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19 septembre 2016

Du droit à l’émancipation. Sur l’État, Foucault et l’anarchisme

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Séminaire ETAPE n°19, « Interrogations sur l’État, Foucault et l’anarchisme », 11 décembre 2015

La réflexion que je voudrais proposer porte sur la question du pouvoir, de la théorie du pouvoir et, plus spécifiquement, du problème de l’Etat. Je voudrais réfléchir sur la place que la théorie critique et la théorie de l’émancipation doivent accorder à l’Etat et sur l’image de l’Etat que, pour nous aider dans cette tâche, nous pouvons tirer des analyses de Michel Foucault. C’est une réflexion que j’ai été amené à conduire dans le cadre de mon dernier livre sur le système pénal et l’appareil répressif, puisque réfléchir sur le Jugement, la forme-Tribunal, la peine, c’est nécessairement rencontrer la problématique de l’Etat, du droit et du pouvoir d’Etat.

Je voudrais essayer de dire pourquoi, alors que j’ai longtemps pensé mon travail comme « anarchiste », je le suis de moins en moins – ou autrement dit comment écrire et réfléchir pour moi a consisté à m’éloigner de l’anarchisme et à renouer avec une certaine croyance dans l’Etat et dans le droit.

I. Théories critiques et Etat

La question que je voudrais poser est celle de savoir s’il est possible d’élaborer une théorie critique sans élaborer une théorie de l’Etat, ou, plus spécifiquement, une théorie de l’Etat comme centre et comme lieu du pouvoir. J’ai lu récemment un texte de Louis Althusser consacré aux appareils idéologiques d’Etat où Althusser écrit que, selon lui, il n’y a pas de sens à construire une théorie critique sans la lier à une théorie de l’Etat, et sans associer Etat et pouvoir. C’est autour de l’Etat que tout se joue, écrit Althusser, en sorte que toute théorie qui ferait l’économie du concept d’Etat, et qui ne désignerait pas l’Etat comme lieu du pouvoir, comme espace organisateur et unificateur, s’interdirait les moyens de comprendre comment fonctionne la société et comment agir pour la transformer1. C’est en un sens cette même perception que l’on retrouve chez Pierre Bourdieu, lorsque celui-ci désigne l’Etat comme le « lieu géométrique de toutes les perspectives », selon la formule de Leibniz sur Dieu, c’est-à-dire comme le point vue qui s’impose à tous les autres points de vue et à partir duquel tous ces autres de vue sont contraints de se définir2.

Je voudrais, ici, donner raison à Althusser : une théorie critique ne peut faire l’économie d’une théorie de l’Etat. Une pensée du pouvoir doit accorder une place centrale à un diagnostic de l’ordre étatique et de l’ordre du droit. Mais je voudrais essayer d’affirmer cette position tout en tenant compte de l’analyse foucaldienne. En d’autres termes, il s’agit pour moi de me demander à quelles conditions il est possible de repenser le problème de l’Etat, et peut-être même de la souveraineté, sans régresser par rapport à Foucault et aux apports qu’il a apporté à la théorie du pouvoir. Je voudrais dans ce cadre montrer comment l’on peut tirer des textes de Foucault, non seulement une pensée de l’Etat mais même l’idée selon laquelle l’analyse de l’Etat doit occuper une place essentielle dans un dispositif critique adossé à une pratique de l’émancipation. A mon sens, on a surestimé la critique de l’Etat chez Foucault. Loin de nous détourner d’une théorie de l’Etat et du droit, ses analyses peuvent nous permettre de reposer le problème de l’Etat et de réinvestir une théorie du droit.

II. Un anti-étatisme théorique

Bien sûr, je ne le nie pas et il faut même partir de là, il est incontestable que l’une des grandes ambitions et l’un des grands apports de Foucault a été de proposer d’élaborer une théorie du pouvoir sans l’indexer ou la faire dépendre d’une théorie de l’Etat. Il s’agissait de rompre avec la théorie du pouvoir comme souveraineté et donc l’idée selon laquelle l’Etat constituait le lieu central de production puis de propagation du pouvoir. L’hypothèse de la souveraineté présuppose que le pouvoir a un lieu, qu’il s’applique à la société et aux individus à partir d’un foyer central… et que ce foyer central, c’est l’Etat. Le pouvoir est pensé comme émanant de l’appareil d’Etat, de la structure juridique et exerçant sur la société des effets de conservation.

Selon Foucault, cette représentation est d’abord l’œuvre de la philosophie politique traditionnelle avec ses concepts de Loi, de volonté générale, de République, etc. Mais elle se retrouve également dans le marxisme, et notamment dans le marxisme défendu par Althusser, qui tend selon lui à analyser le pouvoir en privilégiant l’appareil d’Etat et la structure juridique – ce qui revient à rousseausier Marx3.

