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8 juin 2022

L’animation spirituelle à la Mission populaire. Une institution libertaire ?

Contribution au séminaire libertaire ETAPE du 4 février 2022

Par Stéphane Lavignotte1

Comment vivre une spiritualité émancipatrice en honorant la multiculturalité de la société et dans un esprit de laïcité ? C’est le pari que tente depuis trois ans la Mission populaire évangélique de France avec le concept d’animation spirituelle.

Née au lendemain de la Commune de Paris, La Mission populaire évangélique de France (MPEF ou Miss Pop) représente côté protestant l’équivalent côté catholique de la JOC (Jeunesse ouvrière chrétienne), de l’ACO (Action catholique ouvrière), de la Mission de France, à la différence qu’elle a choisi de vivre l’Évangile en milieu populaire à travers des lieux : douze « Fraternités », qui sont des sortes de maisons de quartier/centre sociaux. La majorité des bénévoles, une grande partie des salariés, des Conseil d’administration et l’écrasante majorité des personnes accueillies ne sont pas protestantes mais non-croyantes, catholiques, musulmanes… Les Fraternités ont comme directeur ou coordinateur des « équipiers » (trois sur douze, dont moi, sont pasteurs), salariés employés par la structure nationale et mis à disposition des associations locales (qui remboursent leur salaire au national). Ils sont pour la plupart (11 sur 12) chrétiens, en tout cas intéressés par la dimension spirituelle du lieu. Revendiquant de « Vivre et manifester l’Évangile en milieu populaire », ces lieux développent des activités sociales (accueil des SDF, des migrants, cours de français, soutien scolaire, etc.), culturelles (chorales, théâtre…), des débats sur l’actualité, des cultes, des groupes bibliques et donc aussi de l’ « animation spirituelle ».

A quoi ressemble ce que la Mission populaire appelle « animation spirituelle » ? Imaginez.

Une personne rentre dans l’accueil café de la Frat’ de Nantes et se dirige vers le comptoir. On lui propose un café et on lui demande sa chanson préférée. Elle est diffusée dans la salle et la conversation s’engage avec elle : pourquoi cette chanson ? Que représente-t-elle dans sa vie, son parcours, dans ce qui est important pour elle ?

Un matin de printemps, neuf personnes se retrouvent à la Maison Ouverte de Montreuil. Après un café et un jeu de présentation, elles partent en silence, marchant lentement dans la ville en direction d’un grand parc voisin. Toute la journée, méditations, marche méditative, petites danses traditionnelles en rond, lecture de textes (de différentes traditions philosophiques et religieuses), discussions, rumination de la nature et de la ville… pas besoin d’être croyant pour y participer, seulement avoir envie de relier la tête, le cœur et le corps, la terre et le ciel, la ville et les arbres !2

Un conseil d’administration se réunit. Chacun reçoit une série de petites cartes avec des proverbes africains, des citations de Mahomet, de Jésus, de Gandhi… Chacun en choisit une et à tour de rôle dit ce que ce choix exprime de son état d’esprit du moment.

Des enfants d’un soutien scolaire à la Maison Ouverte (Paris 18e). En petit groupe, ils échangent sur les sentiments qui les traversent face à la crise du COVID : peur, tristesse, inquiétude, colère… Chaque groupe choisit un sentiment et monte une petite scène de théâtre qu’il va jouer devant les autres. Joué une deuxième fois, les spectateurs sont invités à remplacer un des personnages du jeu pour montrer ce qu’il aurait fait à sa place, à la manière du théâtre forum/théâtre de l’opprimé du Brésilien Augusto Boal (1931-2009).

Voilà ce qui est appelé animation spirituelle et qui se définit pour la Mission populaire comme une « recherche collective de sens ». Quelle démarche a mené à cette pratique ? En quoi est-elle émancipatrice et quelles sont les limites ? Cela peut-il être qualifié de pratique libertaire ?

1) Une tradition judéo-chrétienne d’ouverture…

Ces pratiques sont nées dans un des nombreux écosystèmes du champ religieux. Quelles en sont les particularités ?

a) qui favorise le questionnement sur le normatif…

A la différence des courants conservateurs du christianisme qui estiment qu’il y a inerrance de Dieu dans le texte biblique – Dieu y dit toujours la même chose sans aucune contradiction – dès le début de la Réforme et avant avec l’humanisme chrétien, il est au contraire souligné qu’il n’est pas possible d’ignorer qu’il y a des opinions diverses qui s’expriment dans le texte biblique. Le fait que dans l’histoire du christianisme, il a été choisi de mettre ensemble dans le même ouvrage – la Bible – des textes qui ne disent pas la même chose est compris comme l’idée que le canon – l’acte de choisir certains textes et pas d’autres comme textes de références – organise et légitime le débat sur le sens de la Révélation. Le sens est à trouver dans les écarts, les désaccords, les contradictions entre les différents textes et les différents livres de la Bible : ainsi, une lecture du chapitre 1 et du chapitre 2 de la Genèse (le livre qui ouvre la bible avec deux récits différents de création du monde) montre à l’évidence un rapport différent à la terre, Genèse 1 évoque la « domination » de l’humain sur la nature tandis que Genèse 2 utilise l’image d’un jardin.

