est emprunté au latin impérial spiritualis ou spiritalis « propre à la respiration » et en bas latin ecclésiastique « spirituel, immatériel », dérivé du latin classique spiritus « esprit ». »3

Comme nombre de questions dans notre passé pré-républicain et laïc, c’est une notion longtemps insérée dans des cadres religieux :

« Jusqu’au XVe s., l’adjectif ne s’emploie que dans le domaine religieux et théologique. Il qualifie ce qui appartient à la nature immatérielle de l’âme, opposé à corporel, et qui concerne l’âme en tant qu’émanation et reflet d’un principe supérieur. »4

Cependant peu à peu certaines acceptions du mot « spirituel » se sont émancipées du religieux :

« L’adjectif s’applique aussi en philosophie, perdant progressivement ses valeurs religieuses, à ce qui est de nature immatérielle, […] puis signifie (1635) « détaché des choses terrestres », opposé à matériel, sensible. […] Á partir du XVIe s. apparaissent des valeurs qui se rattachent, sans référence théologique, à la philosophie de la nature. L’adjectif s’est appliqué dans la chimie ancienne (1536) à ce qui concerne la production des esprits organiques. »5

Je me situe dans ce mouvement de sécularisation de la spiritualité, sans pour autant abandonner les enrichissements propres au dialogue avec des spiritualités religieuses.

Cet usage sécularisé, demeurant en dialogue avec les spiritualités religieuses, peut faire son miel de la caractérisation de l’éthique par le philosophe Ludwig Wittgenstein (1889-1951) :

« l’investigation de ce qui a une valeur, ou de ce qui compte réellement, ou […] l’investigation du sens de la vie, ou de ce qui rend la vie digne d’être vécue, ou de la façon correcte de vivre »6.

Cette conception élargie de l’éthique renvoie à une famille de problèmes (l’investigation « de ce qui est bien », « de ce qui a une valeur », « de ce qui compte réellement », « du sens de la vie », « de ce qui rend la vie digne d’être vécue » ou « de la façon correcte de vivre ») tournant autour du sens et des valeurs de l’existence et de la façon personnelle de s’y engager. C’est aussi ce que j’appellerai « spiritualité ». Je prends donc « spiritualité » et « éthique » comme quasi-synonymes. « Quasi », car si l’on sort de la définition de Wittgenstein, certaines connotations de spiritualité tirent un peu plus vers la quête individuelle et certains connotations d’éthique tirent un peu plus vers des repères communs. Cependant, dans le cœur de la définition de Wittgenstein il y a une association entre le personnel et le commun.

Pourquoi alors ne pas utiliser seulement « éthique » et recourir aussi à « spiritualité » ? Parce qu’il y d’autres caractérisations assez usitées d’« éthique » plus restreintes et à cause de la fonction de poil à gratter de « spiritualité » en milieu anarchiste, un poil à gratter libertaire contre certaines scléroses dogmatiques au sein de l’anarchisme réellement existant.

Quatre éclairages complémentaires : la sortie de l’être, le sensible, la pratique et l’adversité

Afin d’affiner cette première approche d’inspiration wittgensteinienne de la spiritualité et de l’éthique, je vais signaler quatre aspects complémentaires.

Tout d’abord, le philosophe Emmanuel Levinas (1906-1995) a ouvert, dès un texte de jeunesse consacré à « l’évasion », la possibilité humaine de la « sortie en-dehors de l’être »7. Contre l’enfermement identitaire des êtres individuels et collectifs, contre la loi du seul conatus spinozien (ou tendance de tout être à persévérer dans lui-même), l’humain pourrait s’ouvrir à ce qui est autre8. La spiritualité et l’éthique sont susceptibles de constituer des canaux de cette sortie hors des identitarismes.

Par ailleurs, dans son œuvre de la maturité, Levinas a élaboré une éthique du visage d’autrui, ou de la responsabilité pour autrui, qui passe par le corps, une éthique corporéifiée. En rupture avec les éthiques intellectualistes reposant sur l’explicitation et le suivi de principes et de règles moraux, il nous invite à une spiritualité et à une éthique cassant la hiérarchie de l’intelligible et du sensible. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de raison là-dedans, mais pas une raison désincarnée, une raison travaillée par les émotions. Ce que l’historienne de la Révolution française Sophie Wahnich appelle une raison sensible9.

