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11 janvier 2024

Relativiser le féminicide en milieu intellectuel ?

A propos de Althusser assassin, la banalité du mâle de Francis Dupuis-Déri.

Par Stéphane Lavignotte

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Le 16 novembre 1980, Hélène Rytman, connue par son nom de résistante Legotien, autrice d’articles sur le cinéma dans la revue Esprit dans les années 1950, sociologue du travail, notamment d’une étude sur la mémoire ouvrière à Port-Bouc (13) est assassinée, étranglée par son mari, à qui elle avait annoncé qu’elle allait le quitter. Mais la plupart du temps, ce féminicide est présenté comme cela : le 16 novembre 1980, le grand philosophe marxiste Louis Althusser, surnommé « le caïman », dans un accès de folie, étrangle son épouse. Ce petit livre du sociologue Francis Dupuis-Déri, spécialiste des mouvements sociaux et des études féministes à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) rend criant le scandale de cette seconde formulation, pourtant la plus courante, qui résume le propos du livre : Hélène Rytman a été tuée une seconde fois – et même peut-être plusieurs – la plupart des fois où des récits ont été faits de cet assassinat. Car la plupart du temps, Althusser y prenait toute la place, au milieu d’explications mettant en avant sa folie et la fascination pour celle-ci, le plaçant comme victime, mettant de côté toute explication politique et patriarcale du geste, paradoxe pour un philosophe marxiste.

L’ouvrage – reprise remaniée de deux articles parus dans la revue Nouvelles questions féministes de 2015 et 2016, dont l’un bien nommé « La banalité du mâle » – met en parallèle les études sociologiques sur les féminicides et leur traitement par les médias et les récits sur le meurtre de Hélène Rytman. Pas à pas, il montre que le geste d’Althusser, les réactions de son entourage qui lui évite une seule minute de garde à vue et tout procès, le récit qu’en fait Althusser lui-même, les récits qui en sont faits par la suite sont – tristement – conformes à ce qui se passe dans la plupart des féminicides : volonté de contrôle et d’appropriation des femmes en général et de son épouse en particulier, incapacité à accepter d’être quitté, explication « passionnelle » ou « psychologique » (ou culturaliste dans le cas de meurtres par des hommes racisés) du meurtre, retournement de l’image de bourreau en victime, etc. Comme l’écrit Francis Dupuis-Déri à la fin de son petit ouvrage : « Clairement, le meurtre d’Hélène Légotien n’est pas un cas exceptionnel, et Louis Althusser est un tueur de femme plutôt banal ».

Ce qui n’est pas banal, et que l’ouvrage rend visible, c’est le traitement qu’en a eu, non seulement le monde médiatique mais aussi intellectuel : le transformer en événement exceptionnel, au bénéfice d’Althusser. D’abord par un accueil plus que complaisant des mémoires d’Althusser puis d’une série de lettres à son épouse et de textes intimes, où le philosophe impose son récit du meurtre pour en faire « Un meurtre à deux » (titre d’un des textes intimes), voir une réponse de sa part à une demande de suicide de son épouse, là où elle exprimait son épuisement de vivre avec lui.

Ensuite, l’ouvrage nous promène jusqu’à la nausée dans un florilège de pièces de théâtres, d’articles, d’analyses les plus échevelées les unes et les autres, produites par des personnalités – Eric Marty, BHL, Elisabeth Roudinesco… – reprenant en la sophistiquant et la « tragédisant » la thèse d’Althusser. Une mention spéciale de la dépolitisation doit être décernée en la matière aux nombreux psychanalystes qui ont donné leur explication sur le sujet sans jamais rencontrer Althusser : meurtre donné et reçu qui en fait un mort vivant, suicide de soi en tuant l’autre, type extrême de relation sexuelle, matricide différé pour suppléer les fonctions paternelles défaillantes… Comme l’écrit l’auteur : « on rivalise d’effort cérébral pour proposer l’explication la plus sophistiquée, jargonneuse et abstraite, pour parler de ce simple meurtre conjugal ». Est là porté au paroxysme par des intellectuels le banal des explications psychologisantes des féminicides par la plupart des médias jusqu’à il y a peu. Comme l’a montré la sociologue Mélissa Blais, citée par l’auteur, de telles explications permettent de ramener au seul fait individuel de tuer des femmes, de représenter l’événement comme exceptionnel tout en évacuant la dimension sociologique et politique. A cette aune, les intellectuels ne font guère mieux que la presse grand public et cela interroge sur leur caractère même d’intellectuel.

Enfin, alors qu’il n’est plus aujourd’hui possible de citer Martin Heidegger ou Carl Schmidt sans mentionner leurs engagements coupables, il s’interroge sur le fait qu’Althusser – toujours aussi populaire dans les colloques marxistes – puisse l’être sans que soit évoqué son féminicide, y compris par des auteurs féministes comme Judith Butler. Faut-il pour autant ne plus lire Althusser en mémoire d’Hélène Rytman ? Je partagerais volontiers la réponse de Francis Dupuis-Déri. Il dit combien, en lisant ses textes, « il arrive mal maintenant à ce que [son] attention ne soit perturbée par des réminiscences troublantes, voire d’horribles images. Et je sais aujourd’hui qu’il y a littéralement des continents entiers de la pensée qu’on ne m’a jamais enseignée et que je ne connais pas ou si peu… Je ne manque donc pas de lectures, si j’écarte celles rédigées par de tels hommes ».

Si avec les affaires DSK ou Depardieu, la négation des violences faites aux femmes s’effectue par la banalisation – « un troussage de domestique », « c’est rien, c’est Gégé »… – ce livre nous montre qu’il peut aussi se faire par exceptionnalisation : « C’est pas rien, c’est Althusser ». Et que le monde intellectuel, même si c’est de manière plus sophistiquée n’y échappe pas et a sans doute encore à faire son « metoo », et notamment mais pas seulement dans sa mémoire collective.

Francis Dupuis-Déri, Althusser assassin, la banalité du mâle, Montréal, Editions du Remue-ménage, 2023.

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