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10 novembre 2023

Israël-Palestine : la panne d’un internationalisme véritable

Par José Chatroussat

Les drames récents et en cours en Israël et en Palestine ont accéléré la crise confusionniste à gauche en France. Ainsi du côté de la gauche radicale, qui importe plus aux libertaires anticapitalistes que nous sommes, des fractions significatives n’ont pas vraiment été sensibles à l’horreur des massacres antisémites en Israël le 7 octobre 2023, quand elles n’ont pas justifié plus ou moins indirectement les crimes contre l’humanité du Hamas. Et, du côté de la gauche dite « républicaine », des figures ont réduit l’hécatombe de civils palestiniens provoquée par les bombardements israéliens sur Gaza à de simples « dommages collatéraux », en effaçant des crimes de guerre. Ils choisissent chacun les morts qui comptent et les assassins avec qui on pactise implicitement. Il ne s’agit pas de symétriser a priori les responsabilités, mais de se positionner à chaque fois contre les différentes formes de l’inacceptable en congruence avec les valeurs d’une gauche libertaire d’émancipation : contre l’injustice structurelle qui affectent les Palestiniens depuis tant d’années, contre les assassinats horribles perpétrés par le Hamas, contre le sacrifice de milliers de Palestiniens par l’armée israélienne et contre les meurtres de Palestiniens en Cisjordanie par des colons israéliens.

Rares sont ceux qui ont sauvé l’honneur humaniste et internationaliste de la gauche dans cette période troublée. On peut citer en particulier :

. le groupe antiraciste Juives et Juifs Révolutionnaires, notamment « Nous pleurons les victimes des massacres en Israël et en Palestine » (10 octobre 2023, https://blogs.mediapart.fr/juives-et-juifs-revolutionnaires/blog/101023/nous-pleurons-les-victimes-des-massacres-en-israel-et-en-palestine) et « Stop aux massacres en cours à Gaza » (13 octobre 2023, https://blogs.mediapart.fr/juives-et-juifs-revolutionnaires/blog/131023/stop-aux-massacres-en-cours-gaza) ;

. le RAAR (Réseau d’Actions contre l’Antisémitisme et tous les Racismes) ; voir notamment les communiqués du 10 octobre « Contre les crimes terroristes du Hamas » et du 31 octobre 2023 « Protéger la population de Gaza. Halte aux bombardements et au blocus » : https://www.facebook.com/RAAR2021/ ;

* et notre camarade José Chatroussat, vieux militant du mouvement ouvrier, exclu à une époque de l’organisation politique Lutte Ouvrière et ami du séminaire de recherche militante et libertaire ETAPE, dans un beau texte mélancolique du 20 octobre 2023 que nous reproduisons ci-dessous avec son autorisation. Sur les antécédents militants de José Chatroussat, on peut se reporter à l’auto-analyse réflexive d’anciens militants de Lutte Ouvrière organisée par le séminaire ETAPE : « Lutte ouvrière : émancipation et domination dans une organisation politique. Eléments d’auto-analyse critique et coopérative », site Grand Angle, 14 juin 2017, https://www.grand-angle-libertaire.net/lutte-ouvriere-emancipation-et-domination-dans-une-organisation-politique-elements-dauto-analyse-cooperative-et-critique/.

Philippe Corcuff, coanimateur du séminaire ETAPE et membre du collectif de rédaction du site Grand Angle

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Relire les lettres de Rosa Luxemburg au moment des drames d’Israël et de Gaza

Cela peut sembler étrange et en complet décalage avec une actualité brûlante et sordide, mais il m’a semblé tout à coup qu’il me fallait relire quelques lettres de Rosa Luxemburg.

Imaginez ce qu’elle aurait pu dire de Nétanyahou, du Hamas, de Biden, de Macron ou de Poutine ? Je ne cherche aucunement à annexer les propos de cette grande révolutionnaire, qui alliait poésie, lucidité, courage et intégrité. C’est à chacun d’en faire bon usage en ces temps tourmentés

La lecture de ses lettres est à la fois bienfaisante et éclairante. Elle donne envie de ne rien céder aux forces destructrices de l’humanité. Julien Chuzeville a présenté et annoté une sélection de cette correspondance dans un court recueil intitulé Commencer à vivre humainement (éd Libertalia, 2022, 137 pages, 10 €). Rosa Luxemburg a des moments de dépression, de tristesse accablante lorsqu’elle est en prison pendant la Première Guerre mondiale. Mais la moindre manifestation de la vie des plantes, des insectes ou des oiseaux, la lecture d’une grande œuvre littéraire, le spectacle du mouvement des nuages dans le ciel ou le souvenir du bleu paradisiaque du lac Léman, lui redonnent toute la force et la confiance nécessaires pour mener sans relâche la lutte et la réflexion pour un monde meilleur.

