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8 décembre 2018

Eloge de la perruque

Les deux textes qui suivent viennent rappeler une vieille tradition ouvrière : la perruque.

  • One piece at a time ou les arts tactiques au travail de Jan Middelbos a déjà paru dans le journal de l’UFR de la fac de Rennes « Sans niveau ni mètre »;
  • Sorti d’usine est la recension par Guillaume de Gracia du livre de Robert Kosmann.

[tab:One piece at a time]

One Piece at a Time ou les arts tactiques au travail

One Piece at a Time est le titre d’une chanson rockabilly écrite par Wayne Kemp, interprétée et enregistrée par Johnny Cash and The Tennessee Three en 1976. Johnny Cash y conte l’histoire d’un ouvrier qui travaille à un poste d’assemblage de roues, sur une chaîne de montage de la General Motors Corporation à Detroit. À force de voir défiler devant lui ces belles Cadillac dont il a toujours rêvé, il met en place un plan pour s’en fabriquer une et, pour qu’elle ne lui coûte pas un centime, décide de voler les pièces à l’usine, une par une. Pour faire sortir les petites pièces (écrous, boulons, engrenages, pompe à carburant, etc.), il utilise sa grande gamelle (in my big lunchbox) et, pour sortir les pièces plus grandes (moteur, coffre, transmission, etc.), il les transporte clandestinement jusqu’au camping-car d’un collègue complice (in my buddy’s mobile home). Cependant, la nuit même où il cherche à assembler les pièces qu’il a accumulées sur plus de vingt-quatre années, il se rend compte qu’elles ne s’emboitent pas les unes dans les autres. Et pour cause, au fur et à mesure que le temps a passé, les modèles de Cadillac ont changé (the transmission was a 53 and the motor turned out to be a 73). Notre ouvrier se trouve donc obligé de bricoler sa voiture pour adapter les pièces d’un modèle sur l’autre. Il parvient finalement à fabriquer sa propre Cadillac à l’allure composite et aux formes hybrides : deux phares à gauche, un seul à droite, porte trop petite, aile trop grande, boite de vitesse inadaptée, etc. Néanmoins très fier de sa « Psycho Billy Cadillac » enfin terminée, il la présente à sa femme, qui semble avoir quelques doutes… mais elle ouvre la portière et lui dit : « chéri, emmène-moi faire un tour » (honey, take me for a spin). Au volant de sa voiture, il prend alors la rue principale de la ville afin d’exposer, aux yeux de tous les passants (hilares), l’objet de son travail : une Cadillac unique, obtenue pièce après pièce, et qui ne lui a pas couté un sou (I got it one piece at a time and it didn’t cost me a dime).

Bien sûr, s’il avait fallu trouver un hymne pour nos rencontres autour des arts tactiques au travail, nous aurions aussi bien pu le choisir dans le vaste répertoire des chants de travail (Work Songs), de ces chants d’esclaves et de travailleurs qui émergent directement de leur quotidien vécu au travail. Cependant, pour nous accompagner dans nos discussions, nous avons choisi ce chant sur le travail ou plus exactement, sur les manières de voler au travail et sur le travail à côté1.

Plus qu’un récit fictionnel, One Piece at a Time apparaît comme une ode enthousiaste à la gloire de ces héros anonymes pratiquant des arts rusés au travail et récupérant leurs savoir-faire pour les transfigurer « hors du travail, dans un cadre qui changera le sens de l’objet produit2 », comme le dit Véronique Moulinié.

Selon les propos rapportés par Keith Martin et Linda Clark3, Michael Streissguth, dans la biographie4 qu’il consacre à Johnny Cash, écrit que l’idée de cette chanson serait venue à Wayne Kemp, après qu’il ait entendu parler de l’histoire d’un pilote de l’air qui aurait volé suffisamment de pièces détachées, dans la base aérienne où il travaillait, pour fabriquer son propre hélicoptère5.

Si la réalité inspire la fiction, de cette fiction ils ont aussi cherché à faire une réalité. Après l’enregistrement de cette chanson et dans l’objectif d’en faire la promotion, le garagiste Bruce Fitzpatrick a été invité à fabriquer une Cadillac avec cette chanson comme partition. Fitzpatrick, qui a collectionné tous les modèles de Cadillac mentionnés dans la chanson, fabriquera la voiture en une dizaine de jours. Baptisée ‘49-’70 Cadillac, le garagiste la présentera à Johnny Cash en avril 1976, soit vingt-sept ans après que notre working class hero de la chanson de Cash ait intégré la ligne de montage de General Motors (en 1949). Il existe une photo de cette ’49-’70 Cadillac : avec Cash au volant, les trois membres du Tennessee Three en passagers et Fitzpatrick qui pose fièrement à coté de la voiture. Par la suite, Bruce Fitzpatrick récupèrera la Cadillac (restée garée à l’extérieur de la maison-musée de Johnny Cash jusqu’à sa fermeture en 1985) et décidera finalement, contre toute attitude de fétichisation, de l’envoyer à la casse (We crushed it. Today it’s probably a Nissan or something6).

Mais si cette chanson et cette voiture n’avaient été inspirées par l’anecdote du pilote de l’air, elle aurait tout aussi bien pu l’être d’autres récits d’aventures du travail en perruque7, telle cette histoire rapportée par Robert Kosmann dans son livre Sorti d’usines, qui fait état de la perruque la plus imposante qu’il a pu rencontrer. Il s’agit d’un petit avion qui a été réalisé pendant dix ans (de 1990 à 2000) aux ateliers d’entretien du matériel d’Air France. Fred (il s’agit d’un pseudonyme) a ainsi construit un avion monomoteur à la fois en perruque et chez lui sur son temps disponible. Il a commencé les travaux en 1990, d’abord dans son studio, puis, a loué un garage pour stocker le fuselage et les ailes (construites dans sa salle à manger). L’avion est immatriculé sans ambiguïté : P-RUQ et a pris son envol en 20008.