Cette approche se traduit aussi par la question de savoir ce qu’un lecteur y recherche.

Un lecteur qui y cherchera des règles précises et sûres pour sa vie – quoi manger, avec qui se marier, avoir des relations sexuelles avant le mariage ou pas… – aura tendances à favoriser cette conviction qu’il y a un sens unique au texte biblique et il cherchera des réponses. Au contraire, une autre approche consiste à d’abord chercher des questions : prendre le livre comme un texte étrange, décalé par rapport à nos vies, riche mais dérangeant qui nous fait réfléchir sur les évidences ou les vérités de notre époque. C’est l’approche que revendique Jacques Ellul (sans toujours l’appliquer…) quand il dit favoriser les interprétations qui le déplacent le plus. La Bible est alors un livre des questions et non des réponses. Cette façon de lire le texte peut s’appuyer sur le texte lui-même. Jésus parle souvent en parabole et termine en général par une question ou une interpellation qu’il renvoie à ses interlocuteurs pour les faire réfléchir : Qui dites-vous que je suis ? Qui est le prochain de l’homme ? Que celui qui n’a jamais péché jette la première pierre… Dans l’Ancien testament, les questions sont également centrales. Ainsi, en Genèse 2, quand Adam se cache de Dieu car il s’est découvert nu, Dieu lui demande : Adam où es-tu ? Une interprétation classique du judaïsme que souligne le philosophe juif Martin Buber met en avant que Dieu sait où est Adam puisqu’il est omniscient ; et que donc s’il pose la question, ce serait pour qu’Adam se demande où il est, où il en est devant Dieu et existentiellement et nous comme lecteurs à notre tour. Le judaïsme a particulièrement développé cette gymnastique de la question. On peut remarquer que cela se fait alors que son courant majoritaire dans le monde, dit orthodoxe, insiste sur des règles de vie très codifiées et que donc questionnement et choix d’un mode de vie inspiré de la bible même dans ces moindres détails n’est pas forcément contradictoire.

Enfin, il y a débat dans le christianisme pour savoir s’il faudrait lire le texte à la lettre ou dans son esprit. Lire à la lettre – le littéralisme – repose sur l’illusion que le sens d’un texte serait évident à sa lecture quand bien même il utiliserait des mots, des concepts, des visions du monde qui ont énormément évolué depuis plus de 2000 ans3. La lecture selon l’esprit va davantage chercher l’intention du ou des auteurs du texte, son contexte d’écriture, ce qu’il représente comme évolution par rapport à son époque, quel « esprit » de Dieu y souffle… Le texte est pris comme un objet social, est cherché une lecture vivante pour le présent selon ce qu’écrit l’apôtre Paul en polémique avec les courants majoritaire du judaïsme de son temps : «(Dieu) nous a aussi rendus capables d’être ministres d’une nouvelle alliance, non de la lettre, mais de l’esprit ; car la lettre tue, mais l’esprit vivifie » (2 corinthien 3,6). Enfin, en arrière-plan il y a une idée de la vérité : si la vérité (ou le dogme) existe, seul Dieu la connaît et l’humain ne peut que la rechercher mais jamais croire la posséder.

Cette approche – qui se retrouve avec ses caractéristiques propres dans la plupart des religions, pas moins en islam malgré ce qui on entend souvent – insiste sur la recherche du sens plutôt que la possession de la vérité. Cette recherche peut être individuelle, mais les pratiques du protestantisme se sont plutôt développées collectivement avec la figure du « groupe biblique », institution de toute paroisse protestante où les paroissiens se retrouvent ensemble avec le/la pasteur.e. Ce dernier joue un rôle d’accoucheur du groupe pour trouver du sens – en faisant des apports savants, en facilitant la prise de parole, en posant des questions qui aiguillent, déroutent ou relancent le débat – davantage qu’un maître qui donnerait le sens unique ou obligatoire du texte. La parole et la réflexion y sont en général très libre, Dieu, Jésus et tous les personnages de la Bible, sans compter les institutions religieuses, en prennent en général pour leur grade, cette liberté de ton étonne très souvent les visiteurs…

