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26 avril 2023

Retours sur la question stratégique : comment changer politiquement de société ?

Les diagnostics critiques sur notre monde capitaliste, étatiste, productiviste, aux tendances sexistes, homophobes, racistes et postcoloniales… sont nombreux. Les dessins d’une société alternative existent aussi, ainsi que les expériences localisées de rupture avec les ordres dominants. Cependant, le plan (nommé traditionnellement stratégique au sein du mouvement ouvrier et socialiste) du comment on passe, via une action politique organisée, des sociétés actuelles à des sociétés principalement orientées par un horizon d’émancipation sociale ne va plus de soi. Sont passés par là la crise du communisme, pour cause d’autoritarisme léniniste et d’horreurs staliniennes ou maoïstes, celle de la social-démocratie, pour cause d’enlisement social-libéral dans la justification des hiérarchies et des inégalités sociales, les cours oligarchiques et autoritaires des révolutions anticoloniales ou la marginalisation des politiques libertaires. Le philosophe marxiste et dirigeant révolutionnaire à l’héritage « trotskyste » Daniel Bensaïd parlait déjà en 2008 de « l’éclipse de la raison stratégique » (dans Éloge de la politique profane, Albin Michel, p. 44), en appelant à en « relancer les dés » (ibid., p. 51). Nous en sommes toujours là, et même un peu plus knock-down à cause de l’extrême droitisation des espaces publics, de plus en plus menaçante, ici et ailleurs (voir Philippe Corcuff, La grande confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées, Textuel, 2021). Est-ce que l’importance du mouvement social de 2023 sur les retraites aura déplacé les choses sur le plan des interrogations stratégiques ? On ne peut pas encore le dire.

C’est dans ce contexte que le séminaire de recherche militante et libertaire ETAPE (Explorations Théoriques Anarchistes Pragmatistes pour l’Emancipation), qui a associé dès sa création en juin 2013 des ressources anarchistes et des apports des philosophies et des sociologies pragmatistes, a décidé de relancer le débat stratégique. Les libertaires n’étant pas plus avancés sur la question1 que les autres courants des gauches radicales, nous avons opté pour une discussion large avec des sensibilités situées hors des milieux anarchistes. Le point de départ de notre modeste tentative de réouverture de l’exploration de la question stratégique en ce premier quart du XXIe siècle a même été une séance organisée le 17 février 2023 autour de la contribution d’un des principaux dirigeants (de la fin des années 1990 à la fin des années 2000) de la Ligue communiste révolutionnaire et de la IVInternationale (issues de la même tradition « trotskyste » que Daniel Bensaïd) : François Sabado (voir sa fiche dans le Maitron). C’est en partant de cette séance qu’ont été sollicités, pour publication sur le site de réflexions libertaires Grand Angle, des textes sur le renouveau possible du questionnement stratégique. Sont publiées ici une première série de cinq contributions :

  • le texte de François Sabado : « Où en est-on du débat stratégique parmi les révolutionnaires aujourd’hui ? » ;
  • un texte de Pierre Khalfa, figure syndicale et associative de la gauche radicale, datant de juin 2019, qu’il nous a généreusement offert à l’occasion de la séance du 17 février 2023 à laquelle il a assistée : « Une perspective stratégique à reconstruire » ;
  • un texte de Didier Eckel, co-animateur du séminaire ETAPE et ancien militant de la Ligue communiste révolutionnaire : « Une stratégie : une utopie pragmatique ? » ;
  • un texte de Georges Serein, militant de la Fédération anarchiste : « Interrogations et propositions libertaires pour une mise à jour stratégique » ;
  • et un texte de Philippe Corcuff, co-animateur du séminaire ETAPE, ancien militant successivement du Parti socialiste, des Verts, de la Ligue communiste révolutionnaire et de la Fédération anarchiste : « Repères stratégiques libertaires pour le XXIe siècle, de Proudhon et Marx à The Wire. Rompre avec le virilisme et autres mythologies ».

 

Où en est-on du débat stratégique parmi les révolutionnaires aujourd’hui ?

Par François Sabado

Les questions stratégiques touchent aux problèmes de la révolution, précisément des « chemins » pour une révolution.

I – Difficultés

C’est une question difficile, pour plusieurs raisons :

I.1 Nous sommes des « révolutionnaires sans révolution » depuis plus d’une quarantaine d’années.

Lorsque nous parlons de révolution ou de situations prérévolutionnaires ou révolutionnaires, nous parlons de mouvements à dynamique anti- capitaliste ou anti-impérialiste, au sens large. Les derniers processus révolutionnaires remontent aux années 1967/1976, essentiellement en Europe du Sud, avec une pointe avancée au Portugal où l’appareil d’État s’était fracturé. On peut parler de révolution à dynamique démocratique et anti-impérialiste aussi au Nicaragua en 1979. Il y a eu aussi des révolutions comme « les révolutions de velours », dans les pays de l’Est ou les révolutions arabes, mais ce n’était pas des processus révolutionnaires à dynamique anticapitaliste… Entre 1968 et aujourd’hui, il y a cinquante-cinq années. Rappelons que les durées entre processus révolutionnaires étaient plus courtes entre 1917 et les années 1930-1940, et entre l’après-guerre et les années 1960, à chaque fois une vingtaine d’années : aujourd’hui plus de quarante années… Nous manquons d’expériences et de matière …

I.2 Autre difficulté, nous nous inscrivons dans une situation dominée par la continuité d’une contre-réforme néolibérale d’une durée exceptionnelle, là aussi de presque cinquante ans.

Il y a eu des mouvements sociaux, des explosions sociales, mais la dominante c’est cette continuité du néolibéralisme avec tout ce qui a été détruit sur le plan des acquis sociaux et démocratiques.

I.3 Mais la difficulté plus substantielle, pour discuter stratégie, c’est le changement d’époque que nous vivons, avec non seulement, la fin du stalinisme, les reculs de la social-démocratie, la fin de la force propulsive de la révolution russe, mais la remise en cause de tout un cycle historique du mouvement ouvrer qui a commencé à la fin du XIXe siècle.

Et ce dans une situation de crise historique du mouvement ouvrier, de crise du projet socialiste et de crise stratégique. Cette crise a affaibli considérablement les forces des mouvements visant non seulement le changement révolutionnaire mais le changement de société, tout court. L’horizon d’espérance révolutionnaire a disparu. Il faut réinventer. À sa manière, Daniel Bensaid évoque cette question en indiquant que :

« ce qui se termine c’est un cycle plus long qui tend à s’épuiser, à ce moment, celui des formes politiques modernes »1, celui du « paradigme politique de la modernité politique tel qu’il s’est constitué à partir du XVIIe siècle par la combinaison des notions de souveraineté, de territoires, de frontières, de capitale, de peuple, de guerres nationales, de droit international interétatique. Toutes ces catégories sont mises à l’épreuve par les bouleversements de la mondialisation. »2 Du coup, nous sommes « au début d’une reconstruction de mouvements syndicaux, de forces politiques »3, « de refondation stratégique »4.

Du coup, il est difficile de s’appuyer sur les exemples révolutionnaires du siècle dernier… Car l’époque a changé : de nouvelles questions sont apparues le mouvement des femmes, la question écologique, les redécoupages du salariat. Ce ne sont pas seulement des « ajouts » ce sont de nouvelles configurations du monde.

II – Révolution et stratégie

À la Ligue [communiste révolutionnaire], les écoles de cadres se faisaient sur les révolutions russes, allemandes, italiennes, les fronts populaires français et espagnols, les situations révolutionnaires de l’après-guerre, France, Italie, Yougoslavie, Chine, puis Mai 68, le mai rampant italien, l’expérience chilienne, la révolution portugaises. 

Aujourd’hui sur quoi s’appuyer ?

Nous ne partons pas de rien, mais les pistes que nous avons restent marquées par l’histoire, et là je l’avoue, quand il s’agit d’innover, même les meilleurs porteurs du passé ont du mal à produire les programmes, et les stratégies d’avenir…

Une fois dit cela, nous nous inscrivons dans une certaine histoire, l’histoire du mouvement révolutionnaire, et en ce qui me concerne l’histoire de la Ligue, un marxisme révolutionnaire critique et ouvert…mais avec ses limites5.

II.1 On peut parler de révolution, lorsqu’il y a « irruption révolutionnaires des masses » avec une visée de renversement de l’ordre établi, et de renversement du capitalisme, pour des mouvements qui remettent en cause l’ordre social.

Cela suppose une situation exceptionnelle, crise politique, crise économique, guerre, krach financier, rejet de masse de dictatures.

Voilà sur un plan général, mais lorsque nous discutions stratégie, la première chose à indiquer c’était qu’il n’y avait pas de modèle stratégique. Les révolutionnaires ont pu parler de « modèle d’Octobre » ou de « modèle cubain » pour les guérillas en Amérique latine ou de « guerre prolongée » à partir de la révolution chinoise. Mais ce qui l‘emporte ce sont les particularités. Nous ne pensons pas qu’on peut généraliser. Chaque pays ou région a ses spécificités.

II.2 Même si la force d’Octobre impacte le mouvement révolutionnaire des années 20 et 30, Trotsky ou Gramsci distinguent la révolution en Orient et en Occident.

Ce ne sont pas les mêmes sociétés : en Russie, la société, est selon Gramsci « primitive, gélatineuse » : domination impériale tsariste, pas ou peu de démocratie parlementaire, océan paysan, violence des rapports sociaux. En Europe, la société est plus « dense, plus robuste » : développement économique, puissance du salariat, traditions plus ou moins parlementaires.

Pas de « modèles » mais des « hypothèses » en fonction des spécificités de chaque formation sociale et nationale.

Déjà, dans les années 1920 et 1930, Trotsky insistait sur les différences entre la Révolution russe et les processus révolutionnaires en Allemagne.

II.3 Qu’est-ce la stratégie ?

La terminologie est d’origine militaire. Les débats stratégiques sont apparus après la 1ère guerre mondiale.

« C’est un ensemble de tactiques, initiatives, combinées qui visent la conquête du pouvoir ».

Dans les débats de l’Internationale communiste et dans le mouvement révolutionnaire, la stratégie est identifiée à la conquête révolutionnaire du pouvoir. Avec l’expérience, c’était une vision réductrice : la stratégie n’est pas seulement le moment de la conquête du pouvoir mais toute la période préparatoire avec au centre l’auto-activité des masses. On a focalisé sur la prise du pouvoir et perdu de vue le système combiné d’initiatives qui prépare la conquête du pouvoir.

Et dans cette perspective, le fil rouge de la révolution c’est l’intervention des travailleurs ou des citoyens pour leur émancipation. On peut remplacer « conquête du pouvoir » par « émancipation ».

III – « L’émancipation des travailleurs et l’œuvre de travailleurs eux mêmes ».

III.1 « Les travailleurs » restent le « sujet révolutionnaire », mais le contenu du mot « travailleurs » change.

Nous partons d’une définition large du prolétariat : « ceux qui sont obligés de vendre leur force de travail ». C’est 80 à 90% de la société – correspondant au salariat formel ou informel – une très large majorité, mais fragmentée, parcellisée, précarisée. Il résulte d’une nouvelle caractérisation du système capitaliste. Il ne s’agit pas seulement d’un système économique mais d’une reconfiguration de toute la société, comme l’indique la philosophe américaine Nancy Fraser : une « imbrication non accidentelle mais structurale avec la domination de genre, la dégradation écologique, l’oppression raciale et impériale et la domination politique – en conjonction, bien entendu, avec sa dynamique de base, également structurale et non accidentelle, fondée sur l’exploitation du travail »6.

Il y a donc toujours une certaine centralité de la lutte de classes, qui historiquement remonte à la lutte des esclaves de Spartacus contre les propriétaires romains. Mais la lutte des classes, ce n’est pas la lutte ouvrier /patrons et encore moins la lutte dans l’entreprise.

Plus, une question comme l’écologie refonde non seulement la dynamique des luttes mais le programme anticapitaliste, qui en même temps doit sortir d’une logique productiviste. Chez Marx, la crise du capitalisme est présentée comme la contradiction entre le développement des forces productives et les rapports de production capitalistes qui corsètent ces forces productives. La crise écologique montre que ces forces productives se transforment en forces destructives. Cela change la perspective. Le cadre et le contenu de la lutte ne sont plus les mêmes. Les besoins sociaux sont redéfinis dans un monde fini, et pas comme nous avons eu tendance à le croire dans un monde d’abondance. Cela peut conduire à des tensions voire oppositions entre les revendications sociales et les exigences écologiques. D’où de nouveaux choix programmatiques. C’est ce qui nous a conduits à parler d’éco-socialisme pour indiquer le programme et la société que nous voulons. C’est un changement majeur.

III.2 « Au centre de la stratégie, il y a l’auto activité du mouvement social ».

Et nous parlions de fil rouge : cela doit viser à l’intervention et l’autonomie des travailleurs au sens large, par l’auto-organisation, par la construction de syndicats et associations où les gens prennent en charge leurs affaires. Les expériences de démocratie sociale, même, partielles comme la gestion de certaines institutions comme la sécurité sociale, sont un point d’appui pour une transition au socialisme. La pratique d’assemblées générales, dans les entreprises ou communes, comme des espaces qui échappent à la logique capitaliste – mouvements sans terre, sans toit, usines occupées, ZAD – doivent préparer des expériences de contrôle ouvrier et populaire pour esquisser le pouvoir populaire de demain en visant l‘autogestion sociale, et la substitution de la propriété capitaliste par la socialisation de l’activité économique. L’émancipation devient non seulement un but programmatique mais aussi une stratégie de renversement de l’ordre établi et de construction de nouveaux pouvoirs.

III. 3 Nous avons eu tendance, dans une perspective stratégique, non pas à nier les conquêtes partielles ou les réformes, mais à subordonner les « choses importantes » à la conquête du pouvoir politique.

Nous avons mis en parallèle les révolutions bourgeoises et les révolutions socialistes, en expliquant que la bourgeoisie avait le pouvoir – économique, idéologique – avant de conquérir le pouvoir politique, à la différence des révolutions socialistes, où les travailleurs devaient conquérir préalablement le pouvoir politique avant d’étendre leurs nouveaux pouvoirs en économie, culture etc. La conquête du pouvoir politique reste un verrou fondamental pour un changement révolutionnaire, mais là aussi beaucoup de choses se jouent avant la prise du pouvoir. Déjà Marx parlait de « germes » ou de « gisements » de communisme dans l’activité humaine, dans le cadre des rapports capitalistes. Il faut ré-insister sur la mise en valeur de ces « germes » ou de ce qui a été arraché par les conquêtes et les droits sociaux et démocratiques. C’est-à-dire ce qui est arraché avant la conquête du pouvoir et faire le pont avec la conquête du pouvoir.

Ce pont c’est la démarche transitoire qui part de la situation actuelle, des revendications immédiates, se projette dans des actions de masse anticapitalistes, défend une autre répartition des richesses et pose la question du pouvoir et de la propriété. Il faut construire ce « pont » entre les revendications actuelles, et la bataille pour leur matérialisation institutionnelle, et la conquête du pouvoir politique.

Cette démarche peut aussi être revisitée autour des notions de conquête de l’hégémonie chez Gramsci, des réformes de structures anticapitalistes dans la gauche belge dans les années 1950/1960, dans les apports d’André Gorz dans les années 1960 sur la bataille pour les conquêtes ouvrières et populaires dans un processus d’émancipation, et ce dans un cadre encore capitaliste7.

IV – Situations révolutionnaires et question du pouvoir

IV.1. Alors peut-on changer le monde sans prendre le pouvoir, comme le dit John Holloway, sur la base de ses interprétations de l’expérience des zapatistes dans le Chiapas mexicain ?8

On peut aller loin et conquérir de nouveaux espaces de pouvoir, ce qui implique des processus longs, des situations de crise prolongée, et là accumuler des expériences de pouvoir partiel. Lors de situations prérévolutionnaires ou révolutionnaires, cela peut durer, y compris plusieurs mois ou années. Mais la question du pouvoir ne peut être contournée. Qui contrôle ? Qui dirige ? Quels intérêts sociaux dominent ? Ces questions du pouvoir se posent dans le cours de la lutte. Nous pouvons reprendre les notions léninistes  pour définir une situation prérévolutionnaire ou révolutionnaire :

« Ceux d’en bas n‘acceptent plus le pouvoir de ceux d’en haut, ceux d’en haut ne peuvent plus gouverner comme avant, les couches et classes intermédiaires basculent du côté de ceux d’en bas, et il y a une ou plusieurs directions révolutionnaires du processus » (Lénine, La maladie infantile du communisme (le « gauchisme »), 1920).

