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3 janvier 2021

Une lecture libertaire de la pandémie

par Jérôme Alexandre

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Cette contribution sera discutée lors de la séance du séminaire ETAPE du 2 avril 2021.

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Qu’est ce qu’une société qui se laisse dominer par le débat économique et technique (en l’occurrence la médecine et ses vérités) ? C’est une société portée par l’impératif autoproduit de sa survie, une société en état de guerre avec elle-même. Elle est du reste appelée par son nom : la guerre1, et l’adversaire est désigné : la pandémie. Qui le contesterait ?

Il y a 60 ans – c’est de l’histoire ancienne – sortait un livre écrit par un homme pour qui la guerre avait encore un goût de poison mortel, étrangement mêlé par le souvenir de sa propre captivité et des nombreux morts de sa famille, à ces années de croissance et d’insouciance qu’étaient désormais le temps de la reconstruction, le temps des promesses. La préface de Totalité et infini d’Emmanuel Levinas commence par ces mots : « La lucidité, ouverture de l’esprit sur le vrai, ne consiste-t-elle pas à entrevoir la possibilité permanente de la guerre ? L’état de guerre suspend la morale ; il dépouille les institutions et les obligations éternelles de leur éternité et, dès lors, annule, dans le provisoire, les inconditionnels impératifs2. »

En se focalisant sur la victoire, l’état de guerre fait plus que suspendre la morale, il révèle l’immoralité non vue de l’état de paix, dès lors que son horizon n’est rien d’autre déjà que conquête par l’argent et la technique, course tendue vers une prospérité de chimère conçue pour neutraliser la révolte grandissante des dominés. Terrible ironie : la nécessité de sauver révèle l’autodestruction de soi au nom d’un supposé bien commun qui n’est que l’espérance feinte d’un trésor de guerre pour tous.

La première aveuglante leçon de la pandémie est là. On objectera que toutes les époques ont connu des drames analogues. La peste noire, au milieu du XIVe siècle, a décimé le tiers de la population européenne et, plus près de nous, la grippe espagnole de 1918 a fait plus de ravages encore que les quatre années atroces qui l’ont précédée. L’objection ne vaut rien cependant. Car tous les drames épidémiques de l’histoire font état de causes semblables : c’est sur le terrain miné du mensonge des pouvoirs et de sociétés fortement fragilisées que fleurissent les conditions permettant aux semences de la mort épidémique de se répandre. C’est sur des sols souterrainement ruinés que germent les guerres. Ainsi, ne sait-on pas que le virus dénommé covid-19 s’entretient et prospère sur les déséquilibres grandissants de la biodiversité (la déforestation en particulier) ? Ces déséquilibres n’étant rien d’autre que la rançon d’une exploitation des ressources naturelles au profit des seuls dominants, pour le soi-disant profit de tous. Mais surtout c’est chez les mal-logés, les mal-nourris (le diabète), les personnes usées prématurément que l’épidémie se propage le mieux. Les pauvres sont plus facilement victimes que les nantis, et les malédictions ne tombent pas du ciel. Elles ne tombent jamais n’importe quand et n’importe où, mais sur des sols déjà ravagés, ceux de l’histoire et ceux de la géographie.

Il faut le dire sans détour : la violence de la maladie est précédée par la violence de l’ordre politique plus qu’elle ne la précède et ne la conditionne. Et l’ordre politique violent avant d’être celui de la répression des libertés au nom de la santé publique, est d’abord le serviteur de l’enrichissement des riches au mépris du bien de tous. Il n’est pas indifférent que la carte mondiale de la pandémie fasse apparaître en rouge écarlate les zones anciennement développées (Europe, États-Unis), et en plus pastel l’Afrique. Non que l’Afrique ait été épargnée par le virus actuel et par bien d’autres épidémies (Sida, Ebola), mais le covid-19 a ceci de nouveau qu’il circule mieux dans l’hémisphère nord, chez les riches. Il est d’abord dans ses préférences géographiques le révélateur des ressorts pourris du mondialisme consumériste.

Mais revenons à la guerre, cette occasion pour les États de reprendre la main, d’apparaître comme seuls remparts, seules protections. Les États, partout dans le monde, jouent la guerre sécuritaire, la guerre médicale, en laissant pour compte toute gestion locale, démocratique, différenciée, au nom de l’urgence de sauver la nation en danger. Tous unis contre la mort, comme à Valmy, comme en 14, du Finistère à la Provence, de Paris et sa banlieue au Pays basque sans distinction, et sans distinction de classes sociales cette fois, français de l’hexagone et colonisés mêlés : tous unis pour sombrer longtemps dans le confinement des tranchées et mourir sous le feu ennemi, à la moindre sortie.