La rupture avec les éthiques intellectualistes des principes moraux peut connaître un autre versant qui constitue également une rupture avec la mise en scène des prétendues « belles âmes ». Dans ce cas, l’éthique comme la spiritualité ne se présentent pas comme des images autojustificatrices, mais comme des injonctions pratiques, des injonctions à la pratique. Cette injonction à la pratique, l’éthique et la spiritualité comme praxis, on la trouve dans le visage levinassien, qui m’interpelle pratiquement de sa détresse. On en trouve aussi des traces chez Wittgenstein à la fin de son Tractatus logico-philosophicus10. La proposition 6.421 avance : « Il est clair que l’éthique ne se laisse pas énoncer. »11 Et la proposition 6.522 complète : « Il y a assurément de l’indicible. Il se montre, c’est le Mystique. »12 Le lien entre l’éthique, rapprochée du « mystique » (donc du spirituel), et le « montrer », à distance du « dire » de la théorie, nous oriente vers la pratique comme vers des formes artistiques qui « montre » plutôt qu’elles ne théorisent13.

Enfin, on pourrait s’intéresser à la façon dont la spiritualité et l’éthique sont confrontées à l’inertie en nous-même, dans nos corps, et dans le monde des choses et des institutions qui nous entourent. Le philosophe Maurice Merleau-Ponty (1908-1961) parle d’adversité dans des interventions de septembre 195114. L’adversité renverrait à « cette espèce de mouvement sournois par lequel les choses se dérobent à notre prise »15. Car « quand nos initiatives s’enlisent dans la pâte du corps, dans celle du langage, ou dans celle de ce monde démesuré qui nous est donné à finir, ce n’est pas qu’un malin génie nous oppose ses volontés : il ne s’agit que d’une sorte d’inertie, d’une résistance passive, d’une défaillance du sens – d’une adversité anonyme. »16 L’on conçoit la portée que pourrait prendre cette notion d’adversité pour une pensée libertaire de l’émancipation, à distance de la focalisation viriliste de nombre d’anarchistes sur la figure de « l’adversaire », associée à l’omniprésence dans nombre d’imaginaires militants à gauche et chez les libertaires des « rapports de force » et des « combats », voire de « la guerre ».

Ces quelques pistes exploratoires commencent à nous faire sentir les saveurs que les sentiers du séminaire libertaire ETAPE pourraient nous faire découvrir grâce aux notions de « spiritualité » et d’« éthique », dans la façon dont elles sont susceptibles de nous aider à redonner de la teneur existentielle à une politique libertaire à réinventer.

7) Sublimer l’incertain ou le probable

Par Georges Serein

« – Mary Stone, dis-je. J’ai compris qu’il ne suffit pas de survivre. Survivre ce n’est pas assez. J’ai aussi compris que la naissance de chaque être est en même temps sa condamnation à mort, et je me demande quel sens cela peut avoir. Pourquoi est-ce que je vis ?

– Pour chercher, Jakob Bronsky, pour chercher.

– Un sens caché dans tout ce non-sens?

– Oui, Jakob Bronsky.

– Le sens de notre vie serait-il simplement dans cette recherche ?

– Je ne sais pas, Jakob Bronsky. Mais vous trouverez peut-être la réponse un jour. »

Edgar Hilsenrath, Fuck America17.

Certaines questions semblent universelles. Sans même connaître Leibniz, chacun a pu un jour, d’une manière ou d’une autre se demander pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien. La question peut mener à la croyance en un dieu, ou pas. On peut aussi se demander ce qu’on peut faire «pour améliorer les choses », ici et maintenant, avec ou sans Dieu. Il se peut alors que la notion de Justice joue un rôle central dans la réflexion. Cette démarche vers les questions essentielles de la vie en société va en tous cas entraîner – avec plus ou moins de fidélité ! – une orientation du comportement, en quelque sorte une « aide à la décision ». On peut appeler cela l’éthique et l’envisager comme un référent commun, même si c’est plus complexe.