La fabrication de cet aéroplane nécessite donc, là encore, un transfert des pièces et d’un savoir-faire de l’entreprise à la maison, de la sphère professionnelle à celle du loisir de l’amateur. Unique en son genre et d’une taille particulièrement exceptionnelle pour une perruque, ce zinc plairait sans aucun doute à ces autres passionnés qu’on appelle les spotters (observateurs). En effet, les spotters sont ces individus qui arpentent les aéroports (équipés de jumelles, de téléobjectifs, de parasols et de glacières) pour observer, répertorier et photographier les avions. Toujours à la recherche d’un nouveau spécimen, ces collectionneurs frénétiques vont jusqu’à recenser les numéros d’immatriculation des avions. Autant dire que la photographie du matricule P-RUQ pourrait figurer tout en haut du tableau de chasse de l’un d’entre eux. Ces spotteurs, font ainsi figure d’« amateurs professionnels », tant leur expertise rivalise avec celle des professionnels, y compris celle du contrôleur aérien Olivier Lapert qui, pour leur faire un clin d’œil, déplace son regard, normalement rivé sur les avions et les équipements de surveillance, pour filmer, en amateur et à partir de sa position de contrôle, ceux qu’il nomme Les voyants9. Ces spotters, pourtant constamment aux aguets, sont ainsi pris dans l’angle du panoptique de la tour de contrôle et spottés par un professionnel. Pour spotter ces spotters, Olivier Lapert s’arrête de travailler et sort des contraintes de son poste pour se réapproprier le dispositif professionnel d’observation mais du point de vue de l’amateur. Il opère une disjonction entre le travail prescrit – celui qui n’attend pas et qui répond à des objectifs précis définis par l’employeur – et sa capacité d’exercer son regard et ses compétences autrement. Il rompt, l’espace d’un instant, avec l’assignation des tâches et des fonctions, pour revêtir le costume de l’amateur qu’il prend alors comme modèle, cherchant sans doute par là à se muer lui-même en « professionnel-amateur », à opérer sa propre « pro-am revolution10 », à se jouer, en tant qu’aiguilleur du ciel, de la distinction entre professionnel et amateur.

Mais Olivier Lapert, comme de nombreux autres travailleurs polymorphes (qui circulent dans différentes sphères d’activités11), se joue également de ce double statut – de ce « pied rémunérateur qui permet[rait] à l’autre de « danser12 » », pour reprendre l’expression de Bernard Lahire – car, en faisant art d’un retournement de son poste de travail, il renverse aussi les divisions du travail entre l’artiste amateur et l’artiste professionnel qui entend, pour sa part, se distinguer en faisant de son « art » une profession.

Si Olivier Lapert peut se servir de son poste de travail pour « spotter » in situ, les rusés pourront de même se servir de leur place occupée pour réaliser des enquêtes. Une forme d’enquête produite par des travailleurs eux-mêmes mais en amateur, puisqu’ils n’ont pas choisi leurs situations de travail en fonction d’un terrain supposé plus ou moins propice, comme un sociologue ou un militant politique pourraient le faire, mais plutôt, dans une logique inverse, où les situations de travail auxquelles ils ont eu accès se sont imposées à eux, par la nécessité de travailler pour vivre.

Un art de l’enquête, qui s’essayerait alors à donner une autre « version » des mondes du travail, à l’image de l’artiste Jeffrey Perkins qui, pour gagner sa vie, a travaillé comme chauffeur de taxi à New York pendant vingt ans et s’est ainsi servi de son « pied rémunérateur » pour y mener une enquête artistique participative, cherchant, en Fluxus Cabdriver – comme l’aurait surnommé Nam June Paik – à concilier l’art et la vie. En accord avec ses clients, il a collectionné les enregistrements des conversations qu’il a eues avec eux pendant sept ans (de 1995 à 2002), constituant de la sorte une archive remarquable de plus de 350 heures consignées sur des cassettes audio, qu’il a numérotées, et dont il a répertorié le contenu dans des carnets. L’artiste en chauffeur de taxi travaillait donc en parallèle à un art de la discussion, acquérant ainsi une expertise dans l’art de manier les entretiens – dont la durée était réglée par le tempo de la course, elle-même fonction du rythme imposé par le trafic routier.

Cependant, ces enregistrements « auto patrimonialisés » au quotidien (à la façon frénétique que pouvait avoir notre héros Psychobilly d’accumuler les pièces détachées) ne sauraient jamais recouvrir en l’état, la réalité de vingt années d’un travail routinier. De cette archive à retardement il y avait donc bien là quelque chose à construire, à fabriquer.D’abord par Perkins lui-même, qui a réalisé plusieurs montages à partir de ses archives et qui les a montrés à plusieurs occasions, notamment sous l’intitulé du projet Movies for the Blind13. Puis, selon les projets proposés, Jeffrey Perkins n’hésitera pas à se dessaisir de ses matériaux (de ses enregistrements) pour les confier à d’autres (tel que les « enquêtés », ses passagers, l’avaient fait pour lui, en acceptant d’être enregistrés), de leur déléguer ainsi le soin de choisir et d’inventer d’autres formes à donner à la restitution de ses entretiens. Comme dans le cadre du workshop organisé par Sophie Lapalu à l’École d’art de Paris-Cergy (ENSAPC) en 2011, où les étudiants étaient invités à chercher (en partenariat avec Jeffrey Perkins) des manières de s’approprier ces enregistrements, de penser des dispositifs d’activation et de publication, de rendre son travail public, et de contribuer de la sorte à exhumer en France les archives de Perkins14.