b) …l’universel sur l’identitaire

Un autre élément important est la conviction que les questions de la Bible comme de la foi sont universelles et non identitaires. Ainsi, au milieu des années 1960, le théologien protestant André Dumas4 participe à des débats publics avec les intellectuels du Parti communiste5 et il exprime déjà son refus d’une religion du secret. Côté catholique, le Père Jolif dit attendre du marxisme qu’il reconnaisse la présence pour le chrétien d’une certaine forme d’expérience irréductible aux catégories auxquelles il recourt, une certaine dimension de vie qui n’est accessible et compréhensible que dans la mesure où la personne a opéré le saut de la foi. Le marxisme, selon lui, par principe se situerait en deçà de ce saut. André Dumas reconnaît l’existence dans le christianisme d’une expérience de la foi mais il voit là une « sorte de cercle vicieux, où il faut bien le dire, Dieu seul parle bien de Dieu et seuls ceux qui connaissent Dieu quand Il parle de Lui-même peuvent l’écouter. Mais j’ai terriblement peur, que nous déformions ce cercle vicieux de la foi en un ésotérisme chrétien, c’est-à-dire en une irréductible et intransmissible expérience qui serait finalement le contact ineffable entre nous et Dieu. Car le christianisme est religion de la parole et religion publique. Il n’est pas religion du silence ni du mystère »6. Il insiste sur la question du langage : « Notre langage humain est un langage commun. Il n’y a pas un langage réservé aux uns, qui serait par exemple le langage particulier de la foi. Il y a le langage profane, les mots communs devant servir de véhicule à des expériences différentes »7. S’adressant au public des non-croyants, Dumas avoue sa crainte « que certains d’entre vous puissent penser que le chrétien proclamerait une suite d’expériences ineffables, intransmissibles, annihilant alors la zone du dialogue nécessaire »8. Ce refus s’adresse aussi à un certain « sécularisme9 » anti-religieux qui voudrait que la religion reste une expérience privée : « C’est donc le mouvement du passage de la Parole vers la société pluraliste et sécularisée qu’il faut maintenir, en combattant l’internement de la Parole dans un enclos marginalisé et l’enfermement de la société dans un conformisme intouchable »10. Il y aussi la conviction que le christianisme a du sens à apporter dans le débat public, non par en raison de la possession d’une vérité ou d’une légitimité historique mais pour contribuer au « bien commun » ou en tout cas la recherche collective d’un monde meilleur.

Ce caractère de proposition à toutes et tous, croyants ou non, est pour Dumas l’une des spécificités de l’éthique chrétienne. Il le dit par exemple devant les scientifiques catholiques à Rome11 en 1974 : si l’éthique chrétienne est « spécifique en son origine »12, elle est « universelle en sa destination »13. Universelle, « non par preuve rationnelle, ni par privilège religieux »14 mais par sa destination car « bénéfique pour tous les hommes, quelles qu’en soient les croyances et les cultures »15. Ni par la preuve rationnelle (la preuve scientifique, de la rationalité cartésienne ou de la morale catholique qui cherche une rationalité universelle capable de retrouver la morale naturelle), ni du privilège religieux qui s’imposerait comme magistère mais parce qu’elle fait une proposition qui peut être ressentie comme « bénéfique » par tous les humains, quelles que soient leurs croyances et cultures. Elle est universelle « par destination » dit Dumas, ce que nous proposons de comprendre dans le sens de sa volonté de parler à toutes et tous et aussi dans le sens d’une arme par destination : ce qu’elle devient dans l’usage qui en est fait vers autrui. Elle se prouve par sa réception, par sa capacité à être une « parole bonne » ou « morale bonne » (bénéfique) plutôt que « bonne parole » ou une « bonne morale » au sens du conformisme moraliste.

Cette approche est cohérente avec le refus des positions religieuses de rejet, de haine, de culpabilisation, de jugement comme elles se sont déchaînées par exemple lors des débats sur le mariage pour toutes et tous.

2) Une évolution de la sécularisation

Cette approche d’ouverture, de questionnement et de proposition rencontre une évolution de la place de la spiritualité dans la société française du début du XXIe siècle ? Selon le sociologue Jean-Paul Willaime16, nous sommes entrés dans une ère d’ultramodernité : la première sécularisation du XIXe siècle s’était appliquée aux institutions religieuses qui avaient perdu leur monopole de diffusion des valeurs et du sens au profit de certaines institutions centrales de la modernité : travail, politique, famille, santé, etc. ; dans l’ultra-modernité, la sécularisation a continué son travail en s’appliquant à ces institutions qui sont à leur tour touchées par la désacralisation et la démythologisation qu’ont connu les religions. Elles ne sont plus porteuses d’un sens venant d’en haut. Dans le même temps, l’ultramodernité « réhabilite le fait que l’être humain n’est pas simplement un être rationnel, producteur de bien, qu’il n’est pas seulement un être de performance économique, intellectuelle, physique, etc. Qu’il est aussi un être ayant des émotions, des sentiments… »17. Un espace s’ouvre où les religions – moins menaçantes car elles ont perdu leur pouvoir – apparaissent comme des ressources possibles pour le sens, le symbolique, l’imaginaire ; pour mettre en mot ses questions et ses peurs ; des sous-cultures qui offrent du lien social et de la relation fraternelle dans une monde de plus en plus dur et inquiétant, au temps de la précarité généralisée et de la menace climatique. Les individus sont à la recherche de sens mais de manière dérégulée, hors des institutions, de manière allergiques à l’autorité, libérale au sens philosophique, voir libertaires. Émerge aussi un défi quant à persistance de références communes : dans la société sécularisée, les nouvelles générations, n’ont plus consciemment le background judéo-chrétien : il y a donc à trouver les mots, les formes et les ressources commune qui permettent l’échange.

