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20 octobre 2020

À propos du livre « Fin de partie ? Amérique Latine : les expériences progressistes dans l’impasse (1998-2019) »

par Guillaume de Gracia

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Afin de mettre de côté immédiatement les critiques négatives et avancer sur le fond de ce livre important, précisons qu’il me semble manquer une bibliographie générale permettant au lecteur de s’y retrouver dans la profusion de références, ainsi que, sans doute, un appareil, si ce n’est de notes, du moins, de contextualisation qui soit soucieux du lecteur francophone non nécessairement au fait de la culture politique ou de l’histoire du continent latino-américain… D’abord publié au Mexique, le primo lectorat visé par cet ouvrage se voulait évidemment plus en prise avec l’histoire du sous-continent d‘ailleurs marqué depuis le début du XXe siècle par une forme d’internationalisme continental1.

Par ailleurs, on regrettera l’absence de « lissage » de la traduction dont chaque partie est assurée par un ou une traducteur.trice différent.e et qui parfois se révèle un peu maladroite. Sans compter que le seul schéma proposé dans le cadre de ce livre a été laissé en castillan.

Pour autant, cela ne doit pas empêcher qui que ce soit de se plonger dans la lecture de ce livre qui sera peut-être un peu plus exigeant pour les non-américanistes.

C’est donc un livre important à plus d’un titre qu’ont sorti en début d’année 2020 les éditions Syllepse car il traite objectivement d’un ensemble d’expériences qui ont mobilisé beaucoup de bonnes volontés et ont représenté un espoir, sans doute moins fort et mobilisateur que les Révolutions du début du XXe siècle, mais, malgré tout, qui ont symbolisé (à défaut de constituer réellement, mais on y reviendra), des brèches dans le Capital2. Mon entourage immédiat tant amical comme familial de l’époque (milieu des années 2000) était d’ailleurs en grande partie constituée d’amis s’étant élancés vers les tropiques caribéennes3 ou en venaient. À titre personnel, j’étais déjà impliqué dans le mouvement libertaire depuis quelques années à cette époque, et bien qu’écoutant attentivement les critiques émanant des milieux anarchistes vénézuéliens, il m’avait semblé par exemple que le développement des circulos bolivarianos – ou cercles bolivariens –, dans les quartiers de Caracas notamment, évoquaient un véritable début de révolution articulant verticalisme étatique et horizontalisme basiste. Des expériences qui, somme toute, paraissaient relativement neuves et semblaient avoir fait la synthèse des échecs et impasses du court XXe siècle. Tous les anarchistes vénézuéliens n’étaient d’ailleurs pas opposés au chavisme puisque le Red anarchist skinhead (RASH) Gran Caracas assumait le fait de s’intégrer au chavisme afin de le radicaliser à la base et de manière tout à fait naturelle d’ailleurs4. Une option qui me paraissait sage à l’époque : plutôt lutter avec des chavistes en « prise directe » avec le pays réel que s’arc-bouter sur des postures toutes théoriques5. Une opposition qui, toutes proportions gardées, s’est aussi exprimée à l’occasion du début du mouvement des Gilets Jaunes dont nous fûmes bien peu à comprendre le caractère « populaire » beaucoup plus que « populiste » et à avoir participé aux toutes premières manifestations en tant qu’anarchiste – sans avoir pour autant jamais revêtu le fameux gilet en ce qui me concerne…

Formellement, le livre se divise en trois grandes parties

La première et la plus longue est écrite par Franck Gaudichaud. Une partie visant à la périodisation de la séquence historique étudiée. Elle démarre donc par la décennie 1990/1999 qui succède à une décennie souvent considérée comme « perdue » par son manque d’allant et de reprise en main de l’offensive politique à gauche6. Les années 90 sont des années de domination néo-libérale – dont l’installation remonte parfois vingt ans auparavant si l’on considère le Chili par exemple – mais aussi d’altermondialisme et d’une certaine émergence de forces plébéiennes. Il faut ici introduire l’idée de politicité néologisme forgé par le sociologue urugayen Denis Merklen7 que Franck Gaudichaud résume par la « perspective à partir de la densité politique et de la composition interne qui caractérisaient le régime étudié ».

Une introduction efficace et accessible permettant de recontextualiser les questions syndicales, féministes, indigénistes (un terme important du vocabulaire politique latino-américain même si son radical « indigène » est beaucoup plus mal vu en France…) ainsi qu’une présentation des événements importants que furent les soulèvements insurrectionnels tels que le Caracazo de février 1989 ou l’Argentinazo de décembre 20018. Ce que montre par ailleurs très bien Franck Gaudichaud, c’est que ces différentes traditions de lutte vont, dans des formes spécifiques de syncrétisme, aboutir à des victoires électorales comme en Bolivie, au Venezuela et en Équateur. Il s’agira là de l’articulation de la « voix des urnes » et de la « voix des luttes ». Une imbrication telle qu’Álvaro García Linera, ancien guérillero et vice-président de la Bolivie, évoquera un « gouvernement des mouvements sociaux » pour désigner celui d’Evo Morales.