Aussi, à la façon qu’a pu avoir Olivier Lapert de spotter les spotteurs, Johanna Viprey, en artiste-ethnographe, a enquêté sur l’enquêteur-artiste Jeffrey Perkins15. Outre le fait de mener une enquête du point de vue des sciences sociales (en ethnographe), qui vise, selon son propre terme, à instruire les pratiques et l’art de l’enquête de Perkins, elle a cherché du point de vue de l’art (en artiste-curator), et en accord avec Perkins, à affecter son travail par l’ajout de sa vision subjective, en réalisant notamment des performances, telle celle intitulée Bear Dream (With Rabbit)16. Elle se réapproprie de cette façon le titre (Bear Dream) de l’une des nombreuses cassettes de Perkins ayant attiré son attention. Dans le cadre de cette performance, Johanna Viprey met le contenu de cette cassette à disposition du public (à l’écoute au casque et en boucle) sous le nom de Bear Dream (29) et, en parallèle, raconte l’histoire de sa rencontre avec Perkins, sa pratique et le « processus d’affectation mutuel que provoque cette connexion17 ».

À notre sens, la force de « l’enquête artistique » menée par Jeffrey Perkins (et déployée en complicité avec Sophie Lapalu et Johanna Viprey), est précisément qu’elle n’est pas une enquête socio-anthropologique au sens classique mais cherche, notamment au travers de ces « documents d’action », des formes interprétatives de restitutions qui échappent à l’objectivation traditionnelle propres aux sciences sociales. En confiant ses enregistrements à d’autres artistes, mués pour l’occasion en curateurs, Jeffrey Perkins leur laisse le soin de ne pas reléguer hors-champ l’interprétation subjective et les processus qui les ont conduits à la manipulation et à l’appropriation de ses matériaux récoltés, mais au contraire, de les assumer, de les intégrer comme constituants de la restitution et de la mutation-déviée qu’ils pourraient faire de cette « matière brute ».

De cette façon, les enquêtes participatives permettent aux salariés-artistes de témoigner des conditions d’existence vécue au travail. Des enquêtes qui, en s’appuyant sur les pratiques de détournement et de déviance, interrogent la représentation du monde du travail de l’intérieur même du processus de travail. Il en va également ainsi de l’attitude du peintre Laurent Marissal qui, employé (d’avril 1997 à janvier 2002) comme agent de surveillance au Musée Gustave Moreau, utilisait « à des fins picturales le temps aliéné à la Direction des Musées de France. »18 Laurent Marissal use de nombreux subterfuges pour déjouer le regard menaçant des caméras de vidéo surveillance. Il fait de chacun d’eux des œuvres. Avec Sieste clandestine,il réalise un autoportrait vidéo sur son lieu et pendant son temps de travail19. Il se dessine deux yeux ouverts qu’il colle sur ses paupières pour faire une sieste. Cette auto-représentation au travail nous donne à voir l’artiste en train de se « coltiner » le réel et de faire un apprentissage rusé de son contexte de travail. Il prend à contre-pied des injonctions autoritaires jusqu’à l’absurde en les déjouant avec ironie. L’artiste-gardien de salle répond ainsi aux stratégies menées par l’encadrement du musée par des formes de retournement et de résistance habile. Mais Laurent Marissal étend aussi le domaine de son œuvre à des résistances sociales moins discrètes. Après avoir mis en place avec ses collègues une « première plate-forme de revendications » (Texte signé par les agents le 14 septembre 1997), il créer une active section syndicale (déclarée le 6 janvier 1998 sous le nom : section CGT-Gustave Moreau) à des fins picturales, pour « modifier réellement l’espace et le temps au musée »20. Pour ce qui est de la métamorphose de l’espace, ce sont les treizième et quatorzième points (sur quarante) de cette plate-forme de revendications qui les portent. On peut lire dans le chapitre « amélioration des conditions d’hygiène et de sécurité » : 13. Installer un vestiaire et une salle de repos pour les agents dignes de se nom (pièce trop petite pour 6 personnes). 14. Installer des toilettes séparées pour le personnel et le public, avec distinction homme/femme. Et c’est sous la contrainte syndicale menée par l’artiste que ces points de revendication aboutiront à un redimensionnement physique des espaces. La Direction des Musées de France (DMF) se voyant dans l’obligation de programmer des travaux pour aménager – entre autres – « une salle de pause, des vestiaires, de doter le musée de nouveaux locaux pour l’administration […] et d’aménager des réserves.Des réunions avec l’architecte [sont également organisées pour permettre] aux agents d’exprimer leur désir… Lors de ces réunions, [Laurent Marissal ne pourra s’empêcher] de faire modifier la répartition des espaces et [fera] déplacer une cloison modifiant le volume des espaces. »21

Par ces différentes actions, Laurent Marissal tente, à partir de sa position de salarié-artiste, un renversement – même infime – des rapports de forces qui s’exercent sur lui. Il se sert de son lieu de travail comme d’un territoire de jeu pour mettre en place des formes de détournements qui lui appartiennent : « A  son insu, le musée rémunère une production dont il n’aura pas la jouissance.»22 Mais Laurent Marissal ne se contente pas d’actions performatives. Il observe, enquête et se fait aussi collectionneur en documentant systématiquement les données qui le concernent tout en tenant le registre méthodique de ses agissements. Par des jeux de positionnements et repositionnements (par exemple, sortir la caméra au bon moment et la placer au bon endroit) il cherche à rendre visible les détournements qu’il opère sur l’univers privé (ou semi-privé) de son contexte de travail.

