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10 mai 2016

Le surréalisme en 2015 – Contribution au séminaire ETAPE de mai 2015 Par Gilles Durand – Artiste et militant de la Fédération anarchiste

Le Surréalisme en 2015, ce sont des sets de table, des posters, des stickers, des mugs, des porte-clefs, des cartes postales, des timbres, des livres, des expositions…, tout un bazar de marchandises. Le Surréalisme est passé dans le langage commun avec l’expression « c’est surréaliste ! » très prisée des journalistes. Le Surréalisme, par la reproduction des images, fait partie du quotidien des gens. L’exposition rétrospective à Beaubourg et ses milliers de visiteurs, il y a une dizaine d’années, est en quelque sorte le couronnement de ce processus. En 2013-2014, l’exposition « Le Surréalisme et l’Objet » a prolongé l’exploitation du filon.
Cependant, une fois ce constat fait, déjà posé par Guy Debord et l’Internationale Situationniste en leur temps, que dire de plus ? D’abord que c’est une imagerie à la Dali qui a triomphé, des images incongrues, du bizarre mais d’un cachet très classique, une facture passe-partout, du bel ouvrage, une certaine esthétique mais surtout pas une politique. C’est bien pour ça que l’esprit du Surréalisme, sa virulence sont intacts et ne se matérialisent plus forcément dans des œuvres formellement surréalistes.
En 2016, cinquante ans après sa mort selon son vœu, seront ouverts les archives et les papiers d’André Breton, de nombreux textes, notamment sa correspondance, vont être publiés. En 2017, ce seront les cent ans de Dada et en 2024 les cent ans du Surréalisme. Les prochaines années seront « surréalistes », l’occasion de faire du chiffre ou de redistribuer les cartes ?

Le surréalisme comme avant-garde ?

Le Surréalisme est le modèle le plus achevé, le plus puissant, de l’avant-garde, mythe et réalité du XXe siècle. Qu’est-ce qu’une avant-garde ?
Ivan Chtcheglov alias Gilles Ivain, ami de Guy Debord, en hôpital psychiatrique des années 1960 à sa mort en 1998, a une explication dans son précurseur Formulaire pour un Urbanisme nouveau de 1953 : chacune des avant-gardes serait habitée par un Egregore. Dans la tradition ésotérique dont Ivain était féru, un Egregore est un esprit qui prend possession non d’un individu mais d’un groupe, un esprit collectif donc. Comment comprendre en effet qu’un groupe d’amis se réunissant dans des cafés et, dans les effluves de l’alcool, y rédigeant des textes inspirés et enflammés, puisse par sa force propre changer profondément la manière de vivre, d’aimer, de penser, de milliers d’êtres humains comme l’ont fait les futuristes, les dadaïstes, les surréalistes ?

Plus sérieusement, les avant-gardes se singularisent en publiant des manifestes en rupture violente avec la tradition. Ainsi Marinetti, le fondateur du futurisme, dans sa Lettre ouverte au futuriste Mac Delmarle, écrit en 1913 :

« Le Futurisme, dans son programme total est une atmosphère d’avant-garde ; c’est le mot d’ordre de tous les innovateurs ou francs-tireurs intellectuels du monde ; c’est l’amour de la nouveauté ; l’art passionné de la vitesse ; le dénigrement systématique de l’ancien, du vieux, du lent, de l’érudit et du professoral ; c’est le bruit strident de la pioche des démolisseurs ; c’est une nouvelle façon de voir le monde ; une nouvelle raison d’aimer la vie ; une glorification enthousiaste des découvertes scientifiques et de la mécanique moderne ; un étendard de la jeunesse, de la force et de l’originalité à tout prix ; c’est un crachat au visage de tous les passéistes déprimants ; une minerve d’acier contre l’habitude des torticolis nostalgiques ; une mitrailleuse aux munitions infinies braquée sur l’armée des morts, des impotents et des opportunistes, que nous entendons destituer et soumettre à des jeunes gens intrépides et créateurs ; c’est un bâton de dynamite pour toutes les ruines vénérées. »

Plutôt anarchistes à cette époque, Marinetti et les futuristes seront fascistes une fois Mussolini au pouvoir. Ce texte est totalement symptomatique de l’avant-garde. Méfions-nous des bandaisons de muscles et autres démonstrations de force. Loin des délires paranoïaques de Jean Clair qui associe avant-gardes et totalitarismes, il nous faut exercer la prudence en ce qui concerne le mythe de la modernité. Par exemple Breton, ou encore Marinetti, étaient des poètes post-symbolistes tout à fait classiques, avant le geste de rupture inaugurale, le manifeste.

