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5 juin 2014

Holloway ou une ouverture stimulante de la pensée critique et émancipatrice pour le XXIe siècle à… ouvrir un petit peu plus – Philippe Corcuff

Rapport « critique » issu du séminaire ETAPE de mai 2014 en la présence exceptionnelle de John Holloway

Á propos de Changer le monde sans prendre le pouvoir (1e éd. : 2002; trad. franç. éditions Syllepse en 2008) et Crack Capitalism. 33 thèses contre le Capital (1e éd. : 2010; trad. franç. aux éditions Libertalia en 2012) de John Holloway

Introduction

 

Ce rapport « critique » ne sera pas que « critique », mais s’inscrira dans un cadre « compréhensif ». Á la différence du précédent rapport d’Hervé Guyon, la part « critique » équilibrera à peu près la part « compréhensive », alors que cette dernière est la plus importante dans mon rapport aux deux livres de John Holloway qui nous occupent aujourd’hui, car je considère appartenir globalement au même sillon de rénovation de la pensée critique et émancipatrice que lui, avec des différences et quelques divergences. Ma démarche relève donc d’une compréhension critique, où la compréhension est première.

 

Pourtant, mon rapport à Changer le monde sans prendre le pouvoir a d’abord été critique, mais par ignorance. J’ai coordonné le n°6 de février 2003 de la revue ContreTemps avec mon ami Michael Löwy dont le thème était justement « Changer le monde sans prendre le pouvoir ? », avec un point d’interrogation et comme sous-titre « Nouveaux libertaires, nouveaux communistes ». Nous y publions un texte de John Holloway, « Douze thèses sur l’anti-pouvoir » et une critique assez acerbe de mon regretté ami Daniel Bensaïd, « La Révolution sans prendre le pouvoir ? Á propos d’un récent livre de John Holloway ». Spontanément, j’ai plutôt partagé l’avis de Daniel Bensaïd sur le livre, mais sans l’avoir lu. Daniel Bensaïd savait, par moments, être un marxiste fort hérétique, dans son travail sur Walter Benjamin notamment, et même sortir des clous marxistes avec Auguste Blanqui ou Charles Péguy. Mais parfois il se voyait en protecteur d’un marxisme classique. Nous avons, pour la plupart, nos polyphonies et nos contradictions qui participent de nos humanités singulières. Je n’ai lu le livre qu’en 2010, alors que j’étais invité en avril par l’Université Autonome de Mexico, sur le campus de Cuernavaca, à traiter du thème « Mouvement altermondialiste et enjeux de l’émancipation au XXIe siècle : en partant d’une discussion critique avec John Holloway et Antonio Negri » (1). Je me suis alors senti plus proche de la démarche d’Holloway, en considérant que certaines critiques de l’ami Bensaïd étaient injustes, mais en gardant des aspects critiques significatifs. Je me suis senti encore plus proche de Crack Capitalism, tout en ayant des différences. Peut-être parce que je l’ai lu après mon départ du Nouveau Parti Anticapitaliste, après une longue série d’expériences, au final décevantes, au sein des partis de gauche français. Ce qui m’a conduit à mettre davantage à distance avec la forme parti elle-même – ce qui ne veut pas dire avec la notion d’organisation politique, qui me semble avoir encore une pertinence – et à développer les ressources libertaires de mes analyses et de mes pratiques militantes (2).

 

Je voudrais ajouter, pour finir cette introduction, une remarque quant à l’écriture de John Holloway. Il hybride une langue théorique ardue de luminosités poétiques, dont les métaphores élargissent le champ d’intelligibilité et de sensibilité de la conceptualisation critique par rapport à sa sécheresse habituelle.

 

P.Corcuff-J.Holloway-J.Chatroussat-H.Guyon

 

1 – Forces de la fragilité Holloway

 

Dans une première partie, avant de passer aux interrogations critiques, je vais rappeler quelques points forts de convergence, ce qui complètera et consolidera ce qu’a déjà dit Hervé Guyon.