D’un autre côté, les milieux populaires renouvelés par les migrations sont le lieu d’affirmations religieuses diverses dans leur mode (parfois fortes, parfois exclusives, parfois aussi floues) et dans la tradition à laquelle elles se rattachent (chrétiennes, musulmanes, syncrétiques, etc.).

Ainsi, dans les Fraternités de la Mission populaire, ces évolutions se manifestent très concrètement. Une double demande s’y exprime. Celle des classes moyennes sécularisées en demande de sens et celle des classes populaires religieuses. Mais la demande des milieux populaire, contrairement à ce qu’on pourrait s’imaginer, ne s’affirme finalement que peu par des affirmations identitaires, qui sans doute trouvent d’autres lieux. Au contraire, on voit émerger une demande d’échange et de lieux pour penser librement leur foi et leurs questions de vie par rapport à leur foi. Par exemple à la Fraternité de Trappes (78), installée dans un quartier où la mosquée est conservatrice, la Frat est le lieu où les femmes musulmans peuvent discuter entre elles mais aussi avec la directrice protestante, les bénévoles chrétiennes, non croyantes ou musulmanes, ressenties comme bienveillantes et accueillantes aux interrogations, aux questions qui ne peuvent pas se discuter dans « l’espace social » du reste du quartier. Les questions de sexualité, d’éducation des enfants, d’égalité femmes-hommes peuvent se dire en ayant la liberté de déployer les doutes, les hésitations, les inquiétudes.

De manière plus large, il est fait le constant que l’ensemble des milieux populaires ont des questions sur le sens de leur vie… pas seulement les classes moyennes. Les personnes viennent avec des demandes de soutien scolaire et de solidarité vestimentaire… mais aussi de sens de la vie, de la mort, de l’injustice… Par ailleurs, aborder ces questions est souvent nécessaire dans le travail social. Les personnes viennent chercher de l’aide dans les moments clés de leur vie, par exemple une réorientation professionnelle, un divorce, le décès du conjoint et il est fait le constat que l’accompagnement de ces situations nécessite de chercher avec les personnes de trouver des vraies raisons de construire et s’engager dans les démarches. Cela passe donc par l’accompagnement des besoins existentiels/spirituels.

3) Evolution de la question de la spiritualité chez les mouvements chrétiens engagés en milieu populaire.

Cette évolution des besoins rencontre une autre évolution : la façon de partager la spiritualité vers des milieux éloignés de ces questions a connu elle aussi une évolution dans le temps. Celle que je vais décrire pour la Mission populaire est proche de celle qu’ont connu aussi des mouvements catholique comme la JOC, l’ACO, la Mission de France (prêtres ouvriers), etc.

a) De l’explicite à l’implicite

Au début de son histoire en 1872 – mais sans doute jusqu’à l’après seconde guerre mondiale – les pasteurs et cadres de la Mission populaire évangélique de France pensent qu’un changement de vie – arrêter de boire, apprendre à lire, sortir de la rue… – n’est complet que si la personne reconnaît Jésus-Christ comme « sauveur et maître ». Quand on s’étonne auprès d’un pasteur retraité d’avoir lu dans des documents internes de la MPEF des années 1946/1947 qu’au sein de celle-ci, on avait tenté de convertir des juifs sauvés pendant la guerre (alors que les mêmes « sauveteurs » protestants se l’étaient interdit pendant la cache), entraînant des protestations d’associations juives, ce pasteur qui était alors un des jeunes éclaireurs engagés dans ce sauvetage explique que pour eux à l’époque, on ne pouvait être complètement sauvé que si on se convertissait à Jésus-Christ. Cette évangélisation qu’on pourrait qualifier d’explicite estime que le changement de vie ne peut être complet que si la personne est allée jusqu’à « rencontrer » Jésus-Christ, ce qui veut dire le confesser comme maître de sa vie (bref, devenir chrétien). Mais les choses vont évoluer dans le temps.