Oui, mais Gaza, la Cisjordanie, Israël ? Je vais y venir. Mais auparavant, il faut s’armer moralement et intellectuellement pour éviter les pièges des positions idéologiques convenues, des éléments de langage qui encadrent la pensée et l’empêche de se déployer, des comptabilités des morts dans chaque camp et des redites en moins bien d’analyses géopoliticiennes utiles mais parfois un peu froides.

Avant d’affronter l’actualité, je lis encore ce passage d’une lettre de Rosa Luxemburg adressée de sa prison en mars 1917 à son ami Hans Diefenbach qui est au front et y perdra le vie quelques mois plus tard. Après avoir traversé « une passe assez dure » selon ses mots, elle écrit : « Du reste, tout serait plus facile à supporter, si je n’oubliais pas la loi fondamentale que je me suis fixée comme règle de vie : être bon, voilà le principal ! Être bon tout simplement. Voilà qui englobe tout et qui vaut mieux que toute l’intelligence et la prétention d’avoir raison. »

L’internationalisme de Rosa Luxemburg était nourri par cette règle de vie ne laissant de place ni à la vengeance, ni à la déploration. Son internationalisme n’était pas une posture, un supplément d’âme, mais la boussole qui donne sens et clarté à toutes les luttes pour un monde pleinement humain.

Dans la nasse des massacreurs et de leurs pièges politiques

Le 7 octobre restera comme une date marquante dans la descente aux enfers de l’humanité. Ensuite, d’une certaine façon, l’assassinat d’un professeur à Arras aura donné une consistance glaçante au drame de grande ampleur qui se déroule en Palestine et en Israël. L’enjeu est de ne pas nous laisser déshumaniser, intimider par les puissants, devenir indifférents ou paralysés par un désastre dont il nous faut évaluer l’ampleur et les conséquences.

Les dirigeants des grandes puissances occidentales ont accordé à Nétanyahou et son gouvernement d’extrême droite le permis de massacrer en grand la population palestinienne de Gaza. L’occasion était trop belle pour un gouvernement sérieusement contesté depuis des mois en Israël et gravement incompétent à assurer la sécurité de ses citoyens. Objectif : annexer à terme la bande de Gaza comme étape décisive vers le « Grand Israël » dont rêvent les composantes les plus racistes et infâmes de l’Etat hébreu. La Cisjordanie, déjà réduite comme peau de chagrin en tant qu’espace de survie des Palestiniens, finirait également par être absorbée dans le délire fou des sionistes les plus extrémistes.

Dans la bande de Gaza, 2,4 millions d’hommes, femmes et enfants, prisonniers et pris en otage par l’armée israélienne depuis des décennies, sont à présent systématiquement bombardés et privés de tout, eau, nourriture, médicaments, et y compris de la possibilité de fuir où que ce soit. Ce blocus et ce déluge de bombes sont atroces et sont dénoncés par toutes les ONG présentes sur place.

Voilà ce que soutiennent sans faille Macron, Biden, le gouvernement britannique et les dirigeants de l’Union européenne. Et comme le pouvoir du gouvernement français est plus fragile que celui de la coalition gouvernementale en Allemagne ou de Biden aux USA, il en rajoute en interdisant les manifestations de solidarité envers le peuple palestinien, y compris en poursuivant en justice des organisations et des militants. Voilà de quoi réjouir la meute des politiciens, journalistes et essayistes de droite et d’extrême-droite. Marine Le Pen et Eric Zemmour jubilent. Ils ramassent au passage une plus-value politique et idéologique bien utile pour assurer la transition vers un régime post-macroniste dont ils se voient déjà en héros.

Ceci dit, c’est un très grand malheur pour un peuple d’être représenté par des criminels de la plus basse espèce comme le Hamas et le gouvernement de Nétanyahou. Tel est le malheur de longue date, mais aujourd’hui aggravé, pour le peuple palestinien et pour le peuple israélien. Comme tous les peuples sont liés par un même destin, on peut dire que ce malheur est celui de l’ensemble du peuple humain sur cette planète.

