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5 juin 2014

Contribution d’Hervé Guyon autour de l’oeuvre de John Holloway

Rapport « compréhensif » issu du séminaire ETAPE de mai 2014 en la présence exceptionnelle de John Holloway

Á propos de Changer le monde sans prendre le pouvoir (1e éd. : 2002; trad. franç. éditions Syllepse en 2008) et Crack Capitalism. 33 thèses contre le Capital (1e éd. : 2010; trad. franç. aux éditions Libertalia en 2012) de John Holloway

 

Herve GuyonIntroduction

 

J’ai la chance de pouvoir introduire la discussion, d’expliquer tout l’intérêt que je trouve dans les deux ouvrages de John Holloway (Comment changer le monde sans prendre le pouvoir et Crack Capitalism).

 

Mon introduction essayera d’expliquer l’apport qu’offre ce qu’écrit John pour un militant révolutionnaire, volontairement sans utiliser des concepts centraux discutés par John, tel que « travail abstrait », « fétichisation », car cela demanderait des explications un peu longues et une compétence que je ne suis pas certain d’avoir.

 

Je suis militant syndical, mais j’ai surtout été pendant 25 ans un de ces militants professionnels prisonniers du carcan léniniste et d’un marxisme orthodoxe propre à bien des courants trotskistes. Comme le dit John, le cadre léniniste « ça ne marche pas ». Si j’ai rompu avec les organisations politiques, je n’ai pas rompu avec le combat politique. Et les livres de John offre un regard qui interpelle un militant comme moi.

 

John discute dans ses deux ouvrages de comment changer le monde en apportant une critique à la réponse des marxistes orthodoxes qui est : construire un parti et prendre le pouvoir. John ne rejette pas le marxisme, il puise dans les écrits de Marx des éléments pour amorcer une réponse.

 

L’écriture de John est tout sauf une écriture affirmative, cherchant à donner un cadre théorique dans lequel un militant puisse trouver des réponses toutes faites à ses questions. John critique le marxisme vu comme la théorie de la vérité (je fais remarquer que nombre de journaux trotskistes s’appelle justement « la vérité ») ; théorie scientiste qui crée une distance entre l’objet de l’étude (le capitalisme) et la théorie (le marxisme). La critique de John de ce marxisme positiviste est faite de questions, avec des réponses qui provoquent d’autres questions. John construit une discussion avec le lecteur. Cette discussion est ouverte, sans fin, si bien que la fin de ses livres est une invitation à continuer cette discussion, ouverture à construire dans la pratique et dans la théorie ce chemin complexe vers le dépassement du capitalisme, sans savoir si ce chemin existe. Si John déconstruit les catégories du marxisme orthodoxe, il se refuse donc à reconstruire de nouvelles catégories figées, mais nous invite à les appréhender d’une façon dynamique et critique. Le marxisme est donc à appréhender comme une arme critique et non comme un savoir avec ses vérités.

 

Le travail

 

John reprend la lecture critique du Capital amorcée par Moische Postone, le courant Krisis entre autres sur la nature du capitalisme. Mais John apporte une analyse particulière qui dépasse à mes yeux des limites de l’analyse proposée par Krisis ou Postone. Le cœur de l’analyse se situe sur ce qu’est le travail. Le travail a souvent été pris comme quelque chose de transhistorique, c’est-à-dire que le concept de travail est vu identiquement dans toutes les époques. De toute époque, les hommes auraient travaillé, et d’ailleurs ce qui définirait l’homme c’est justement le travail. John, et le courant « critique de la valeur » (voir http://critiquedelavaleur.over-blog.com/ ), critiquent ce point de vue.

 

Le concept de travail vu comme une activité transhistorique confond la production de richesses sociales nécessaire à la vie sociale, qui effectivement a toujours existé, et la forme sociale particulière qu’elle prend dans une société particulière. Sous le capitalisme, lorsque qu’une personne travaille, lorsqu’elle produit une richesse, l’objectif n’est pas de répondre à un besoin social, mais de produire du profit, on dira produire de la valeur (au sens marxiste où seul le travail humain est générateur de valeur concrétisé par la vente de la marchandise). Le travail tel que nous le connaissons aujourd’hui se caractérise par la production de marchandises destiné au marché capitaliste. Le travailleur n’a plus la maîtrise de ce qu’il produit ni du rythme à laquelle il produit. Marx disait : « Le travail existe en dehors du producteur, indépendamment de lui, étranger à lui, il devient une puissance autonome ». Le travail sous le capitalisme est devenu une activité considérée comme pénible et complètement séparée des autres activités sociales. Le monde ne devient qu’un système de production et d’échange de marchandises où nous avons perdu le contrôle de ce que nous produisons. Le capitalisme construit un monde complexe mais qui a une unité sous-jacente : toutes les relations entre les personnes se construisent autour des marchandises.