Prenons au sérieux ce que dit Levinas : « La guerre suspend la morale ». Elle montre plus encore l’immoralisme qui a conduit à la guerre, qui était déjà l’état de guerre précédant la guerre, sans virus apparents, sans nécessité d’arborer des masques par conséquent. C’est d’abord quand elle manifeste la mort sous prétexte d’apporter la prospérité, bien plus que quand elle la combat en face, que la guerre suspend la morale. Elle met en évidence, chaque fois dans l’histoire, que la mort n’est rien de plus et rien d’autre que la conséquence de l’immoralisme, dont les hommes sont évidemment toujours les responsables autant que les victimes.

C’est sur ce point très précis du lien de la morale et du projet que porte une société, autrement dit sur le lien de la morale et de la politique, que l’anarchisme offre quelque chose d’unique, permettant une lecture en profondeur irremplaçable de la crise pandémique actuelle.

L’anarchisme, on le voit chez Proudhon, n’est pas une théorie politique systématique absorbant l’histoire réelle dans son système totalisant, comme peuvent le faire le libéralisme et le marxisme, mais un horizon politique ouvert de justice et d’égalité, attaché à l’histoire réelle, ce qui est très différent. Édouard Jourdain, dans la conclusion de son ouvrage Proudhon contemporain, relève ce paradoxe qu’il qualifie de tragique : « Dans les combats qui ont opposé Marx et Proudhon, puis plus récemment Sartre et Camus, nous retrouvons cette tragédie qui consiste pour ceux qui sont le mieux armés conceptuellement à l’emporter sur ceux qui ont raison devant l’Histoire3. » L’opposition des deux pensées politiques n’est pas celle de deux systèmes exprimant des idées divergentes, elle est celle d’une pensée idéaliste qui entend rendre raison du réel, et d’une pensée réaliste par définition non totalisante, puisqu’elle entend que le réel soit son seul critère et sa seule approche. Or une telle approche, pratique, historique dans sa nature même, parce qu’elle est en première instance disponible aux enseignements changeants du temps, ne peut qu’être morale. On ne peut concevoir, comme s’y emploie l’anarchisme, un accord de l’individualisme et du collectivisme qu’en plaçant la raison politique dans l’horizon d’un jugement formé chaque fois nouvellement par l’histoire réelle sur la seule et unique idée du bien, d’un bien qu’il faut sans cesse repenser, recréer et vérifier. Qui a jamais raison devant l’Histoire ? Le concept ou le bien réel ? La réponse de Levinas, rejoint celle de Proudhon, et elle est sans équivoque : la responsabilité de chaque individu devant autrui, comme formant le bien commun, est seule capable d’instaurer et de préserver l’égalité et la justice. Qu’est ce, en effet, une pensée politique morale, par opposition à une pensée politique systématique ? Elle est ce qui permet et préserver la liberté individuelle, comme étant l’exercice fondamental de la construction du bien commun, comme étant finalement ce bien lui-même. En refusant de suivre Hegel dans sa dialectique totalisante qui veut que l’opposition de la thèse et de l’antithèse se résolve toujours en synthèse, Proudhon, qui soutient que cette opposition doit demeurer non résolue4, fonde le principe même de la liberté responsable. L’opposition, la violence qu’elle induit, sont le mode même du déploiement de l’humain qui n’est humain qu’en inventant, en imaginant, en créant des voies de sortie de la violence chaque fois inédites. C’est cela la culture, l’art, le recours au symbolique. Leur fonction, procédant de la liberté de chacun, est éminemment libératrice pour tous. Elle est la seule réponse réelle possible à la violence.

Sur ce point précis, celui de la culture comprise comme signe de la liberté libérante, la gestion étatique de la crise sanitaire, s’est positionnée de manière hautement significative. Tandis que les commerces ont ré-ouvert, que les églises ont obtenu d’organiser leurs cultes, les lieux de spectacle, les cinémas, les bibliothèques, les universités sont restés interdits d’ouverture. Les raisons avancées pour justifier cet ostracisme de la culture n’ont évidemment rien de probant. Une seule explication s’impose : dans un État-nation qui ne se maintient que par l’état de guerre permanent (comprenons cela désormais comme étant le nom de la domination économique et technique de la société), la culture est reléguée au rang des forces d’appoint, dans les marges. La guerre sanitaire ou la guerre économique, seule alternative. La neutralisation du virus et la reprise de la croissance, seule perspective. Face à cela, la culture n’a aucun poids. Elle incarne la liberté inutile, le divertissement, le non-nécessaire. Or, s’il s’agit de tirer les vraies leçons de cette crise (qui n’a pas commencé avec le virus), si l’on donne à la phrase un temps ressassée (et vite oubliée) : « rien ne devra plus être après comme avant », sa consistance révolutionnaire, alors il y aurait tout lieu d’écouter en premier les artistes, de suivre leur utopie, d’entrer après eux dans l’attitude créatrice qu’appelle la construction d’un monde responsable d’autrui. Ce dont parle l’art n’est pas le superflu, l’inutile, ce qui aurait droit de cité seulement quand tout va bien, c’est au contraire la nécessité impérieuse de l’inutile, quand tout va mal, c’est-à-dire le rappel de l’ouverture à l’extériorité de la transcendance (message insistant de Totalité et infini) comme seule réponse à la guerre, comme le moyen unique de briser les logiques totalisantes.