La deuxième partie du livre permet à Jeffery R. Webber d’introduire deux penseurs importants de la gauche latino-américaine : Claudio Katz (https://katz.lahaine.org/) et Maristella Svampa (https://maristellasvampa.net/). Des noms peu connus en France9 mais qui comptent dans le spectre politique et sociologique outre-Atlantique. Pour autant, il s’agit ici plutôt de traiter de l’économie de la région lors de la période étudiée et c’est le modèle extractiviste et (agro)exportateur des pays concernés qui est visé. Car, malgré l’anti-impérialisme de discours et quelques actions spectaculaires tant de la part de Chavez10 que de Kirchner ou de Corea, la balistique économique latino-américaine est fondamentalement toujours marquée par sa dépendance aux investissements directs à l’étrangers (IDE) des USA et plus récemment, de la Chine dont les impérialismes respectifs se sont réveillés. Cette dernière a même dépassé l’Union européenne du point de vue des investissements en Amérique Latine. Particulièrement, l’administration Obama s’est attachée à renouer avec une présence et une pression à la fois économique et militaire, renouant quelque peu avec la doctrine Monroe des années 1820… Une dépendance qui est d’ailleurs d’autant plus marquée que l’industrialisation a nettement reculé dans le sous-continent qui aurait perdu 50 % de son appareil productif depuis le milieu des années 1970. C’est ainsi l’histoire d’un immense gâchis, notamment du côté vénézuélien dont la redistribution n’aura été effective que le temps de la manne pétrolière et les tentatives de diversification concernaient essentiellement les marchés vers lesquels se tourner pour vendre son pétrole. Peu ou pas de tentative donc pour se débarrasser de la dépendance à l’or noir mais une économie de rente (temporaire) qui n’a pas permis de transformation radicale de la structure économique de ces pays et qui est responsable en partie de la crise tant économique que sociale, politique voire institutionnelle que travers le Venezuela actuellement.

Enfin, la troisième partie est menée par Massimo Modonesi et elle présente les différents débats autour des idéologies à l’œuvre durant ces années que beaucoup de commentateurs ont eu tôt fait de regrouper sous la bannière « populiste »11. Un mouvement renforcé par la parution dès 2005 de La raison populiste du philosophe Ernesto Laclau, reconnu comme l’idéologue des péronistes kirchnéristes argentins. Les auteurs de Fin de partie ? ont, au contraire, prudemment décidé de taxer les pouvoirs étudiés de « progressisme » en sous-titre de leur livre et c’est d’ailleurs le titre de cette dernière partie. Il s‘agira là de passer en revue les critiques et les soutiens aux différentes théorisations politiques plus ou moins convaincantes qui ont pu émerger en découpant quatre grandes questions : la question socio-économique, la question économico-écologique, la question de l’État et de la démocratie et enfin, la question de la diversité culturelle. Si à défaut de précision, on retombe évidemment rapidement dans la stérilité de l’analyse et alors que ce n’est pas le flou qui manque dans l’analyse des structures des pouvoirs questionnés par cet ouvrage, notamment en France où l’insulte populiste est adressée à tout ce qui déborde de la doxa libérale, le talent et le mérite de cet ouvrage est, là encore, de dresser un tableau fin et parfaitement accessible des controverses et critiques mais aussi soutiens et défenses des pouvoirs latino-américains.