 

Sous le capitalisme, peu importe ce qui est produit, peu importe comment, l’objectif est de créer de la valeur. Il y a donc une différence qualitative entre la forme sociale de production de richesse sous le capitalisme et sous d’autres sociétés. Dans d’autres sociétés, les « travailleu.r.se.s » avaient partiellement ou totalement la maîtrise de ce qu’ils/elles produisaient, ils/elles maîtrisaient le rythme du travail. Le travail était vu qualitativement et non pas sur l’angle purement quantitatif du temps de travail. Le travail productif était intégré à la vie sociale, il n’y avait pas de coupure complète entre la vie sociale des personnes et leur travail. Avec le capitalisme, une personne est payée pour produire des marchandises, destinée au « marché mondial ». Le capitalisme a ainsi rompu le lien entre la personne et ce qu’elle produit, c’est-à-dire le lien entre la production de richesse et la vie sociale.

 

Les relations sociales

 

Les individus sont construits dans le cadre du capitalisme par cette forme de relation sociale qu’est la production de valeurs. De ce point de vue, ce n’est donc pas uniquement le Capital qu’il faut renverser, mais au-delà, le rapport à la production de richesse. Une économie planifiée peut très bien conserver les rapports sociaux actuels ; l’URSS en étant un exemple. Donc poser uniquement la transformation du capitalisme sur le terrain de l’organisation économique sans poser le problème de la transformation des rapports sociaux fondamentaux, c’est-à-dire les rapports liés à la marchandisation, c’est poser l’avenir comme identique à aujourd’hui. Le dépassement du capitalisme doit entrainer une transformation radicale de la façon dont les hommes produisent les richesses. Cela veut dire une société où l’activité de production de richesse sociale ne soit plus séparée du reste de la vie sociale, c’est-à-dire une société où le travail, au sens capitaliste, aura disparu.

 

Dans la tradition marxiste orthodoxe, l’objectif est l’abolition du salariat. Avec la critique du travail, l’abolition du salariat prend une consistance plus forte, car l’objectif ici devient l’abolition du travail, c’est-à-dire l’abolition des activités économiques non-maîtrisées par les producteurs eux-mêmes. Comment y arriver ? On ne sait pas. Il ne peut y avoir de réponse. Cela ne pourra se faire que par construction collective, empiriquement, de quelque chose de nouveau, dont nous ne savons pas ce que cela pourra être.

 

Cette critique du travail n’est pas propre à John, on la retrouve chez Postone ou le groupe Krisis. Mais Postone ou Anselm Jappe ou Robert Kurz (je ne parle que de ceux que j’ai lus) provoquent à mes yeux une autre impasse que le marxisme orthodoxe. En effet, les personnes ne sont alors appréhendées que par cette fonction de producteur de valeur, donc enfermées dans leur rôle social imposé par le capitalisme. On a une vision unidimensionnelle de la personne, comme simple acteur et constructeur du capitalisme. Les personnes deviennent uniquement des agents du capitalisme et adhérant au capitalisme.

 

Bien évidemment, un système social ne tient que parce qu’il a l’adhésion de ses membres. Mais John propose une vision plus contradictoire des individus que cette analyse unidimensionnelle. John discute beaucoup du concept du « faire », (le « faire » est la traduction du « doing » de John). Le faire est tout ce que nous faisons d’utile et désirable et qui ne contribue pas à la valorisation du capital. John repart de la double nature du travail, que Marx a développé, qui peut se décomposer, d’une part, en travail utile, c’est-à-dire la production de richesse sociale, et, par ailleurs, le travail est avant tout dans le capitalisme le moyen de produire de la valeur. Comme c’est la production de valeur qui régente le travail, avec le capitalisme, on perd la jouissance de son « faire », c’est-à-dire de son activité créatrice. Le capitalisme nous enferme dans des identités, dans des rôles sociaux, nous figent, et nous cadrons nos actes par rapport à ce rôle que l’on nous demande de jouer. Nous adhérons tous au capitalisme et en sommes les acteurs plus ou moins inconsciemment.

 

L’au-delà du capitalisme

 

Mais en même temps, nous ne sommes pas que cela. En permanence, chaque personne recherche à retrouver sa force créatrice, ce  que John appelle son faire. Il y a en permanence une contradiction entre le rôle que je joue comme acteur du capitalisme et un désir de m’en échapper pour retrouver mon activité créatrice, c’est-à-dire ma nature d’humain. Cette tension en chaque personne peut se caractériser par exemple par la matinée où l’on décide de dormir plutôt que d’aller travailler, la pause que l’on prend avec les collègues un peu plus longue que d’habitude, la démission d’un poste salarié pour devenir intermittent du spectacle,… Les rapports sociaux que le capitalisme nous obligent à vivre nous poussent à les construire et reconstruire en permanence, c’est-à-dire nous poussent à construire le capitalisme ; et, en même temps, nous pousse à construire autre chose, un « au-delà » du capitalisme comme dit John. Á mes yeux, on trouve des ponts avec toute une littérature sur la psychodynamique du travail comme Christophe Dejours ou ce que des courants sociologiques rapportent du rapport au travail.