Comment inventer une analytique du pouvoir qui ne privilégierait plus l’appareil d’Etat ? C’est la grande préoccupation de Foucault à partir du milieu des années 1970. Et contre l’hypothèse de la souveraineté, Foucault va placer au cœur de sa théorie les notions d’« immanence », de « pluralité », de « multiplicité ». Il développe ce point, notamment, dans la section de la Volonté de savoir consacrée à l’élaboration de sa « méthode » (c’est le mot qu’il emploie)4. Foucault s’en prend aux théories qui fabriquent une image trop centralisatrice du pouvoir : celles qui parlent du « Pouvoir » comme « ensemble d’institutions et d’appareils qui garantissent la sujétion des citoyens dans un Etat donné » (ce sont les théories du contrat social), ou celles encore qui désignent par là un « système général de domination exercée par un élément ou un groupe sur un autre, et dont les effets, par dérivations successives, traverseraient le corps social tout entier » (ce sont les théories sociologiques ou marxistes)5. A ces paradigmes, qui construisent des transcendantaux et pensent en termes d’unité et de totalité, Foucault oppose une autre vision, habitée par les notions d’immanence et de multiplicité : « Par pouvoir, il me semble qu’il faut entendre d’abord la multiplicité des rapports de force qui sont immanents au domaine où ils s’exercent et sont constitutifs de leur organisation »6. Rendre intelligible l’exercice du pouvoir jusqu’en ses « effets les plus périphériques » impose dès lors de fabriquer un point de vue qui n’assignera pas le « pouvoir » à résidence, qui ne supposera pas l’existence d’un « point central », d’un « foyer unique » à partir desquels se propageraient les mécanismes de contrôle, etc. : « La condition de possibilité du pouvoir […] c’est le socle mouvant des rapports de force qui induisent sans cesse, par leur inégalité, des états de pouvoir, mais toujours locaux et instables ». Il y a, par conséquent, une « omniprésence du pouvoir : non point parce qu’il aurait le privilège de tout regrouper sous son invincible unité, mais parce qu’il se produit à chaque instant, en tout point, ou plutôt dans toute relation d’un point à un autre. Le pouvoir est partout ; ce n’est pas qu’il englobe tout, c’est qu’il vient de partout »7.

Cette théorie de la dissémination des pouvoirs et des lieux des pouvoirs est, évidemment, très importante et elle a connu une très large postérité et diffusion. Nous vivons toujours dans l’horizon de cette théorie et nous devons y demeurer. Sans doute sa conséquence la plus belle est-elle qu’elle permet de concevoir la politique comme une activité infinie, interminable. Elle ouvre la voie à une politisation de tous les aspects de la vie sociale et à une prolifération des luttes. Penser les pouvoirs au pluriel impose de voir chaque lutte dans la singularité de son émergence et de son développement. Dès lors, une telle attention empêche de fixer a priori le lexique de la politique et la forme de l’action pratique, puisque celles-ci se redéfinissent en permanence, surgissent dans des lieux jamais prédéterminés, autour d’enjeux jamais identiques, à travers le temps et l’espace.

III. Une nouvelle conception de la politique

Cette analytique du pouvoir a contribué à redéfinir la conception de la politique, et c’est dans l’espace ouvert par cette conception que nous devons penser l’activité pratique aujourd’hui. D’abord, si nous acceptons l’idée selon laquelle le pouvoir n’a pas de lieu, alors il est nécessaire d’abandonner la croyance dans une hiérarchie entre les luttes : puisque la société n’a pas de centre, puisqu’elle est hétérogène, incohérente, éclatée, alors toutes les luttes (une grève, une manifestation contre la drogue, une révolte de prisonniers, etc.) restent locales, singulières, spécifiques. Aucune d’entre elles ne contient plus de politiques, ou plus d’enjeux qu’une autre. De la même manière que Pierre Bourdieu disait, contre la fascination spontanée pour les événements extraordinaires, qu’il n’existait pas, dans l’Histoire, de moments plus historiques que d’autres, on doit dire qu’il n’existe pas de combat plus politique que d’autres. Tous importent au même titre – c’est-à-dire pour eux-mêmes – et tous se valent.

Cette conception permet de libérer la gauche de l’obsession révolutionnaire ou, plus exactement, de donner les moyens de ne plus accorder le monopole de la radicalité aux actions qui s’inscrivent dans un horizon révolutionnaire. L’idée révolutionnaire suppose un lieu du pouvoir, un espace central qu’il faudrait s’efforcer de renverser, d’annuler ou d’occuper. Mais si les luttes sont sectorielles, alors les changements le seront toujours nécessairement eux-aussi. Ce qui ne signifie pas qu’ils seront de simples réformes. Ils peuvent être radicaux, ils peuvent bouleverser un état des choses. Mais ils demeureront situés, sectoriels – et dès lors laisseront toujours d’autres régions des mondes inchangés, dans l’état antérieur et appelant transformation. Après Foucault, une critique n’a plus besoin d’être révolutionnaire pour être radicale.

IV. Etat et pouvoirs

La vision du pouvoir introduite par Foucault à partir du milieu des années 1970 s’adosse à ce que l’on pourrait désigner comme un antiétatisme théorique : pour penser le pouvoir, il ne faut pas partir de l’Etat ; il faut rompre avec le modèle de l’Etat.

Elaborer une théorie du pouvoir qui fait l’économie d’une théorie de l’Etat amène Foucault à inverser les perceptions. C’est à partir de là qu’il énonce ce qui, je crois, constitue l’idée essentielle. Contrairement à ce que l’on croit, le pouvoir ne vient pas d’en haut. Il vient d’en bas : il s’enracine dans le jeu des rapports sociaux, des interactions quotidiennes, etc. ; il s’inscrit et se développe à partir de mécanismes infinitésimaux, dans des espaces invisibles et anodins, de manières sourde, etc. Et c’est pour cette raison qu’il est par nature dispersé, incohérent, pluriel et sectoriel. Parce que le pouvoir surgit de partout, il se redéfinit sans cesse, et échappe nécessairement à toute la logique unificatrice.

Affirmer que le pouvoir vient d’en bas, c’est opérer un coup d’Etat dans la théorie. Cela conduit en effet à assigner une place secondaire à l’Etat. L’Etat n’a pas l’initiative du pouvoir. Il n’est pas le lieu d’élaboration des mécanismes du pouvoir ni le point à partir duquel ceux-ci irradient et s’emparent du corps social. Les logiques du pouvoir obéissent à une forme de non-étatisme, voire d’anarchisme.

Cependant, contrairement à ce que pourrait laisser penser une lecture rapide, cela ne signifie en aucun cas que l’Etat soit absent de la vision de Foucault. L’idée selon laquelle le pouvoir vient d’en bas ne conduit pas à de désintéresser de l’Etat ou à l’éliminer comme objet de la théorie. Au contraire, la vision foucaldienne est solidaire d’une certaine image de l’Etat, d’une certaine conception de l’Etat dans ses rapports aux pouvoirs8.