Ici, en France, serons-nous des victimes collatérales et des complices involontaires de ce très grand malheur ? La question qui se pose est : comment allons-nous penser et agir pour que nous ne soyons pas des spectateurs en état de sidération ou des complices indifférents des abominations qui frappent les populations palestinienne, israélienne, haïtienne, iranienne, syrienne, libanaise, ukrainienne, yéménite, afghane, libyenne, birmane, arménienne, soudanaise…

Le Hamas et sa politique monstrueuse

Il est impossible de faire l’économie d’une analyse rigoureuse du Hamas et de la position à adopter à son égard. Dans les heures et les jours qui ont suivis l’attaque du Hamas, il y a eu incontestablement un embarras, un flottement, voire une dérive, dans les prises de position de bien des commentateurs représentatifs de la gauche radicale, féministe et anticapitaliste. Le nier ne ferait qu’aggraver le malaise et tournerait plus tard, sous la pression des événements et de nos adversaires, à une débandade politique et morale.

Sans reprendre ici toute l’histoire du Hamas depuis sa prise de pouvoir il y a seize ans dans la bande de Gaza, il faut avoir à l’esprit que bien des Gazaouis ne portaient pas cette organisation dans leur cœur. Ils ont subi son régime particulièrement autoritaire et obscurantiste, avec emprisonnements et sévices contre ses opposants.

Il est de notoriété publique que les dirigeants du Hamas sont riches, corrompus, détournent une bonne partie des impôts des habitants et de l’argent versé par l’Union européenne, le Qatar et Israël, argent censé améliorer leurs conditions de vie et les infrastructures. Les comptes à l’étranger des hommes du Hamas sont bien remplis. A plusieurs reprises et encore récemment en juillet dernier, des manifestations contre les pénuries et les longues coupures de courant ont été rudement réprimées par la police du Hamas.

Le pouvoir du Hamas commençait à être fragilisé. Le Djihad islamique le concurrençait de plus en plus comme plus offensif contre Israël. Les parrains du Hamas en Iran, eux-mêmes fragilisés par de puissantes manifestations depuis un an contre leur dictature, risquaient d’être plus réticents à leur fournir armes et argent. D’autre part la République islamique d’Iran voyait d’un mauvais œil la normalisation en cours des relations entre Israël et les pays arabes, au premier chef, l’Arabie saoudite (un Etat au mieux avec Macron et les marchands d’armes français). Se servir du Hamas pour saborder cet accord n’était pas de refus pour Téhéran.

Le Hamas avait donc besoin de retrouver sa crédibilité auprès des Palestiniens et auprès de l’Iran par une opération de grand style conforme, soit dit en passant à son orientation affichée de toujours : lutter pour la destruction de l’Etat israélien (et donc des juifs israéliens) et instaurer sur l’ensemble des Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie une dictature religieuse sur le modèle de celle des mollahs en Iran.

C’est en ayant à l’esprit ces éléments-là, qu’on peut comprendre la nature de la vaste opération menée par les soldats du Hamas en territoire israélien le 7 octobre.

L’opération militaire consistant à détruire les murs et les barrières et à occuper les postes militaires a été un franc succès. A ce stade, on ne voit rien à redire. Gilbert Achcar s’est réjoui de cette victoire de David contre Goliath, sans vouloir entendre parler d’autre chose.

Mais le Hamas, comme on sait, ne s’en est pas tenu à ce brillant succès ruinant la prétention du gouvernement israélien à avoir mis une sorte de ligne Maginot à toute épreuve pour protéger ses citoyens. Les soldats du Hamas se sont livrés à une multitude de pogroms. Ils ont massacré posément, méthodiquement (pas du tout dans l’affolement d’une opération tournant mal) environ 1400 personnes de tous âges, des jeunes faisant la fête, des femmes, des bébés. Ils ont pris le temps de les pourchasser partout où ils et elles essayaient de sauver leur vie. Le détail des exactions commises est à vomir. Ils ont agi efficacement en génocidaires avec en plus les moyens vidéos exhibant leurs viols, leurs tortures et leurs massacres pour que les familles concernées et les médias dans le monde entier sachent bien de quels exploits ils sont capables.

Trop de rédacteurs dans la gauche radicale, féministe et anticapitaliste ont cherché à esquiver ces aspects effroyables des pogroms perpétrés par le Hamas. Bien sûr, ils ont condamné les « crimes de guerre », ils ont tenu à préciser que leur stratégie n’était pas celle du Hamas, mais la nature spécifiquement barbare de toute cette entreprise, ils ont cru qu’il ne fallait pas trop y insister, par solidarité avec le peuple palestinien et au regard des crimes sans nombre commis par l’Etat israélien, son armée et ses services secrets depuis des décennies. Mauvais raisonnement, mauvais calcul qui ne sert pas la cause du peuple palestinien, au contraire.