 

En premier lieu, je m’arrêterai sur Changer le monde sans prendre le pouvoir :

 

* Holloway avance ainsi : « En réalité, l’apparente impossibilité de révolution du début du XXIe siècle reflète l’échec historique d’un concept particulier de la révolution : celui qui l’identifie au contrôle de l’État.’ » (p.28). Et d’ajouter : « Les deux perspectives, « réformiste » et « révolutionnaire » ont échoué totalement » (p.29).

 

* Ce qui a des conséquences sur le diagnostic sur la forme parti, qu’elle soit avant-gardiste ou parlementaire : « La formation à la conquête du pouvoir devient inévitablement une formation au pouvoir lui-même. Les initiés sont formés au langage rhétorique, à la logique et aux calculs du pouvoir, ils apprennent à utiliser des catégories d’une science sociale forgée exclusivement par cette obsession du pouvoir. Les différences au sein de l’organisation deviennent des luttes pour le pouvoir. Les manipulations et les coups tactiques se transforment en une forme de vie. » (p.33). Crack Capitalisme parle « d’une organisation qui puisse adopter le point de vue de la totalité : le parti » (p.334). Or, selon sa perspective, « Les brèches (…) ne sont pas une lutte pour instaurer une totalité alternative, mais plutôt une lutte pour briser la totalité existante. » (p.240) Il ajoute une vigilance par rapports aux effets desséchants de l’institutionnalisation dans les autres modalités de lutte que les partis : « Nous avons parfois tendance à penser que le rejet du parti comme forme d’organisation résout tous les problèmes mais de nombreux problèmes se reproduisent dans l’institutionnalisation de formes non partidaires de la lutte. » (p.366)

 

* Holloway analyse aussi la dévitalisation du mouvement révolutionnaire pris dans une logique étatiste, la perte de ses insertions dans la vie ordinaire. Il note ainsi « un appauvrissement de la lutte » via une « instrumentalisation/hiérarchisation » (p.34) : « tout en bas, nous plaçons les frivolités personnelles, comme les relations affectives, la sensualité, le jeu, le rire, l’amour. La lutte des classes devient puritaine. Il faut, en effet, supprimer la frivolité, puisqu’elle ne contribue pas à l’objectif central. La hiérarchisation de la lutte passe par la hiérarchisation de nos propres existences et, dès lors, de nous-mêmes » (p.35) Dans Crack Capitalism, il met « les gens ordinaires » au cœur du processus révolutionnaire (notamment p.26 et p.35) et affirme : « Notre force réside dans notre caractère ordinaire. » (p.419)

 

* Holloway insiste sur l’importance de la confrontation avec l’incertitude, après l’hégémonie des philosophies de l’histoire téléologiques comme des scientismes : « notre non-savoir est aussi le non-savoir de ceux qui comprennent que le non-savoir fait partie du processus révolutionnaire. Nous avons perdu toutes nos certitudes, mais l’émergence de l’incertitude est essentielle pour la révolution. « En demandant, nous avançons » (preguntando caminamos), disent les zapatistes. » (p.300). Il renforce dans Crack Capitalism : « Il n’y a aucune certitude. La dialectique est ouverte, négative, pleine de dangers. » (p.410) Ce qui donne un caractère expérimental, pragmatiste au sens philosophique d’un John Dewey, par exemple, à la logique révolutionnaire ainsi conçue. Holloway indique dans ce cadre : « Il vaut mieux faire un pas dans une mauvaise direction et contribuer à créer un sentier que de rester sur place à étudier une carte qui n’existe pas. » (p.39)

On trouve d’autres points forts renouvelés dans Crack Capitalism :

 

* La méthode principale présentée dans ce second livre est « la méthode de la brèche » (thèse 2). La brèche consiste en « une activité pratique et théorique » (p.30) face aux murs du capitalisme s’efforçant « de trouver des fissures, des défauts à leur surface, ou de provoquer des brèches en cognant dessus » (p.30). La méthode marxiste classique cherche à comprendre le mur « à partir de sa solidité » (p.32), d’où la prise du pouvoir d’État comme axe stratégique et la forme parti comme moyen. La méthode de la brèche se coltine le capitalisme « à partir de ses fragilités (…), de ses contradictions, de ses faiblesses » (p.32).