Foucault va développer l’idée selon laquelle l’Etat intervient bien sûr dans les jeux du pouvoir, mais uniquement dans un temps second. Par exemple, il assigne à l’Etat la position d’un relai : lorsqu’il y trouve un intérêt, l’Etat (ou la classe dominante) se branche sur des mécanismes de pouvoir préexistants pour les utiliser et, éventuellement, les généraliser, à son profit. C’est ce que Foucault écrit dans l’introduction de son cours « Il faut défendre la société », lorsqu’il souhaite clarifier l’écart entre son travail et la théorie marxiste :

« Il n’y a pas eu la bourgeoisie qui a pensé que la folie devait être exclue ou que la sexualité infantile devait être réprimée, mais les mécanismes d’exclusion de la folie, les mécanismes de surveillance de la sexualité infantile, à partir d’un certain moment, et pour des raisons qu’il faut étudier, ont dégagé un certain profit économique, une certaine utilité politique et, du coup, se sont trouvés tout naturellement colonisés et soutenus par des mécanismes globaux et, finalement, par le système de l’État tout entier. Et c’est en s’accrochant, en partant de ces techniques de pouvoir et en montrant le profit économique ou les utilités politiques qui en dérivent, dans un certain contexte et pour certaines raisons, que l’on peut comprendre comment effectivement ces mécanismes finissent par faire partie de l’ensemble. Autrement dit : la bourgeoisie se moque totalement des fous, mais les procédures d’exclusion des fous ont dégagé, libéré, à partir du XIXe siècle et encore une fois selon certaines transformations, un profit politique, éventuellement même une certaine utilité économique, qui ont solidifié le système et qui l’ont fait fonctionner dans l’ensemble. La bourgeoisie ne s’intéresse pas aux fous, mais au pouvoir qui porte sur les fous ; la bourgeoisie ne s’intéresse pas à la sexualité de l’enfant, mais au système de pouvoir qui contrôle la sexualité de l’enfant. La bourgeoisie se moque totalement des délinquants, de leur punition ou de leur réinsertion, qui n’a économiquement pas beaucoup d’intérêt. En revanche, de l’ensemble des mécanismes par lesquels le délinquant est contrôlé, suivi, puni, réformé, il se dégage, pour la bourgeoisie, un intérêt qui fonctionne à l’intérieur du système économico-politique général. »9

Cette conception de l’Etat comme instance seconde et secondaire, cette représentation du souverain comme force qui utilise des mécanismes élaborés ailleurs, ou qui, selon ses intérêts, y répond, les exploite ou les généralise sera très souvent reprise par Foucault. Elle est d’ailleurs au cœur de Surveiller et Punir. Foucault s’interroge en effet, à la fin de son ouvrage, sur la naissance de la « société disciplinaire » : si la discipline comme contrôle continu, comme mode de répartition et d’individualisation, comme technique de surveillance, etc. est apparue, d’abord, de manière dispersée, locale, dans certaines institutions marginales, closes et austères, elle s’est ensuite généralisée et s’est propagée à l’ensemble du corps social. Comment expliquer cet « essaimage » des mécanismes disciplinaires ? Pour le comprendre, il faut invoquer l’action de l’Etat. La redistribution de la discipline des bords du monde social à son centre s’est opérée notamment à travers l’action de la police, de l’administration, et du quadrillage quotidien de la population qu’elle opère. Ainsi, l’« extension des dispositifs de disciplines » au long des XVIIe et XVIIIe, leur « multiplication à travers tout le corps social », résulte d’une « étatisation » de ses mécanismes10.

On a parfois tendance à croire que l’idée selon laquelle le pouvoir vient d’en bas constitue une autre manière d’évoquer la manière dont, selon Foucault, le pouvoir fonctionne dans les sociétés contemporaines depuis le XIXe siècle. Cette conception s’opposerait au concept de « souveraineté ». Pourtant, il est frappant de constater que Foucault a donné à l’idée selon laquelle le pouvoir vient d’en bas une extension et une validité beaucoup plus larges. Il s’en est servi également à la fin des années 1970 pour repenser le concept de souveraineté et le concept de pouvoir souverain. A tel point que l’on peut se demander si Foucault considère que la souveraineté et la discipline constituent, finalement, deux façons de gérer les forces immanentes, ou bien si, au contraire, il décide de récuser l’idée de pouvoir souverain et de faire voler en éclat la distinction souveraineté/discipline mise en place dans Surveiller et Punir en désignant désormais la souveraineté comme une illusion.

Ainsi, dans le texte sur « La vie des hommes infâmes » consacré aux lettres de cachet et à la monarchie absolu, Foucault rappelle que la lettre de cachet évoque d’ordinaire l’arbitraire royal, c’est-à-dire la logique pure de la souveraineté, d’un pouvoir qui, d’en haut, frappe le corps social. Et pourtant c’est une logique inverse qui est ici à l’œuvre : il faut, dit-il, voir l’Etat souverain comme un prolongement de forces venues d’en bas, comme une chambre d’écho. L’Etat, c’est un service public qui répond à une demande :

« La lettre de cachet, l’internement, la présence généralisée de la police, tout cela n’évoque, d’habitude, que le despotisme d’un monarque absolu. Mais il faut bien voir que cet « arbitraire » était une sorte de service public. Les « ordres du roi » ne s’abattaient à l’improviste, de haut en bas, comme des signes de la colère du monarque, que dans les cas les plus rares. La plupart du temps, ils étaient sollicités contre quelqu’un par son entourage, ses père et mère, l’un de ses parents, sa famille, ses fils ou filles, ses voisins, le curé de l’endroit parfois, ou quelque notable ; on les quémandait, comme s’il s’agissait de quelque grand crime qui aurait mérité la colère du souverain, pour quelque obscure histoire de famille, : époux bafoués ou perdus, fortune dilapidée, conflits d’intérêts, jeunes gens indociles, friponneries ou beuveries, et tous les petits désordres de la conduite. La lettre de cachet, qui se donnait comme la volonté expresse et particulière du roi de faire enfermer l’un de ses sujets, hors des voies de la justice régulière, n’était que la réponse à cette demande venue d’en bas. Mais elle n’était pas accordée de plein droit à qui la demandait ; une enquête devait la précéder destinée à juger du bien-fondé de la demande ; elle devait établir si cette débauche ou cette ivrognerie, ou cette violence et ce libertinage méritaient bien un internement, et dans quelles conditions et pour combien de temps : tâche de la police, qui recueillaient pour ce faire, témoignages, mouchardages, et tout ce murmure douteux qui fait brouillard autour de chacun. »11