IV.2 Ce processus peut se condenser dans des crises révolutionnaires ou se joue la question du pouvoir entre classes dominantes classes subalternes.

Cela correspond à un certain niveau d’incandescence du développement du mouvement de masses, avec expérience de luttes, de grèves, de manifestations, de situations semi-insurrectionnelles, et dans ces différentes expériences la question de la grève générale est centrale – c’est le moment où les travailleurs, les citoyens, cessent de travailler, bloquent une région ou un pays, et pose la question de qui dirige : les grévistes, leurs soutiens ou les gouvernants !

IV.3 Ces situations révolutionnaires peuvent prendre la forme d’une dualité de pouvoirs, soit sous une forme territoriale, soit sous la forme d’institutions – opposition entre les vieilles institutions et les nouvelles institutions du pouvoir populaire.

Les vieilles institutions peuvent se fracturer entre l’ancien et le nouveau. Cela peut aussi passer par une combinaison de l’auto-organisation ou autogestion sociale et une majorité de gauche parlementaire. Il peut même, y avoir un début parlementaire de la révolution. Nous insistons sur le mot « début », car le dénouement positif d’une situation révolutionnaire ne peut se faire par la conquête d’une majorité parlementaire. Cela exige l’émergence de nouveaux pouvoirs qui s’opposent et brisent la machine d’État capitaliste. C’est dans ce cadre qu’il faut aborder la question de la participation à un gouvernement des gauches. Il faut distinguer les gouvernements de collaboration de classes auxquels on s’oppose et des gouvernements de rupture avec le capitalisme. Le niveau de rupture doit être à chaque fois discuté, mais les révolutionnaires peuvent soutenir ou participer à ces gouvernements de rupture. On peut aussi aborder toute une série de tactiques : le soutien sans participation, l’opposition loyale, bref toute considération qui combine des formes de soutien et le maintien de l’indépendance.

IV.4 Sous les coups de boutoir du mouvement social, puis des contradictions internes à la classe dominante, l’État, se fissure puis se fracture.

L’appareil d’État, et même l’appareil de répression, connaît des différenciations et de luttes internes. C’est en Europe, ce qu’a connu le Portugal avec l’émergence du MFA (Mouvement des Forces Armées) en 1974 lors de « la Révolution des œillets ». Mais, ce que montrent les expériences historiques, c’est que lorsque les points de rupture sont atteints, que les incursions dans la propriété se généralisent ou les espaces de nouveaux pouvoirs s’étendent, il y a confrontation parce que les classes dominantes ne se laissent pas déposséder. Elles réagissent, engagent une politique de répression, et mobilisent les secteurs clés de l’appareil d’État et une partie des classes dominantes et des classes moyennes. Il faut que ceux d’en bas s’imposent et construisent de nouveaux pouvoirs. L’histoire des révolutions comme les développements actuels ne nous montrent pas qu’on peut avoir une conquête graduelle et pacifique du pouvoir d’État. Il y a à chaque fois, choc, affrontements. Cette question est incontournable, et il faut se préparer à y répondre. Des différenciations et divisions internes à l’appareil d’État existent. Cela suppose de conquérir des espaces dans les institutions et l’État, mais, comme indique Marx dans ses leçons de la Commune, « les prolétaires ne peuvent s’emparer de la machine d’état, il faut la briser » (La guerre civile en France, 1871).

La stratégie ne se réduit pas à la conquête du pouvoir. Ce qui se passe avant et décisif mais on ne peut contourner ou esquiver la question du pouvoir.

V – Dans ce processus la question démocratique est centrale.

V.1 Cela part des revendications démocratiques élémentaires, surtout face au néolibéralisme autoritaire.

Les révolutionnaires doivent reprendre la lutte pour toutes les revendications démocratiques, droit d’expression, pluralisme, représentativité démocratique, proportionnelle, rotation, élection et révocabilité, cela dans une logique de démocratisation des institutions.

Cela doit conduire à refonder les institutions démocratiques, d’où la lutte pour une assemblée constituante. Cette lutte pour la Constituante et l’extension des libertés démocratiques est décisive, mais elle n’est pas sans risques. Le peuple peut être consulté et rejeté la Constituante comme au Chili en 2022. Mais dès qu’il y a lutte de masse démocratique, cette question de l’assemblée constituante peut se poser.

V.2 Au-delà de ces revendications : un processus révolutionnaire ne peut vaincre que s’il est démocratique et majoritaire.

Démocratique, dans le sens, où une dynamique révolutionnaire positive doit s’appuyer sur la démocratie du mouvement de masse, assemblées, comités, coordinations, assemblées populaires. Il y a durant toute une « période intermédiaire » cohabitation ou combinaison des institutions parlementaires et des structures de pouvoir populaire. Pour que la démocratie révolutionnaire l‘emporte – démocratie directe, sur les lieux de travail et les communes et assemblées territoriales élues – sur les vieilles institutions de l’État bourgeois, il faut que celle-ci soit plus « démocratique », il faut que la démocratie du pouvoir populaire soit supérieure aux vieilles institutions : il faut une nouvelle démocratie avec plus de démocratie, plus de droits, plus de pluralisme, plus de libres débats, respect des majorités mais prise en compte aussi des minorités, autonomie et libre expression des mouvements sociaux. Cela doit conduire à la définition des grandes lignes de la démocratie socialiste, définies par le suffrage universel, l’élection à des assemblées de citoyens et de producteurs, à la combinaison de démocratie directe et du pouvoir des assemblées. Il faut ajouter au programme démocratique, l’exigence du principe de subsidiarité : on décide au plus près du territoire et des citoyens. Les décisions se prennent au niveau supérieur lorsque l’on ne peut pas les prendre au niveau local. Enfin, on doit aborder une question qui a pesé sur le débat démocratique : le pouvoir socialiste n’est pas irréversible. Les travailleurs et les citoyens doivent être consultés régulièrement et si une majorité se prononce pour interrompre le processus révolutionnaire, il faut accepter. C’est ce qu’on fait les sandinistes en 1989 au Nicaragua.

V.3 La révolution doit être majoritaire, donc pas de coup d’Etat, pas de minorités agissantes, pas de révolutions minoritaires.

Il peut y avoir temporairement des « exemples » que l’on cherche à généraliser – c’est ce qui a pu se passer avec la guerre de guérilla – mais l’objectif des révolutionnaire, c’est d’entraîner les opprimés dans l’action, qu’ils apprennent par l’expérience, et qu’ils fassent eux-mêmes. Cette dimension majoritaire implique l’unité des opprimés et des mouvements sociaux, par ce qu’on appelle dans notre jargon, « le Front unique » des travailleurs et des opprimés et de leurs organisations. Le critère étant que la majorité bascule sur des positions progressistes. Il ne s’agit pas d’être pour l’unité pour l’unité, mais d’essayer, en permanence, sur la base d’un contenu progressiste, de créer les conditions de l’unité, pour une possible majorité. C’est une des conditions de l ‘efficacité.

VI – Les questions d’autodéfense, de violence révolutionnaire.

Nous avons parlé de confrontation entre « ceux d’en haut et ceux d’en bas », cela suppose de discuter des questions de la non-violence, de la désobéissance civile ou de la violence révolutionnaire. Nous sommes, en général, contre la violence. D’ailleurs les révolutions commencent, en général, de manière joyeuse et festive. Ce sont les classes possédantes ou les pouvoirs dominants qui agressent. Lorsque nous sommes obligés d’utiliser la violence, c’est dans la défense pas dans l’agression. Cela implique de tirer les leçons de l’auto-défense, dans les luttes, au travers des piquets de grève, dans les manifestations, dans les ZAD, de concevoir les initiatives « militaires » comme de la défense (ou auto-défense) et non de l’attaque. C’est dans ce cadre qu’il faut écarter le substitutisme de groupes armés. Dans l‘affrontement, il faut armer le peuple du désir de s’armer, se préparer à riposter, mais pour se défendre, non pour attaquer. Dans ces affrontements, il faut aussi rechercher la division et la fracture de l’armée des classes dominantes. Il faut aussi bien mesurer ce qui relève de la spécialisation et de la mobilisation de masse. Mais dans une situation révolutionnaire, les spécialisations sont au service de la mobilisation de masse, l ‘objectif doit être l’armement du peuple, pas la construction d’une armée sur le modèle des armées de l’État bourgeois.

Autre question générale : l’expérience nous a malheureusement appris que les chefs d’armées révolutionnaires ont souvent tendance à garder et monopoliser le pouvoir et le soustraire des citoyens. Là aussi, la démocratie interne au fonctionnement d’une armée populaire est décisive : élection des dirigeants et dirigeantes, rotation, contrôle.

Je voudrais ajouter une question : celle de la guerre dans la révolution.

Il y a eu nombre de révolutions qui se sont combinées avec la guerre – Révolution russe et Première guerre mondiale, révolutions chinoises, vietnamiennes, yougoslaves et Deuxième guerre mondiale – mais les révolutions des années 1960/1970 n’étaient pas liées directement à la guerre. Certes la solidarité avec la guerre du Vietnam ou la révolution coloniale dans les colonies portugaises ont pesé sur les processus révolutionnaires de l’époque. Mais il n’y avait pas de lien direct.

Avec la guerre en Ukraine, cette question revient au centre. Il y a et il y aura plusieurs types de guerres, guerres inter-impérialistes, guerre de libération nationale, guerres interethniques. Chaque conflit demande la définition d’une ligne politique appropriée. Cette dernière exige de tracer une ligne rouge entre le camp des oppresseurs, les agresseurs, et celui des opprimés, persécutés, réprimés, massacrés par les dictatures.

Sans épuiser toutes les questions, les instrumentalisations des uns et des autres, les tensions et contradictions internes dans les pays ou mouvements de résistance, cette ligne rouge doit être le repère fondamental. C’est ce repère qui nous guide dans le conflit en Ukraine, où nous devons clairement identifier le régime russe agresseur du peuple ukrainien agressé, peuple qu’il faut aider par tous les moyens, y compris militaires.

VII – Enfin, dernière question, celle du mouvement, du parti ou des directions d’un processus révolutionnaire qu’on ne peut dissocier de la formation d’une conscience large anticapitaliste

Tout ce processus exige la coordination des luttes, des mouvements, la construction d’une intervention politique, une inscription dans l’histoire. Une situation pré-révolutionnaire ou révolutionnaire peut certes se produire sans force révolutionnaire. Mais, dans ce cas, on a plutôt affaire à des explosions sociales, y compris violentes, semi-insurrectionnelles, qui peuvent aller très loin dans la lutte… Mais il y a une limite à ces mouvements, car il faut une force ou des forces qui représentent politiquement le mouvement. Cette force politique  peut être multiforme: des clubs à l’organisation, mais il faut qu’il y ait une impulsion. Il faut partager un plan d’ensemble, il faut un mouvement qui produise de la politique. C’est ce que nous retenons de la tradition léniniste mais il nous faut rompre avec d’autres travers léninistes, tout ce qui est élitisme, tout ce qui est substitutisme politique, tout ce qui est coupure entre le mouvement de masse et la force politique, tout ce qui est subordination du mouvement de masse au parti. L’organisation doit être intégrée dans le mouvement réel. Elle préfigure le socialisme démocratique que nous proposons : droits d’expression, pluralisme politique, droits des minorités, rotation des responsabilités, lutte contre tous les privilèges, mixité des directions, votes sur les orientations et directions.

Appelle-t-on cela parti ou mouvement : dans tous les cas, il faut une force politique qui essaie de porter un programme et une stratégie.

François Sabado est un ancien dirigeant de la Ligue communiste révolutionnaire et de la IVe Internationale (voir sa fiche dans le Maitron). Il a notamment dirigé le livre collectif Daniel Bensaïd, l’intempestif (La Découverte, 2012).

 Daniel Bensaid, Fragments radiophoniques, Vulaines sur Seine, Éditions du Croquant, 2020, p. 130.

 Daniel Bensaid, Fragments radiophoniques, op. cit., p. 131.

 Daniel Bensaïd, « Moment utopique et refondation stratégique », art. cit.

 Voir Hélène Adam et François Coustal, C’était la Ligue, Paris et Tarbes, Syllepse et Les éditions Arcane 17, 2019.

 Nancy Fraser, Cannibal Capitalism, Londres, Verso, 2022, pp. 19-20.

7  Voir André Gorz, Réforme et révolution, Paris, Seuil, 1969.

 John Holloway, Changer le monde sans prendre le pouvoir [1e éd. en espagnol : 2002], Montréal et Paris, Lux et Syllepse, 2007-2008.

Une perspective stratégique à reconstruire

Par Pierre Khalfa

L’idée défendue dans ce texte1 est que nous sommes aujourd’hui dans une impasse stratégique, le « nous » ne renvoyant pas seulement à la gauche radicale stricto sensu, mais plus globalement à la gauche de transformation sociale et écologique. Quatre points seront abordés :

1. La fin du mouvement ouvrier

2. La pertinence de la notion de « peuple »

3. La remise en cause de la notion de souveraineté conçue comme exclusive

4. Quelques pistes modestes en conclusion

I – Fin du mouvement ouvrier

Il faut partir de la disparition des deux projets d’émancipation du XXe siècle2 en Europe, le projet social-démocrate et le projet communiste. Le premier a sombré dans l’acceptation du néolibéralisme, le second a transformé le rêve d’une société égalitaire en cauchemar totalitaire. Malgré leurs différences profondes, ces deux projets avaient en commun d’être organiquement liés à une classe sociale, le prolétariat, très vite élargi à la notion sociologique de classe ouvrière, puis de salariat.

La force d’un imaginaire social porteur de « lendemains qui chantent », le communisme ou le socialisme, surdéterminait alors l’identité des individus qui avaient une « identité de classe ». Une fois cet imaginaire disparu, suite à l’échec des processus révolutionnaires du siècle précédent et à l’expérience du « socialisme réellement existant », l’identité de classe s’est d’autant plus vite effondrée que la restructuration du Capital a entraîné une dispersion des salarié.es avec notamment la fin des grandes concentrations ouvrières, le tout sur fond de défaites sociales considérables. Cette restructuration s’est accompagnée de la reprise et de l’extension du phénomène de marchandisation. La domination du Capital ne se réduit plus à la sphère des rapports de production mais vise la société tout entière avec la volonté d’étendre le règne de la marchandise à tous les aspects de la vie sociale et à la vie elle-même. Les transformations du capitalisme entraînent donc une multiplicité d’antagonismes qui sont autant de terrains d’affrontement avec la logique marchande.

De plus, les contradictions, mises longtemps sous le boisseau par une conception qui hiérarchisait les combats et les priorités en les soumettant à la question sociale et aux organisations qui la représentent, n’ont pas manqué de resurgir. C’est le cas, par exemple, de la lutte contre l’oppression des femmes ou contre le racisme et des questions écologiques. Il existe dans la société une multiplicité d’oppressions et de dominations croisées qui se renforcent réciproquement et qui ne peuvent se réduire à la seule opposition Capital/Travail, même si cette dernière reste cruciale. Une même personne peut à la fois être exploitée par le Capital, opprimée par d’autres exploités, ou en opprimer d’autres, et prise dans des configurations discriminantes. L’appartenance sociologique au salariat ne suffit donc pas à déterminer l’identité des individus, leurs comportements et leurs priorités.

Cela ne veut évidemment pas dire que le rapport Capital/Travail soit devenu secondaire, ni que les salarié.es ne sont plus exploité.es. Le capitalisme repose toujours sur l’exploitation du travail. Mais il ne se réduit pas à cette exploitation et nombre de dominations et d’oppressions ne peuvent être réduites à la domination du Capital. On ne peut donc pas hiérarchiser les formes de domination et d’oppression. Il y a des terrains d’affrontements différents avec des acteurs qui se configurent différemment suivant ces terrains et les circonstances. L’articulation et la convergence entre ces terrains et ces acteurs ne seront pas spontanées et relèvent d’un processus de construction politique.