Les années après la deuxième guerre mondiale voit se développer l’idée d’évangélisation implicite, que les créateurs du Christianisme social protestant du XIXe siècle avaient déjà défendue. Évangéliser signifie alors permettre un changement profond de vie d’ordre personnel qui sort des difficultés sociales sans que la personne ait besoin de devenir chrétienne : évangéliser est un verbe construit sur deux mots grecs qui signifient « bonne nouvelle » et donc peut signifier vivre la Bonne Nouvelle de la vie plus forte que la mort, le sens existentiel de la résurrection du Christ. Dans ce cas, l’évangélisation se confond en partie avec la mise en pratique de l’amour du prochain. Elle peut être une manière de « servir » Jésus-Christ en « prenant sa suite » : Jésus soignait – jusqu’au changement radical de vie – sans attendre quoi que ce soit d’autre (là encore, dans les textes bibliques, ce n’est pas si évident que ce soit toujours le cas). Wilfred Monod (1967-1943), une des figures du Christianisme social et fondateur de l’Ordre des veilleurs et du centre social de la Clairière (Paris 1er), disait préférer « servir Jésus Christ sans l’annoncer que l’annoncer sans le servir » : faire un travail concret inspiré par l’amour même si cela implique de ne pas dire que c’est au nom du Christ. En même temps que la cène (l’équivalent de de l’eucharistie catholique chez les protestants) au temple de l’Oratoire du Louvre, il faisait servir un repas à La Clairière. Dans les années 1950 et 1980, des pasteurs et membres de la Mission populaire s’engagent à gauche et à l’extrême-gauche avec par exemple un compagnonnage de certains avec le PCF, puis la Gauche prolétarienne, l’adhésion au PSU, des expériences de « pasteur.e au travail »… Cette vision a été la base des positions de « l’enfouissement » ou de l’évangile « implicite » fortes dans la Mission populaire du milieu des années 1960 aux années 1990. Les actes suffisent.

Une troisième conception – qu’on pourrait appeler évangélisation prosélyte – renverse les priorités. La conversion à Jésus-Christ est mise en premier, vue comme une révélation brutale qui change la vie du tout au tout lors d’une rencontre personnelle avec Jésus. Dans cette nouvelle vie, la personne a réglé tous ses problèmes grâce à la générosité de Dieu. L’action sociale est au mieux un amour du prochain, au pire, est instrumentalisée pour convertir les personnes. La question première est de faire reconnaître Jésus-Christ comme sauveur et maître, le reste n’est que moyens, le social en étant un parmi d’autres d’amener à cette conversion. On retrouve cette position dans un certain nombre d’églises évangéliques (pas toutes, loin de là). Il s’agit d’une compréhension où la conversion et l’évangélisation signifie ce qu’on entend habituellement par prosélytisme : le partage de la spiritualité passe par le ralliement à la foi chrétienne et l’abandon des anciennes convictions vues comme mauvaises. Alors qu’on pourrait penser qu’elle est la plus ancienne, cette conception n’apparaît sans doute massivement dans le protestantisme qu’avec l’émergence du Pentecôtisme dans les années 1960 et est refusé à la Mission populaire malgré des tentatives régulières de ses partisans de la noyauter. Ainsi, pour Mac All fondateur de la Mission populaire en 1871, comme dans le méthodisme dont il était issu, l’action de solidarité et de lutte contre les fléaux sociaux avait une valeur propre.

b) le temps du flou

L’évangélisation implicite – nos actes suffisant, il vaut mieux vivre la bonne nouvelle de l’Évangile sans la dire que la dire sans la vivre – est dominante dans la Mission populaire jusqu’au début des années 2000. Entre temps, la place de la politique a reculé dans les Fraternités en même temps que le retour de balancier néo-libéral des années 1980. A cette même période, les financements d’état de la politique de la ville et de la lutte contre la grande pauvreté ont fortement alimenté les « Frats » qui ont développé davantage leur action sociale professionnalisée à la manière des centres sociaux, « agrément » de la Caisse d’allocations familiales que certaines ont obtenu. Apparaît alors au sein du mouvement une inquiétude : la religion a été remplacée par la politique, mais quand social rémunéré remplace à son tour le politique, n’y-a-t-il pas le risque que l’action de la Mission populaire devienne un travail social technicisé, sous-traitante des pouvoirs publics ? Est alors réaffirmée que la Mission populaire doit assumer un trépied : social, spirituel (et non pas religion), politique. Elle le fait dans des statuts

Le texte issu du Congrès de Dourdan, en 2010, met ainsi à nouveau fortement l’accent sur la dimension vécue de l’évangile dans une dimension politique : « Vivre et manifester l’Évangile […] Cette parole s’oppose radicalement à tout système de domination qui écrase et nie les personnes. Par elle, nous sommes porteurs d’une inclusivité qui s’ouvre à toutes les différences, d’un humanisme qui valorise chaque personne et d’une espérance qui bâtit des ponts, autrement dit d’un évangile implicite ». Puis il ajoute : « Avec discernement, respect et parfois audace, nous pourrons aussi le dire explicitement, surtout lorsqu’on nous interrogera : là réside la cohérence entre nos paroles et nos actes ».