 

* Cette méthode révolutionnaire appelle à rompre avec le révolutionnarisme dans différentes dimensions. Tout d’abord avec sa tentation de la pureté : « Dans une lutte dans-contre-et-au-delà du capitalisme, il n’y a pas de pureté. Ce qui compte plutôt, c’est la direction de la lutte, le mouvement contre-et-au-delà. » (p.107) Elle refuse aussi les « divisions tranchées » dans la lutte (p.72) : entre actions individuelles et actions collectives, actions locales et actions globales, expériences alternatives et mobilisations collectives, logique réformiste visant des améliorations immédiates et ponctuelles et logique révolutionnaire, ou encore entre les pratiques sur les différents terrains de la vie sociale. Sans pour autant donner a priori la même importance à tout de manière relativiste, elle s’intéresse avant tout aux « lignes de continuité » entre les brèches (p.71). Car, en mettant l’accent sur « les lignes dures et les divisions claires » (p.139), « nous fermons les yeux sur le mouvement potentiel de la brèche. Nous condamnons l’extension potentielle de nos brèches et nous nous enfermons dans un ghetto. » (p.140) Les ghettos partidaires ou autres ghettos activistes nous éloignent de la vie ordinaire, dans ce qu’Holloway appelle le « monde autoréférentiel du militantisme et de l’activisme » (p.140). Dans ce cas, même les « anti-avant-gardistes » théoriques s’inscrivent en pratique « dans une situation d’avant-gardisme », relève Holloway, car dans ce schéma « Le monde se divise alors entre d’un côté ceux qui luttent pour le changement et, de l’autre, la grande masse des gens qui doivent être convaincus. » (p.141)

 

* Dans cette perspective, Holloway met en avant une politique du dialogue et de l’écoute à partir de la vie ordinaire : « C’est une politique dialogique plutôt que la politique monologique de la prise de parole du mouvement révolutionnaire traditionnel », écrit-il (p.369). Cette pratique révolutionnaire traditionnelle a des accents misérabilistes : « Les gens ne sont pas compris comme des acteurs mais come des victimes : pauvres gens… » (p.110) On prétend alors « agir au nom du peuple, ou dans l’intérêt du peuple » (p.111). Or, dans une logique auto-émancipatrice, « La seule thérapie possible est une autothérapie. » (p.369) D’où le dessin d’« une politique qui ne consiste pas à parler mais à écouter ou, mieux, à parler-écouter. » (p.369)

 

* Enfin, dernière suggestion stimulante retenue ici : c’est la piste d’une autre articulation des individualités et des cadres collectifs, que la domination des seconds sur les premières (ce que j’ai appelé « le logiciel collectiviste » hégémonique à gauche, voir note 3). Cela conduit Holloway au possible abandon du mot « communisme », qui d’ailleurs selon moi a trop d’accointances avec le « logiciel collectiviste ». Il esquisse ainsi : « Un monde constitué de nombreux mondes ne serait pas une nouvelle totalité mais une constellation changeante ou une confédération de particularités. Ce ne serait pas le communisme mais une mise en commun (« communising »). » (p.341) On aurait à faire à une mise en commun des individualités plutôt qu’à une standardisation des individualités dans un cadre collectif dominant.

 

2 – Apports et grandiloquence de la notion de « fétichisme » dans Changer le monde sans prendre le pouvoir

 

Le concept de « fétichisme », emprunté au Marx du livre 1 du Capital (1867), est présenté par Holloway comme « au centre de l’argumentaire » de Changer le monde sans prendre le pouvoir (p.75). Holloway suit d’abord le déplacement de la thématique de l’« aliénation » dans les textes de jeunesse de Marx (dont les Manuscrits de 1844) à celui de « fétichisme » dans Le Capital. Je dirais, pour ma part, que la notion d’« aliénation » est de plus en plus difficile à utiliser après les critiques contemporaines de Michel Foucault, qui lui reproche d’appeler à un retour à une supposée authenticité plutôt qu’à s’inscrire dans un processus de création de soi-même à travers des relations sociales. C’est l’opposition des thèmes du « se retrouver soi-même » et du « se créer soi-même », que l’on a abordé lors de la deuxième séance du séminaire ETAPE (4). La notion de fétichisme apparaît plus intéressante si on intègre cette critique. Holloway parle ainsi « des formes fétichisées des relations entre producteurs (…) en tant qu’elles nient leur caractère de rapports sociaux » (p.82). Il avance alors que ce fétichisme, entendu au sens large comme « la séparation du faire par rapport au fait », « imprègne totalement notre relation au monde et nos rapports avec ceux qui nous entourent » (mis en ital par moi, p.83). Holloway donne ainsi à de nombreuses reprises dans l’ouvrage une portée totale au fétichisme dans les sociétés contemporaines capitalistes.