Disparition d’un imaginaire émancipateur lié à la classe ouvrière, transformation du capitalisme qui élargit les points de ruptures et d’antagonismes au-delà des rapports de production, existence de dominations et oppressions qui ne peuvent être réduites à la domination du Capital, se sont combinées pour concourir à l’effondrement du mouvement ouvrier, le tout sur fond de défaites sociales considérables. S’il y a encore des partis de gauche et des syndicats, on peut considérer que le mouvement ouvrier, en tant que mouvement d’émancipation lié à une classe sociale particulière, n’existe plus. Première conséquence de cette situation, les mobilisations sociales ne sont plus polarisées automatiquement par les partis de gauche et les syndicats. Elles peuvent devenir un enjeu de bataille avec l’extrême droite comme le montre le mouvement des gilets jaunes.

II. Le peuple, nouveau sujet révolutionnaire ?

C’est la thèse de Jean-Luc Mélenchon : « C’est le peuple qui prend la place qu’occupait hier la classe ouvrière révolutionnaire 3». Avant de discuter cette proposition, il faut évacuer une réponse en trompe-l’œil. Pour certains, le mot « peuple » serait le nouveau mot pour désigner les salariés. Rien n’aurait donc fondamentalement changé et nos tâches resteraient inchangées. Pour rassurante qu’elle soit, cette réponse constitue une impasse pour les raisons indiquées dans la première partie de ce texte. Il faut d’ailleurs remarquer que ce n’est pas, à juste titre, la position défendue dans L’ère du peuple.

Le mot peuple est porteur d’une force symbolique puissante liée particulièrement en France à la Révolution française. La souveraineté du peuple ne se discute pas, du moins officiellement, et s’impose politiquement comme une évidence. Tout le monde se réclame du peuple. Et c’est bien là le problème principal. Le mot peuple renvoie à une réalité indéterminée. Voici comment le philosophe Gérard Bras débute son livre, préfacé par Étienne Balibar, Les voies du peuple : « Qu’est-ce que le peuple ? Je n’en sais rien. Existe-t-il ? Il m’est impossible de répondre à cette question 4». Au-delà de son côté volontairement provocateur, une telle affirmation renvoie aux sens multiples que peut prendre le mot peuple.

Une réalité indéterminée

C’est un mot aux sens multiples qui renvoient à des usages contradictoires et à des projets politiques différents5 : peuple vu comme ethnie aux fondements racistes, biologiques ou culturels ; les classes populaires, c’est-à-dire les dominés ; la multitude des individus ; la communauté politique des citoyens… L’évocation du peuple ne suffit donc pas à définir un projet politique même si on considère qu’un peuple est simplement l’ensemble des individus soumis aux lois d’un État. On peut d’ailleurs penser que le peuple de La France Insoumise n’est pas le même que celui du Rassemblement national.

Si l’on prend les deux conceptions progressistes du peuple – les dominés et la communauté politique des citoyens – les problèmes ne sont pas résolus pour autant. Dans le cas de la communauté politique des citoyens, deux questions apparaissent immédiatement : qui en fait partie ? quel est son périmètre ? L’instauration par la Révolution française de la distinction entre citoyens actifs et citoyens passifs, la longue lutte pour le droit de vote des femmes et aujourd’hui le statut des non-nationaux montrent que la réponse à la question de l’appartenance au peuple est l’objet d’une bataille politique, car elle recoupe des conceptions différentes du peuple. De plus, nous sommes là devant une difficulté majeure. Comme le note Manuel Cervera-Marzal, « s’il faut décider qui appartient au peuple, se pose immédiatement la question de savoir qui va prendre cette décision, autrement dit, qui va décider de ceux qui devront décider ? 6». Quand on parle de révolution citoyenne, la première question qui se pose est donc de savoir qui est citoyen.ne et l’on voit immédiatement qu’il y a un décalage entre le peuple dans son acception politique et le peuple dans son acception sociale.

Quant au périmètre de la communauté politique, les débats actuels sur la place respective de l’État-nation et de l’Europe en montrent l’actualité. Si la démocratie, conçue comme souveraineté populaire, ne peut s’appliquer que dans un espace territorial précis – il y a ceux qui décident et ceux qui sont exclus de la décision –, cela ne dit rien a priori sur la nature de cet espace. Si tout combat politique doit partir de la réalité des cadres existants, la réponse souverainiste, qui fait de la nation le référent ultime et indépassable, confond, de fait, souveraineté nationale et souveraineté populaire. Elle peut assez vite se transformer en une vision xénophobe de la démocratie.

De plus, même si l’on restreint le peuple à la communauté politique, reste le problème de l’exercice du pouvoir du peuple. La particularité de la tradition républicaine historique est que le peuple n’existe politiquement qu’à travers ses représentants. La France a cependant une particularité qu’Emmanuel-Joseph Sieyès théorise au début de la Révolution française en janvier 1789 dans Qu’est-ce que le Tiers-État ? Non seulement le peuple est réduit à ses représentants, mais il est escamoté par la nation. Ainsi nous dit Sieyès, « La nation existe avant tout, elle est à l’origine de tout », et l’article 3 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen indique : « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation ». Le peuple se trouve ainsi doublement évacué : les représentants sont les seuls dépositaires de la volonté générale et la souveraineté n’est plus celle du peuple, mais de la nation7. La crise de la représentation plonge ses racines dans cette construction historique et il n’est pas a priori évident que le renouveau du parlementarisme que vise la révolution citoyenne, ni même le référendum révocatoire, qui se situe dans une logique plébiscitaire, puissent résoudre cette crise

Les problèmes ne se laissent pas non plus résoudre facilement si l’on prend le mot peuple au sens des dominés (par le Capital, l’oligarchie) du fait d’une multiplicité des oppressions croisées, d’une déterritorialisation et transnationalisation des dominations. Il y a des dominants parmi les dominés. Le racisme et le patriarcat ne sont pas des « contradictions secondaires au sein du peuple », ni de simples divisions à surmonter, mais des rapports d’oppression internes à celles et ceux qui sont dominés par le Capital, que le Capital peut utiliser à son profit, mais qu’il ne crée pas. Il ne suffit donc pas d’affirmer, comme un article de foi, que les salariés, ayant la même place dans la production, ont un intérêt objectif à ce que ces oppressions disparaissent…

Le peuple n’existe donc que sous des formes diverses, souvent contradictoires et Chantal Mouffe a raison d’affirmer qu’il faut « remettre en cause toute notion de « peuple » comme étant déjà acquise et dotée d’une identité substantielle »8, même si, de mon point de vue, cette affirmation est contradictoire avec sa défense du « populisme de gauche ». Il est illusoire de penser que le peuple puisse parler d’une seule voix. Il s’agit d’un problème majeur pour toute stratégie politique de transformation sociale.

La situation est radicalement différente dans le cas du prolétariat qui est un sujet clairement identifié par sa place dans les rapports de production. Certes ne n’est pas suffisant pour en faire une classe révolutionnaire (voir les débats sans fin sur le passage de la classe en soi en classe pour soi), mais le sujet est objectivement défini, même s’il peut y avoir débat sur ses frontières (place des cadres, débat sur le travail productif et improductif…). Ce n’est pas du tout le cas quand on parle du peuple, mot qui peut prendre un sens très différent suivant le projet politique qui le sous-tend.

Un problème stratégique

Remarquons tout d’abord que ces questions ne sont pas abordées dans L’ère du peuple. Dans cet ouvrage, la logique est la suivante : « la multitude urbaine »9 – c’est-à-dire les individus vacants à leurs occupations – « devient le peuple quand elle fait acte de souveraineté »10 ; elle fait acte de souveraineté par un processus constituant : « Le processus constituant est l’acte fondateur de la conquête de la souveraineté par le peuple »11. On ne peut qu’être frappé par le caractère circulaire de ce raisonnement qui suppose résolus à la fois le problème de la nature du peuple et le problème de la nature de la constitution. Question : une constitution autoritaire, avec un peuple constitué sur des bases ethniques, exprime-t-elle la souveraineté populaire ?

Si, comme le dit Ernesto Laclau, le mot peuple renvoie à un « signifiant flottant »12, la référence à ce signifiant ne dit rien sur le projet politique porté. Elle n’est en rien, en soi, un projet politique. Si notre projet est celui de l’émancipation, la question que nous avons à résoudre n’est pas simplement celle d’unir les « ceux d’en bas » contre le Capital (ou l’oligarchie). Elle consiste aussi à s’attaquer aux dominations qui traversent les dominés et qui rendent encore plus difficile la lutte contre le Capital. Il ne suffit donc pas de désigner un adversaire (l’oligarchie, le Capital, les élites) pour résoudre ce problème.

Tout au long de ses écrits, Chantal Mouffe dénonce à juste titre l’illusion d’une politique sans conflits. Dans son ouvrage sur « le populisme de gauche », elle oppose « deux façons d’envisager le champ politique. L’approche associative le présente comme la sphère de la liberté et de l’action de concert. À l’inverse l’approche dissociative le conçoit comme l’espace du conflit et de l’antagonisme »13, et logiquement elle se réclame explicitement de cette dernière conception. Cette opposition est réductrice.

La désignation d’un adversaire/ennemi est certes la condition du combat politique et la construction d’une frontière entre « le eux et le nous », pour reprendre le vocabulaire de Mouffe, est nécessaire. Mais la politique ne peut s’y réduire. L’espace politique est aussi un espace où se construit du commun à travers notamment l’élaboration de projets politiques. En ce sens, on ne peut opposer comme elle le fait les approches associative et dissociative de la politique qui forment un tout indissociable. Certes se focaliser sur l’approche associative a pour conséquence, in fine, de nier l’existence des conflits. Mais l’approche dissociative dont elle se réclame oublie que la politique ne peut se réduire à un strict rapport de forces. À trop se focaliser sur l’ennemi/adversaire, on risque d’oublier la question du projet pour lequel on se bat. L’opposition « nous/eux » ne peut être féconde que surdéterminée par un projet émancipateur porteur d’un imaginaire social de transformation, comme l’a été en son temps l’idée de communisme14.

La référence au peuple, comme sujet collectif d’un projet politique, est donc pour le moins problématique. Faut-il pour autant l’abandonner ? Non, et ce pour deux raisons. La première est que nous n’avons, pour le moment, pas d’autre mot qui puisse exprimer l’idée de démocratie. La seconde est qu’il ne faut pas laisser à l’extrême droite un mot aussi chargé d’affects. Mais, on l’a vu, son emploi pose plus de problèmes qu’il n’en résout.

III. Redéfinir l’idée de souveraineté

Il n’y a pas de démocratie sans la définition d’un périmètre où se prennent les décisions et où le débat politique puisse se dérouler. Il faut donc un territoire identifié et un espace public. Ceux-ci ne sont jamais donnés d’emblée et sont des constructions politiques. Ils peuvent ne pas correspondre. Par exemple, historiquement la construction d’un espace public au XVIIIe siècle ne se fait pas au niveau national, mais d’emblée au niveau européen. Les Lumières sont un phénomène européen, les philosophes dialoguent entre eux au-delà des frontières et les événements dans un pays ont des répercussions dans les autres. Cadre politique et espace public ne coïncident donc pas.

La conception de la souveraineté a été marquée, notamment en France, par son origine monarchique, la construction de la monarchie absolue. Ce sont des théorisations qui naissent à la fin du Moyen Âge, se développent au XVIe et XVIIe siècles, notamment avec Jean Bodin et Thomas Hobbes. Il s’agit d’une conception exclusive, absolue de la souveraineté. La souveraineté ne se partage pas. On est souverain ou on ne l’est pas. Cette conception préside à la naissance des États-nations, cadre dans lequel est historiquement née la notion de souveraineté populaire. Elle est aujourd’hui minée par plusieurs phénomènes.

Tout d’abord, l’existence de problèmes globaux qui ne peuvent être traités et encore moins résolus à l’échelle d’un État, aussi puissant soit-il. C’est le cas de la crise écologique. Il y a d’autre part une universalisation, même fragile, des droits humains et des valeurs démocratiques, comme l’atteste malgré ses limites, l’existence de la Cour pénale internationale. L’existence de « biens communs de l’humanité », droits humains et impératifs écologiques, tend à s’affirmer contre la souveraineté des États. Il y a, d’autre part, une perte de souveraineté des États sous l’impact de la globalisation du Capital et de la puissance des transnationales. Si les marges de manœuvre des États, en particulier les plus puissants, n’ont pas disparu, elles se sont réduites. Enfin la montée des sentiments « nationalitaires » met à mal la conception traditionnelle de l’État-nation. Tout cela plaide pour une nouvelle conception de la souveraineté sous ses deux aspects, souveraineté populaire et souveraineté nationale.

Sous peine de se transformer en tyrannie de la majorité, la souveraineté populaire ne peut pas être absolue. Cette question fut d’ailleurs le point d’accroche de penseurs contre-révolutionnaires comme Edmund Burke ou, plus près de nous, de Carl Schmitt qui dans Légalité et légitimité (1re éd. : 1932) indiquait que « celui qui dispose de 51 % peut rendre le 49% illégal » et pour qui « un parti total (au pouvoir) fermera la porte de la légalité derrière lui »15. La démocratie doit donc être le « régime de l’autolimitation » (Cornélius Castoriadis) et il faut créer des institutions qui permettent cette autolimitation. Aujourd’hui, les cours constitutionnelles sont censées jouer ce rôle et on voit que des gouvernements autoritaires, comme en Hongrie ou en Pologne, s’en prennent à leur indépendance. Cependant, le mode de nomination de leurs membres et le caractère restreint de ces cours en affaiblissent considérablement la légitimité16.

Certes les garanties institutionnelles ne seront probablement pas suffisantes si une telle situation se présente. Elles n’auront de force que si elles s’accompagnent de mobilisations populaires importantes. Cependant les garanties institutionnelles sont parties intégrantes de la construction d’un rapport de forces. Ainsi, un vote majoritaire ne doit pas pouvoir remettre en cause les libertés et droits fondamentaux, le droit des minorités et plus globalement ce qui fait la substance d’un État de droit. La garantie de l’exercice des droits fondamentaux est la condition de toute vie démocratique. Comme le résumait Rosa Luxemburg dès 1918 dans sa critique du tour pris par la révolution russe : « Sans élections générales, sans liberté illimitée de la presse et de réunion, sans lutte libre entre les opinions, la vie se meurt dans toutes les institutions publiques, elle devient une vie apparente, où la bureaucratie reste le seul élément actif. C’est une loi à laquelle nul ne peut se soustraire. La vie publique entre peu à peu en sommeil. » (La Révolution russe, 1918)

De même la conception traditionnelle de la souveraineté nationale doit être dépassée. Si l’on veut, du point de vue de l’émancipation, traiter les rapports entre la nation et l’humanité, il faut en finir avec une conception exclusive, absolue de la souveraineté et passer à une souveraineté interdépendante, multiple et solidaire. La souveraineté peut se déployer et s’articuler sur plusieurs niveaux, local, régional, national, européen et mondial. Toute la question est de construire les institutions correspondantes à chaque niveau et surtout leur articulation. L’Union européenne est un exemple, antidémocratique et néolibéral, d’une telle articulation qui n’est pas le simple décalque de l’État-nation et qui ne fait pas disparaître ce dernier. Il s’agit d’un nouvel objet politique comme l’a été historiquement, face à la féodalité et aux empires, la monarchie absolue qui a été le cadre dans lequel est né progressivement, et avec moult affrontements politiques, l’État-nation, la démocratie représentative et l’État social.

IV. Des problèmes nouveaux à résoudre

D’un point de vue stratégique, nous sommes face à trois questions relativement nouvelles : il n’y a pas (plus) de sujet collectif, de sujet révolutionnaire, déterminé objectivement par sa place dans les rapports de production ; la notion de peuple comme construction politique unifiée relève d’une illusion tant cette notion recoupe des réalités différentes que ce soit par le projet politique qui la sous-tend ou par les contradictions qui la traversent ; on ne peut réduire les antagonismes dans la société à une seule contradiction qui surdéterminerait toutes les autres, que ce soit l’opposition Capital/Travail, peuple/oligarchie, femmes/hommes, blancs/racisés, etc.