Manifestes d’André Breton

Breton a écrit les deux manifestes du Surréalisme. Le premier en 1924 pose les bases du mouvement, l’exploration des rêves, l’écriture automatique, un certain freudisme appliqué à la littérature, freudisme que récusa d’ailleurs le viennois. Le second en 1930 pose l’équation Marx+Freud= Révolution avec des propos politiques et polémiques et avec de nombreuses excommunions et attaques contre des anciens amis. Il y écrit, au tout début :

« En dépit des démarches particulières à chacun de ceux qui s’en sont réclamés ou s’en réclament, on finira bien par accorder que le Surréalisme ne tendit à rien tant qu’à provoquer, au point de vue intellectuel et moral, une crise de conscience de l’espèce la plus générale et la plus grave et que l’obtention ou la non-obtention de ce résultat peut seule décider de sa réussite ou de son échec historique. »

Le Surréalisme a certes un but esthétique mais surtout un but politique, éthique et holistique.
Puis, plus loin, grand lecteur de Hegel, Breton écrit :

« Tout porte à croire qu’il existe un certain point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement. Or, c’est en vain qu’on chercherait à l’activité surréaliste un autre mobile que l’espoir de détermination de ce point. »

La défense d’un art singulier se transforme dans un premier temps en autonomisation d’une nouvelle forme d’art, le premier manifeste, puis de manière décisive, en une attaque, au nom de cet art contre tout l’ordre social, politique et culturel, le second manifeste.

Floraison surréaliste

Il faut lire les revues La Révolution surréaliste parue de 1924 à 1930, puis (sentez l’inflexion) Le Surréalisme au Service de la Révolution de 1930 à 1933, pour saisir la force du groupe à l’époque : art exigeant et politique elle aussi exigeante, mêlés. Pourtant, le groupe connaît des démêlés compliqués avec le PCF où ils s’encartent en 1927 jusqu’à la rupture complète en 1935, de tout le groupe à l’exception d’Aragon, le champion des staliniens, d’Eluard, piètre poète de l’amour et de quelques sous-fifres. Breton se tourne alors vers l’Opposition de gauche, en l’occurrence Trotsky qu’il visite au Mexique en avril 1938 et avec qui il écrit Pour un Art révolutionnaire indépendant où sont réclamés le communisme pour le peuple mais un « régime anarchiste de liberté individuelle » pour les artistes !
Surréaliste, Benjamin Péret était poète et militant. Il est très vite trotskyste. Il combat en Espagne en 1937 d’abord au POUM puis dans la Colonne Durutti, car il trouve le POUM trop bureaucratique. Il n’adhère pas à la quatrième internationale mais reste très proche de Natalia Sedova, la veuve de Trotsky. Après la seconde guerre mondiale, Breton, Péret et leurs camarades plus jeunes se rapprochent des anarchistes et publient des articles dans Le Libertaire de 1949 à 1953.
Le groupe ne survivra pas à la mort de Breton en 1966. Dès 1969, il n’y a plus de groupe surréaliste.
À Beaubourg est reconstituée et exposée une partie du bureau de Breton. Et c’est magnifique, une floraison d’objets plus beaux les uns que les autres et non-hiérarchisés. Un Miro surplombe un caillou sans valeur sinon esthétique. Une sculpture de Giacometti côtoie une collection de papillons sous verre. Allez méditer dans cette pièce plongée dans le noir et doucement éclairée où passe un peu de l’esprit de Breton et donc du Surréalisme.

Un Esprit du surréalisme ?