L’idée selon laquelle le pouvoir vient d’en bas (la discipline est l’un des types de pouvoir venu d’en bas) et qu’il s’élabore de façon immanente et disséminée n’amène donc pas à éliminer l’Etat de la théorie politique. Elle amène à forger une nouvelle conception de l’Etat – une conception que l’on pourrait désigner comme instrumentale : l’Etat est relégué au rang d’instrument, de lieu qui distribue et multiplie des mécanismes de pouvoir nés ailleurs et autonomes par rapport à lui. Les logiques du pouvoir ont une certaine autonomie par rapport à l’Etat, qui se les approprie parfois lorsque celles-ci semblent utiles à sa perpétuation : l’Etat généralise certains mécanismes, dont l’émergence se situe ailleurs, pour consolider un ordre donné. Ou bien il utilise des forces qui émergent ailleurs à son profit12.

Dans la théorie contemporaine, la conséquence qui a été tiré de cette vision est une satellisation de l’Etat, à la fois dans la pensée critique et dans la pratique politique. D’un point de vue épistémologique et méthodologique, pour comprendre le pouvoir, il serait nécessaire de détourner le regard de ce lieu unifiant, centralisateur et transcendant, afin de scruter l’espace dispersé des rapports sociaux et interindividuels. D’un point de vue politique également, il faudrait se déprendre d’une certaine obsession pour l’Etat, d’une sorte de fixation politique : il faudrait prendre acte du fait que ce n’est pas en changeant l’Etat que l’on changera les mécanismes du pouvoir. Le lieu de la contestation ne se limite pas à l’espace de la politique et du droit. Ce qui, bien sûr, n’implique en aucun cas de se désintéresser des transformations juridiques : le droit reste un enjeu de mobilisation dans la pensée foucaldienne, mais les techniques de résistances ne se réduisent pas à des questions juridiques, et doivent se déployer sur d’autres plans également (éthique, mode de vie, invention pratique, etc.), cf. John Holloway, James C. Scott, etc.

V. Replacer l’Etat et le droit au centre de la théorie critique

A l’inverse de ce type de perception, j’aimerais ici avancer l’idée selon laquelle il est possible de tirer de l’analytique foucaldienne autre chose qu’une marginalisation de l’Etat. Je voudrais montrer qu’il est possible de placer l’Etat au centre de la théorie politique et du diagnostic de notre présent tout en conservant l’idée de pouvoirs immanents et disséminés – et je voudrais même montrer que ce geste est nécessaire, que ces deux conceptions s’appellent l’une l’autre.

Je crois en effet qu’il est possible de faire un usage critique de la représentation foucaldienne des liens entre Etat et pouvoirs. Foucault présente l’Etat comme une instance qui utilise, fait relai, généralise, centralise, etc. des mécanismes de pouvoirs élaborés ailleurs ; L’Etat consolide, perpétue, instrumentalise des dispositifs venus d’en bas. Dans ce cadre, il est dépeint comme dépendant de logiques élaborées en dehors de lui, et s’adossant à elles. Mais après tout, ce diagnostic pourrait être constitué non pas comme un donné mais plutôt comme un problème qui ouvrirait la possibilité de mener une investigation critique et problématisante. L’Etat est-il condamné en effet, par rapport aux demandes venues d’en bas, à jouer un rôle de chambre d’échos ? Ne pourrait-il pas occuper une autre place – incarner une autre fonction, et, par exemple, jouer un rôle de filtre ? Ne pourrait-on pas imaginer que l’importance de l’Etat soit précisément sa capacité à contrer des forces immanentes au corps social pour imposer une autre rationalité et d’autres modes de perception ? Et dire de l’Etat qu’il instrumentalise des forces venues d’ailleurs n’est-ce finalement pas prendre acte d’un échec de l’Etat, et donc appeler à l’élaboration d’un autre régime politique ?

Plutôt que de marginaliser l’Etat, l’idée selon laquelle le pouvoir vient d’en bas pourrait donc amener à lui faire occuper une place centrale. Non pas, certes, pour le considérer, comme on le fait traditionnellement, comme le lieu d’élaboration et de diffusion du pouvoir contre lequel les forces de résistances doivent se concentrer. Non, la position nouvelle de l’Etat serait d’être l’un des seuls espaces capables de s’opposer aux pouvoirs qui viennent d’en bas, d’y résister, de les filtrer, de les contourner, pour permettre à la vie sociale d’être moins violente, plus émancipatrice, plus rationnelle (j’emploie le mot à dessein). Si le pouvoir vient d’en bas, alors peut-être que l’un des seuls espaces possibles de la contre-attaque se trouve en haut.