Cette situation nous livre des problèmes nouveaux à résoudre. Comment construire une cohérence stratégique si aucun acteur particulier (le prolétariat, le parti, etc.) ne peut la donner a priori, comment construire un projet d’émancipation qui tienne compte de la multiplicité croisée des oppressions ? Il faut en particulier traiter quatre questions (l’ordre d’exposition n’implique aucune hiérarchie) qui ne sont pas exclusives d’autres.

La question écologique

La crise écologique est certes engendrée par le capitalisme productiviste et elle est aggravée dans la phase néolibérale actuelle. Mais s’y attaquer sérieusement soulève des contradictions nouvelles qui renvoient aux problèmes posés par les reconversions nécessaires de l’emploi et à la remise en cause de notre mode de vie.

La question du racisme

Quelle réponse face à la montée du racisme et de la xénophobie dans un contexte marqué par la persistance d’un imaginaire colonial qui reproduit en permanence des discriminations ? Au-delà des débats autour de l’expression « racisme d’État » et sur le « privilège blanc », comment combattre un racisme institutionnel, structurel qui se combine avec un racisme multiforme dans la société elle-même et la persistance de l’antisémitisme ? Il ne peut y avoir de mouvement d’émancipation sans l’auto-organisation des populations discriminées et de leurs combats.

La question du salariat

L’emploi stable représente encore en France l’énorme majorité du salariat. Mais la précarité se développe et touche massivement la jeunesse et les femmes. Les salariés stables voient leurs droits rognés en permanence avec la menace d’y tomber. Le discours néolibéral vise à opposer les stables (les insiders) aux précaires (les outsiders) pour amener les premiers dans la condition des seconds. Le développement des luttes des précaires, leur auto-organisation est une condition pour construire une convergence avec la lutte des travailleurs stables.

L’oppression des femmes

Dans les pays capitalistes développés, les mouvements des femmes ont marqué des points politiques considérables. Pourtant, le problème de la domination patriarcale demeure. La mise à jour de l’ampleur des violences quotidiennes faites aux femmes montre la persistance des stéréotypes de la représentation des femmes dans l’imaginaire masculin. De plus, si l’égalité des droits est un fait acquis dans ces pays, l’égalité réelle tant d’un point de vue économique, politique que symbolique est loin d’être réalisée.

Vers un nouvel imaginaire social émancipateur

Le développement de mouvements spécifiques à ces différents terrains avec leurs propres objectifs est une nécessité si nous voulons répondre aux problèmes posés. Mais reste la question de la convergence et des alliances entre des mouvements qui ne se situent pas sur les mêmes terrains d’affrontement, ce qui par ailleurs pose de façon renouvelée le rôle d’une organisation politique. Il nous faut travailler de façon nouvelle l’articulation entre tous ces mouvements de telle façon que les antagonismes qui en sont le produit puissent être résolus et non pas ignorés ou pire niés. Comment alors construire un projet d’émancipation pour toute la société ?

Un tel projet n’est pas simplement un programme de mesures concrètes tel que l’a été L’Humain d’abord (2011) pour le Front de gauche ou L’avenir en commun (2021) pour la France Insoumise. Ces programmes sont indispensables, car ils concrétisent des batailles politiques, mais ils ne suffisent pas. Un projet, c’est avant tout un horizon, une perspective d’avenir qui suscite l’enthousiasme, permet à l’espérance de naître et de résister aux vents contraires, comme l’a pu être à son époque l’idée communiste. Il s’agit donc d’un nouvel imaginaire social émancipateur qui permet de sublimer les combats particuliers. La formation d’un tel imaginaire ne se décrète évidemment pas. Elle ne peut être qu’une création inédite, le produit de luttes sociales, de victoires, même partielles, d’espoirs qui petit à petit prennent le dessus sur la résignation dessinant ainsi l’horizon d’une société à advenir.

On le voit, la notion de révolution citoyenne ne répond que très partiellement à ces interrogations. Il ne s’agit pas simplement de reconquérir une citoyenneté vidée de son contenu par le néolibéralisme, où même de changer de constitution (toutes choses nécessaires), mais de viser un projet d’émancipation dont la perspective est que toutes et tous puissent être parties prenantes de tout pouvoir existant dans la société, ce qui suppose une auto-libération des êtres humains de toute forme d’oppression, de domination et d’exploitation.

Pierre Khalfa a été un des fondateurs de SUD-PTT et un des porte-paroles de l’Union syndicale Solidaires. Économiste, il est membre de la Fondation Copernic et du Conseil scientifique d’Attac.

1 Ce texte est issu d’une intervention à une table ronde intitulée « Où s’enracine la Révolution citoyenne ? Humanité, peuple, classe, nation ; unité et contradictions », lors d’une journée de débat sur la stratégie organisée le 16 juin 2019 par Ensemble Insoumis. Les autres intervenants étaient Éric Coquerel, Elsa Faucillon, Isabelle Garo, Myriam Martin et Francis Vergne.

2  Un troisième projet d’émancipation lié aux révolutions anticoloniales a lui aussi échoué avec, après les indépendances, la confiscation du pouvoir par une caste militaro-bureaucratique sombrant dans l’affairisme.

3  Jean-Luc Mélenchon, L’ère du peuple, Paris, Fayard, p. 121.

4  Gérard Bras, Les voies du peuple. Éléments d’une histoire conceptuelle, préface d’Étienne Balibar, Paris, Éditions Amsterdam, 2017, p. 17.

5  Dans « Avant-propos. Son Nom est Légion », rédigé pour la revue Tumultes n° 40, de juin 2013, Étienne Balibar indique « repérer […] quatre noms du peuple inscrits au premier plan par la tradition occidentale », https://www.cairn.info/revue-tumultes-2013-1-page-7.htm.

6  Manuel Cervera-Marzal, « La démocratie sous tension. Radicalité et utopie, sœurs ennemies de l’aventure démocratique », revue Tumultes, n° 47, octobre 2016, https://www.cairn.info/revue-tumultes-2016-2-page-145.htm.

7  Voir sur ce point Myriam Revault d’Allonnes, Le Miroir et la Scène. Ce que peut la représentation politique, Paris, Seuil, 2016.

8 Chantal Mouffe, « Carl Schmitt et le paradoxe de la démocratie libérale » [1re éd. : 1997], dans Le Paradoxe démocratique, Paris, Beaux-Arts de Paris éditions, 2016, p. 65.

9 Jean-Luc Mélenchon, L’ère du peuple, op. cit., p. 115.

10 Ibid., p. 126.

11 Ibid., p. 128.

12 Voir Ernesto Laclau, La raison populiste [1re éd. : 2005], Paris, Seuil, 2008.

13  Chantal Mouffe, Pour un populisme de gauche, Paris, Albin Michel, 2018, p. 123.

14 La nature réelle des régimes dits communistes importe peu ici.

15  Cité par Jean-Claude Monod, Penser l’ennemi, affronter l’exception, Paris, La Découverte, 2007.

16   Athènes avait institué une procédure d’autocontrôle du peuple par lui-même, le graphé paranomon. Un homme pouvait être accusé et jugé pour avoir fait une proposition à l’Assemblée du peuple, même si celle-ci l’avait adoptée. Il est alors jugé devant un tribunal tiré au sort et comprenant plusieurs milliers de personnes. Si la proposition était jugée illégale, son auteur pouvait être lourdement condamné et le vote de l’Assemblée annulé. Il s’agit donc là d’une procédure d’appel du peuple contre lui-même, devant lui-même. Ce n’est pas une cour constitutionnelle restreinte, mais le peuple lui-même qui est le recours contre des décisions qu’il a lui-même prises.

Une stratégie : une utopie pragmatique ?

Par Didier Eckel

En partant d’une aporie

Cette très courte contribution sur la question stratégique d’une politique véritablement émancipatrice s’appuie sur deux points qui me semblent extrêmement importants, bien que difficiles à articuler. D’autant plus difficiles à articuler que ces points viennent tenter de résoudre un problème qui, de mon point de vue est, encore aujourd’hui, une aporie :

– Pour changer le monde (quel que soit le sens qu’on donne à ce changement), il faudrait qu’une majorité d’individus soit prête à soutenir ce changement. Le mécontentement, même majoritaire, d’une population ne semble pas être suffisamment fédérateur pour créer une dynamique dite révolutionnaire…

– Pour que de nombreux individus puissent être prêts à soutenir les changements pour inventer et porter un monde « meilleur », il faudrait que des institutions existantes (donc des Pouvoirs) soient aussi en capacité de faire grandir des aspirations au changement ou, tout du moins, ne les brident pas pour que le désir d’action et de liberté politique deviennent une nécessité d’émancipation réelle…

Dit autrement : pour changer les individus, il faut changer l’état du monde, mais pour changer l’état du monde, il faudrait changer les individus.

J’avoue ne pas savoir comment résoudre cette aporie. Pourtant je ne peux me résigner à accepter l’échec. Je fais donc le pari (peut-être impossible ?) de multiples bricolages permettant de porter les désirs individuels et collectifs d’émancipation tout en suscitant de nouveaux aménagements institutionnels. Ces bricolages devraient être portés par les deux points annoncés dans mon introduction, à savoir l’utopie et la pragmatique…

La dialectique de l’utopie et de la pragmatique

L’utopie me paraît nécessaire car je crois que pour réussir les possibles, il faudrait tenter les impossibles. Admettre qu’il y a des impossibles dans les interactions entre humains me semble être la cause première de la résignation et donc de la soumission1. Les Pouvoirs politiques (et économiques) ne cessent de montrer les impossibles entre les humains. C’est parce que « l’homme est un loup pour l’homme » qu’un Pouvoir politique est nécessaire. Il serait donc impossible de se passer de ce Pouvoir qui légitime la domination de quelques humains sur tous les autres humains. C’est parce qu’il est soi-disant impossible de se passer d’une hiérarchisation sociale que les sociabilités entre individus singuliers ne peuvent façonner un monde « meilleur ». La surveillance du monde par un Pouvoir est indispensable. C’est probablement parce que l’impossible paix entre humains semble être une évidence que de nombreux individus n’osent pas (ou plus) agir pour cette paix… et même légitimer l’indésirable violence des Pouvoir…

Si l’utopie est nécessaire, c’est parce qu’elle ose évoquer les possibles de l’impossible. Mais c’est aussi parce qu’elle permet de ne jamais oublier en route les pour quoi et les pour qui de l’action. Elle ne peut se contenter d’une augmentation (même considérable) de salaire, elle ne peut même pas se contenter d’une égalité des revenus car cette égalité économique n’est qu’un moyen et non une finalité… Avec l’utopie la justice ne doit pas se contenter d’être équitable, elle doit tenter de devenir juste et justesse… L’utopie est donc à la fois une finalité et un moteur d’actions sans fin puisque la finalité même n’est pas une fin. Elle est une portion d’horizon, une direction imprécise (mais espérée), à rectifier à chaque pas.

La pragmatique peut-elle s’accommoder de l’utopie ? Tout dépend de ce qu’on appelle une pragmatique. J’emploie le terme « pragmatique » et non le terme « pragmatisme » pour bien marquer la différence entre cette proposition bien connue : « la fin justifie les moyens » et une autre proposition moins simpliste qui serait : l’espérance d’un mieux doit se doter d’actions à surveiller comme le lait sur le feu. Le lait transformé permet d’obtenir des aliments bénéfiques mais lorsqu’il déborde il nous échappe, voire il contrarie le projet culinaire initial. Dit autrement, le pragmatisme est un principe abstrait qui permet n’importe quel acte délétère quand une pragmatique s’efforce de mettre et remettre la forme de l’action en adéquation « réelle » avec l’espérance (elle-même révisable). La nécessité d’agir est indiscutable mais toutes les façons d’agir sont discutables. Les sciences humaines s’appuient en permanence sur deux pôles : le pôle théorique (qui n’est pas qu’abstraction) et le pôle empirique. L’expérience et l’observation viennent bousculer la théorie et la théorie permet de comprendre l’expérience. La pragmatique pourrait-elle s’appuyer sur l’observation rigoureuse de l’action pour affiner, ou même, redéfinir, l’espérance ?… Et, dans le même temps, s’appuyer sur l’espérance pour évaluer au mieux les actions ? Agir est toujours dangereux, car l’action est tournée vers l’avenir et l’à venir est toujours imprévisible, voire mystérieux. Si tous les moyens ne sont pas bons, ils sont tous à observer et à rectifier sans cesse. Ne jamais oublier toutes les fragilités de l’action pour essayer de ne pas se confronter au « tragique de l’action 2»

Comment concrètement faire agir utopie et pragmatique face à l’aporie du : « il faut changer les individus pour arriver à changer les institutions mais il faut changer les institutions pour arriver à changer les individus » ? Je l’ai dit, je n’ai pas la réponse, je n’ai que de frêles propositions. Est-ce que cette aporie pourrait craquer si on ne la brusquait pas avec des idéologies révolutionnaires ? Pourrait-on faire monter l’espérance auprès du plus grand nombre tout en essayant de harceler constamment les institutions afin qu’elles tendent à rendre un peu moins fortes les pressions de l’impossible ? Cette proposition pourrait-elle ne pas se figer dans un réformisme tout aussi idéologique que le principe révolutionnaire ? Il ne s’agirait pas ici de prendre le Pouvoir pour réformer la société, mais d’essayer de réformer ce Pouvoir de l’extérieur pour rendre moins difficile cette espérance tant attendue. On pourrait même, avec une extrême prudence, concevoir de réformer ce Pouvoir de l’intérieur avec un « entrisme drapeau déployé » qu’un gouvernement serait plus ou moins contraint d’accepter, tout en espérant l’instrumentaliser. Je sais que cette proposition est sacrilège, mais je me méfie toujours des religions politiques, tout en comprenant le caractère très aléatoire de cette suggestion…

Pistes pour nous déplacer dans le stratégique

Quelques pistes partielles et fragiles peuvent se dessiner pour commencer à déplacer notre aporie :

– La révolution est couramment pensée comme l’événement définitif qui fait exploser le « régime » et transforme, dans l’immédiat, les humains. Une solution unique pour tout résoudre en un instant. L’histoire ne semble pas étayer cette idée et la théorisation de cette révolution me paraît faible : pourquoi et comment se transforme une société avec des émeutes populaires puis une prise de Pouvoir dans un entre soi de militants aguerris (qui, très vite, se scindent dans des rivalités de « tendances ») ? Les Pouvoirs réformistes ne semblent pas mieux dotés : même en ayant pris le Pouvoir, comment imposer réellement des réformes utiles aux plus démunis lorsque toutes les autres instances de dominations s’y opposent ?…

– Serait-il envisageable de ne pas attendre une prise de Pouvoir (par des réformateurs ou des révolutionnaires) pour commencer à agir sur le Pouvoir existant ? C’est très probablement très difficile, voire quasi impossible, mais est-ce une raison suffisante pour condamner, a priori, celles et ceux qui tentent ce type de piste ? Par exemple, les tentatives gouvernementales de Nicolas Hulot étaient sans doute perdues d’avance, mais une critique argumentée de ce type d’aventure devait-elle exécuter cette personne ? Des critiques ont voulu dénoncer (et non analyser) la malfaisance de sa démarche ? Mais cette démarche était-elle délétère, simplement inutile ou avait-elle un vague intérêt, même minime ? Ces critiques de principe ont-elles diminué la sympathie que lui accordait un certain public au profit d’un rapprochement de ce public avec les vrais révolutionnaires ? Ou, au contraire, ont-elles contribué à discréditer certaines positions légitimement radicales (cherchant à mettre au jour les racines du problème) ? De la même manière, de nombreux défenseurs d’un possible « entrisme gouvernemental » ne se privent pas de dénoncer à la hache les activistes irresponsables…

– Après la confrontation révolution/réforme, puis l’incompatibilité activisme/collaborationnisme n’y a-t-il pas incompréhension entre tentatives expérimentales et actions politiques ? Les liens entre « AMAP » et militants anticapitalistes sont souvent difficiles, voire impossibles. J’ai souvent assisté à des confrontations entre des membres d’AMAP (ou d’entreprises autogestionnaires) et des militants révolutionnaires. Les uns défendaient l’expérimentation non capitaliste comme réalité immédiate de « vie bonne » pouvant éventuellement convaincre d’autres personnes. Mais ce vœu qui peut s’apparenter à une « propagande par le fait » était vain, car il lui manquait une dimension politique explicite. Les autres en critiquant la dimension « bobo » de ces organisations, mettaient en valeur leur pureté anticapitaliste révolutionnaire et excluante.