D’une façon différente, l’appropriation déviée des moyens de l’institution pourra aussi se mettre au service du « détournement des flux de personnes » par l’« usage du faux », à la façon dont « l’affaire des cartons piégés », comme on l’a appelée, a eu d’agiter le monde de l’art parisien de l’année 1999. En effet, des cartons d’invitations – véritables contrefaçons qui reprenaient à l’identique les graphismes des galeries et musées parisiens – avaient été adressés à un ensemble très large d’acteurs du milieu de l’art pour les tromper, en les conviant à des vernissages fictifs. Il n’est pas étonnant que ce projet collectif (qui a d’abord été conçu, mis en œuvre et diffusé anonymement avant d’être révélé), ait bénéficié de la complicité de travailleurs de l’art (de l’édition et de la communication) et que, ces cartons, aient été en partie réalisés et fabriqués sur leurs lieux et pendant leur temps de travail. Laurent Patart, salarié pendant douze ans d’un petit mais très réputé éditeur d’estampes, s’est ainsi servi, pour le fichier d’envoi de ces faux cartons de vernissages, d’une version réduite mais enrichie de celui qu’il avait constitué pour son employeur. Il précise aussi que les cartons eux-mêmes « furent imprimés à l’étranger selon la même procédure de détournement clandestin »23. Cette action agit alors comme un piratage de papier qui fonctionne par un retournement des moyens de l’institution artistique contre elle-même.

Retournement des moyens de l’institution au profit de pratiques de « sabotages », qui pourront elles-mêmes se transfigurer en « détournement des flux », comme en attestent les actions menées par les Robins des bois d’EDF-GDF (CGT de l’énergie). Ces travailleurs de l’énergie se sont fait connaître en avril 2005, lorsqu’ils ont coupé le courant électrique de la résidence secondaire de l’ancien commissaire européen Fritz Bolkestein24. Si leurs principales interventions consistaient plutôt, jusque-là, à couper l’électricité de personnalités ciblées (comme Alain Juppé ou le patron des patrons d’alors Antoine Seillière), leur conduite ne s’est pas arrêtée à des formes de « sabotages ». Ils ont également enrichi leur répertoire d’actions en y ajoutant l’usage retourné des flux d’électricité, comme en témoigne Jean-Michel Mespoulède : « À un moment donné, on s’est dit qu’enlever l’électricité aux riches c’était très bien, mais que la donner à ceux qui en ont besoin, ce serait pas mal aussi. Les Robins des bois sont nés comme ça25 ». Lorsque des usagers, pris par la précarité, sont dans l’incapacité de payer leurs factures et que ceux-ci sont privés d’énergie, les agents d’EDF-GDF engagés dans cette lutte, rétablissent clandestinement le courant ou le gaz au nom du droit à l’accès pour toutes et tous à l’énergie. Parfois, c’est le même agent qui, en service commandé, débranche l’électricité et qui, un peu plus tard, revient pour remettre en service le compteur. Ils signent leur passage en posant sur les compteurs un autocollant bleu et vert siglé « Robin des bois EDF-GDF ». Cela prouve que l’usager n’a pas lui-même effectué un branchement « sauvage » et signale à leurs autres collègues qu’ils peuvent ici passer leur chemin. Dans un contexte de lutte, les savoir-faire professionnels retournés peuvent ainsi se mettre au service des particuliers précarisés.

Comme vous l’aurez compris, s’il s’agit bien de discuter d’art, ce n’est pas de celui pratiqué par l’artiste de profession, ni même d’un art qui se réclamerait nécessairement de l’« art ». À l’opposé, ce pourrait même être d’un art, dont les pratiquants eux-mêmes seraient franchement hostiles aux termes d’« artiste » ou d’« art ». À l’image de ces ouvriers qui, de l’usine à la maison, transforment leur garage en musée et s’adonnent à la création d’objets « inutiles » les plus divers – statues, tableaux, maquettes en bois, en ciment, en fer, etc. – et que Véronique Moulinié nomme les « œuvriers ordinaires », aussi pour éviter d’utiliser à leur égard le terme d’« artiste » que nombre d’entre eux recevraient presque comme une insulte : « Tu trouves que j’ai la tronche d’un artiste, toi ? Moi, je suis un simple ouvrier. Je fais ça comme ça. Pour m’occuper. Parce que je sais le faire aussi. C’est tout26. » Des « œuvriers » qui, s’ils acceptent de définir leurs objets en termes de « plaisir technique », d’« émotion esthétique », de « beau » ou de « moche », repoussent la catégorie « art ». Comme le note Étienne de Banville, à partir de l’étude de Véronique Moulinié mais au sujet des œuvriers-perruqueurs cette fois, « le refus de l’acceptation de la catégorie « art » semble bien être basé sur le refus de la catégorie sociale, sinon sociologique, de l’ »artiste », non seulement avec sa « tronche », mais surtout avec ce qu’on lui attribue de style de vie et de catégorie sociale : être artiste (reconnu) serait ressenti par beaucoup de perruqueurs – mais pas tous – comme une trahison, comme une rupture inacceptable avec leur carrière d’ouvrier, avec les relations avec les copains, bref leur propre image. L’art, c’est d’autres ! en quelque sorte. Et du côté de la perruque, c’est de la « belle ouvrage27 » ».

C’est pour cette raison, qu’on se méfiera ici d’« artistiser » de force des pratiques qui trouvent leurs chemins de travers et leurs légitimités en dehors du petit monde de l’art. On cherchera à éviter de juger les productions de ces « œuvriers ordinaires » comme si il s’agissait là d’« œuvres d’art » – ou de « pièces » pour utiliser la novlangue propre à certains mondes de l’art actuels. Car c’est bien aux regards complices de sa femme et des passants de la rue que la Psycho Billy Cadillac est exposée par son producteur (et par extension au public de Johnny Cash), et non à l’adresse d’un public de l’« art » et dans ses espaces supposés légitimes. Inversement, s’il se peut qu’on expose des formes qui se réclament de l’« art », ces propositions pourront être jugées, non pas tant au regard des critères de la légitimité artistique, qu’à l’aune de l’efficacité tactique qu’elles ont su susciter, en un certain sens jugés, comme le propose Jean-Claude Moineau, dans l’indifférence de la revendication ou non d’une intention artistique, ou qu’elles aient été identifiées, étiquetées comme « art »28.