De la même manière que, chez Levinas, la paix n’est pas pensée comme un état opposé à la guerre et à la violence mais est conceptualisée, au contraire, comme un état violent, un état de guerre, mais de guerre contre la guerre, et de violence contre la violence, on pourrait imaginer la possibilité d’utiliser le pouvoir d’Etat pour en faire un pouvoir contre le pouvoir, un pouvoir qui s’opposerait au pouvoir qui vient d’en bas – bref, un pouvoir non violent. Si le pouvoir vient d’en bas, si le système disciplinaire constitue le mode de gouvernement du monde social, le pouvoir d’Etat n’est pas nécessairement discrédité ou renvoyé au passé. Car il peut être autre chose qu’une chambre d’enregistrement et qu’une chambre d’échos à ces forces qui lui échappent. On pourrait penser l’Etat, comme une force qui, parce qu’elle vient d’en haut, pourrait contrer le pouvoir qui vient d’en bas et, ainsi, nous délivrer des forces latérales et des logiques disciplinaires. Ce n’est évidemment qu’une possibilité, ce n’est peut-être pas encore le cas, mais il n’est pas impossible d’y réfléchir et de l’envisager.

Je ne crois pas, en proposant une telle affirmation, solliciter exagérément Foucault, et je crois même que l’on trouve chez lui des analyses qui suggèrent une telle approche.

Par exemple dans un entretien de 1981 intitulé « Est-il donc important de penser », Foucault apporte un relatif soutien aux premières mesures du gouvernement socialiste et de François Mitterrand. Il insiste sur le fait que, selon lui, les premières déclarations sont conformes à ce que l’on pourrait appeler une « logique de gauche »13. Or il est intéressant de noter comment Foucault définit une telle logique de gauche, c’est-à-dire pour quelles raisons il accorde une valeur positive aux premières actions du gouvernement socialiste à ses débuts : « Sur le nucléaire, les immigrés, la justice, le gouvernement a ancré ses décisions dans des problèmes réellement posés en se référant à une logique qui n’allait pas dans le sens de l’opinion majoritaire »14. Une « logique de gauche » est ainsi définie par son écart avec l’opinion majoritaire. C’est la prise de distance de l’Etat avec les sentiments partagés, c’est sa rupture avec la démagogie qui rend possible l’adoption de mesures courageuses et « de gauche ». Foucault dit même explicitement que le plus remarquable à ses yeux dans les premiers mois du gouvernement socialiste est que « les mesures ne vont pas dans le sens de l’opinion majoritaire. Ni sur la peine de mort, ni sur la question des immigrés, les choix ne suivent pas l’opinion la plus courante »15.

Bien entendu, Foucault ne sous-entend pas ici que toute mesure qui irait dans un sens contraire aux opinions majoritaires serait nécessairement positive, ni que la majorité ait systématiquement tort ou incarnerait un pouvoir dangereux. Une telle position, formulée de manière aussi générale, n’aurait aucun sens. Mais, néanmoins, il exprime le fait que l’élaboration de réformes qui vont dans le bon sens suppose une certaine autonomie de l’Etat, du gouvernement, par rapport aux aspirations directes du « peuple », c’est-à-dire des gouvernés. Il y a donc bien ici une sorte de réévaluation peut-être pas le la fonction souveraine – je reviendrai sur ce point -, mais d’une intervention de nature étatique, qui s’impose de l’extérieur au corps social et contrevient à la façon dont il se gouverne de manière transversale. Tout se passe ici comme si la logique de gauche renvoyait à des actions gouvernementales, qui viennent d’en haut, qui s’imposent au bas et à ses aspirations pour générer d’autres régulations et peut-être desserrer les contraintes éprouvées par chacun. Foucault fait ici jouer une fonction positive à une intervention quasi-souveraine de l’Etat sur le corps social.

D’ailleurs, il est frappant de constater que Foucault utilise également ce mode de valorisation de l’Etat dans Naissance de la biopolitique, cette fois à propos du totalitarisme. Dans l’un de ses cours, Foucault prend ses distances en effet avec l’analyse proposées par les ordolibéraux du nazisme. Pour eux, en effet, le nazisme incarnerait les risques d’une croissance indéfinie du pouvoir étatique. Le nazisme serait, au fond, l’une des formes de l’étatisme poussé à l’extrême, en sorte que, si nous ne voulons plus connaître d’expérience totalitaire, il faut poser des limites fortes à l’expansion de l’Etat. Loin de partager cette analyse, Foucault insiste au contraire sur le fait que, selon lui, le nazisme constitue « la tentative la plus systématique de mise en état de dépérissement de l’Etat ». Pour Foucault, le nazisme constitue une organisation juridique dans laquelle l’Etat a perdu sa personnalité, son autonomie et a été relégué au rang d’instrument du peuple. Le totalitarisme représente dès lors non pas un système d’étatisation de la société, mais un mouvement dans lequel la société abolit l’Etat, dans lequel le peuple se représente lui-même directement, et donc dans lequel il n’existe plus de structure juridique qui filtre les aspirations du peuple et qui affirme son autonomie par rapport à elles. « La destruction systématique de l’Etat, en tous cas sa minorisation à titre de pure et simple instrument de quelque chose qui était la communauté du peuple, qui était le principe du Führer, qui était l’existence du parti, cette minorisation de l’Etat marque bien la position subordonnée qu’il avait. »16

Le diagnostic des systèmes juridiques et des systèmes étatiques constituent un enjeu essentiel pour la théorie critique – surtout si l’on adopte la vision foucaldienne du pouvoir. Il s’agit d’évaluer le rapport de ces systèmes aux forces ou aux dispositifs qui façonnent nos vies et nos subjectivités. Les questions qu’il faut poser seraient : l’Etat contribue-t-il à perpétuer des pouvoirs, forces « négatives » ou, au contraire, essaye-t-il de leur barrer la route pour faire vivre une éthique et une relationnalité sociale plus vivable, plus émancipatrice ? Sur quelles bases peut-on fonder un système juridique qui introduirait plus de rationalité, de justice ?

Au fond, de la même manière que, chez Althusser, l’antihumanisme théorique apparaît finalement comme la condition d’un véritable humanisme pratique, l’antiétatisme théorique de Foucault pourrait aboutir à un étatisme pratique, à une pratique de l’Etat, à une vision de l’Etat non pas comme instance négative mais comme un dispositif capable de produire des effets positifs.