Le texte insiste, par ailleurs, sur un point : la question du sens est portée par un collectif plus que par un individu, par une vie collective et fraternelle qui se construit dans les fraternités et refuse le religieux, au sens de l’aliénation religieuse et des formes marquées par le pouvoir et l’institution. « Nos fraternités sont des lieux d’accueil pour tous, d’écoute de chacun, de respect des différences, hors de toute domination d’un pouvoir religieux. C’est quand celui-ci disparaît que l’Évangile peut transparaître. Savoir vivre ce compagnonnage avec l’autre tel qu’il est, en étant tels que nous sommes, est une de nos compétences, un chantier qu’il nous faut développer. Ce chantier implique de s’exercer au dialogue mutuel, de sortir de nos peurs, de casser les préjugés, d’apprendre la diversité des approches religieuses et philosophiques ». Cela est réaffirmé dans les statuts de 2018 qui mettent au centre l’objectif de « vivre et manifester l’Évangile dans le milieu populaire, en solidarité avec ses luttes, ses espoirs, ses tâtonnements ».

C’est donc une évangélisation qui s’explicite, se rend visible (se « manifeste ») à travers ce que l’Évangile fait vivre, dans un « compagnonnage avec l’autre tel qu’il est, en étant tels que nous sommes », dans le milieu populaire « avec ses luttes, ses espoirs, ses tâtonnements ».

Pourtant dans la pratique ce « chantier qu’il nous faut développer » reste longtemps de l’ordre de l’intention. Dans la pratique, moins de la moitié des douze lieux continuent des cultes et des études bibliques. Mais aucune autre pratique de « dialogue mutuel », d’apprentissage de « la diversité des approches religieuses et philosophiques » sinon quelques initiatives interreligieuses. De plus quand ces activités ont lieu elles regroupent surtout les protestants du lieu, elles laissent donc de côté la majorité des accueillis ou bénévoles. Les pasteurs qui n’ont guêtre appris autre chose que ces pratiques « religieuses » ne proposent rien d’autre et les autres salariés, même quand ils en ont le désir, n’ont pas d’outil et se retrouvent démunis. Il ne se passe pas grand, hormis – et ce n’est pas rien – des discussions de personnes à personnes, très fréquentes par exemple à l’occasion de fêtes religieuses ou des événements personnels.

A cette même période, je crée à Gennevilliers pour la Mission populaire une Alliance citoyenne18, syndicat d’habitant selon les méthodes de l’activiste américain Saul Alinsky (1909-1972). D’emblée, il y a le désir de développer une « spiritualité inclusive ». Mais si dans un premier temps la dimension spirituelle n’est partagée que par le noyau protestant peinant à s’ouvrir, au détour d’un atelier pancarte précédant une action de perturbation d’une inauguration, émerge l’intérêt commun au sein du groupe très divers de leadeuses (une musulmane, une évangélique, une juive athée, un catholique…) le besoin commun pour un moment de méditation avant l’action. Méditation qui sera recommencée à d’autres occasions… Ainsi le groupe redécouvre un des moments de la liturgie des actions de désobéissance civile non-violente de Martin Luther King : la très étrangement nommée « purification » qui consiste avant une action à faire le point – notamment dans la prière – sur ses sentiments (colère, peur, enthousiasme…) avant une action pour s’assurer qu’on assumera la posture non-violente.