– Durant quatre journées, j’ai pu observer à Notre-Dame-des-Landes des tensions entre des zadistes et des écologistes considérés comme « mous » venus pour une manifestation ponctuelle contre l’aéroport. Ces zadistes avaient l’intérêt d’être à la fois dans l’expérimentation et dans la lutte politique. La « propagande par le fait » aurait donc pu prendre toute sa dimension, mais leur activisme les empêchait de concevoir un écologisme réformiste. Leur arrogance ne limitait-elle pas l’effet « propagande » ? De leur côté, ces réformistes avaient une attitude assez condescendante face à ces étranges militants. J’ai même entendu un des zadistes apostropher un petit groupe d’écologistes se promenant dans la ZAD. Il leur demanda si « leur visite des animaux rebelles était distrayante ». La remarque aurait pu me paraître assez juste si elle n’avait pas été si totalisante (englobant l’ensemble des manifestants du jour). Cette capacité de faire de l’autre camp une globalité, voire une totalité, me semblait assez partagée de part et d’autre (activistes comme écologistes réformistes). Cette dernière remarque ne se veut pas, elle aussi, globalisante, car un nombre conséquent de zadistes discutaient calmement avec les manifestants venus pour la manifestation.

– On peut également évoquer toutes les querelles entre marxistes, socialistes, anarchistes… Pour ma part, je défends en effet la possibilité de l’anarchie mais j’essaie de ne pas en faire une idéologie. Pourrait-on, sans forcément les partager, admettre que des stratégies diverses puissent coexister sans suspicions de principe et sans agressivités, si les portions d’horizon souhaitées semblent compatibles ? Une diversité de stratégies (toujours interrogées par les acteurs) pourrait-elle faire avancer dans le même temps le désir singulier d’émancipation et le changement (plus ou moins contraint) des institutions des différents Pouvoirs ? La radicalité ne me semble pas se trouver dans les actes mais bien dans l’espérance…

Retour sur une aporie

Si les individus ne peuvent pas radicalement changer sous le joug des patrons, de la police, des diverses dominations… pourraient-ils être plus ou moins sensibles à des pensées fragiles échangées dans des espaces non dogmatiques, réellement pensants ? (Et non dans des partis monolithiques qui sont devenus des machines à ne pas penser) Si le Pouvoir, lieu originel de l’idéologie, peut changer ses stratégies, il ne peut pas produire autre chose que le dogme. Il faudrait donc réussir à le « dédogmatiser » en le déstabilisant. L’État ne peut se reproduire que dans la stabilité3. L’expérience des gilets jaunes, au-delà de toutes ses ambiguïtés, pourrait-il nous amener à cette question de la déstabilisation de l’État ? Des commentaires militants ou même médiatiques avancent que si ces manifestants ont réussi à faire céder (très peu) le gouvernement, c’est parce qu’ils auraient employé la violence comme forme de revendication. D’une part, le soi-disant gain des gilets jaunes a très vite disparu (le prix de l’essence et autres gadgets « participatifs »). D’autre part est-il certain que ces manifestants aient obtenu quelque chose grâce aux actions violentes ? (Grace à une « radicalité » d’action) Pour ma part je pense que c’est d’abord l’imprévu puis l’ingouvernabilité du mouvement qui a fait peur. Pourrait-on imaginer des mouvements à la foi pluralistes et à géométries variables permettant d’agiter les pensées et les agirs ? Des mouvements inattendus, difficilement prévisibles, capables de déstabiliser le stabilisé de l’État ? …

En bref, pourrait-on travailler des « en-communs » sur les racines des problèmes stratégiques et sur la « portion d’horizon » désirable qui forge l’espérance… puis laisser à chacun des choix militants différents non idéologiques qui auraient comme avantage de surprendre4 ?

Pour conclure, je dirai qu’une grande part de ce que je viens d’écrire s’appuie sur ce que je crois être un constat : plus les Pouvoirs pèsent sur les individus, moins les individus ont d’aptitudes aux désirs d’émancipations. Donc, à l’inverse moins les Pouvoirs pèsent, plus les désirs d’émancipations sont forts…

Didier Eckel, co-animateur du séminaire libertaire ETAPE, est un ancien militant de la Ligue communiste révolutionnaire et du Nouveau Parti anticapitaliste.

1 Bien sûr il y a des impossibles : malgré toutes les technologies actuelles un humain ne peut rien (ou pas grand-chose) contre les forces physiques, chimiques ou biochimiques mais les impossibles dans les interactions humaines ne semblent pas exister (du côté du mal comme du côté du bien).

2 Formule de Paul Ricœur.

3 Le terme état vient de « stare » en latin qui signifie « se tenir debout », être stable.

4 Mais qui est capable de poser une frontière nette entre idéologie et pensée libre, entre envie de Pouvoir et désir d’à venir ? …

Interrogations et propositions libertaires pour une mise à jour stratégique

Par Georges Serein

On ne trouvera pas (bien sûr !) dans ce qui suit de révélations sur ce qu’il faut faire pour sortir de l’injustice (fort ancienne) et du désastre écologique (plus récent, mais pour le moins inquiétant), mais plutôt le renouvellement d’une hypothèse qui semble de plus en plus opportune.

Nous avons besoin de tenir compte des leçons de l’Histoire, mais aussi et surtout du contexte dans lequel nous sommes aujourd’hui, qui est bien sûr nouveau par nombre de ses caractéristiques. Depuis si longtemps que les révolutions sont mises en échec par la répression et/ou par le détournement, que faire pour dépasser les difficultés ?

Le contexte, c’est non seulement l’état des forces en présence, mais aussi les objectifs à atteindre, qui ne sont plus les mêmes aujourd’hui qu’il y a un siècle et plus. Sans donner de leçons mais avec une certaine confiance dans la capacité des individus à se mobiliser pour – au minimum – résister plutôt que s’adapter, tentons de faire l’inventaire non pas exhaustif, mais simplement de l’essentiel de ce qui nous manque aujourd’hui pour vivre dans un monde meilleur.

Ce temps d’abstraction nous est nécessaire à l’heure où les vieilles recettes paraissent vaines dans un État prêt à tout pour obtenir un consentement à davantage d’oppression.

Correction de bugs

La lutte des classes est globalement comprise comme un schéma incontournable pour changer le monde. Schéma car généralement entendu comme sanctuarisant une corrélation implicite entre le niveau de revenu et la conscience politique que les faits contredisent pourtant bien souvent. La lutte des classes, moyen reconnu par la plupart des révolutionnaires comme moteur de tout mouvement révolutionnaire, a pourtant des lectures différentes, plus ou moins ouvertes. Le niveau de revenu – plus ou moins élevé – est bien souvent, dans nombre d’organisations politiques, un sas (plus ou moins flou) quant à la prétention à participer à la fête tant attendue. C’est une première difficulté à surmonter.

Faut-il avoir raison contre ceux qui pensent différemment voire ont une croyance différente ? En effet, on sait bien qu’en matière de révolution les pronostics s’avèrent rarement, même quand ils sont fondés sur des analyses séduisantes. Pour dire les choses simplement : n’y a-t-il pas de place pour que chacun entreprenne ce qu’il a envie avec qui il voudra plutôt que d’essayer de convaincre ses voisins politiques au préalable, quitte à se battre contre eux davantage que contre l’« ennemi commun » ?

Le désastre écologique qui met en péril la survie d’une grande partie de l’humanité à moyen terme est l’autre nouveauté à laquelle ce mouvement doit faire face. La « transition écologique », le green new deal, dont on nous rebat les oreilles est une tentative de freiner la catastrophe, tentative bien souvent illusoire tant elle use de procédés en contradiction avec l’effet théoriquement escompté, comme dans le cas d’une dépense d’énergie momumentale pour isoler de l’hydrogène, qui lui permettra d’utiliser d’un moyen de transport non polluant, mais seulement dans son usage, pas dans sa production.

Le repli identitaire est quant à lui tout à fait à même de passer pour une solution face à l’afflux de migrants – en France ou ailleurs – puisque nombre de régions du monde vont devenir invivables. Le désastre écologique peut aussi s’accélérer avec les conflits armés qu’il va engendrer. Ceux qui aujourd’hui nous demandent d’éteindre en sortant d’une pièce ne nous parlent pas du bilan carbone des guerres et autres « opérations militaires spéciales » en Ukraine ou en Afrique… Il est donc demandé à chacun de faire (encore) un effort afin de laisser libre cours à la compétition capitaliste, quoi qu’il en coûte pour l’avenir…

La conséquence est tout simplement que de nouveaux modes de production, pensés en fonction de l’impératif écologique à la fois dans leur propre production et dans leurs finalités, sont indispensables. Dans le même temps et cela n’est pas du tout contradictoire, les « bullshit jobs » semblent de plus en plus identifiés : tout au moins, nombre de ceux qui en occupent de tels postes ne s’en cachent pas. Une critique du travail apparaît de plus en plus massivement qui n’est plus seulement celle du salariat et de la plus-value. Elle inclut une certaine absurdité, un mécanisme pervers qui, en roue libre, détruit le caractère humain du travail.

Cela signifie clairement que, dans une perspective de changement révolutionnaire, nombre d’emplois sont aujourd’hui condamnés et qu’en conséquence la transformation du vieux monde passe par une alternative dont sont incapables les organisations qui prônent une défense de l’emploi sans considération vraiment mesurée pour l’avenir de la planète. Des tentatives existent bel et bien1, l’avenir dira si les contradictions peuvent être dépassées. Ces emplois qui doivent nécessairement disparaître sont occupés par des êtres humains : qui va organiser leur recyclage ? La main invisible du néolibéralisme ? Des bourses du travail d’un nouveau genre ?

Amélioration des performances

Si une catalyse est possible, elle sera le produit d’une convergence entre le social et l’écologique, et l’on serait tenté d’ajouter « quoi qu’il en coûte »… Si cela a paru inconcevable jusqu’à récemment, tant la lutte pour la sauvegarde l’emploi est demeurée aveugle devant l’impératif écologique, le temps est venu pour les mentalités de changer à cet égard. La contradiction est devenue trop forte, ingérable, elle a provoqué un questionnement salutaire, même si encore bien marginal.

De nombreuses initiatives ont été entreprises, parfois de manière éphémère mais néanmoins positive, et souvent avec des acteurs parfaitement motivés, pour non seulement se distancier de la gabegie capitaliste mais proposer une offre adaptée à la demande !

Depuis les maraîchers jusqu’aux informaticiens, en passant par divers artisans… Tous conçoivent leur travail selon le moindre impact possible sur l’environnement. Le moins de transport possible, le moins de produits chimiques possible voire pas du tout, etc.

Dans le cas des petites entreprises, beaucoup sont des scop, statut toujours légal bien qu’étonnant par certains aspects… Mais leur nombre n’est pas encore très élevé, et elles sont intégrées dans l’économie globale. Qu’en serait-il si elles étaient plus nombreuses, présentes dans davantage de secteurs, et qu’elles constituaient un réseau qui pourrait se passer, au moins pour l’essentiel, d’échanges avec les sociétés orientées par le profit illimité…

Une nouvelle génération, particulièrement motivée, parle de bifurquer ou de déserter2 et passe à l’acte. La création d’activités en opposition au système destructeur constitue une proposition d’alternative au vieux monde qui peut opportunément prendre de l’ampleur, tout en ne prêtant pas le flanc aux tirs de LBD, aux bulldozers et autres outils de répression, et qui dépasse aussi les outils de surveillance qui sont maintenant parvenus bien au-delà de ce qu’avait imaginé George Orwell.

La réflexion en cours traverse la plupart des secteurs de la société dans un grand nombre de « pays développés ». Erik Olin Wright, il y a quelques années, pensait que la construction des « alternatives émancipatrices dans les espaces et les fissures des économies capitalistes » pouvait « éroder le capitalisme »3. Il ajoutait qu’il fallait aussi lutter pour « défendre et étendre de tels espaces ».

Cependant, on a vu que, à Notre-dame-des-Landes, certains qui ont constitué des coopératives ont été refoulés du plan d’occupation. L’État tolère que l’on ne joue pas le jeu à fond, mais il ne tolère pas le risque de sédition ! On peut à ce moment penser que le niveau d’opposition de ces initiatives était trop élevé par rapport à ce que leur nombre pouvait leur permettre. Plaidons pour des initiatives plus nombreuses ! Le dépassement des niveaux locaux, et probablement une organisation qui fédère les initiatives devra un jour avoir acquis assez d’ampleur pour, en effet, représenter une force d’une importance nouvelle face au vieux monde capitaliste.

Tout ceci n’exclut pas que, d’ici là, un ou des mouvements sociaux « à l’ancienne » avec leurs mobilisations et leurs défilés, aient quelques succès. Ils seront les bienvenus. Ils participeront à la décrédibilisation de l’aventure capitaliste. Ils ne seront pas LA solution à l’injustice sociale et au désastre écologique. La solution sera plus probablement dans la liberté de la recherche de solutions, leur mise en pratique et leur solidarité.

Vers une nouvelle version ?

On pourrait s’inspirer de la critique de la domination4, point de vue radical contre toute domination ou oppression. Cette critique est permanente et elle propose une position non sectaire à l’égard de toutes les oppositions à tous les pouvoirs. On peut y voir une refondation philosophique de l’anti-autoritarisme, laquelle dépasse les rêves de « convergence des luttes » pour laisser toute liberté à toute tentative de réalisation concrète pourvu qu’elle défie la domination. Sur cette base, la confrontation ne cherche plus à être conforme à un schéma historique idéalisé et ne s’en préoccupe même pas, mais elle vit du fait d’une nécessité partagée par un ensemble de protagonistes en fonction d’intérêts communs, donc altruistes.

Cette proposition est capable d’accueillir toute initiative émancipatrice pourvu qu’elle soit cohérente. Elle se passe d’intermédiaires politiques institués pour agir politiquement. C’est toute une population d’acteurs qui est éclairée et non ses « représentants ».

Georges Serein est militant de la Fédération Anarchiste.

3Erik Olin Wright, Utopies réelles, Paris, La Découverte, 2017.

4Cf. Catherine Malabou, Au voleur ! Anarchisme et philosophie, Paris, PUF, 2022.

Repères stratégiques libertaires pour le XXIe siècle, de Proudhon et Marx à The Wire. Rompre avec le virilisme et autres mythologies

Par Philippe Corcuff

Le débat autour de la contribution de l’ami et du camarade François Sabado, attachante figure trop méconnue du « trotskysme » français et international, lors du séminaire de recherche militante, libertaire et pragmatiste ETAPE du 17 février 2023 (voir l’onglet de son texte « Où en est-on du débat stratégique parmi les révolutionnaires aujourd’hui ? ») me donne l’occasion de formuler quelques hypothèses afin d’essayer de renouveler en un sens libertaire1 la question stratégique à gauche dans ce premier quart du XXIsiècle. J’entends par question stratégique le traitement du comment on passe de la société actuelle (capitaliste, patriarcale, postcoloniale, etc.) à une société guidée par un horizon d’émancipation individuelle et collective. Mon apport sera davantage méthodologique (en m’efforçant de déplacer les façons les plus habituelles de formuler les problèmes) que de l’ordre d’un nouveau contenu stratégique. Nous n’en sommes vraisemblablement pas encore à proposer de nouveaux contenus précis, ce qui supposera tout à la fois une variété d’expériences (locales, nationales et internationales) mutualisées et des explorations dialogiques. Mais on peut déjà tenter de rompre avec des mythologies (comme le militaro-virilisme, l’avant-gardisme, l’opposition révolutionnaires/réformistes, la supposée nécessité de la forme parti pour incarner l’action politique organisée et le thème du « sujet révolutionnaire »), qui ont encombré la gauche au XXe siècle et qui nous empêchent de penser au XXIsiècle.

1. En finir avec l’implicite viriliste de l’imaginaire stratégique socialiste et libertaire : vers l’hybridation

Ce qu’on peut appeler un virilisme stratégique, s’inspirant de la pensée stratégique d’origine militaire, a largement dominé l’imaginaire des gauches socialistes au XXsiècle, qu’il s’agisse du pôle dit « réformiste » (insistant sur une logique électorale et parlementaire pour accéder légalement au pouvoir) ou du pôle dit « révolutionnaire » (mettant l’accent sur une logique insurrectionnelle de masse pour prendre le pouvoir).