En mode de conclusion dans une optique purement libertaire, il faut préciser que Fin de partie ? doit presque être lu « en négatif » si l’on veut appuyer la thèse de l’impasse étatique – ce qui n’est clairement pas l’objectif affiché de ce travail qui se veut plutôt acritique de ce point de vue : ni statolâtre (pour reprendre l’expression d’Antonio Gramsci plusieurs fois cité dans le livre), ni statophobe. Car, ainsi que l’énoncent et l’avancent les trois auteurs, les expériences progressistes latino-américains ont bénéficié pendant quelques années de circonstances exceptionnellement favorables à tous les niveaux et d’un soutien populaire massif à l’étranger, y compris dans des pays comme le nôtre. La question à poser est dès lors simple et terrible à la fois : si, alors que plusieurs pays représentant des millions d’individus poussés par un élan commun, avec des dirigeants supposés s’entendre, aux économies dynamiques se révèlent dans l’incapacité d’impulser des réformes qui ne soient même pas des petits débuts de « révolutions à l’amiable » (selon le beau mot de Victor Hugo), on ne peut que douter de l’intérêt profond de continuer à réfléchir au réformisme dans le cadre étatique et national. D’autant que l’un des traits caractéristiques des pouvoirs étudiés est celui d’un surdimensionnement spectaculaire de l’État baptisé « État intégral » chez García Linera et se voyant assigner les multiples objectifs de « développement des forces productives » (pour le socialisme ?), « catalyseur de développement », « garant de l’universalisme », « affirmation de la nation »… On pourra toujours objecter le transformisme (Gramsci là encore) des classes dirigeantes plus promptes à se servir qu’à servir l’intérêt commun même si elles viennent de la base, mais ce serait oublier à la fois une vérité anthropologique majeure qui est que l’homme est un être naturellement porté sur les addictions et que le pouvoir, particulièrement celui de l’État est à en juger par les comportements de nos « élites », l’une des plus forte à défaut d’être l’une des meilleures. A l’inverse et malgré une pression militaire ininterrompue, l’expérience zapatiste – qui est également citée à plusieurs reprises dans ce livre d’ailleurs – continue depuis 26 ans de construire un contre-pouvoir, certes modeste face aux enjeux mondiaux, mais qui a su s’ancrer indéniablement dans la réalité mexicaine, latino-américaine voire, pour reprendre l’appel lacandon des années 90, intergalactique.

Guillaume de Gracia est docteur en anthropologie et chercheur indépendant à Toulouse.

Fin de partie ? Amérique Latine : les expériences progressistes dans l’impasse (1998-2019). Franck Gaudichaud, Massimo Modonesi, Jeffery R. Webber, traductions de Cathy Ferré, Florian Duron, Dorian Freani et Hans-Peter Renck.

Paru au Mexique en 2019 sous le titre Los gobiernos progressistas latinoamericanos del siglo XXI. Ensayos de interpretacion historica, UNAM ediciones.

Paru en France aux Éditions Syllepse en janvier 2020, 190 pages, 19 euros.

1 Nous avions commencé à quelques-un.e.s, dans le cadre de la collection América libertaria, à creuser l’impact des mouvements libertaires et notamment anarcho-syndicalistes sur le mouvement ouvrier organisé du premier quart du XXe siècle. Pour ma part, cette conscience qui me semble aiguë d’une forme de communauté de destin latino-américaine doit beaucoup à ce marquage anarchiste sur le prolétariat du sous-continent : https://www.nada-editions.fr/?product_cat=america_libertaria.

2 Le concept est « introduit » par John Holloway mais il me paraissait être très opérant bien avant d’avoir lu Crack capitalism

3 Entre autres, mes camarades Bruno Boto et Pierre-André Jarillot, anthropologues du défunt département de Paris 8 qui, sous la direction de Pierre-Philippe Rey et fidèles aux principes de l’anthropologie de la Libération s’en furent fréquenter le chavisme de près.

4 Cartucho, « Scene report : le Rash Gran Caracas », Barricata numéro 15, mars 2007, page 51.

5 Sans compter que les groupes chavistes de base subissaient tout autant la répression policière que les autres groupes, à l’instar de l’organisation El comité nacional de los sin techos et son émanation pour les repris de justice El tres de la calle.

À noter aussi qu’à la différence des mouvements anarchistes français, espagnols ou italiens dont une partie substantielle reste d’extraction prolétaire (si ce n’est ouvrière), ce n’est plus le cas dans beaucoup de pays d’Amérique Latine et particulièrement au Venezuela qui semble avoir été un pays dans lequel l’anarchisme a essentiellement et historiquement été… « bourgeois ».

6 On nuancera pour le cas argentin, notamment du point de vue des secteurs populaires qui vont en grande partie œuvrer à la chute de la dictature…

7 Dont l’article fondateur de la notion peut être téléchargé ici : https://www.academia.edu/31058563/Une_nouvelle_politicit%C3%A9_pour_les_classes_populaires
8 Le suffixe « -azo » en castillan suppose un « coup » au sens physique du terme et se double ici d’une notion d’ampleur désignant au final le soulèvement des Caraqueños ou des Argentins…

9 Mais enfin, la France brille par son gallo-centrisme souvent limité qui plus est à quelques grandes figures désormais canonisées…

10 On se souviendra par exemple de Chavez offrant du pétrole aux habitants du Bronx ou aux réfugiés de Katrina : https://www.jornada.com.mx/2005/09/18/index.php?section=mundo&article=030n1mun.

11 Ainsi, sur les onze communications du colloque, « Le populisme au concret » du 13 et 14 juin 2013 (à l’université de Nice) huit concernaient les différentes expériences latino-américaines passées ou contemporaines dudit colloque…

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