4) L’animation spirituelle

a) Les questionnements

Précédé par les travaux d’une nouvelle commission théologique et par mon recrutement au secrétariat national pour m’occuper de la relance des questions spirituelles (à mi-temps avec la coordination de la Maison Ouverte de Montreuil, 93), l’assemblée-générale de Marseille vote une nouvelle « Feuille de route » pour la période 2019-2022. Elle affirme la volonté, « dans une société   sécularisée et marchande, de valoriser la recherche de sens et la spiritualité, dans une société concurrentielle qui isole les individus, d’offrir des formes de vie communautaire et inventer des solidarités sociales nouvelles pour réduire les fractures sociales, dans une société des inégalités admises et de la crise climatique, de répondre au désir de justice porté à la fois comme protestation et comme proposition ». Cette « Feuille de route » fixe l’objectif et précise les moyens nécessaires pour que la Mission populaire soit « un Mouvement où la personne humaine est au centre et le pouvoir d’agir  de chacun(e) est pris en compte et valorisé », « un Mouvement fondé sur le partage des savoir-faire et des expériences », « un Mouvement de débats et de convictions qui favorise à la fois le témoignage de l’Évangile dans le respect de toutes et tous et l’expression des convictions sociales, spirituelles et politiques de chacun(e) », « un Mouvement de  plaidoyer et d’engagement sur les sujets d’actualité de notre société à partir de la réalité vécue au sein des fraternités et enrichis par leurs engagements et expertises ». Sous l’impulsion du président d’alors, Olivier Brès19, d’un nouveau secrétaire général, Philippe Verseils puis d’une jeune théologienne (Amélie Franco) est mise en avant l’idée de « recherche de sens » comme équivalent avec la spiritualité. A la même période, le renouveau de l’éducation populaire se fait sentir avec par exemple la diffusion auprès de tous les responsables de lieu de la « boite à outil d’éducation active » édité en 2017 par les Cemea du Val de Loire… même si ceux-ci refusent de venir faire une formation en raison du caractère confessionnel de l’association ! Ainsi émerge l’idée d’animation spirituelle comprise comme recherche collective de sens.

La forme que cela prend peu à peu est variable, en particulier parce que les degrés d’explicite reste divers suivant les lieux et les personnes, mais un pivot entre les un.es et les autres pourrait se formuler avec l’oxymore (assumé comme porteur d’un sens exprimable seulement dans cette dialectique) d’évangile laïc à vivre ensemble. C’est une autre manière de parler de l’évangile a-religieux du théologien allemand et résistant Dietrich Bonhoeffer (1906-1945) : un espace de partage des espoirs, des questions et des attentes de chacun, espace qui peut exister sans se référer nécessairement à une forme religieuse donnée. Par exemple, dans les Frats, où la finalité première est l’accueil confiant, l’écoute des personnes, l’accompagnement, ce qu’y vivent les personnes peut les amener à un changement profond de vie. Cela peut aller jusqu’à la profondeur existentielle de ce que le Nouveau Testament appelle métanoïa : « changement profond pour une vie nouvelle » mais sans que les personnes se définissent comme chrétiennes pour autant. Si les croyants peuvent y voir une conversion à la bonne nouvelle de Dieu – la vie plus forte que la mort, la fin des puissances de mort sur le monde et les personnes… – ils admettent que cela peut se vivre sans reconnaître Jésus comme sauveur et maître, y compris en restant non-croyant ou d’une autre religion.

b) Vivre et manifester l’évangile aujourd’hui

Cette réflexion aboutit à la mise en débat au sein de la Mission populaire depuis janvier 2022 d’un texte titré « Évangéliser ? ». Il se conclut par ces réflexions :

« Il est décisif que chacun (salarié, bénévole, personne accueillie) puisse trouver des occasions où il est écouté dans ses questions, dans ses attentes, dans ses convictions et ses doutes, que chacun puisse nourrir son cheminement spirituel dans les fraternités. Et notre conviction est que cela se vit dans des échanges de personne à personne ou dans des groupes de partage. La bonne nouvelle, en l’occurrence, n’est pas l’apanage d’un groupe : elle peut prendre chacun par surprise au travers de l’une ou l’autre rencontre.

Nous parlons, en effet, d’un mouvement de débats et de convictions, parce que nous considérons qu’une spiritualité vraie ne consiste pas à se construire à l’écart des autres – comme individu ou comme communauté – mais au contraire qu’elle se développe dans l’échange, le débat, et des expériences communautaires. L’enjeu est de construire des lieux, des moments, des formes d’animation, d’identifier des personnes ressources qui rendent de tels échanges possibles.

L’évangélisation ne serait pas alors une annonce de doctrines, de dogmes ou de croyances ni d’affirmations péremptoires auxquelles les personnes devraient adhérer, mais une réflexion et une expérience existentielles et de sens qui pourrait s’instaurer au sein d’un groupe uni par des liens de solidarité active et qui chemine de concert. Chacun pourrait alors témoigner de ses convictions, sa foi ou ses doutes, ses croyances ou ses « incroyances » et de ces échanges entre égaux solidaires, pourrait peut-être naître cette « métanoïa » qui nous ouvre à une vie nouvelle ».