Les classiques du marxisme ont, par exemple, été des lecteurs de l’ouvrage du général prussien Carl von Clausewitz (1780-1831) De la guerre2. La connotation machiste du vocabulaire utilisé, au sens où il entre plutôt en congruence avec les valeurs constituées socialement et historiquement dans nos sociétés occidentales comme « masculines », a peu souvent été soulignée. Il n’est pas étonnant que la politique occidentale ait été largement pensée et pratiquée sous le prisme d’un imaginaire machiste (y compris les politiques socialistes et anarchistes), alors que les hommes ont dominé et dominent encore la politique. Les réflexions stratégiques en milieu socialiste et libertaire ont ainsi fréquemment été emplies jusqu’à aujourd’hui de métaphores d’inspiration militaro-viriliste : « la montée de la lutte des classes », « la guerre de classe », « la guerre de mouvement », « la guerre de position », « la conquête du pouvoir d’État », « les rapports de forces » (une expression omniprésente), « accumuler des forces », « le combat », « les affrontements », « la confrontation », « les préparatifs », « la mobilisation », « les périodes offensives et défensives », « les phases de repli et d’assaut », « s’attaquer à », « le moment décisif » ou « central », « le basculement décisif », « le renversement », etc. Ces métaphores (tirées de textes stratégiques d’orientation marxiste contemporains) contribuent à structurer la vision même de la politique, hantée par un inconscient viriliste. Rappelons à cet égard, bien avant le mouvement socialiste, la formule de Nicolas Machiavel (1469-1527), pionnier de la réflexion stratégique, dans Le Prince selon laquelle la fortuna « est femme et il est nécessaire, si l’on veut la culbuter, de la battre et de la bousculer 3»…

Le vocabulaire hégémoniquement machiste de la politique a refoulé ce que les métaphores constituées socio-historiquement comme « féminines » en Occident, et donc dominées, pourraient nous dire sur d’autres rapports possibles à la politique émancipatrice. La concentration de l’attention sur « les rapports de force » n’a-t-elle donc pas à voir avec l’obsession machiste de « montrer qu’on a des couilles » et qu’« on en a une plus grosse » ? Les thèmes de « l’accumulation », de « la montée », de « la conquête », de « la prise », de « l’assaut » ou du « renversement », comme l’insistance sur « le basculement » dans « le moment décisif »… n’ont-ils pas à voir avec une sexualité vue à travers le pénis et l’orgasme masculin ? Les « préparatifs » ne font-ils pas signe du côté de « préliminaires » supposés mener inéluctablement au coït final ?…

Ce tropisme militaro-viriliste est encore fort présent dans la gauche radicale aujourd’hui. C’est, par exemple, le cas du couple « post-marxiste » ayant débouché sur la formulation d’un « populisme de gauche », l’Argentin Ernesto Laclau et la Belge Chantal Mouffe4 : « ami/ennemi » pour caractériser la politique (thèse empruntée au juriste nazi Carl Schmitt), « adversaires », « guerre de position » (tiré du communiste italien Antonio Gramsci)… De façon analogue, l’économiste et philosophe Frédéric Lordon a pu mettre en avant, dans la perspective de la construction d’une société post-capitaliste, « l’étape d’une confrontation globale et décisive » car « on ne demandera pas au capital d’envisager gentiment de rendre les clés 5». Et il précise : « je serais tenté de dire que la fédération des communes, elle vient surtout après : elle est ce qui suit le renversement ».

Á l’inverse de ce penchant encore dominant au sein des gauches se réclamant de l’émancipation, ne devrait-on pas plus franchement prendre ce problème politico-sémantico-genré à bras-le-corps ? Comment ? En métissant le vocabulaire stratégique des « rapports de force » et du « combat » avec les mots de l’exploration, du tâtonnement, de l’expérimentation et de la création, en élargissant ainsi l’espace mental pour penser la stratégie en politique émancipatrice. Car une politique émancipatrice ne vise pas seulement à « gagner » dans « un combat », comme les politiques conservatrices ou de simple gestion des ordres sociaux et politiques existants. Il s’agit aussi d’explorer et d’inventer d’autres formes de vie, de relations, de rapports aux univers naturels, de travail, de décision, etc., pour une part déjà présentes à l’état dominé dans les cadres sociaux actuels. Et cela ne devrait pas venir seulement après le fameux « renversement », comme le suggère Lordon, mais doit être présent dès le départ. Il ne s’agit donc pas d’abandonner la thématique du « combat » et des « rapports de force », mais de l’ouvrir à une hybridation mieux à même de dire et de faire une politique émancipatrice.

2. En finir avec l’avant-gardisme : associer minorités actives et masses

Si l’on veut vraiment en finir avec l’avant-gardisme (c’est-à-dire l’idée formulée notamment au début du XXe siècle par Lénine de masses dirigées par une avant-garde révolutionnaire constituée en parti dans un processus révolutionnaire6), la critique de la conception léniniste du parti (assez généralisée aujourd’hui y compris pour un militant de culture léniniste comme François Sabado dans sa mise en cause du « substitutisme politique 7») ne suffit vraisemblablement pas. Il faut peut-être alors revenir à un problème posé par Marx et Engels dans Le Manifeste communiste de 1848. Ils y écrivent à un moment :

« Tous les mouvements historiques ont été, jusqu’ici, accomplis par des minorités ou au profit des minorités. Le mouvement prolétarien est le mouvement spontané de l’immense majorité au profit de l’immense majorité. 8»

« Le mouvement de » s’inscrit dans la logique de l’auto-émancipation des opprimés. Cependant ceux qui se sont réclamés du « mouvement prolétarien » au XXe siècle, « réformistes » ou « révolutionnaires », ne se sont-ils pas finalement très vite dégradés en mouvements de minorités, parlementaires professionnels ou avant-gardes révolutionnaires ? Une des grandes leçons de ce XXe siècle pour les forces se réclamant de l’émancipation sociale n’est-elle pas le passage subreptice, souvent inaperçu aux yeux de ses acteurs eux-mêmes, du verbe pronominal s’émanciper (versant auto-émancipateur) au verbe transitif émanciper (par) (versant tutélaire) ?

Pourtant l’auto-émancipation se prépare avec des minorités actives : militants d’associations, de syndicats ou d’organisations politiques, groupements spontanés, réseaux affinitaires, manifestants et grévistes, praticiens d’expériences alternatives, artistes rétifs et créatifs, intellectuels critiques, etc. Comment penser et surtout pratiquer la tension entre la place particulière de minorités davantage mobilisées et l’auto-émancipation de l’immense majorité des opprimés, sans que les premières ne se transforment en une paradoxale « oligarchie émancipatrice », voire en de nouvelles classes dominantes ? Un problème théorique et pratique que nous ont légué Marx et Engels, mais qui interroge aussi l’élitisme implicite de nombre de groupes anarchistes. Si les « marxistes » ont fréquemment débouché historiquement sur des solutions autoritaires plus ou moins soft, les libertaires ne sont immunisés que rhétoriquement contre les maléfices pratiques de ce problème. Et abandonner de fait la visée majoritaire, comme certains anarchistes se complaisant dans l’auto-marginalisation, ne résout pas le problème mais tend plutôt à renoncer à la visée pragmatique de l’anarchisme, c’est-à-dire de produire des effets sur le réel.

Nombre de discours critiques contemporains se heurtent à ce problème bien que croyant avoir mis à distance la politique tutélaire parce qu’ils ont rompu avec une de ses formes historiques les plus visibles : l’avant-gardisme révolutionnaire d’inspiration léniniste. Pourtant, la mise sous tutelle de l’émancipation par une élite revient souvent par la fenêtre en catimini, sans que ses locuteurs en ait clairement conscience : critiques manichéens des médias prétendant extirper « les masses aliénées » par « la propagande médiatique » des obscurités de « la caverne » pour les ramener à la lumière (par exemple, dans « la pensée Monde Diplo »), féministes prétendant émanciper de leur « aliénation » les femmes voilées ou les prostituées sans entendre les paroles des intéressées, voire contre elles, professeurs d’Attac prétendant enlever les mauvaises idées du néolibéralisme de la tête des gens et mettre les bonnes, prophètes écologistes de la décroissance prétendant « désaliéner » ceux qui sont « aliénés par la société de consommation », les « appélistes » du Comité invisible prétendant dire le sens politique des émeutes des banlieues de novembre 2005 à la place de leurs protagonistes dans L’insurrection qui vient9, etc.

En tenant compte des déboires du passé et des écueils actuels, nous aurions intérêt à appréhender ce problème sous la forme d’une tension plutôt que d’une réponse prétendant dépasser les contradictions. Méthodologiquement le libertaire Pierre-Joseph Proudhon, dans la primauté logique accordée aux jeux des antinomies plutôt qu’à leur éventuel dépassement, privilégié par une dialectique dérivée de Hegel, apparaît ici plus ajusté10. Une piste pourrait se dégager pour aller un peu plus loin dans la problématisation de cette tension : les minorités actives auraient à fabriquer une politique émancipatrice avec les opprimés, et non pas à la place des opprimés ou devant les opprimés. Le avec propose une mise en tension n’abandonnant pas la perspective auto-émancipatrice, sans pour autant tirer un trait de manière non pragmatique sur la place des minorités davantage mobilisées.

Le libertaire Voline a commencé à formuler des repères convergents dans son histoire participante de la Révolution russe. L’auteur de La Révolution inconnue. Russie 1917-1921 est un anarchiste, ayant eu des responsabilités dans l’Armée makhnoviste de sensibilité libertaire en Ukraine (Makhnovchtchina, qui a alterné des périodes d’alliance et de confrontation avec le pouvoir bolchevik, pour finir par être éliminée par lui). C’est lors de son exil français que Voline écrit son livre, vers 1938-1945, année de sa mort. Le livre sera publié en 194711. Il y écrit :

« Bien entendu, il faut que l’esprit organisateur, que les hommes capables d’organiser – les « élites » – interviennent. Mais, en tout lieu et en toute circonstance, toutes ces valeurs humaines doivent librement participer à l’œuvre commune, en vrais collaborateurs, et non en dictateurs. Il faut que, partout, ils donnent l’exemple et s’emploient à grouper, à coordonner, à organiser les bonnes volontés, les initiatives, les connaissances, les capacités et les aptitudes, sans les dominer, les subjuguer ou les opprimer. 12»

Et d’ajouter : « Et quant aux « élites », leur rôle, tel que le concevaient les libertaires, était d’aider les masses 13». Des « collaborateurs » afin d’« aider » donc, mais pas des dirigeants ! N’oublions pas toutefois, avec Proudhon, l’antinomie : car il n’est pas impossible que l’« aide » de « collaborateurs » finisse aussi par se transformer en nouvelle oligarchie… Gardons à l’esprit le primat de la tension plutôt que les illusions de l’harmonie !

3. En finir avec l’opposition révolutionnaires/réformistes : pour un réformisme révolutionnaire (Bauer-Gorz-Holloway-The Wire contre Lénine)

L’opposition entre « réformistes » et « révolutionnaires a marqué la pensée stratégique à gauche au XXe siècle. Les deux pôles au départ avaient une finalité commune : une révolution sociale abolissant le capitalisme. Les « réformistes » (comme Jean Jaurès ou Léon Blum) pariaient sur le recours à des moyens parlementaires pour arriver à cette fin et les « révolutionnaires » pariaient sur un moment d’affrontement violent impliquant les masses (et pas une violence individuelle) pour prendre le pouvoir, sur le mode de la Révolution bolchevik de 1917. Cependant tant les stratégies « réformistes » que « révolutionnaires » ont finalement échoué.

Une grande partie des « réformistes » se sont éloignés de cette voie, puisqu’ils ont abandonné la perspective de la rupture avec le capitalisme à partir du congrès de Bad-Godesberg du Parti social-démocrate allemand en 1959, avec une stratégie de « compromis social » en faveur des salariés au sein du capitalisme. Puis le compromis social-démocrate a lui-même été abandonné par une grande partie de la social-démocratie mondiale à partir du début des années 1980, puisque cette dernière s’est adaptée aux contre-réformes néolibérales détricotant l’État providence social-démocrate. C’est ce qu’on a appelé le social-libéralisme.

Du côté des « révolutionnaires », le plus gros morceau (les partis communistes) est peu à peu devenu « réformiste », en adoptant la voie parlementaire, sans pour autant aboutir à une rupture avec le capitalisme. Les organisations maintenant un cap insurrectionnel « révolutionnaire » sont demeurées marginales et n’ont jamais débouché sur la construction d’une société socialiste non-capitaliste. Le modèle de ses variantes de culture léniniste (trotskystes, maoïstes…) – la révolution de 1917 – s’est avéré être un autoritarisme, puis cet autoritarisme s’est radicalisé en totalitarisme avec le stalinisme, bref l’inverse de l’émancipation sociale.

Ainsi, au cours du XXe siècle, ni les « réformistes », ni les « révolutionnaires » n’ont accouché d’une révolution socialiste durable et émancipatrice, rompant avec le capitalisme. Les faits ont donc transformé en distinction obsolète l’opposition « révolutionnaires »/« réformistes » pour le XXIe siècle.

De « La marche au socialisme » d’Otto Bauer aux « réformes aux potentialités révolutionnaires » d’André Gorz

Cependant des auteurs et des courants politiques ont commencé dès le XXe siècle à déplacer cette opposition en un nouveau cadre appelé réformiste-révolutionnaire. C’est notamment le cas de l’austro-marxiste Otto Bauer (1881-1938), en particulier dans sa brochure de 1919 La marche au socialisme14. Bauer y distingue « révolution politique » et « révolution sociale », car la première « n’est que la moitié » de la seconde : « elle supprime l’oppression politique, elle laisse subsister l’exploitation économique 15». La première « peut être l’œuvre d’un jour16 », pas la seconde. Cette dernière suppose un processus lent, certes jalonné de ruptures et d’affrontements, mais pas d’un seul moment magique de basculement définitif vers le socialisme. Cette « marche au socialisme » doit par ailleurs se défier de la possibilité d’« un socialisme bureaucratique » au nom de la boussole d’un « socialisme démocratique 17».

L’André Gorz (1923-2007) des années 1960, connu par la suite pour son écologisme anticapitaliste, est une autre figure du réformisme révolutionnaire, en particulier dans son livre de 1969 Réforme et Révolution18. Dans ce livre, Gorz va ajouter un pôle dans le jeu entre des réformes immédiates (augmentations de salaires, réduction du temps de travail, congés payés…) et la perspective de révolution sociale : ce qu’il appelle des « réformes non réformistes » ou « réformes anticapitalistes »19. Qu’est-ce à dire ? « Une réforme aux potentialités révolutionnaires », non pas « octroyée par le pouvoir central »20, mais « imposée par en bas, exécutée et contrôlée » par ceux d’en bas21. « L’autodétermination à la base » constitue le critère de ces réformes radicales, vues comme « un objectif intermédiaire » et pas comme « un but 22». La révolution sociale est, dans ce cadre, appréhendée comme « processus révolutionnaire » doté d’une tonalité « progressive 23».

Cependant cette perspective processuelle refuse l’approche gradualiste : « il ne peut pas y avoir de « passage graduel » et insensible du capitalisme au socialisme », écrit Gorz24. Et il ajoute : « Il est évident que le système ne peut s’accommoder (de) ce type de réforme 25». Point d’illusion électoraliste non plus chez lui : « La lutte électorale, même si elle est finalement victorieuse, n’a jamais permis de forger une volonté collective et un pouvoir politique réel des travailleurs 26». On a là le roc libertaire de la dialectique de l’auto-organisation comme moyen et de l’auto-émancipation comme fin, contre les risques de récupération tutélaire de la politique émancipatrice via des politiciens professionnels ou des avant-gardes dites « révolutionnaires ».

En tension avec le primat du mouvement autonome des opprimés, Gorz maintient à l’époque une place pour un parti de masse, un « parti révolutionnaire de type nouveau 27». Une transformation radicalement démocratique du parti qui n’a pas vraiment vu le jour, hors d’expériences embryonnaires, tant la forme parti dominante est apparue calquée sur les tendances oligarchiques de l’État-nation moderne, y compris parmi les plus « révolutionnaires ». Aujourd’hui, on peut penser que c’est la question d’un autre type d’organisation politique de masse, nettement distinct cette fois de la forme parti, qui est à explorer.