 

Holloway assouplit toutefois la toute-puissance dont on pourrait doter le fétichisme capitaliste, en se démarquant de la version qu’il appelle « le fétichisme dur », pour lequel ce fétichisme serait un « fait accompli » (p.124). Il oppose à cette variante, si fréquente dans les mouvements émancipateurs du passé, la voie du « fétichisme en tant que processus » (p.134). Le fétichisme n’aurait pas alors gagné, mais se présenterait comme une tendance hégémonisante. On perçoit ici une hésitation quant à la question de la totalité dans la conceptualisation d’Holloway que l’on retrouvera par la suite.

 

Le « fétichisme », même assoupli, demeure une catégorie à prétention totalisatrice, qui suppose donc faire le tour du réel, au moins tendanciellement, comme processus, à la manière de Hegel. Holloway ne s’est pas tout à fait émancipé des rigidités du cadre hégéliano-marxiste pour appréhender le pluriel et l’hétérogène, tous en ayant une vue globale. Cela percute deux enjeux épistémologiques qui touchent aujourd’hui la pensée critique et émancipatrice :

 

1) La recherche d’un pluralisme conceptuel sans relativisme (au sens d’un émiettement infini mettant tous les points de vue sur le même plan), abandonnant la pente des généralisations hâtives et abusives, et faisant à l’inverse de la plus grande localisation des domaines de validité des concepts un outil de rigueur intellectuelle.

 

2) La recherche d’un global qui ne soit pas un total : ici Holloway va trop vite dans sa discussion avec Michel Foucault qui offre pourtant des pistes pour une forme renouvelée de globalisation, en particulier dans certains textes (notamment un entretien avec Jacques Rancière de 1977 intitulé « Pouvoirs et stratégies », note 5), où il distingue micro-pouvoirs quotidiens et macro-dominations structurelles. Dans cette perspective, Il y aurait bien des logiques globales cristallisées, avec toutefois des décalages avec les formes locales mobiles, mais qui n’épuiseraient pas ces formes locales mobiles.

 

Cette critique n’en n’est que partiellement une, dans le sens où elle invite à pousser un peu plus loin l’assouplissement et l’ouverture théoriques largement entamés par Holloway lui-même.

 

3 – Les tentations d’une autosuffisance de l’ici et maintenant dans Crack Capitalism

 

Dans Crack Capitalism, Holloway insiste à plusieurs reprises pour mettre au cœur de la temporalité de la nouvelle politique des brèches, l’ici et maintenant, à l’opposé des stratégies révolutionnaires classiques sacrifiant le présent à l’avenir. Il écrit ainsi : « La question centrale est de contrebalancer clairement la logique du capital par une logique différente, celle du ici et maintenant. (…) la brèche est une insubordination ici et maintenant, et non un projet pour l’avenir. » (pp.56-57) Á un autre moment, il oppose « la théorie traditionnelle » à la méthode de la brèche : « La théorie traditionnelle considère chaque moment en fonction de son utilité pour construire un avenir. » (p.387). Or, ajoute-t-il, « Chaque moment a sa propre justification : chaque moment de rébellion se tient fièrement avec sa propre dignité » (ibid.). Il est important ici par rapport aux visions les plus classiques de la révolution sociale de réévaluer le moment présent, en le considérant aussi en lui-même et en ne le sacrifiant pas aux supposés « lendemains qui chantent » futurs. Mais le aussi et le refus du sacrifice n’appellent pas nécessairement la focalisation sur le presque seul moment présent des formulations d’Holloway, qui semblent souvent indiquer qu’il ne faudrait considérer le moment présent qu’en lui-même. C’est dans l’écart entre le aussi et le que qu’une critique peut se loger, si on le met en rapport avec certaines caractéristiques de la situation actuelle.