De deux choses l’une. Soit on conçoit le bien comme une norme, un idéal à atteindre. Il est alors hétérogène à l’ordre politique, et ne relève que du privé. Soit on le reçoit de l’ouverture transcendante qu’est l’altérité d’Autrui. Il se tient alors au cœur de la question politique. Dans le premier cas, il fonctionne comme une valeur moralisante arbitraire et abstraite. Elle conduit vite à s’ériger en juge et à rejeter l’autre. Dans le second, le bien s’impose comme s’impose la réalité et commande de l’accueillir toujours comme différence, comme singularité, et de s’en saisir comme responsabilité. Répondre de la différence d’Autrui n’est en rien appliquer une norme. C’est inventer et réinventer chaque fois l’égalité et la justice, œuvrer en somme au seul dépassement possible de la guerre, celui où exister en cette vie parmi tant d’autres ne relève d’aucune nécessité. Non pas l’arbitraire, mais la liberté sans motif qu’est le vrai bien, autrement dit l’art.

La liberté n’est pas un droit qu’un État pourrait restreindre ou étendre à son gré, en raison des nécessités du supposé bien commun qu’il prétend incarner. En réalité, la liberté, comme le bien, sont sans motif, car ils viennent de plus loin que chaque soi défini par ses droits, y compris quand il s’agit du fameux « droit à la différence ». La différence comme la liberté, comme le bien, ne sont pas assignables à l’ordre de l’objectivité juridique (toujours restrictive en fait), car ils n’ont de sens que saisis et surtout vécus dans la dynamique de la vie relationnelle. Aux lois publiques qui règlent les relations interhumaines en termes de délimitation du territoire individuel, s’oppose absolument l’activité artistique par définition intrusive, transgressive, mobilisatrice des imaginaires communs et fédératrice des désirs. Or ce que fait l’art, ce n’est pas seulement autoriser le multiple et la nouveauté, c’est, beaucoup plus profondément, signifier la transcendance (au sens levinassien), lui donner place effective dans la vie commune, dans la vie partagée. Significative là aussi, la manière dont les voix officielles ont rendu compte de la mort : par le chiffre quotidien des morts, c’est-à-dire par la manière là encore la plus froidement objective, la plus distanciée, la plus étrangère au mal-être réel de ces autres victimes que sont les proches des morts, mais aussi tous ceux que la mort n’a pas définitivement tué, dont elle a seulement tué un peu plus le désir de vivre.

L’art est ce qui réalise la prise en charge effective de l’irréductibilité de la différence entre soi et autrui. Il est par conséquent ce qui déjoue par avance le pouvoir anéantissant de la mort. Ne pas le savoir, ainsi qu’en témoignent à l’évidence nos gouvernants, exprime clairement l’aveuglement mortifère d’un pouvoir qui n’a d’autre horizon que l’engourdissement commun par la prospérité matérielle et par la maîtrise technique de la réalité. Dans quelque temps nous serons vaccinés, soit ! mais nous ne le serons décidément pas contre un mal bien plus sourdement ravageur, celui de ne plus même reconnaître notre propre soumission à l’état de guerre.

Décembre 2020

1 Emmanuel Macron répète six fois « Nous sommes en guerre » dans son discours aux Français le 16 mars 2020.

2 Emmanuel Levinas, Totalité et infini, Essai sur l’extériorité, 1961, Livre de Poche 2012, p. 5. Il s’agit de la seconde phrase de la préface écrite par le philosophe.

3 Édouard Jourdain, Proudhon contemporain, CNRS éditions, 2018, p. 249.

4 Proudhon : « L’antinomie ne se résout pas. Là est le vice fondamental de toute la philosophie hégélienne. » dans De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, Garnier frères, 1858, tome 1, p. 353. N’est pas sans lien avec Levinas, op. cit., p. 281 : « Le rapport avec Autrui n’annule pas la séparation. » ou encore p. 326 : « A l’idée de totalité il s’agit de substituer l’idée d’une séparation résistante à la synthèse. »

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