John Holloway et « la méthode de la brèche »

Plus près de nous le Britannique John Holloway a renouvelé la stratégie réformiste-révolutionnaire. Le professeur de sociologie à l’Université autonome de Puebla au Mexique est surtout connu pour son livre Changer le monde sans prendre le pouvoir (1e éd. : 2002). C’est sans doute son livre le plus discuté et contesté, mais pas son livre le plus novateur quant à la stratégie politique émancipatrice. Crack Capitalism publié en 2010 apparaît nettement plus stimulant28.

Le cœur stratégique de Crack Capitalism est constitué par « la méthode de la brèche » (thèse 2 du livre). La brèche consiste en « une activité pratique et théorique » face aux murs du capitalisme s’efforçant « de trouver des fissures, des défauts à leur surface, ou de provoquer des brèches en cognant dessus 29». La méthode marxiste classique cherche à comprendre le mur « à partir de sa solidité 30», d’où la prise du pouvoir d’État comme axe stratégique et la forme parti comme moyen. La méthode de la brèche se coltine le capitalisme « à partir de ses fragilités (…), de ses contradictions, de ses faiblesses 31».

Cette méthode à portée réformiste-révolutionnaire appelle à rompre avec le révolutionnarisme (ou auto-illusionnisme propre à la rhétorique « révolutionnaire ») dans différentes dimensions. Tout d’abord avec sa tentation de la pureté :

« Dans une lutte dans-contre-et-au-delà du capitalisme, il n’y a pas de pureté. Ce qui compte plutôt, c’est la direction de la lutte, le mouvement contre-et-au-delà32»

Elle refuse aussi les « divisions tranchées » dans la lutte33 : entre actions individuelles et actions collectives, actions locales et actions globales, expériences alternatives et mobilisations sociales, logique « réformiste » visant des améliorations immédiates et logique « révolutionnaire », ou encore entre les résistances sur différents terrains (l’usine, la ville, les droits des femmes, les droits des minorités racisées, etc.). Sans pour autant donner a priori la même importance à tout de manière relativiste, elle s’intéresse surtout aux « lignes de continuité » entre les brèches34. Car, en mettant l’accent sur « les lignes dures et les divisions claires 35», « nous fermons les yeux sur le mouvement potentiel de la brèche. Nous condamnons l’extension potentielle de nos brèches et nous nous enfermons dans un ghetto. 36» Les ghettos partidaires ou autres ghettos activistes nous éloignent de la vie ordinaire, dans ce qu’Holloway appelle le « monde autoréférentiel du militantisme et de l’activisme 37». Dans ce cas, même les « anti-avant-gardistes » théoriques s’inscrivent en pratique « dans une situation d’avant-gardisme », relève Holloway, car dans ce schéma :

« Le monde se divise alors entre d’un côté ceux qui luttent pour le changement et, de l’autre, la grande masse des gens qui doivent être convaincus. 38»

Dans cette perspective, Holloway valorise une politique du dialogue et de l’écoute à partir de la vie ordinaire. « C’est une politique dialogique plutôt que la politique monologique de la prise de parole du mouvement révolutionnaire traditionnel », écrit-il39. Car la pratique révolutionnaire traditionnelle a des accents misérabilistes :

« Les gens ne sont pas compris comme des acteurs mais comme des victimes : pauvres gens… 40»

On prétend alors « agir au nom du peuple, ou dans l’intérêt du peuple »41. Or, dans une logique auto-émancipatrice, « la seule thérapie possible est une autothérapie. »42 D’où le dessin d’« une politique qui ne consiste pas à parler mais à écouter ou, mieux, à parler-écouter 43».

Enfin, dernière suggestion salubre : c’est la piste d’une autre articulation des individualités et des cadres collectifs, en rupture avec la domination des seconds sur les premières ; ce que l’on pourrait appeler un « logiciel collectiviste » hégémonique à gauche44. Cela conduit Holloway à l’abandon du mot « communisme ». Il esquisse ainsi :

« Un monde constitué de nombreux mondes ne serait pas une nouvelle totalité mais une constellation changeante ou une confédération de particularités. Ce ne serait pas le communisme mais une mise en commun (« communising »). 45»

Se profile une mise en commun des individualités plutôt qu’une standardisation des individualités dans un cadre collectif dominant.

La série TV The Wire et le réformisme révolutionnaire

On pourrait enrichir aujourd’hui la perspective du réformisme révolutionnaire de tonalités inédites, susceptibles de déborder la seule approche processuelle, type Bauer et Gorz, ou celle des brèches d’Holloway. Pour cela, je me suis tourné non pas vers un penseur politique mais vers les cultures populaires, et plus particulièrement la série télévisée américaine culte The Wire (Sur écoute, HBO, 2002-2008)46. Cette série prend place dans la ville de Baltimore, composée majoritairement d’une population africaine-américaine et connaissant de fortes difficultés sociales-raciales. Plusieurs terrains y sont traités au long de cinq saisons : la vie dans les ghettos noirs américains, le trafic de drogue, le travail policier, le syndicalisme des dockers, l’espace politicien, une campagne électorale municipale, l’école ou la presse.

Plusieurs analystes ont insisté sur le poids des institutions, entendues comme organisations (police, syndicats, pouvoir politique et administration locales, école, presse…), dans The Wire et sur la grande difficulté, voire de l’impossibilité, à les réformer47. On est ainsi sur la piste d’une tension entre des tentatives réformatrices, souvent individuelles, parfois coopératives à une échelle restreinte, et les désillusions provoquées par l’inertie institutionnelle. Est-ce que The Wire porte alors une critique révolutionnariste classique du réformisme comme impasse inéluctable face à la puissance du « système » ? Non, The Wire nous entraînerait plutôt dans une autre direction que celle du révolutionnarisme ou du statu quo, une direction plus nouvelle, mais aussi plus tâtonnante et sur un mode implicite, situé en creux de la série. La tension entre les échecs du réformisme et l’inertie des institutions ne mènerait pas nécessairement à un revival de l’attente du Grand Soir révolutionnaire, mais à une nouvelle modalité de la politique réformiste révolutionnaire.

Le moteur politique de The Wire serait plutôt la tension entre la grandeur du geste réformateur et les déboires rencontrés. À la différence des schémas révolutionnaristes les plus usités, la transformation à venir ne devrait pas oublier trois choses importantes liées entre elles : 1) la grandeur des initiatives réformatrices ; 2) la place du pôle individuel de l’action (« les êtres humains qui traversent ce jeu truqué valent entièrement le temps passé à les suivre », dit le créateur de la série, David Simon48) souvent marginalisé au profit du collectif dans les « logiciels collectivistes » prégnants chez les révolutionnaristes ; et 3) l’expérience pragmatique des échecs et des duretés du monde social que l’idéalisme révolutionnariste a tendance à balayer trop rapidement par la magie rhétorique entourant « la Révolution ». Les tensions (encore la primauté proudhonienne des antinomies !) entre les actions individuelles et les déceptions collectives comme entre les élans transformateurs et les inerties institutionnelles ne seraient pas résorbées définitivement comme par enchantement dans un « dépassement » d’inspiration hégélienne, mais demeureraient à l’œuvre dans de possibles avancées réformatrices s’attaquant, cette fois, aux structures sociales.

Que ce soit chez Bauer, chez Gorz, chez Holloway ou dans The Wire : on a des pistes stimulantes pour renouveler la stratégie politique émancipatrice au XXIe siècle, loin de l’opposition « révolutionnaires »/« réformistes » si étouffante à gauche au XXsiècle. Le caractère obsolète de cette polarité a aussi été mis en cause, au nom d’une perspective anarchiste, par des militants du mouvement libertaire dans les débuts du XXIe siècle49.

4. En finir avec les partis : pour des organisations politiques d’un nouveau type

La forme parti émerge au cours du XIXe siècle avec la mise en place progressive des régimes représentatifs professionnalisés à idéaux démocratiques50. Le livre publié par le sociologue allemand Robert Michels (1876-1936) en 1911, Sociologie du parti dans la démocratie moderne. Enquête sur les tendances oligarchiques de la vie des groupes51, constitue une des premières études systématique des partis modernes, en prenant principalement appui sur l’observation du premier parti de masse européen, le Parti social-démocrate allemand.

Critique de la forme parti, liée à l’étatisme moderne, dans le sillage de Robert Michels

Le livre de Michels, en dialogue avec la sociologie de la professionnalisation politique naissante amorcée par Max Weber (1864-1920), a ouvert la voie à l’analyse des liens entre spécialisation des tâches, professionnalisation politique et domination politique52. Michels a ainsi mis en évidence comment, même dans une organisation qui a des visées démocratiques, la division du travail favorise la tutelle des spécialistes sur les non-spécialistes, et donc des dirigeants sur les adhérents. La spécialisation des tâches et la professionnalisation concourent alors, de manière plus générale, à « une domination des représentants sur les représentés »53, une domination spécifiquement politique que les critiques socialistes focalisées sur l’exploitation capitaliste ont peu souvent perçue.

Quant aux anarchistes, Michels reconnaît que :

« C’est aux anarchistes que revient le mérite d’avoir, les premiers, signalé infatigablement les conséquences hiérarchiques et oligarchiques de l’organisation partisane. 54»

Ce qui a des conséquences réelles sur les dispositifs organisationnels :

« L’anarchisme ne dispose pas d’une organisation partisane dispensant des sinécures, il ne se meut pas non plus sur la voie qui procure des honneurs, celle du parlementarisme. Cela fait en moins autant de sources de friction, autant de tentations et autant de séductions pour l’ambition personnelle. 55»

On ne doit pas ainsi céder à un point de vue relativiste du « tout se vaut », mettant sur le même plan partis classiques et groupes politiques libertaires. Cependant, sous des formes atténuées, dès que les anarchistes « s’unissent dans des groupements », ils seraient, selon Michels, « soumis à la même loi de l’autoritarisme que la social-démocratie 56».

Les analyses anciennes de Michels se présentent donc encore aujourd’hui comme une douche froide salutaire par rapport aux mythologies souvent entretenues dans les milieux socialistes et libertaires. On n’est toutefois pas obligé de suivre jusqu’au bout le pessimisme de Michels et de transformer des tendances socio-historiques en « loi » homogène et implacable. Soyons plus ouverts au caractère composite et mobile du réel dans des jeux entre tendances et contre-tendances. Michels lui-même note à la fin de son livre des tendances démocratiques contrebalançant les tendances oligarchiques dans les dispositifs politiques modernes, mais les premières demeureraient sous l’emprise des secondes, en ne permettant qu’« une certaine atténuation du mal oligarchique 57».

Soyons expérimentalement plus ouverts aux contradictions du réel, mais en gardant de Michels une certaine lucidité vis-à-vis de « quelques illusions démocratiques superficielles 58». Comme le note le politiste libertaire Audric Vitiello, « un pouvoir nié, c’est en même temps un pouvoir banalisé, invisibilisé, et du coup beaucoup plus difficile à combattre. D’où la nécessité de penser une perspective alternative d’émancipation, qui assume l’existence et la présence du pouvoir au cœur de l’action politique de transformation sociale – non pour s’y résigner, mais pour mieux l’organiser afin de mieux combattre ses effets pervers de domination 59».

En résumé, on pourrait dire que la forme parti, qui s’est consolidée dans le giron du développement des États-nations modernes, en a retiré certaines tendances : étatisme de l’intégration verticale des différentes logiques remontant vers un centre, spécialisation des tâches et poids des détenteurs de savoirs légitimes, arbitraire attaché aux logiques de bureaucratisation, domination des représentants sur les représentés, hiérarchisation forte au sein même des représentants, jusqu’au chef suprême dans les formes les plus présidentialistes, fétichisation des frontières nationales… Ce ne sont que des tendances, mais on y observe aussi des contre-tendances à l’œuvre dans une matière historique mouvante à chaque fois dotée de spécificités : formes de contrôle démocratique, pluralité des pouvoirs internes, équilibres mobiles entre ces pouvoirs internes (ne serait-ce que dans « les batailles de chefs »), conscience éthique et autolimitation de certains dirigeants sensibles aux risques oligarchiques de leurs propres positions, etc.

Cependant une fois que l’on a identifié les inconvénients socio-historiques de la forme parti associés à l’étatisme moderne (l’étatisme pouvant être appréhendé comme une des logiques fortes mais non exclusive travaillant les États-nations modernes concrets, beaucoup plus composites, voire contradictoires, dans leur diversité empirique), on n’a en main qu’un bout du problème. Car il faudrait aussi prendre en compte les inconvénients de l’absence d’organisations.

Après la forme parti, pour des organisations politiques renouvelées

Ceux qui ont participé à des mouvements sociaux et à des expériences d’auto-organisation, ont pu garder en souvenir le dynamisme propre à la spontanéité et à l’effervescence, mais aussi les limites de l’éphémère, les dégâts du manque de formes relatives de stabilisation, les moments de démobilisation, le fait de croire tout réinventer à tout bout de champ sans tenir compte des erreurs d’un passé qu’on ne connaît pas ou peu… Ce qui est renforcé par une logique montante aujourd’hui dans notre rapport au temps et stimulée au sein du néocapitalisme : ce que l’historien François Hartog appelle le présentisme60. Le présentisme, c’est une sorte de culte implicite d’un présent perpétuel, déconnecté à la fois du passé et de l’avenir, dans la soumission à une immédiateté sans arrêt recommencée et constamment décevante. Hartog parle d’un « présent monstre » :

« Il est à la fois tout (il n’y a que du présent) et presque rien (la tyrannie de l’immédiat) 61».

C’est le royaume du zapping, qui affecte aussi les formes actuelles d’engagement, particulièrement dans un contexte de crise de la forme parti, qui avait largement prédominé au cours du XXsiècle dans l’action politique organisée, jusqu’à peser de manière tutélaire sur les syndicats, les associations et les mouvements sociaux.

Á rebours du présentisme, un enjeu vif consiste, selon moi, à reconnecter l’action présente au passé et à l’avenir, sans pour autant sombrer dans la fascination exclusive pour un passé fantasmé (ou nostalgisme du « c’était mieux avant ! »), ni fuir dans les illusions des « lendemains qui chantent » conduisant à sacrifier le présent (ou futurisme). Pour ne pas être des marionnettes des logiques dominantes que nous combattons, il nous faudrait rechercher des ressources nous permettant de retrouver des appuis dans des passés émancipateurs et une ouverture vers un avenir différent. Bref quelque chose comme une nouvelle alliance de l’action présente avec le passé et le futur, évitant les écueils du nostalgisme, du futurisme et du présentisme. Sur ce plan, le philosophe et militant révolutionnaire Daniel Bensaïd a fourni, dans le sillage de l’écrivain Walter Benjamin (1890-1940), quelques repères utiles62. « Passé et avenir sont remis en jeu dans le champ stratégique du présent », lance-t-il de manière éclairante63. C’est un aspect hérétique de ses réflexions, côtoyant des composantes plus traditionnellement « trotskystes », comme l’attachement à une vision classique du parti révolutionnaire à peine épousseté.

En finir avec la forme parti ? Oui. Tirer un trait sur les organisations politiques ? Non. Il faudrait ainsi inventer des organisations politiques qui ne soient pas des partis. Cependant, l’émergence récente en France de nouveaux types d’organisation politique, se présentant comme des « mouvements », prétendant constituer une réponse à la crise de la forme parti, mais dans les faits régressifs par rapport aux partis, a décrédibilisé cet horizon souhaitable et a gâché ce chantier expérimental. Il s’agit de la création en 2016 d’En marche (devenu La République en marche en 2017 et Renaissance en 2022) autour de la candidature présidentielle d’Emmanuel Macron et de La France Insoumise autour de la candidature présidentielle de Jean-Luc Mélenchon. L’oligarchisation y est finalement plus avancée que dans la vieille forme parti, car le mouvement y est organisé autour d’un chef unique dans une logique d’adaptation à l’hyper-présidentialisation de la Ve République.