Dès lors, si nous continuons à parler ici d’art, ce n’est pas d’un « art » au sens exclusif de ce que les artistes (se réclamant de l’« art ») pourraient en faire (que ce soit sur leurs lieux de travail ou par la suite, dans des espaces d’arts dédiés), mais bien plutôt d’un art comme il y a des « manières de faire ». D’un art donc, mais d’un art comme il y a un art du jeu, du bricolage, du vol, de la perruque, de l’enquête… et de la guerre.

Effectivement, le terme de « tactique », qui se définit en rapport – ou en différenciation – avec celui de « stratégie », fait le plus souvent appel à un champ lexical que l’on peut qualifier de guerrier. Communément, on considère que la stratégie désigne une partie de l’art militaire, c’est-à-dire l’art de combiner des opérations en vue d’atteindre un objectif à long terme, la tactique désignant quant à elle l’art de conduire une opération militaire limitée dans le cadre de cette stratégie. Cependant, le sens des mots « stratégie » et « tactique » a subi une extension débordant largement le simple usage militaire, pour contaminer des champs d’action et de bataille diversifiés tels que l’économie, les mathématiques (théories des jeux), le sport, la politique, etc. Ainsi, de son côté, et à partir de l’opposition classique entre stratégies et tactiques, Michel de Certeau appelle « tactique l’action calculée que détermine l’absence d’un propre. Alors aucune délimitation de l’extériorité ne lui fournit la condition d’une autonomie. La tactique n’a pour lieu que celui de l’autre. Aussi doit-elle jouer avec le terrain qui lui est imposé tel que l’organise la loi d’une force étrangère. […] Elle est mouvement « à l’intérieur du champ de vision de l’ennemi » […] et dans l’espace contrôlé par lui. […] Il lui faut utiliser, vigilante, les failles que les conjonctures particulières ouvrent dans la surveillance du pouvoir propriétaire. Elle y braconne. Elle y crée des surprises. Il lui est possible d’être là où on ne l’attend pas. Elle est ruse29. »

Et quel territoire de l’autre que celui du monde du travail, protégé, entre autres, dans l’entreprise, par les règlements intérieurs qui régissent alors les comportements supposés conformes et/ou déviants des salariés30 : rapports au contrat de travail (et aux liens de subordination qu’il implique), au régime de la propriété privée des moyens de production, au secret industriel, à la hiérarchie habilitée à diriger, surveiller et contrôler l’exécution du travail. Mais à propos de ces « arts (ou manières) de faire » auxquels Michel de Certeau consacre son investigation, il écrit en guise de présentation de son livre, qu’à la différence de Michel Foucault dans Surveiller et Punir : « il ne s’agit plus de préciser comment la violence de l’ordre se mue en technologie disciplinaire, mais d’exhumer les formes subreptices que prend la créativité dispersée, tactique et bricoleuse des groupes ou des individus pris désormais dans les filets de la « surveillance31  » » – et il faudrait ajouter ici : au travail, puisque c’est le quotidien que nous avons choisi d’interroger.

Dans la lignée de cette proposition, et au travers des événements organisés (notamment la journée d’études dédiée aux arts tactiques au travail qui se déroulera le 20 septembre 2018 à l’université Rennes 2 et l’exposition intitulée One Piece at a Time : les arts tactiques au travail qui aura lieu au Cabinet du livre d’artiste), nous porterons donc une attention particulière à ce qui, dans les mondes du travail (tel que l’organise la loi d’une force qui lui est étrangère), échappe aux filets de la surveillance, au contrôle du bon déroulement des activités et de la production. C’est en effet le pari que nous faisons, d’un projet encore à l’état de recherche, de présenter et de discuter de ces arts qui ont cours derrière les portes closes des univers privés de production et qui sont pratiqués au quotidien par les travailleurs, lorsqu’ils se saisissent de la place qu’ils occupent dans l’entreprise pour tenter de plier, de tordre le réel de ce contexte à leurs propres fins, ou au profit d’une production parallèle.

Bien entendu, cette recherche qui procède par tâtonnement n’aspire à aucune exhaustivité mais s’essaye plutôt à déployer, depuis ce qu’on pourrait appeler une « boîte à outils tactiques32 », un éventail de propositions suffisamment large – entre l’action discrétionnaire et celle, plus manifeste, entre l’action fictionnelle et celle, plus en prise avec le réel, entre l’action qui se réclame de l’art et celle qui ne s’en réclame pas, et entre l’action critique et celle récupérée,… – nous permettant de comprendre différentes tactiques activables à partir de la position de salarié et, dans un même temps, en espérant que ces formes exhumées de créativité et d’inventivité nous incitent, nous donnent envie de faire à notre tour. Nous chercherons plus particulièrement à rendre compte de quelques pratiques de retournement de cette « boîte » comme l’escamotage, le blocage et le détournement des flux, la perruque, l’usage du faux, le jeu, le bricolage, la grève, l’enquête…

Évidemment, nous sommes conscients que les catégories de ce « répertoire d’actions » sont subjectives et poreuses. Comme on l’a vu, l’usage du « faux » ou du « sabotage » pourra se muer en « détournement des flux ». Et la pratique de la perruque, à elle seule, nous permettrait de discuter aussi bien des tactiques de vols, de jeux, de bricolages, de grèves… mais aussi du rapport qu’entretiennent ces objets à l’ingéniosité, à la créativité, à l’esthétique… et pourquoi pas, à l’encontre du sociologue Michel Anteby qui dit de cette pratique qu’« elle pourrait bien appartenir à ces zones grises tolérées par les propriétaires ou les directions d’entreprise [et pourrait être même] un facteur de régulation du travail33 », de questionner son potentiel politique en la considérant alors, en un sens inverse, comme une proche cousine d’autres pratiques que l’on peut qualifier de communistes libertaires ou d’anarcho-syndicalistes. Effectivement, le travail en perruque permet, à l’état embryonnaire, l’exercice quotidien de l’auto-organisation (« ce travail-là, nous le planifions nous-mêmes et l’exécutons comme bon nous semble34 »), de l’action directe (il implique une réappropriation et un retournement direct des moyens de production), et il implique une remise en cause profonde de la division technique et sociale du travail entendue comme source d’aliénation car ceux qui s’y adonnent sont déterminés à résister à un travail monotone, parcellisé et aliénant. Mais à coup sûr, tous les perruqueurs ne se reconnaîtront pas dans ce type de légitimation politique et ne verrons là qu’une construction théorique de plus : On fait ça comme ça, pour s’occuper et parce qu’on sait le faire aussi c’est tout.