Quel est l’esprit du Surréalisme, si c’est lui qu’il faut sauver ? La démarche surréaliste s’érige contre l’ordre établi, contre les valeurs bourgeoises et propose une éthique centrée sur la liberté, le désir, les passions.
L’histoire du Surréalisme montre ce qui reste une contradiction pour les artistes et intellectuels de gauche : ils sont régulièrement déchirés entre les valeurs de communauté propres à la tradition communiste et les valeurs de singularité, de grâce même, propres à une esthétique moderne héritée de l’aristocratisme et du Romantisme. Ils s’efforcent tant bien que mal de gérer cette tension, par exemple en rendant hommage à l’art de masse (Fantômas au cinéma,…), aux diverses formes de la culture populaire, du kitsch jusqu’à l’Art Brut que Breton et ses amis ont collectionné. Walter Benjamin, qui savait si bien conjuguer avant-gardisme et culture populaire – ce qui peut expliquer sa fortune actuelle – a bien saisi, dans son essai Le Surréalisme Dernier Instantané de l’Intelligence européenne, cette dialectique. Il écrit :

« L’art ne doit pas perdre de vue que son objet le plus vaste est de «révéler à la conscience les puissances de la vie spirituelle » (citation de Breton). L’aiguisement des sens de l’artiste – aiguisement qu’il doit accroître par tous les moyens – lui permet aussi de révéler à la conscience collective ce qui doit être et ce qui sera. L’œuvre d’art n’est valable qu’autant que passent en elle les reflets tremblants du futur. »

Benjamin et Breton tentent de concilier action et rêve, travail et jeu, vie et poésie. Cette démarche ne peut que s’inscrire dans le cadre d’un renversement de la société de classes. Mais l’engagement communiste est compliqué ; avec d’un côté, la classe ouvrière organisée, avec ses disciplines partisanes et syndicalistes ; de l’autre, un mouvement culturel, avec son association mouvante d’individus libres prônant l’émancipation, souvent délibérément marginaux. C’est leur commune haine du bourgeois qui les réunit.
Prôner un monde régi par le désir, les passions, l’amour, la révolution c’est proposer une conception de la vie en opposition totale avec la morale bourgeoise centrée sur une morale de l’intérêt, sur la jouissance des biens matériels, sur l’ascétisme et le conservatisme.

Le cas Marcel Duchamp

Pour revenir à notre contradiction communauté versus singularité, il y en a un qui a choisi son camp, celui du dandysme. Grand lecteur de Stirner, Duchamp est un cas ! Le nombre de monographies et d’essais en tout genre qui paraissent sur le maître du XXe siècle est ahurissant, ce qui ferait sans doute rire l’éternel potache.
Par contre, on omet trop souvent, en en faisant un cavalier seul, un génie solitaire, que Duchamp bien qu’il ne fit stricto sensu jamais partie du groupe surréaliste, fût toujours très proche d’eux et de Breton en particulier. Une admiration intellectuelle réciproque les animait. Les scénographies signées Marcel Duchamp des expositions internationales du surréalisme portent la trace de son humour : ce furent des tableaux plongés dans le noir, que l’on regardait avec une lampe de poche, en 1938 à Paris, ou encore une toile d’araignée géante, composée d’un kilomètre et demi de cordage, accrochée aux lustres et aux cimaises de l’exposition « First Papers of Surrealism » en 1942 à New York.
Son œuvre majeure étant l’emploi de son temps et muni de l’indispensable Droit à la Paresse de Paul Lafargue, Duchamp fait une critique en actes à la fois du salariat et de l’artiste producteur à la Picasso. Dans les écoles des Beaux-Arts, Duchamp est l’artiste le plus important, le plus séminal. Mais, dans ces mêmes écoles, il y a un rejet massif du surréalisme. Qu’y comprendre ?
Duchamp a deux filiations que j’oppose, que je mets en tension. D’un côté, Warhol et l’art de la reproduction, de la publicité, de la marchandise, du capitalisme, et, de l’autre côté, l’Art Conceptuel avec sa retenue esthétique et son souci de rigueur philosophique (Joseph Kosuth, Lawrence Weiner, Art and Langague, Roman Opalka, etc.). On peut s’amuser à distribuer les artistes contemporains selon ces deux pôles.

Des restes du banquet surréaliste ?