VI. Droit, autonomie et invention

Mais évidemment, nous nous trouvons ici devant une difficulté. Car s’inscrire dans cette optique, n’est-ce pas, au fond, réinstaurer un pouvoir de nature souverain et valoriser, réévaluer la souveraineté ? Vouloir lever des contraintes disciplinaires et immanentes, et faire jouer, dans ce cadre, un rôle positif au droit comme filtre et à l’intervention de l’Etat, n’est-ce pas faire retour à la notion de souveraineté, et, avec elle, à une conception régressive du pouvoir comme sujétion, obéissance, régulation, etc. ?

Ce n’est pas sûr. Ce n’est pas forcément comme ça qu’il faut le dire. Un passage du cours « Il faut défendre la société » montre que Foucault a eu conscience de cette difficulté et voulait y échapper. Il y insiste en effet sur le fait que si l’on souhaite défaire l’emprise des disciplines alors il faut nécessairement réévaluer la fonction du droit et se tourner vers des dispositifs juridiques. Déjouer les disciplines requiert l’invention d’un système juridique, d’un nouveau droit. Mais Foucault insiste immédiatement sur le fait que faire retour au droit ne devrait certainement pas signifier opérer un retour à l’idée de souveraineté. Car selon lui, il ne faut pas chercher à opposer souveraineté et discipline ; il faut plutôt tenter d’inventer un nouveau droit – c’est-à-dire un droit qui serait le plus affranchi possible du principe de souveraineté : un nouvel ordre juridique donc qui, tout en étant anti-disciplinaire, serait, en même temps, anti-souverain17.

Il est difficile d’imaginer quelle forme pourrait revêtir un droit « non souverain », un droit qui ne fonctionnerait pas à la souveraineté, et à quelle conception de l’Etat devrait s’adosser ce type de droit.

Mais je voudrais pour conclure souligner que, selon moi, si l’on devait en imaginer la forme, il faudrait se pencher vers les traditions qui ont essayé de penser le droit comme un instrument d’imagination.

En effet, ce que Foucault valorise dans l’Etat, ce qui lui permet de redonner une sorte de valeur à l’Etat, c’est sa capacité à être autonome par rapport au monde social, à le filtrer, à faire émerger une législation qui ne coïncide pas avec l’opinion majoritaire, etc. Cette vision me semble essentielle pour construire une théorie critique du droit et de l’Etat aujourd’hui. C’est une belle conception, que l’on pourrait par exemple rapprocher de la redéfinition de l’idée démocratique que Durkheim proposait dans Leçons de sociologie. Durkheim entendait en effet montrer, dans ces cours, que la démocratie ne saurait s’entendre au sens de représentation : la démocratie ne constitue pas un régime dans lequel les gouvernants représentent les gouvernés,  c’est-à-dire dans lequel l’Etat constituerait un calque de la société et dans lequel sa volonté se confondrait avec la volonté de ses sujets. Au contraire, l’idéal démocratique est un idéal de « rationalité ». L’idée démocratique repose sur la construction d’un groupe autonome par rapport à la société et chargée de poser les problèmes rationnellement. Ce groupe autonome et spécialisé, c’est l’Etat. L’idée d’Etat suppose donc une coupure avec la société, et, surtout, une valorisation de cette coupure. C’est elle en effet qui permet l’existence d’un lieu capable d’élaborer des représentations, des volitions, neuves, originales « Le rôle de l’État, en effet, n’est pas d’exprimer, de résumer la pensée irréfléchie de la foule, mais de surajouter à cette pensée irréfléchie une pensée plus méditée, et qui, par suite, ne peut pas n’être pas différente. C’est, et ce doit être un foyer de représentations neuves, originales, qui doivent mettre la société en état de se conduire avec plus d’intelligence que quand elle est mue simplement par les sentiments obscurs qui la travaillent. »18

Sans doute faut-il rompre avec la rhétorique durkheimienne d’opposition entre les passions de la foule et la raison de l’Etat, dont on sait qu’elle peut être le fondement de certaines pulsions antidémocratiques ou proches du racisme de classe, etc. Mais il y a néanmoins un intérêt certain à cette analyse. Durkheim propose ici une vision singulière de l’idéal démocratique. La démocratie, ce n’est pas le règne de la « volonté générale » mais le règne de la raison ; c’est le fait qu’une société se dote d’un organe spécialisé chargé d’introduire plus de rationalité dans le monde. En ce sens, l’importance de l’Etat réside dans sa coupure avec le monde social. Son autonomie n’est pas un défaut mais, au contraire, sa raison d’être. C’est cette situation qui donne la capacité à contrer les forces sociales immanentes, et à inventer un mode de gestion différent de celui qu’on pense spontanément. L’Etat peut être pensé comme un lieu central d’élaboration de manières inédites de voir le monde.

Une critique du droit devrait mettre en avant ce qui constitue la singularité et la force du système juridique : sa capacité à créer des fictions. L’Etat, à travers l’ordre du droit, construit et impose des réalités différentes de nos manières spontanées de voir. Le système juridique est le monde de l’invention, de l’expérimentation, de la création. L’ordre du droit peut fonctionner à la production d’un ordre émancipé des contraintes des faits et de la nature au nom d’une rationalité immanente propre. Plutôt que de se calquer sur les perceptions spontanées, sur nos manières immédiates de voir, sur le pouvoir qui vient d’en bas, le droit est capable de construire un nouveau monde. L’Etat peut produire et imposer des constructions inédites de la réalité, contre d’autres constructions installées, sédimentées, non interrogées. C’est un lieu d’initiative.