Dans les mois qui ont précédé la rédaction de ce texte, une formation à l’animation spirituelle a réuni des binômes (pour chaque fraternité : un directeur et/ou pasteur avec un membre du Conseil d’administration) en charge de lancer l’animation dans chaque lieu, des formations à distance mensuelles ont été partagées avec les premiers, etc. L’animation spirituelle – voir les exemples introduisant ce texte – a commencé à se déployer, plus ou moins simplement, suivant les ambiances locales et la surcharge de travail des équipiers… Elle a à faire face à plusieurs écueils : rassurer des non-croyants qui craignent qu’on leur refile de la religion « par la bande », des « laïcards » qui ne veulent entendre parler de rien, des prosélyte qui voudraient essayer de profiter de l’aubaine pour tenter de convertir, des musulmans qui veulent être rassurés sur l’absence de volonté de les « amener à Jésus », des animateurs spirituels qui essaient de ne pas être paralysés par leur volonté de prendre en compte toutes ces désirs contradictoires…

Conclusion

Nous faisons toutes et tous, et en particulier les milieux populaires qui se retrouvent à la Mission populaire l’expérience du non-sens du monde capitaliste et des dominations, du non-sens d’un monde où l’espérance messianique – faire advenir un autre monde – s’est évaporée. Dans la MPEF où l’espérance messianique était très forte – la religieuse se doublait de la politique – le non-sens peut-être d’autant plus fort que les acteurs de terrain peuvent avoir l’impression d’aider les personnes sans espérance de libération. La définition qu’a donnée Philippe Corcuff de la spiritualité lors des échanges de ce séminaire a alors toute sa pertinence : face à tous ces non-sens, la spiritualité pourrait signifier la possibilité du sens (qu’on l’appelle Dieu-x ou pas20). Une des mises en pratique de cette possibilité serait l’animation spirituelle, y compris comme critique du non-sens (donc politique).

Cette pratique est-elle libertaire ? La Mission populaire assume d’être une institution : trouver une forme plus durable – 150 ans – qu’une intuition ou une effervescence initiale. Avec toutes les limites d’une institution. La Mission populaire connaît des relations de pouvoir, des liens de subordinations salariaux, un niveau élevé de risques psycho-sociaux, des burn out fréquents, deux cas en deux ans de salariés victimes de harcèlement moral (par une supérieure et par des bénévoles), une dépendance aux financements publics pour 11 lieux sur 12, des niveaux de salaire bas. Ce n’est en tout cas pas une utopie réalisée. Institutionnellement, elle met en pratique une forme issue du mouvement libertaire : l’association 1901. Les salariés sont représentés au Comité national (équivalent du CA d’une association) en même temps qu’il y a un CSE et une section syndicale ASSO Solidaires. Dans son approche spirituelle, la dimension institutionnelle se cherche : elle s’inscrit dans l’emploie d’un salarié en charge à mi-temps de se ces questions, d’une commission en interne, de formations qui cherchent à être régulières. Elle est libertaires en cherchant à ce que le sens naisse d’une relation égalitaire entre les personnes, dans un cadre collectif, sans dogme, ni prêtre qui en serait le gardien. On pourrait dire qu’elle est « ni dieu, ni maître », surtout si Dieu est conçu comme un maître…

1 Militant écolo-libertaire (PEPS : Pour une Écologie Populaire et Sociale), théologien, pasteur de l’EPUdF (Église Protestante Unie de France) et de la Mission populaire évangélique de France. Dernier ouvrage paru : L’écologie, champ de bataille théologique, Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », 2022.

3 Stéphane Lavignotte, Les religions sont-elles réactionnaires ?, Petite encyclopédie critique, Paris, Textuel, 2014.

4 Stéphane Lavignotte, André Dumas : habiter la vie, Genève, Labor et Fides, 2020.

5 L’homme chrétien et l’homme marxiste, Paris et Genève, La Palatine, 1964.

6 Ibid., p. 75.

7 Ibid.

8 Ibid.

9 André Dumas, Théologies politiques et vie de l’église, Lyon, Chalet, 1977, p. 96.

10 Ibid.

11 André Dumas, Y-a-t-il une éthique spécifiquement chrétienne ? Intervention devant le S.I.Q.S (Secrétariat international pour les questions scientifiques), Rome, Archives Dumas à l’IPT, mars 1974.

12 Ibid.

13 Ibid.

14 Ibid.

15 Ibid.

16 Jean-Paul Willaime, E.-Martin Meunier, La guerre des dieux n’aura pas lieu. Itinéraire d’un sociologue des religions [entretien de Jean-Paul Willaime avec E.-Martin Meunier], Genève, Labor et Fides, 2019.

17 Ibid., p. 236.

19Lecteur dès sa sortie de Philippe Corcuff, Pour une spiritualité sans dieux, Paris, Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », 2016.

20 Voir « « Spiritualité »» et « éthique » : premières explorations libertaires », par Jérôme Alexandre, Thomas Chust, Philippe Corcuff, Didier Eckel, Stéphane Lavignotte, Irène Pereira et Georges Serein, site de réflexions libertaires Grand Angle, 2 janvier 2022, http://www.grand-angle-libertaire.net/spiritualite-et-ethique-premieres-explorations-libertaires/ .

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