 

L’historien François Hartog a mis en évidence la montée d’un nouveau rapport au temps – ce qu’il appelle « régime d’historicité » – dans les sociétés contemporaines particulièrement adapté à la phase néolibérale du capitalisme : le présentisme (6). Cela pointerait, pour Hartog, « un présent monstre. Il est à la fois tout (il n’y a que du présent) et presque rien (la tyrannie de l’immédiat) » (p.217). Bref il s’agirait d’un présent de plus en plus autosuffisant, de plus en plus déconnecté à la fois du passé et de l’avenir, dans une sorte de surplace de l’immédiateté, en lien avec les logiques d’« accélération » analysées par le théoricien critique Hartmut Rosa (7). Le présentisme nous déboussolerait en participant à nous asservir aux mouvements de la marchandise.

 

Dans le cadre de cette tendance présentiste du néocapitalisme, il y aurait alors un enjeu à redonner son importance à l’action présente, cependant pas dans une autosuffisance mais en renouant des liens avec le passé et avec l’avenir. Des liens avec une mémoire critique des expériences émancipatrices passées, avec ses grandeurs, ses échecs, ses impasses, ses horreurs. Des liens avec des repères dans l’avenir, non pas pour sacrifier le présent au profit de ce qui pourrait advenir, mais pour permettre de nous situer, dans la logique d’une boussole, mais une boussole révisable en chemin, s’inscrivant dans un parcours infini ne s’arrêtant jamais dans la réalisation d’une société idéale. L’horizon, qui nous aide à avancer et qu’on n’atteint jamais, constitue une métaphore complémentaire à celle de la boussole.

 

Ici, l’agencement passé-présent-avenir tracé par Daniel Bensaïd (8), à partir des thèses « Sur le concept d’histoire » de Walter Benjamin (9) mais en le déplaçant davantage vers le nœud pratique d’une action présente sous contrainte d’incertitude et guidée par des paris raisonnés, offre un cadrage méthodologique heuristique pour une telle boussole politique devenant apte à désarmer les pièges du « présentisme » sans déserter pour autant les enjeux du présent en tant que lieu décisif des pratiques émancipatrices. Les analyses de l’historien Jérôme Baschet sur le mouvement zapatiste offrent des pistes convergentes (10). Cela implique un déplacement par rapport à la focalisation trop exclusive d’Holloway sur l’ici et maintenant, tout en intégrant sa réévaluation. Certes, de manière plus implicite et par moments, un tel déplacement plus stimulant se dessine en pointillés chez Holloway. Tout d’abord, le point de départ d’Holloway – le double échec des stratégies « réformistes » et « révolutionnaires » traditionnelles pour sortir du capitalisme – suppose implicitement une mémoire critique des expériences transformatrices passées. Son analyse ménage aussi des ouvertures vers l’avenir, même si cela n’est pas développé : en particulier avec la figure du « pas encore », empruntée au penseur du « principe espérance » Ernst Bloch, en tant que « monde qui n’existe pas maintenant » (p.64), ou celle du « contre-et-au-delà » (notamment pp.129, 132 et 280). Encore une fois n’est-il pas également heuristique de nourrir nos interrogations en se saisissant des tensions et des hésitations travaillant les réflexions d’Holloway autant que de ses réponses provisoires.

 

4 – Nostalgie de la totalité et critique de la totalité dans Changer le monde sans prendre le pouvoir et dans Crack Capitalism

 

Les problèmes afférents à la question philosophique de la totalité traversent les deux livres d’Holloway. On a commencé à le voir avec le concept de fétichisme : Holloway hésite entre ce que j’ai appelé « la nostalgie de la totalité » (et à laquelle j’associe d’autres figures critiques contemporaines comme Pierre Bourdieu, Fredric Jameson, Michel Freitag, Alain Caillé ou Antonio Negri, voir note 11) et une critique de la totalité. D’une part, il a tendance à enfermer le réel dans une totalité. Par exemple, quand il écrit dans Changer le monde sans prendre le pouvoir : « nous existons contre-et-dans le capital » (p.136). Et nombre d’expressions dans les deux livres (« total », « la totalité de », « totalement », etc.) viennent appuyer cette tentation. D’autre part, la méthode des brèches met en avant les résistances aux totalités comme le capitalisme et l’État, mais aussi leurs fragilités et leurs contradictions dans la perspective d’une suppression de ces totalités. Pour établir une cohérence entre ces deux aspects, Holloway va distinguer dans Crack Capitalism deux concepts de totalité : « la totalité comme concept critique » et la totalité comme « concept positif » (p.239). Concept critique, utilisé, pour la mise en cause des totalités existantes. Concept positif, récusé et associé au marxisme traditionnel, visant l’instauration d’« une totalité alternative » (p.240).