Yann Thomas a analysé le fonctionnement de ces fictions dans le domaine du droit civil romain, avec les règles du testament ou encore de l’adoption. Le droit peut inventer des faits qui n’existent pas, ou nier des faits qui existent, etc. Il fonctionne, dans tous les domaines, à la fiction, positive ou négative19. En d’autres termes, l’Etat dispose des moyens d’introduire une distance avec la réalité, de contrer les perceptions spontanées au nom d’un certain nombre d’exigences. Et c’est dans cet espace de fiction que se loge la possibilité d’élaborer un monde plus rationnel et plus émancipateur. Il arrive que l’on s’amuse des artifices du droit, que l’on point parfois du doigt leur « absurdité », etc. Mais en fait, cet aspect fictif, artificiel, constitue ce pour quoi il n’est pas seulement un instrument de contrainte, mais aussi l’un des lieux possibles de l’invention et de la libération. La grandeur du droit réside dans l’écart qu’il peut prendre avec la construction sociale et spontanée de la réalité. Et c’est peut-être dans cet espace fictif, de fiction, d’expérimentation, que se loge la possibilité, évoquée et appelée par Foucault, de se départir positivement de soi, d’être indiscipliné et d’entretenir en même temps avec l’ordre juridique autre chose qu’un rapport de souveraineté.

VII. Exemple : que signifie élaborer une critique de la pénalité ?

Pour conclure, je voudrais montrer comment fonctionne l’application de la théorie critique de l’Etat que je propose à un objet précis, à savoir la question du droit pénal et de la répression, en prenant un court exemple tiré de mon dernier livre, Juger. L’Etat pénal face à la sociologie.

La question du crime, du droit, de la pénalité, nous confronte à la question du traumatisme et de la réponse à l’agression subie. Il y a une économie psychique de la blessure qui pousse à répondre à la violence par la violence, à transformer le choc du traumatisme en force qui se dirige vers autrui (ou d’autres autrui) pour faire souffrir.

Dans La Généalogie de la morale, Nietzsche décrit la façon dont l’institution de la Justice s’articule à et découle de la logique du traumatisme et de la compensation : être affecté engendre une inclination à vouloir faire souffrir. C’est la nécessité psychique d’accomplir ce cycle de réactions qui pousse à punir, à réprimer et donc à chercher un responsable. En d’autres termes, la Justice ne repose pas, d’abord, sur l’institution d’une logique de la responsabilité. Elle s’articule au fonctionnement d’une économie des blessures. À l’origine du droit pénal, on trouve la croyance selon laquelle il serait possible de trouver une équivalence entre dommage et douleur : le dommage subi semble nécessiter, comme compensation juste, l’administration d’une douleur à un tiers. Et peu importe, au fond, que ce tiers soit l’auteur réel du dommage, qu’il l’ait causé volontairement ou non. La blessure exige de punir quelqu’un, et c’est cette exigence dont découle la construction du droit pénal et de l’institution de la Justice. Ce n’est pas parce qu’un individu est vu comme responsable qu’on veut le punir. C’est parce qu’on veut punir, qu’on veut faire souffrir, que l’on désigne quelqu’un comme responsable :

« Pendant la plus longue période de l’histoire humaine, on n’a nullement puni parce qu’on tenait le malfaiteur pour responsable de son action, donc pas du tout en supposant que seul le coupable doit être puni : – non, comme le font encore aujourd’hui les parents avec leurs enfants, on punissait par colère, du fait qu’on avait subi un dommage. »20

Je suis personnellement convaincu de la très grande force de l’économie psychique décrite par Nietzsche. Elle se situe à la racine de la dynamique de la répression et de la punition. Dès lors, voici la forme que doit prendre une réflexion critique sur le système pénal et l’appareil répressif. Elle doit s’interroger sur la relation de ces dispositifs à ce jeu pulsionnel. L’ordre juridique n’a de sens et d’intérêt que s’il représente un instrument de rationalisation qui filtre les perceptions spontanées, que s’il fonctionne comme une technique de subjectivation qui permet de, voire nous force à, prendre un recul par rapport à nous-mêmes et à nos impulsions premières afin d’apaiser le monde. Élaborer une critique de la répression et des pulsions répressives consiste à se demander dans quelle mesure le système de la pénalité moderne instaure un ordre plus rationnel – et même, pourquoi pas, plus démocratique – par rapport aux logiques spontanées des passions, ou s’il ratifie celles-ci et leur fait une place dans le jeu de la Loi.

Or, de ce point de vue, mon analyse va consister à montrer qu’il y a quelque chose d’étrange, de paradoxal, dans le système du jugement dans lequel nous évoluons et qui s’empare de nous. La figure du procureur ou de l’avocat général qui se substitue à la victime lors du procès représente incontestablement, en un sens, une institution importante, et même un progrès. Elle est solidaire d’un cadre qui entend gérer la réaction au crime d’une manière rationnelle et dépassionnée par rapport aux réactions spontanées. Il s’agit d’instituer un filtre entre la logique judiciaire et la logique passionnelle du traumatisme et de la réaction à la blessure. C’est souvent important dans les affaires de légitime défense, où les revendications de sanction de la part des parties civiles peuvent ne pas être relayées par l’accusation, au nom d’impératifs juridiques ou rationnels.

Mais, bizarrement, l’appareil pénal ne rompt avec les passions spontanées qui viennent d’en bas que pour procéder, à son tour, à un traitement fantasmatique des illégalismes qui traduit une passion de la répression peu justifiable d’un point de vue rationnel. Que signifie, en effet, la logique pénale ? Elle veut dire que, quand un crime survient, l’État dépossède la victime de ce qui s’est passé et prend sa place ; il se pose lui aussi comme victime – et même, plutôt, comme la victime principale. Autrement dit : il ajoute un crime au crime commis. Il ajoute une victime. D’un acte violent, il en fait deux : l’un qui se déroule sur le plan civil, et l’autre, parallèlement, qui se déroule sur le plan pénal. L’État pénal crée deux crimes là où il n’y en avait qu’un : l’un contre la victime, l’autre contre l’État.