Jan Middelbos

1 Je reprends ici le titre de l’ouvrage de Florence Weber qui, en ethnographe, a réalisé une enquête sur les occupations ouvrières extérieures à l’usine : Le Travail à-côté, étude d’ethnographie ouvrière, Paris, INRA / EHESS, 1989.

2 Véronique Moulinié, « Des « Œuvriers » ordinaires. Lorsque l’ouvrier fait le/du beau… », Terrain, n°32, mars 1999, p.43.

3 Linda Clark, Keith Martin, Strange But True Tales of Car Collecting: Drowned Bugattis, Buried Belvederes, Felonious Ferraris and other Wild Stories of Automotive Misadventure, Minneapolis, Motorbooks, 2013, p.163.

4 Michael Streissguth, Johnny Cash: the biography, Cambridge, Da Capo Press, 2006.

5 Linda Clark, Keith Martin, Strange But True Tales of Car Collecting, op.cit., p.163.

6 Propos de Fitzpatrick rapportés par Keith Martin et Linda Clark, Strange But True Tales of Car Collecting, op.cit., p.165.

7 Petit récapitulatif des principales règles et contraintes du jeu d’un travail dit « en perruque » :

  1. Se trouver dans un contexte salarial : on pratique la perruque sur le lieu et pendant le temps de travail.
  2. La perruque suppose que le travailleur – ou les travailleurs – ait accès aux moyens de production et qu’il se réapproprie les matériaux et outils de production disponibles.
  3. La perruque peut faire l’objet d’une commande (elle n’est pas exclusivement un travail « pour soi », elle peut être commandée par ou pour d’autres : collègues, amis, membres de la famille, etc.), mais elle est non marchande. On ne paye pas la perruque ! Elle est le plus souvent offerte et, dans des logiques de « don / contre-don », elle peut être échangée.
  4. Le but est de fabriquer ou transformer un objet en dehors de la production réglementaire de l’entreprise. La production d’objets implique l’expression d’un « savoir-faire professionnel et technique ». En ce sens, il n’est pas toujours possible de faire de la perruque. 
  5. Enfin, il faut sortir de l’entreprise l’objet « produit en douce », ce qui implique la fauche.

8 Robert Kosmann, Sorti d’usines, à paraître en novembre 2018 aux Éditions Syllepse, Paris, p. 33.

9 Olivier Lapert, Les Voyants, film disponible via le lien : https://vimeo.com/user7328448.

10 Charles Leadbeater, Paul Miller, « The Pro-Am Revolution. How enthusiasts are changing our economy and society » (La révolution des professionnels-amateurs : Comment l’enthousiasme transforme notre économie et notre société), Londres, Demos, 2004.

11 Figure du travailleur polymorphe, non pas tant au sens de la figure valorisée par le capitalisme managérial en termes de transfert de compétences, d’adaptabilité et de flexibilité qu’au sens émancipateur du terme, du refus inconditionnel de la division technique et sociale du travail, qui nous pousse à tenter d’en finir avec l’opposition entre travail manuel et travail intellectuel, entre tâches de direction, d’encadrement et tâches d’exécution, entre travail de l’art et travail « socialement utile », afin de trouver des manières de circuler dans les différents ordres du travail, à la façon dont Marx et Engels pouvaient fixer cela comme tâche au communisme : « Dans une organisation communiste de la société, ce qui sera supprimé en tout état de cause, ce sont les barrières locales et nationales, produits de la division du travail, dans lesquelles l’artiste est enfermé, tandis que l’individu ne sera plus enfermé dans les limites d’un art déterminé, limites qui font qu’il y a des peintres, des sculpteurs, etc., qui ne sont que cela, et le nom à lui seul exprime suffisamment la limitation des possibilités d’activité de cet individu et sa dépendance par rapport à la division du travail. Dans une société communiste, il n’y aura plus de peintres, mais tout au plus des gens qui, entre autres choses, feront de la peinture. » Friedrich Engels, Karl Marx, L’Idéologie allemande, Paris, Éditions Sociales, 1976, p. 397.

12 Bernard Lahire, La Condition littéraire : la double vie des écrivains, Paris, La Découverte, 2006, p. 66. Nous rajoutons ici le conditionnel car ce « pied rémunérateur » pourrait éventuellement permettre à l’autre de « danser », si l’activité rémunératrice restait dans l’« exercice » de l’activité parallèle (quelle que soit sa forme, artistique ou dans la langue de l’écrivain…) mais lorsqu’elle est aux antipodes, le problème reste de feindre de croire qu’il est possible de se dédoubler quand on vit dans l’impossibilité même « du choix de sa fatigue » pour reprendre l’expression de Jacques Rancière. C’est sans doute dans cet écart que réside toute l’injustice de la division sociale du travail entre « l’artiste de profession » et le « salarié-artiste », d’être séparés entre « ceux que dieu destine à la pensée et ceux qu’il destine à la cordonnerie ». Injustice que l’on retrouve dans la correspondance entre le poète-nanti Victor Hugo qui écrit au poète-ouvrier Savinien Lapointe – qui vit quant à lui dans l’impossibilité même « du choix de sa fatigue » : « Continuez ; soyez toujours ce que vous êtes, poète et ouvrier, c’est-à-dire penseur et travailleur ». Et Rancière de conclure : « …honnête conseil de rester à sa place en feignant de croire que cette place peut se dédoubler ». Propos de Victor Hugo rapportés par Constant Hilbey, Vénalité des journaux, Paris, 1845, p. 33, et cités par Jacques Rancière, La Nuit des prolétaires : archives du rêve ouvrier, Paris, Hachette Littératures, 1981, p. 25.