Car tout bien considéré, affirmer que le Hamas est une organisation politique qui représente le peuple palestinien est une calomnie à l’égard du peuple palestinien. C’est laissé entendre que tous les Palestiniens et Palestiniennes approuvaient les actes monstrueux accomplis par le Hamas le 7 octobre.

L’imaginaire internationaliste

Nous sommes menacés par une défaite intellectuelle et morale sous la pression de nos adversaires et de nos faux amis. La menace ne date pas d’aujourd’hui mais se fait plus insistante. Où en est-on dans cette affaire avec les beaux développements sur le féminisme et l’émancipation par en bas ? Doit-on mettre entre parenthèses notre conviction de ne pas laisser des chefs d’Etat et des chefs de guerre décider de faire la guerre (ou une paix conforme à leurs intérêts) au-dessus de nos têtes ?

Une orientation internationaliste, humaine, ne respectant aucune frontière mais considérant l’Autre comme un allié possible du fait de notre part d’humanité commune à toutes et à tous est-elle encore possible ?

Il faut pour cela dépasser les faiblesses politiques héritées du siècle dernier. L’internationalisme est trop souvent conçu seulement comme une forme de solidarité à un peuple, et trop fréquemment à un mouvement se présentant comme le porte-parole des intérêts d’un peuple. A partir de cette approche étroite, on se voit contraint de cautionner avec plus ou moins de réserves la politique et les agissements du mouvement en question. Le critiquer ouvertement et proposer une orientation politique différente et des pratiques différentes expose au soupçon d’affaiblir le mouvement et de faire le jeu de l’adversaire.

Par ailleurs, certains groupes conçoivent l’internationalisme, non pas comme un soutien suiviste à un mouvement nationaliste, mais comme une possibilité dans un avenir nébuleux à ce que les peuples pris dans un conflit finissent un jour par fraterniser avec l’aide décisive de la classe ouvrière de chaque pays devenue consciente on ne sait trop comment. C’est l’internationalisme des bonnes paroles, des vœux pieux concluant les éditoriaux. Ça ne mange pas de pain. Ça n’oblige pas à prendre la moindre initiative. C’est juste la petite piqûre de rappel aux lecteurs comme quoi on est toujours fidèle à « l’internationalisme prolétarien de nos aînés ».

Un autre internationalisme est possible, fondée sur le courage et la générosité d’hommes et de femmes qui se considèrent spontanément comme des égaux et des alliés contre la barbarie. Pendant le pogrom du Hamas, de tels actes ont eu lieu, un Palestinien sauvant des Juifs dans son véhicule, un couple de vieilles personnes dissuadant des soldats de les tuer en soignant la blessure de l’un et en leur proposant du café, etc. Ce sont les cas qui ne sont pas si rares bien que fort peu médiatisés où la reconnaissance mutuelle de la part humaine de chacun renverse les barrières du racisme et du nationalisme. L’internationalisme est et sera une politique spontanée et consciemment voulue de fraternisation.

Imaginons un instant une organisation humaine franchissant les murs et barrières de Gaza, soucieuse de se trouver des alliés à la cause des Palestiniens. Au lieu de massacrer, martyriser ou prendre en otages les jeunes faisant la fête ou les gens menant leurs activités dans leur kibboutz, ils se seraient adressé à eux directement, par tracts, par mégaphones, par mails, en les mettant devant leurs responsabilités, en mettant en évidence combien tout le monde y gagnerait à une paix juste, en particulier leurs enfants. Les militants d’une telle organisation leur auraient dits combien il est plus digne que les uns ne soient plus des prisonniers dans un ghetto à ciel ouvert et les autres des gardiens éternellement angoissés de cette prison infernale. Les femmes et hommes israéliens militant pour la paix et les jeunes fêtards dénués de préjugés identitaires auraient très bien compris une telle intervention et l’aurait relayée. Gageons qu’avec une telle intervention, le rapport des forces en faveur des Palestiniens serait aujourd’hui tout autre et son retentissement mondial considérable.

Il nous faut imaginer un internationalisme concret et efficace, par en bas, sans formules creuses, pour nous sortir par le haut du gâchis actuel.

José Chatroussat est traducteur et ancien militant exclu de l’organisation politique Lutte Ouvrière ; son texte a été publié initialement sur la site Culture et Révolution, le 20 octobre 2023 : http://culture.revolution.free.fr/lettres/Lettre_194_20-10-2023.html .

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