 

Cette solution théorique ne m’apparaît pas au niveau de l’enjeu actuel pour les pensées critiques et émancipatrices de formuler une nouvelle approche globale, car elle demeure empêtrée dans la nostalgie de la totalité. Elle surévalue le caractère tentaculaire du capitalisme et sous-estime ses contradictions et ses fragilités, mais aussi la pluralité du réel, dans ses hétérogénéités mêmes par rapport au capitalisme. Ici deux apports théoriques apparaissent notamment importants pour nous aider à nous déplacer : 1) la sociologie « post-marxiste » de Pierre Bourdieu, en ce qu’elle explore une pluralité de dominations autonomes (domination économique certes, mais aussi masculine, politique, culturelle…on pourrait ajouter coloniale-post-coloniale-raciale ou hétérosexuelle), qui ont des intersections et des interactions, mais qui ne sont pas intégrées dans un tout ; et 2) les analyses dont j’ai déjà parlées de Michel Foucault, avec les rapports et les décalages entre micro-pouvoirs locaux et macro-dominations globales. Ici aussi il s’agit de pousser un peu plus les analyses de John Holloway vers l’élargissement et l’ouverture par rapport au marxisme traditionnel. Peut-être que parler de logiques totalisatrices pour le capitalisme et pour l’État, plutôt que de totalités à proprement parler, permettrait de bâtir un pont entre l’approche d’Holloway et ces visions plus pluralistes de l’ordre social ? Ce déplacement lexical et sémantique apparaît d’ailleurs déjà en germe chez Holloway qui hésite à plusieurs reprises entre le vocabulaire de la totalité et celui de la totalisation.

 

En guise de conclusion

 

On a pu voir dans mes critiques qu’elles prennent acte des renouvellements importants engagés par John Holloway dans la pensée critique et émancipatrice, et qu’elles appellent à ouvrir encore un peu plus les fenêtres du renouvellement par rapport aux vieilles odeurs rances des stratégies réformistes et révolutionnaires traditionnelles.

 

Je voudrais conclure provisoirement sur une piste stimulante de Crack Capitalisme par rapport au contexte français, où à la veille d’élections européennes les courants du « repli national » et de la diabolisation du monde ont progressé au sein de la gauche radicale (on connaît les Frédéric Lordon, Cédric Durand, Razmig Keucheyan, François Ruffin, Aurélien Bernier et d’autres ; voir note 12). Holloway avance ainsi : « le concept de nation est si profondément intriqué avec l’État qu’il n’est pas réaliste de les séparer politiquement. Il est donc préférable d’accepter que le national (et le national-populaire) est irrémédiablement le terrain du capital et d’admettre que la crise du travail abstrait est la crise de toutes les totalités et pseudo-totalités. » (p.336). Cette critique du fétichisme national et cette ouverture cosmopolitique de l’émancipation, particulièrement en Europe avec la résurgence de nationalismes, de xénophobies et de néo-conservatismes sur fond de crise du capitalisme, devraient toutefois peut-être se faire plus lucide par rapport aux ambivalences des réalités existantes et des chausse-trappes qu’elle recèle.

 

Ainsi quand, dans Crack Capitalisme, John Holloway avance que « La dignité est le déploiement du pouvoir du non » (p.45), ne tend-il pas à oublier « le côté obscur de la force » du non, c’est-à-dire les tuyauteries aigres de la frustration et du ressentiment susceptibles d’orienter les refus et les mécontentements vers ce que le sociologue Jean-Claude Kaufmann appelle « le national-racisme » (13), plutôt que d’alimenter ce qu’Holloway appelle justement les « explorations-créations » d’une politique de la dignité (thèse 7) ? Cependant ce type d’interrogations, important pour notre avenir immédiat, nous le devons à ces diverses pistes défrichées par John de manière radicalement hérétique, si loin des langues de bois tellement encore pesantes dans les gauches radicales.