On a donc à surmonter les déceptions, à une échelle de masse, vis-à-vis de ces novations-régressions. Car on a encore besoin de lieux organisés, dotés d’une stabilité relative, préservant une mémoire critique du passé et permettant la redéfinition pragmatique d’une boussole quant à l’avenir, mais dans une configuration que Proudhon nomme « équilibration des contraires 64». Dans ce cas, une « équilibration des contraires » entre critique radicalement libertaire des organisations politiques, améliorations vigilantes et sans fin des dispositifs organisationnels et nécessité d’une certaine stabilisation organisationnelle ; « équilibration des contraires » entre contraintes collectives et espaces d’autonomie individuelle ; « équilibration des contraires » entre différents outils démocratiques : élections de représentants, référendums, tirages au sort et décisions au consensus ; « équilibration des contraires » entre cadre majoritaire et possibilités d’expérimentations minoritaires ; « équilibration des contraires » entre choix de représentants, collégialité des représentants, procédures de contrôle des représentants et mandats limités dans le temps et non renouvelables immédiatement… Et ce nouveau type d’organisations politiques aurait à rompre avec la tendance à l’intégration verticale de l’ensemble des activités en se présentant davantage comme une galaxie, où les relations entre les différents points ne remonteraient plus nécessairement vers un point central, avec différentes modalités de coordination en fonction des problèmes. Un nouveau type d’organisation politique qui ne s’arrêterait pas aux frontières nationales, qui tisserait des liens par-delà les frontières, où même la galaxie organisationnelle stabiliserait des relations avec des points situés dans différents cadres nationaux, de manière moins verticaliste et plus mobile que n’ont pu l’être les Internationales ouvrière, socialiste et communiste aux XIXe et XXe siècles. Par exemple, où le local pourrait nouer des liens avec d’autres localités dans le monde sans passer par un centre, autour d’un problème (comme la lutte de salariés dans une entreprise multinationale, la question de l’eau ou celle des migrants).

5. En finir avec « le sujet révolutionnaire » : pour une galaxie de l’émancipation

La prégnance de la figure « marxiste » du « prolétariat » a longtemps focalisé l’attention socialiste, y compris parmi les anarchistes, sur un « sujet révolutionnaire » qui serait l’acteur principal de la transformation sociale. Et le nostalgisme d’un tel « sujet » révolutionnaire – qu’on l’appelle « la classe salariale », « le Peuple » ou « la Multitude » – est encore très présent dans les imaginaires contemporains. Pourtant nos expériences des mouvements sociaux dans l’après-1968 ont plutôt mis en évidence une pluralisation des acteurs : « les femmes », « les jeunes », « les travailleurs immigrés », « les migrants », « les banlieues », « les racisés », « les LGBT+ », « les écologistes »… Au niveau des outils d’analyse, la montée internationale des références à la méthodologie de « l’intersectionnalité » a parmi de donner un cadre intellectuel pour appréhender la pluralité des dominations et des résistances ainsi que leurs croisements65. Contrairement à certains usages bisounours de l’intersectionnalité présents dans les milieux militants et dirigeants de la gauche (par exemple dans les écrits de la députée Insoumise Aurélie Trouvé ou la députée Verte Sandre Rousseau66), un tel cadre ne signifie pas du tout que toutes les oppressions vont nécessairement dans la même direction au sein d’un « système » unique, flou et improbable, ni que toutes les luttes convergent automatiquement. La méthodologie intersectionnelle met, au contraire, l’accent sur les complications, les contradictions et les rugosités du réel. Ainsi je peux être dominé en tant qu’ouvrier et dominant en tant qu’homme, dominée en tant que femme et dominante en tant que « blanche », dominé en tant que racisé et dominant en tant que patron, etc. etc. À partir de là, on ne voit pas bien comment on pourrait reconstituer un « sujet révolutionnaire » unifié. Puisqu’on peut être discriminé sous un certain angle et/ou dans certaines situations et privilégié sous un autre angle et/ou dans d’autres situations. Exit donc « le sujet révolutionnaire » pour un XXIe siècle intersectionnel !

Qu’est-ce qui pourrait alors faire converger des luttes contre des dominations et des discriminations diversifiés, et qui s’entrecroisent de manière complexe dans la réalité ? Non pas les caractéristiques sociales d’un supposé acteur central de la transformation sociale, mais le projet commun d’émancipation que des résistances plurielles pourraient tisser en commun : pragmatiquement sur des terrains de lutte et dans des expériences alternatives, intellectuellement de manière dialogique dans les mouvements sociaux et dans les nouvelles organisations politiques à venir (et, dès maintenant, dans les embryons possibles de telles organisations), culturellement par des artistes et dans les interactions entre des œuvres et leurs publics (et tout particulièrement dans les rapports entretenus avec les cultures populaires de masse67)…

La question d’un nouvel imaginaire émancipateur apparaît ici de grande importance, en donnant à l’activité culturelle au sens large une place de choix, en interaction avec celles des mouvements sociaux, des expériences alternatives et des organisations politiques renouvelées. Si l’on suit Cornelius Castoriadis, l’imaginaire social est doté d’un pouvoir créateur, et pas seulement d’une fonction reproductrice68. Par ailleurs, sa distinction introduite entre un « imaginaire instituant » – créateur et bousculant les formes existantes – et un « imaginaire institué » – cristallisé dans des institutions, dont le langage – apparaît utile69. Un imaginaire social émancipateur, ce serai quoi ? Une galaxie de repères à la fois sensibles et raisonnés, de valeurs, de désirs, d’images d’un monde meilleur en lien avec l’ici et maintenant, un élargissement mental des possibles… C’est pourquoi les formes culturelles et nos rapports ordinaires aux formes culturelles ont ici une certaine portée, si on les appréhende dans une logique de politisation70.

Les chantiers de la réinvention d’un stratégique émancipateur sont passionnants. N’oublions pas toutefois que cet enjeu intervient « à l’instant du danger », selon l’expression de Walter Benjamin réfléchissant à la relance du pari de l’émancipation alors qu’il fuyait le nazisme en 194071, à un moment où l’extrême droitisation menace en France et ailleurs. Même si les « postfascismes » actuels n’ont pas la même dangerosité que celle des fascismes européens des années 1920-1940, il y a péril en la demeure…

Philippe Corcuff, co-animateur du séminaire libertaire ETAPE et professeur de science politique, est un ancien militant, successivement, du Parti socialiste, du Mouvement des citoyens, des Verts, de la Ligue communiste révolutionnaire, du Nouveau Parti anticapitaliste et de la Fédération anarchiste.

1 Pour un panorama historique des points de vue libertaires sur les questions stratégiques, à travers le traitement de la question de l’organisation collective, avec une sélection de textes et de documents d’époque, voir le livre d’Alexandre Skirda, Autonomie individuelle et force collective. Les anarchistes et l’organisation de Proudhon à nos jours, Paris, A. S, 1987 ; repris sur Internet dans la Bibliothèque Anarchiste : https://fr.theanarchistlibrary.org/library/alexandre-skirda-autonomie-individuelle-et-force-collective-les-anarchistes-et-l-organisation-d.

2 Carl von Clausewitz, De la guerre [écrit entre 1816 et 1830 ; 1e éd ; : 1832], introduction de Pierre Naville, Paris, Minuit, collection « Arguments », 1955 ; sur les affinités entre la pensée de Clausewitz et celle de figures du marxisme (Engels, Marx, Lénine, Trotsky…), voir le spécialiste israélien d’histoire et de stratégie militaires Azar Gat, « Clausewitz and the Marxists: Yet another look », Journal of Contemporary History, volume 27, n° 2, april 1992, pp. 363-382.

3 Nicolas Machiavel, Le Prince [écrit en 1513], commentaire de Jean-Louis Fournel et de Jean-Claude Zancarini, Paris, PUF, collection « Fondements de la politique », 2000, p. 203.

4 Pour une critique détaillée, voir Philippe Corcuff, Individualidades, común y utopía. Crítica libertaria del populismo de izquierda, préface de José Luis Moreno Pestaña, traduction et révision en langue espagnole de David J. Domínguez et Mario Domínguez, Madrid, Dado Ediciones, colección “Disonancias”, 2020.

5 Frédéric Lordon, « Le capitalisme ne rendra pas les clés gentiment » [version augmentée d’un entretien réalisé avec Joseph Andras et publié dans L’Humanité le 9 novembre 2019], blog « La pompe à phynance », Les blogs du « Diplo », 22 novembre 2019.

6 Voir l’ouvrage de Lénine Que faire ? publié en 1902, https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1902/02/19020200.htm.

7 La critique du « substitutisme » propre à la conception léniniste du parti a été formulée initialement par le jeune Trotsky en 1904 dans sa brochure Nos tâches politiques, https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1904/nostachespolitiques/sommaire.htm, alors qu’il critiquait le bolchevisme, qu’il ne rejoindra qu’en 1917.

8 Karl Marx et Friedrich Engels, Le Manifeste communiste [1e éd. : 1848], repris dans Philippe Corcuff, Marx XXIe siècle. Textes commentés, Paris, Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », 2012, p. 145.

9 Comité invisible, L’insurrection qui vient, Paris, La Fabrique, 2007.

11 Voir Philippe Corcuff, « La Révolution russe, entre bolchevisme et anarchisme : retour sur Trotsky, Voline et Ferro », site de réflexions libertaires Grand Angle, 11 octobre 2020.

12 Voline, La Révolution inconnue. Russie 1917-1921 [1e éd. posthume : 1947, écrit vers 1938-1945], Paris, Les Amis de Voline, repris dans Bibliothèque Anarchiste, https://fr.theanarchistlibrary.org/library/voline-la-revolution-inconnue, pp. 61-62.

13 Ibid., p. 62.

14 Otto Bauer, La marche au socialisme [1e éd. : 1919], reprise dans Otto Bauer et la Révolution, textes choisis et présentés par Yvon Bourdet, Paris, EDI, 1968, pp. 87-130.

15 Ibid., p. 87.

16 Ibid., p. 89.

17 Ibid., p. 128.

18 André Gorz, Réforme et Révolution, Paris, Seuil, collection « P Politique », 1969.

19 Ibid., p. 65.

20 Ibid., p. 23.

21 Ibid., p. 24.

22 Ibid., p. 23.

23 Ibid., p. 69.

24 Ibid., p. 206.

25 Ibid., p. 23.

26 Ibid., p. 208.

27 Ibid., pp. 43-56.

29 John Holloway, Crack Capitalism, op. cit., p. 30.

30 Ibid., p. 32.

31 Ibid.

32 Ibid., p. 107.

33 Ibid., p. 72.

34 Ibid., p. 71.

35 Ibid., p. 139.

36 Ibid., p. 140.

37 Ibid.

38 Ibid., p. 141.

39 Ibid., p. 369.

40 Ibid., p. 110.

41 Ibid., p. 111.

42 Ibid., p. 369.

43 Ibid.

44 Sur la domination d’un « logiciel collectiviste » à gauche dans le cas français après la guerre de 1914-1918 (on a connu auparavant une floraison de conceptions associant autonomie individuelle et solidarité collective chez les syndicalistes et chez les socialistes), voir Philippe Corcuff, « Individualisme », dans Alain Caillé et Roger Sue (éds.), De gauche ?, Paris, Fayard, 2009, pp. 199-208.

45 John Holloway, Crack Capitalism, op. cit., p. 341.

46 Philippe Corcuff, « The Wire. Grandeurs individuelles, déboires collectifs », dans Sandra Laugier (éd.), Les séries. Laboratoires d’éveil politique, Paris, CNRS Éditions, 2023, pp. 375-386.

47 Voir, entre autres, Liam Kennedy, Stephen Shapiro (eds.), The Wire: Race, Class, and Genre, Ann Arbor, The University of Michigan Press, 2012 ; Marie-Hélène Bacqué, Amélie Flamand, Anne-Marie Paquet-Deyris, Julien Talpin (éds.), The Wire. L’Amérique sur écoute, Paris, La Découverte, 2014 ; et Emmanuel Taïeb, « The Wire : séries et sciences sociales », Revue française de science politique, vol. 67, n° 4, août 2017, pp. 731-736.

48 « The Wire: David Simon Q & A », entretien de David Simon avec Alan Sepinwall, blog « What’s Alan Watching? », March 9, 2008.

49 Par exemple, dans un texte collectif présenté à Corbigny au 68e congrès de la Fédération Anarchiste de juin 2011, des militants ont appelé à « dépasser le clivage léniniste réforme ou révolution » : voir « La convergence concrète avec les anarchistes », repris dans Le Monde Libertaire, n° 1641, 23 juin-6 juillet 2011.

50 Je préfère parler de régimes représentatifs professionnalisés à idéaux démocratiques que de « démocraties représentatives » : voir Philippe Corcuff, « Nos prétendues « démocraties » en questions (libertaires). Entre philosophie politique émancipatrice et sociologie critique », site de réflexions libertaires Grand Angle, 5 mai 2014.

51 Robert Michels, Sociologie du parti dans la démocratie moderne. Enquête sur les tendances oligarchiques de la vie des groupes [1e éd. : 1911], première traduction intégrale et postface (« La Sociologie du parti en contexte ») par Jean-Christophe Angaut, Paris, Gallimard, collection « Folio Essais », 2015.

52 Voir Jean-Christophe Angaut, « Robert Michels et la critique sociologique des partis, de Foucault à Bourdieu », site de réflexions libertaires Grand Angle, 20 janvier 2018.

53 Robert Michels, Sociologie du parti dans la démocratie moderne, op. cit., p. 216.

54 Ibid., p. 475.

55 Ibid., p. 476.

56 Ibid., p. 479.

57 Ibid., p. 524.

58 Ibid., p. 523.

59 Audric Vitiello, « Devenir libertaires. Pouvoir et autorité dans le processus émancipateur », dans Alfredo Gomez-Muller (éd.), L’Anarchie et le problème du politique, Paris, Archives Karéline, 2014, p. 315.

60 François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003.

61 Ibid., p. 217.

62 Voir Daniel Bensaïd, Une radicalité joyeusement mélancolique. Textes (1992-2006), textes réunis et présentés par Philippe Corcuff, Paris, Textuel, 2010.

63 Daniel Bensaïd, Le pari mélancolique. Métamorphoses de la politique, politique des métamorphoses, Paris, Fayard, 1997, p. 227.

64 Pierre-Joseph Proudhon, Théorie de la propriété [1e éd. : 1866], Paris, L’Harmattan, 1997, p. 206.

65 Voir Philippe Corcuff, « L’intersectionnalité : entre cadre méthodologique, usages émancipateurs et usages identitaristes », Les Possibles [revue en ligne éditée à l’initiative du Conseil scientifique d’Attac], n° 32, été 2022.

66 Pour une critique, voir Philippe Corcuff, « « Armageddon Time » : l’intersectionnalité, c’est pas un conte de Noël ! », blog Mediapart, 4 janvier 2023.

67 Voir, par exemple pour le cas des séries TV, Philippe Corcuff, « De l’imaginaire utopique dans les cultures ordinaires. Pistes à partir d’une enquête sur la série télévisée Ally McBeal », dans Claude Gautier et Sandra Laugier (éds.), L’ordinaire et le politique, Paris, PUF, collection CURAPP, 2006, pp. 71-84, et « Les séries TV comme nouvelles théories critiques en contexte identitariste et ultraconservateur. American Crime, The Sinner, Sharp Objects, Unorthodox », revue en ligne TV/Series, n° 19, 6 mai 2021, ainsi que Sandra Laugier, Nos vies en séries. Philosophie morale d’une culture populaire, Paris, Climats-Flammarion, 2019, et sous la direction de Sandra Laugier, Les séries. Laboratoires d’éveil politique, Paris, CNRS Éditions, 2023.

68 Voir Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975.

69 Sur le couple « imaginaire instituant »/« imaginaire institué », voir les commentaires éclairants de Nicolas Poirier dans Castoriadis. L’imaginaire radical, Paris, PUF, collection « Philosophies », 2004, pp. 84-91.

70 C’est dans cette perspective que je tiens depuis mars 2023 la chronique mensuelle « Rouvrir les imaginaires politiques » sur le site de L’Obs : https://www.nouvelobs.com/journalistes/840/philippe-corcuff.html.

71 Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire [manuscrit de 1940], repris dans Œuvres III, Paris, Gallimard, collection « Folio Essais », 2000, p. 431.

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