On peut trouver par-ci par-là des restes du banquet surréaliste. Il paraît que des écrivains et des artistes se réunissent à Paris ou ailleurs, nostalgiques ou pas, sous le beau nom de Surréalisme. Il existe par ailleurs la très mauvaise revue, car très mystique, Supérieur Inconnu fondée par l’ex-surréaliste Sarane Alexandrian en 1995. On peut trouver une des multiples facettes du surréalisme, l’Umour, au Collège de Pataphysique ainsi que dans la littérature à contraintes de l’OULIPO. Quoi qu’on en pense, l’esprit ludique du Surréalisme y est convoqué mais certainement pas le Surréalisme incandescent de révolte et d’irrespect. Certains mauvais peintres et autres pompiers font encore du Surréalisme comme d’autres font de l’impressionnisme ou du cubisme. Ça n’a strictement aucun intérêt, ça manque de sève. Leur maître est l’usurpateur Dali. C’est toujours une dimension du Surréalisme qui est exploitée, jamais l’ensemble, jamais l’esprit lentement distillé.
Il faut donc constater que le Surréalisme est chose du passé. L’époque semble ne pas se prêter aux collectifs, aux groupes et les milieux de l’art et de la poésie ont changé, sont devenus encore plus concurrentiels et impitoyables, forçant à l’individualisme.
Le Surréalisme est peut-être devenu une pareidolia. La pareidolia, c’est le phénomène qui nous fait voir des images dans les nuages, des figures sur un mur lépreux ou le visage du Christ sur un toast brûlé. Léonard de Vinci en était adepte. Caché là où on ne l’attend pas, le surréalisme est à chercher et à deviner, au service d’un plus grand dessein, la révolution !

De l’Esprit du surréalisme aujourd’hui

C’est l’esprit de certaines œuvres qui doivent quelque chose au Surréalisme, pas une imitation parcellaire.
Et tout n’est pas perdu : des collectifs se montent, des collectifs souvent informels d’artistes multimédia : peinture, sculpture, installations, performance, sérigraphie, édition, street art, etc. Avec parfois un propos politique notamment dans des squats. Dans ce grand squat à ciel ouvert qu’est la ZAD de Notre Dame des Landes, c’est incroyable le nombre et la beauté de dessins et de visuels qui ont été créés tout au long de la lutte. De l’affiche politique comme un des Beaux-Arts. Par ailleurs certaines performances audacieuses et au contenu explicite prolongent l’esprit d’insoumission. C’est le cas aussi de certains livres d’artistes, aboutissement d’un long travail sur l’imagerie populaire et ses dimensions sociales et politiques ; Enfin, il est évident que les poètes contemporains expérimentaux doivent quelque chose au surréalisme, ses découvertes et ses licences.
Qu’en est-il de l’Art Brut, très prisé par les surréalistes, Breton en tête ? Comme Roxanne Azimi le montre dans son récent La Folie de l’Art Brut, actuellement le marché de l’art à bout de souffle esthétique éprouve un intérêt grandissant envers l’Art Brut pour une plus-value d’authenticité, de sincérité et de pureté. Des galeries spécialisées se montent et des collectionneurs achètent lors de grandes ventes dédiées à l’Outsider Art. Quelles conséquences auront ces manœuvres ? Sûrement pas grand-chose de joli.

Soutenir l’art vivant !

Pour finir, soutenons l’art vivant, allons dans les petites expositions, poussons les portes des squats et des ateliers ! L’art, ce n’était pas mieux avant et ça peut être passionnant.
Et on peut voir passer parfois un Egregore en catimini.
Beaucoup d’artistes, beaucoup plus nombreux que ceux qui réussissent, sont en peine et survivent tout en exposant les conditions même de cette survie. La précarité, quasi existentielle, nous pousse à une critique radicale de ce qui est.
Le capitalisme par, d’une part, le formatage dans les écoles d’art et, d’autre part, le marché de l’art qui transforme tout ce qu’il touche en marchandises, a complètement noyé la force subversive de l’art. Quelques artistes, quelques collectifs, résistent encore et le Surréalisme est un de leurs flambeaux.
Le Surréalisme n’est pas une école mais une avant-garde qui a fait son temps. À nous, artistes ou pas, d’être à la hauteur de ses exigences !

« La poésie tendra constamment à son propre dépassement ou tombera au niveau du compliment. Pour elle on ne peut concevoir d’autre alternative que la révolution ou la mort. » Benjamin Péret

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