13 Films sans images (diffusés à l’occasion du Seoul NYMax performance festival en 1996, puis lors du NY Underground film festival en 1997) et une installation sonore (à la Diapason Gallery en 1999) qui donnent à entendre des extraits d’enregistrements choisis par Perkins.

14 Ces ateliers ont notamment donné lieu par la suite à une exposition intitulée « A Secret Poet (Jeffrey Perkins) », à l’espace YGREC de l’ENSAPC, du 23 novembre 2011 au 28 janvier 2012. La description du projet est disponible sur le site de Sophie Lapalu (mise en ligne le 9 novembre 2011 et consultée le 20 août 2018) : http://sophielapalu.blogspot.com/2011/11/description-du-projet-secret-poet.html.

15 Voir notamment Johanna Viprey, « De l’artiste en chauffeur de taxi à l’artiste en commissaire », Images Re-vues, 11 | 2013, document 4 (mis en ligne le 7 janvier 2014 et consulté le 20 août 2018) : http://journals.openedition.org/imagesrevues/3129 et Johanna Viprey, The Artist as a Cabdriver, A Methodological Journey with Jeff Perkins, Professional Outsider, Milan, Nero, 2014.

16 Réalisée à l’Institut Suisse de Rome (à Milan) en 2014.

17 Johanna Viprey, « De l’artiste en chauffeur de taxi à l’artiste en commissaire », loc. cit., p.18.

18 Laurent Marissal, Pinxit, Rennes, Incertain Sens, 2005, p. 41.

19 Laurent Marissal, Sieste clandestine, site personnel de l’artiste : http://painterman.over-blog.com.

20 Laurent Marissal, Pinxit, Rennes, Incertain Sens, 2005, p. 97.

21 Laurent Marissal, Pinxit, Rennes, Incertain Sens, 2005, p. 150.

22 Laurent Marissal, Pinxit, Rennes, Incertain Sens, 2005, p. 1.

23 Laurent Patart, Perruques, [message électronique] Envoyé le : Mardi 8 mai 2018.

24 Les Robins des bois d’EDF-GDF ont coupé l’électricité de Fritz Bolkestein après qu’il ait déclaré, pour justifier son projet de directive permettant la mise en concurrence des travailleurs à l’échelle européenne, qu’il était « impossible de trouver un plombier » pour les aménagements de sa résidence secondaire à Ramousies dans le Nord de la France, et que, dans ce contexte, « il n’était pas choquant de faire appel à des plombiers polonais ».

25 Propos de Jean-Michel Mespoulède (secrétaire régional de la CGT-Énergie) recueillis dans son bureau, où trône un trophée arraché de haute lutte : le compteur électrique de la villa d’Ernest-Antoine Seillière, par Frédéric Potet, in « La lumière des Robins des bois », Le Monde,disponible sur le site : https://www.lemonde.fr/a-la-une/article/2005/12/26/la-lumiere-des-robins-des-bois_724717_3208.html

26 Véronique Moulinié, « Des « Œuvriers » ordinaires. Lorsque l’ouvrier fait le/du beau… », loc. cit., p. 41.

27 Étienne de Banville, L’Usine en douce : le travail en « perruque », Paris, L’Harmattan, 2001, p. 71-72.

28 Jean-Claude Moineau, L’Art dans l’indifférence de l’art, Paris, PPT, 2001.

29 Michel de Certeau, L’Invention du quotidien. Tome 1 : Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990, p. 60-61. Nous soulignons.

30 Aussi, pour définir les formes de déviance au travail, nous pouvons dire avec Howard Becker, que « la déviance n’est pas une qualité de l’acte commis par une personne, mais plutôt une conséquence de l’application par les autres [ceux qu’il nomme également les « entrepreneurs de morale »] de normes et de sanctions à un « transgresseur ». » Howard Becker, Outsiders, Paris, Éditions Métailié, 1985, p. 33.

31 Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, op. cit. p. XL. Nous soulignons.

32 On pourra ainsi observer qu’à partir d’un « répertoire d’actions » utilisé comme un « réservoir » commun et disponible, il existe une infinie richesse d’interprétation dans l’actualisation de ce répertoire, qu’il s’agisse d’actions revendiquées comme politiques, artistiques ou tout simplement relevant de « conduites tactiques » à partir de la situation du poste de travail. Il faut entendre « répertoire d’actions » ou « réservoir » au sens où la sociologue Ann Swidler parle de la culture comme d’une « boîte à outils » (Tool-Kit), « boîte à outils » que l’on peut dire limitée, contrairement à l’opération de subjectivation – rendue possible à partir de cette même boîte – qui, elle, semble infinie. Ann Swidler, « Culture in Action: Symbols and Strategies », American Sociological Review, vol. 51, n°2, avril 1986, pp. 273-286. À ce sujet voir aussi : Olivier Fillieule, Stratégies de la rue : les manifestations en France, Paris, Presses de Sciences Po, 1997, p. 210.

33 Michel Anteby, Moral Gray Zones, Princeton University, 2008, et « La Perruque en usine : approche d’une pratique marginale, illégale et fuyante », Sociologie du travail, n°45, 2003, pp. 453-471.

34 Miklós Haraszti, Salaire aux pièces : Ouvrier dans les pays de l’Est, Paris, Le Seuil, 1976, p. 139.

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Lecture : Sorti d’usines. La « perruque » un travail détourné, de Robert Kosmann

« Être le perruquier, c’est se faire gruger » nous apprend rapidement Robert Kosmann dans son livre.