 

Philippe Corcuff – 13 mai 2014 

Membre de la Fédération Anarchiste, membre du Conseil Scientifique de l’association altermondialiste ATTAC France, sociologue

_____

Notes :

 

(1) P. Corcuff, « Mouvement altermondialiste et enjeux de l’émancipation au XXIe siècle : en partant d’une discussion critique avec John Holloway et Antonio Negri », conférence-débat à l’invitation du CRIM (Centro Regional de Investigaciones Multidisciplinarias, Universidad Autónoma de México), campus Morelos, Cuernavaca, Mexique, 16 avril 2010.

(2) Voir P. Corcuff, « Pourquoi je quitte le NPA pour la Fédération Anarchiste », Mediapart, 4 février 2013, [http://blogs.mediapart.fr/blog/philippe-corcuff/040213/pourquoi-je-quitte-le-npa-pour-la-federation-anarchiste], et « Enjeux pour la gauche de gauche en France en 2013 : éclairages autobiographiques », Mediapart, 27 mai 2013, [http://blogs.mediapart.fr/blog/philippe-corcuff/270513/enjeux-pour-la-gauche-de-gauche-en-france-en-2013-eclairages-autobiographiques].

(3) Dans P. Corcuff, La gauche est-elle en état de mort cérébrale ?, Paris, Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », 2012.

(4) Voir P. Corcuff, « L’authenticité (re)trouvée, la construction de soi, le commun et l’anarchisme. Notes exploratoires à la suite du séminaire ETAPE du 27 septembre 2013 », [http://www.grand-angle-libertaire.net/etape-explorations-theoriques-anarchistes-pragmatistes-pour-lemancipation/seminaire-etape-n-2-les-familles-contemporaines-un-ordre-anarchiste-improvise-2/] (onglet « Contributions »).

(5) M. Foucault : « Pouvoirs et stratégies » (hiver 1977), entretien avec J. Rancière, repris dans Dits et écrits II, 1976-1988, Paris, Gallimard, collection « Quarto », 2001, pp. 418-428.

(6) F. Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003.

(7) H. Rosa, Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive (1e éd. 2010), Paris, La découverte, 2012.

(8) Voir D. Bensaïd, Le pari mélancolique, Paris, Fayard, 1997, Walter Benjamin. Sentinelle messianique. Á la gauche du possible (1e éd. : 1990), préface d’E. Traverso, Paris, Les Prairies Ordinaires, 2010, ainsi que Une radicalité joyeusement mélancolique. Textes (1992-2006), textes réunis et présentés par P. Corcuff, Paris, Textuel, 2010.

(9) W. Benjamin, « Sur le concept d’histoire » (manuscrit de 1940), dans Œuvres III, Paris, Gallimard, collection « Folio – Essais », 2000.

(10) J. Baschet, L’Étincelle zapatiste. Insurrection indienne et résistance planétaire, Paris, Denoël, 2002 (réédition sous le titre La rébellion zapatiste, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2005).

(11) Dans P. Corcuff, Où est passée la critique sociale ? Penser le global au croisement des savoirs, chapitre 8, « Penser globalement le monde actuel, à l’écart de la totalité et de l’émiettement postmoderne », Paris, La Découverte, collection « Bibliothèque du MAUSS », 2012.

(12) Voir P. Corcuff, « Quand des penseurs « critiques » désarment l’internationalisme : Todd, Lordon, Durand, Ruffin… », Le Monde Libertaire, Hors Série, n°54, mars-avril 2014 ; repris sur Mediapart, 21 mars 2014, [http://blogs.mediapart.fr/blog/philippe-corcuff/210314/quand-des-penseurs-critiques-desarment-l-internationalisme-todd-lordon-durand-ruffin].

(13) Voir J.-C. Kaufmann, Identités, la bombe à retardement, Paris, Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », 2014.

 

 

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