Construire le crime comme crime contre l’ordre public, désigner chaque acte délictueux comme agression contre « la société », ce n’est pas, on le comprend, instaurer un ordre rationnel. C’est, plutôt, reproduire un cycle de la violence et nous installer dedans, répondre violemment à la violence et traumatiquement au traumatisme ? (Et ce dispositif peut exercer de la violence et du traumatisme sur la victime elle-même) D’où l’importance de se demander pourquoi l’Etat institue un tel système, dans quel but, dans quel intérêt… On voit qu’il ne s’agit pas ici de critiquer le droit en tant que tel. Il y a différentes conceptions de la Loi et de la Justice, et toutes ne relèvent pas d’une telle construction. Je m’interroge sur la logique pénale, sur le système répressif, afin d’évaluer si ces institutions sont fidèles à l’usage émancipateur que l’on pourrait faire d’elles – ou si, au contraire, elles sont gouvernées par des logiques contestables dont il faut évaluer la nature, comprendre les effets et saisir les finalités. Autrement dit, s’en prendre à la pratique de la répression et au droit pénal comme je le fais dans mon livre, ce n’est pas s’en prendre à l’Etat. Ce serait même plutôt s’en prendre à ce qui demeure non étatique dans l’Etat, non juridique, non démocratique dans la souveraineté. C’est chercher à diagnostiquer les failles du droit, les lieux où celui-ci ne produit pas les effets émancipateurs qu’il devrait produire s’il était fidèle à son concept.

A partir de ce moment-là, le rôle d’une théorie critique est de se demander dans quelle mesure le raisonnement sociologique, des préoccupations éthiques, des valeurs libertaires ou pluralistes, etc., peuvent être un point de départ pour imaginer d’autres dispositifs, nous apprendre à comprendre le crime autrement, à regarder la causalité et la responsabilité autrement, à construire d’autres narrations de ce qui arrive afin d’introduire plus de rationalité et moins de violence, plus de liberté et moins de répression. Peut-on envisager une autre construction de la pénalité ? Quels sont les limites et les impensés des dispositifs actuels ? Comment échapper aux impasses des systèmes du jugement et de la répression tels qu’ils existent pour concevoir une prise en charge plus démocratique et plus artificiel de ce que rendre la Justice pourrait vouloir dire ? Ce sont ces analyses que j’essaie de mener.

Conclusion : Au nom de la Loi

Pour conclure, je voudrais dire que selon moi, l’adoption d’une position globalement et unilatéralement anarchiste n’a pas grand sens parce que l’État ne constitue pas une substance immuable à laquelle serait nécessairement adossée telle ou telle caractéristique. Certains cadres qui, à un moment, définissent la pratique de l’État peuvent être démantelés, disparaître, être abattus, et d’autres peuvent les remplacer. Ce qui constitue l’État n’est pas une chose donnée, mais une construction politique, sujette à transformation et à choix. Ce qui est étatique à un moment donné peut cesser de l’être. Et des dispositifs qui ne le sont pas peuvent le devenir. En d’autres termes, critiquer le système étatique (par exemple de la pénalité) veut dire proposer que certaines pratiques étatiques cessent et essayer, à l’inverse, que l’État se donne à lui-même d’autres règles, que d’autres pratiques deviennent les pratiques de l’État. Critiquer l’État, c’est toujours questionner ce qui est étatique à une période précise. Et c’est donc aussi s’interroger sur la possibilité d’un autre État ou, du moins, sur des transformations souhaitables et possibles. La pratique qui interroge sans cesse et toujours plus méticuleusement le fonctionnement de l’ordre juridique et ses fondements est non seulement légitime, mais fidèle à l’esprit de la Loi et de l’État.

Geoffroy de Lagasnerie, Sociologue et philosophe, auteur notamment de Juger. L’État pénal face à la sociologie (Fayard, janvier 2016)

1 Louis Althusser, Initiation à la philosophie pour les non philosophes, Paris PUF, 2014, p 233-236.

2 Pierre Bourdieu, Sur l’Etat. Cours au Collège de France (1989-1992), Paris, Raisons d’agir/Seuil, 2012, p. 16.

3 Michel Foucault, « Les mailles du pouvoir », in Dits et Ecrits, tome 2, Paris, Gallimard, 2001, p. 1008.

4 Michel Foucault, La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 121.

5 Ibid.

6 Ibid., pp. 121-122.

7 Ibid., pp. 121-122.

8 Voir Arnault Skornicki, La Grande soif de l’Etat. Michel Foucault avec les sciences sociales, Paris, Les Prairies Ordinaires, 2015.

9 Michel Foucault, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France (1975-1976), Paris, Gallimard, 1997, pp. 29-30.

10 Michel Foucault, Surveiller et Punir, Paris, Gallimard, 1975, pp. 244-248.

11 Michel Foucault, « La vie des hommes infâmes », in Dits et Ecrits, tome 2, Paris, Gallimard, 2001, p. 246.

12 Michel Foucault, « Il faut défendre la souveraineté », op. cit., pp. 52-53

13 Sur le rapport de Michel Foucault à la gauche, cf. Didier Eribon, D’une révolution conservatrice et de ses effets sur la gauche française, Paris, Leo Scheer, 2007.

14 Michel Foucault, « Est-il donc important de penser » in Dits et Ecrits, tome 2, Paris, Gallimard, 2001, p. 998.

15 Ibid.

16 Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France (1978-1979), Paris, Gallimard-Seuil, 2004, pp. 115-116.

17 Michel Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 35.

18 Emile Durkheim, Leçons de sociologie, Paris, PUF, 1995, pp. 125-126.

19 Cf. Yann Thomas, « La fiction » in Les opérations du droit, Paris, Seuil/Gallimard, 2011. Et Marcela Iacub, Le crime était presque sexuel, Paris, Flammarion, 2005.

20 Friedrich Nietzsche, La Généalogie de la morale, in Œuvres complètes, t. VII, Paris, Gallimard, 1971, p. 256.

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