Etre le perruquier c’est celui qui subit la perruque, autrement dit, celui qui a quelque chose à perdre dans cette pratique : en temps de travail, en matière première, en usage de l’équipement, en autorité aussi… Bref, être le perruquier, c’est être le taulier, le boss, le patron…

Le perruqueur ou la perruqueuse, est de l’autre côté de la barricade. C’est celle ou celui qui subit le travail et qui, pour s’accommoder du chagrin, va tenter de grignoter un peu de temps sur la chaîne de montage, va récupérer des chutes de matière première, va louvoyer pour éviter les contremaitres, va discrètement sortir les pièces fabriquées – parfois une par une – de son usine ou va bosser la nuit plusieurs heures d’affilé afin de pratiquer son « art ». Parce que oui, ce livre est peut-être d’abord un grand livre d’art, populaire, illégal, clandestin, subversif, utilitaire la plupart du temps mais parfois purement décoratif… Car, tout au long de ses 180 pages s’affichent une, deux voire trois œuvres perruquées (toutes répertoriées à la fin du livre avec leurs côtes, les matériaux utilisés, leurs dates et leurs lieux de production)… soit près de 200 « œuvres » en tout. De quoi avoir une vision relativement exhaustive de ce qui peut se fabriquer lorsqu’on a décidé d’enfin bosser pour soi ou ses camarades plutôt que pour le capital. C’est là toute la pertinence du « s » à la fin de « l’usine » du titre : toutes les pièces présentées ne sont pas issues du secteur de la métallurgie, loin s’en faut.

Quand bien même tous les perruqueurs et perruqueuses n’ont pas explicitement en tête cette optique « lutte de classe » lors de leur pratique, toutes et tous entretiennent à travers cette activité un rapport de révolte face à la production. Un rapport d’autant plus net que la perruque est totalement extérieure au rapport marchand et qu’elle valorise la solidarité entre exploité-e-s. La perruque « marchande », dont l’un des exemples les plus parlants est sans doute la reproduction/vente de nombreux décodeurs pirates de la chaine cryptée Canal + au début des années 1980 est, elle, taxée de « travail au noir » et stigmatisée par les perruqueurs. Une éthique certaine donc au sein d’une « corporation » décriée à la fois par le patronat mais aussi par les syndicats et les partis politiques pour « vol » (les premiers) mais aussi « individualisme et arrangement avec la maîtrise » (les seconds). Pour autant, on trouvera au fil des pages de ce livre autant d’anciens perruqueurs syndicalistes (à commencer par l’auteur) que de témoignages de perruques tolérées voire encouragées (commandées même !) par la direction.

L’auteur en connaît quelque chose puisque pendant près de 20 ans il a été ouvrier fraiseur chez Renault où il a largement perruqué.

Rangé des bagnoles (c’est le cas de le dire), Robert Kosmann devient historien et sociologue, s’intéresse à cette pratique ouvrière massive et populaire : un sujet pourtant, « fuyant et caché » par définition. L’auteur en donne une définition précise : « l’utilisation de matériaux et d’outils par un travailleur sur le lieu de l’entreprise, pendant le temps de travail, dans le but de fabriquer un objet en dehors de la production réglementaire de l’entreprise » (page 13).

Un sujet dont on sait qu’il remonte loin en arrière : du temps des Pharaons déjà. Plus près de nous, le père du Code Noir, Colbert – alors qu’il est secrétaire de la Marine – se fend d’une première interdiction explicite de perruquer dans ses arsenaux. Mais, bien sûr, la perruque ne prend son véritable essor en tant que pratique massive qu’avec le travail contraint et salarié (on imagine mal un artisan à son compte « perruquer »). Elle est donc quasiment consubstantielle de l’industrialisation et du salariat : d’abord, pour la fabrication même d’outils que les ouvriers devaient posséder s’ils voulaient être embauchés en ce milieu de XIXe siècle. Entre 1798 et 1936, l’auteur relève que 80% des 354 règlements d’ateliers étudié par Michel Anteby (dans La Perruque à l’usine, en 2003), font état de sortie illicite de matériel, d’outil ou d’objets (page 91). Les 20% restant abordent explicitement la thématique de la perruque. Par la suite, cette perruque servira aussi beaucoup (et tout simplement) à la réparation de toutes sortes d’appareils qui se multiplient avec l’essor de la société de consommation. Quant à la perruque moderne (au bureau entres autres), elle est taxée par Robert Kosmann de « flânerie salariale ».

Au-delà des considérations sociologiques et historiques de l’auteur, au-delà des témoignages des perruqueurs et perruqueuses qui forment d’une certaine manière une « histoire populaire » de la perruque, le grand mérite de ce livre est de nous rappeler que la classe ouvrière (près d’un tiers de l’humanité encore aujourd’hui) et au-delà, le prolétariat, est en totale capacité d’imaginer, concevoir, réaliser, produire des objets parfois d’une rare finesse et souvent d’une exceptionnelle maîtrise dans des conditions de clandestinité et d’urgence hostiles. Qu’on imagine donc un peu ce qu’il en sera lorsqu’elle sera aux affaires ! C’est tout l’enjeu de la « Grande Perruque » que le Hongrois Miklos Haraszti appelle de ses vœux : celle dont l’artiste anarcho-perruqueur Jan Middelbos fait l’archéologie en convoquant les images des blindés de la CNT-FAI qui furent produits une fois l’entreprise Hispano-Suiza autogérée par ses ouvriers et mis au service de la révolution sociale espagnole.

Tout un programme.

Guillaume de Gracia

Sorti d’usines. La « perruque“ un travail détourné, de Robert Kosmann

Editions Syllepse 2018, 180 pages, 12 euros.

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