Avec ou sans Dieu ? Les anthropologues nous disent que ce sont les humains qui ont créé les mythes et les dieux. Les historiens nous démontrent, dans le cas de la Bible, qu’au-delà des textes, il existe une parenté entre les mythes anciens et ceux que l’on peut retrouver dans la Bible. Il est bien évident – et c’est un constat ! – que cela n’empêche pas de croire en Dieu. Cela prouve cependant qu’il y a pour les chrétiens des arguments scientifiques pour ne pas avoir une lecture littérale des textes religieux. Le non-croyant y trouvera plutôt de quoi nuancer le caractère sacré des textes fondateurs…

Ce que les scientifiques nous démontrent sur l’apparition de la vie et la genèse de l’univers est éclairant sur la réalité de l’histoire commune et sur le caractère à la fois poétique et utile des textes religieux. Ces textes comblent un manque de connaissance et la science comble ce vide jour après jour, tout en décrouvrant aussi une part d’inexpliqué que l’on peut éventuellement qualifier de mystère… Une part d’incertitude permanente nous poursuit, semble même nous devancer.

Depuis la théorie du Big Bang la question de Leibniz est devenue « qu’y avait-il avant le Big Bang ? » Si un jour la science répond à cette question, apparaîtra fatalement une nouvelle question pour interroger ce qui reste inconnu…

Dieu est pour le rationaliste le nom donné à ce qui n’a pas (encore) d’explication. Comme beaucoup l’ont dit, il n’y a pas davantage de preuves de l’existence de Dieu que de son inexistance… Encore que cela se base sur certaines conceptions de Dieu, mais l’objet de ce texte n’est pas d’entrer dans une discussion théologique.

Quelles sont les réponses à la recherche du dépassement de la survie ? Si nous désirons un au-delà des besoins vitaux – nourriture, abris, soins… – mais aussi résistance aux agressions – individuelles et/ou collectives : domination, guerres, etc. – c’est que nous éprouvons ce besoin dont l’origine est complexe mais dont l’expression nous est finalement elle aussi, à sa manière, vitale.

L’éthique, même non vue comme impératif catégorique, tient de considérations déduites d’informations, reçues ou cherchées, et est un support de l’action. Elle en détermine au moins en partie le choix et l’ampleur de l’investissement personnel.

Sublimer

« Alors que rien ne dérangerait plus un anthropologue que d’écrire un livre sur un rituel Trobriand par exemple, puis revenir vingt ans plus tard et découvrir que les Trobriandais l’utilisent comme un livre pratique. »

David Graeber, L’anarchie – pour ainsi dire 18.

La vie est dans le mouvement, elle engendre une évolution que les humains tentent de maîtriser à leur avantage, depuis l’adaptation à des milieux naturels jusqu’aux risques basés sur la cupidité que nous observons aujourd’hui. Sauf à être stirnerien – et ne baser sa cause sur rien – tout un chacun exerce son action, prend ses décisions, en les basant sur des « valeurs » ou des principes éthiques.

Ceux-ci sont-ils immuables ? Qu’est-ce qui les fait évoluer ? Les cas d’écoles proposés par les philosophes ont eu un certain succès, jusque et y compris dans les controverses qu’ils ont engendré. On peut comprendre là que ce ne sont pas les penseurs qui ont failli mais la discussion qui a été constructive.

De même, si des personnes fondent leur éthique sur l’idée de justice, des discussions sont certainement toujours possibles, mais si la justice est bien celle qui considère l’ensemble des êtres humains et pas seulement les citoyens non esclaves, alors les croyants et les non-croyants peuvent se penser mus par la même énergie pour aller vers un objectif commun.

Nous sommes dans un contexte particulier : réchauffement climatique, hyperpuissance de la structure capitaliste, montée des idéologies les plus autoritaires et destructrices… Mettre l’intelligence à distance de l’événement qui la défie aujourd’hui est peut-être le moyen de la laisser prendre l’initiative de la création d’un rapport au monde prometteur de joie.

Une vision pessimiste est celle de Gunther Anders qui voit un « décalage entre ce que nous sommes capables de produire et ce que nous capables d’imaginer »19. On pourrait dire que ce décalage est la conséquence d’un certain nombre d’étapes qui sont autant de filtres dans le processus. Ceci n’est pas forcément irrémédiable. L’interactivité entre la spiritualité et tout ce qui peut être produit doit-elle être limitée au domaine de l’art ? Les initiatives sont multiples qui tentent d’abattre le mur entre l’art et le reste du monde… Peut-on opposer à Anders une vision optimiste qui affirmerait que la spiritualité prenant le pas sur la cupidité pourrait substituer la main invisible qui semble nous conduire dans un mur à la possibilité d’une société plus responsable d’elle-même ?

1 Bruno Latour, Jubiler ou Les tourments de la parole religieuse, Paris, Éditions Synthélabo, collection « Les empêcheurs de penser en rond », 2002, p. 94 (réédition en 2013, Paris, La Découverte, collection « Les empêcheurs de penser en rond »).

2 Simone Weil, Né pour la liberté [extrait de Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, texte achevé en 1934 mais publié de manière posthume], Paris, L’Herne, 2018, p. 67.

3 Le Robert. Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d’Alain Rey, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1992, tome 2, p. 2007.

4 Ibid.

5 Ibid.

6 Ludwig Wittgenstein, Conférence sur l’Éthique [datant de 1929-1930], reprise dans Leçons et conversations, traduit par Jacques Fauve et présentation de Christiane Chauviré, Paris, Gallimard, collection « Folio Essais », 1992, pp. 143-144.

7 Emmanuel Levinas, De l’évasion [1e éd. : 1935], introduit et annoté par Jacques Rolland, Paris, Le Livre de poche, collection « Biblio essais », 1998, p. 125.

8 Voir Philippe Corcuff, « Levinas-Abensour contre Spinoza-Lordon. Ressources libertaires pour s’émanciper des pensées de l’identité en contexte ultra-conservateur », revue Réfractions. Recherches et expressions anarchistes, n° 39, automne 2017, pp. 109-122, https://refractions.plusloin.org/IMG/pdf/refr39_07_levinasetc_comp.pdf.

9 Dans Sophie Wahnich, La longue patience du peuple. 1792. Naissance de la République, Paris, Payot, collection « Critique de la politique », 2008.

10 Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus [1e éd. : 1921-1922], traduction, préambule et notes de Gilles-Gaston Granger, Paris, Gallimard, 1993.

11 Ibid., p. 110.

12 Ibid., p. 112.

13 Voir Philippe Corcuff, « Sur Ludwig Wittgenstein, la question éthique et le film Les sept mercenaires », site de réflexions libertaires Grand Angle, 27 juillet 2019, http://www.grand-angle-libertaire.net/sur-ludwig-wittgenstein-la-question-ethique-et-le-film-les-sept-mercenaires/.

14 Pour un développement sur la notion d’adversité chez Maurice Merleau-Ponty, voir Philippe Corcuff, La grande confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées, Paris, Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », 2021, pp. 637-641.

15 Maurice Merleau-Ponty, « L’homme et l’adversité », entretiens radiophoniques animés par Jean Amrouche, diffusés les 15 et 22 septembre 1951, repris dans Entretiens avec Georges Charbonnier et autres dialogues, 1946-1959, avant-propos de Jérôme Melançon, Lagrasse, Verdier, 2016, p. 63.

16 Maurice Merleau-Ponty, « L’homme et l’adversité » [conférence du 10 septembre 1951 aux Rencontres Internationales de Genève], repris dans Signes [1e éd. : 1960], Paris, Gallimard, 1987, p. 304.

17 Edgar Hilsenrath, Fuck America (1e éd. : 1980), Paris, Le Tripode, 2014.

18 David Graeber, L’anarchie – pour ainsi dire. Conversations avec Mehdi Belhaj Kacem, Nika Dubrovsky et Assia Turquier-Zauberman, Zurich-Berlin, Éditions Diaphane, 2021.

19 Gunther Anders, Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j’y fasse ? (entretien de 1977 avec Matthias Greffrath), Paris, éditions Allia, 2001.

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