 

Ainsi, pour John, s’il faut comprendre le capitalisme en termes de classes, l’antagonisme de classe ne peut être compris comme une relation entre deux blocs figés, car le capitalisme ne nous est pas extérieur. Les rapports sociaux sont fragmentés en nous. La lutte de classe est en nous, comme deux pôles opposés. La lutte de classe passe au sein de chacun de nous comme acceptation du capitalisme et lutte contre le capitalisme. Nous ne luttons pas en tant que classe de travailleurs, mais contre le fait d’être la classe travailleuse, contre le travail aliéné. Nous sommes tous dedans le capitalisme et luttant pour en sortir. C’est cette vision contradictoire de la personne qu’apporte John et à partir de laquelle il discute du potentiel révolutionnaire de notre société.

 

La réaction des personnes contre le rôle social que le capitalisme veut leur faire jouer crée en permanence des millions de toutes petites brèches dans le capitalisme. Bien évidemment, le capitalisme ne sera pas dépassé grâce à l’existence isolée de ces petites brèches, je vais y revenir. Mais l’intérêt de cette lecture de ce qui nous sommes est de montrer que les choses ne sont pas figées, que le capitalisme crée des contradictions au sein de chaque personne, c’est-à-dire un potentiel révolutionnaire.

 

Le potentiel des brèches

 

Si ces brèches restaient individuelles, comme des petits espaces de liberté que nous nous offrions, le capitalisme paraîtrait indépassable. Mais ces brèches prennent parfois, même très souvent, un caractère collectif. Que ce soit la grève, avec l’auto-organisation de la lutte et l’émergence de relations nouvelles entre les personnes ; que ce soit les AMAP, les squats,… la vie est remplie de ces moments où l’au-delà du capitalisme se crée collectivement, où les personnes retrouvent une coopération sociale indépendamment du capitalisme, ce que John appelle le flux social. Ces brèches sont souvent éphémères. Elles sont réprimées, parfois violemment. D’autres s’étouffent. D’autres sont récupérées par le capitalisme et ce que l’on croit être un « contre le capitalisme » devient un moyen pour le capitalisme de canaliser la révolte, ou de créer de nouveaux espaces économiques ou politiques pour imposer son ordre. Le plus souvent, ces brèches reproduisent des rapports sociaux que justement nous voulons combattre. Au sein d’AG, de collectifs, … on voit réapparaitre les formes de rapports de dominations, sexuelles mais aussi sociales, que nous voudrions combattre. Bref, si ces brèches sont des moments qui créent l’au-delà, en même temps elles portent les stigmates du capitalisme.

 

Ce regard sur nous, notre manière d’être contradictoire, avec parfois des moments où c’est la construction d’un anticapitalisme qui prime, montre que l’au-delà du capitalisme n’est pas un moment qui se créera demain, après une révolution victorieuse. L’au-delà du capitalisme se vit dans toutes ces interstices que nous créons, éphémères certes, mais réelles.

 

Ce regard permet d’appréhender le capitalisme comme un système non figé, où ce sont les rapports sociaux construit par le capitalisme qui dominent, mais poussant par réaction des espaces révolutionnaires au sens d’être des « au-delà » de ce que le capitalisme voudrait nous contraindre d’être, des espaces où nous retrouvons la maîtrise de nos relations sociales.

 

On peut dès lors, avec cette approche, analyser les mouvements sociaux passés et présents autrement que par le prisme du marxisme orthodoxe. Lors des situations révolutionnaires (1917, 1936, 1968,…), l’objectif des personnes en action était souvent de « rompre » avec l’ordre social qu’ils subissaient : rompre le rapport au travail, créer de nouveaux rapports sociaux. L’objectif de réappropriation de l’outil de production n’était pas tant la volonté de mettre en place une économie planifiée, mais plus fondamentalement se réapproprier sa vie de façon collective et autodéterminée.

 

Si on raisonne en termes de lutte de classe et de pouvoir, il y a de quoi désespérer, car toute l’énergie de révolte n’arrive jamais à dépasser le cadre local. Dès que la révolte tente de prendre le pouvoir d’État, elle retombe dans l’échec que l’on analyse par la « trahison » des dirigeants ou par « il a manqué un vrai parti » qui est le leitmotiv des analyses léninistes. Or, on ne peut que constater que la démocratie directe, la réappropriation de la vie sociale n’ont jamais dépassé le stade du local. Que ce soit les soviets de la révolution russe, les communes de la révolution espagnole, les comités, AG, etc. ; le contrôle social réellement effectué par la population, c’est-à-dire la réappropriation de ce que John appelle le flux social par les personnes, autodéterminé par les personnes, n’a toujours existé qu’à l’échelle locale. La réappropriation de ce flux social, autodéterminé par les personnes, semble incapable de pouvoir se construire dès que l’organisation sociale agglomère dans un ensemble unique une surface trop importante. Or, le capitalisme a imposé un monde unique, ce qui nous oblige à raisonner à l’échelle de ce monde. Comment alors s’organiser collectivement au-delà du local sans retomber dans les échecs vécus ? On voit dans le monde arabe ou en Grèce une floraison de ces espaces localisés qui vont au-delà du capitalisme, mais dès que ces mouvements s’agrègent pour devenir un mouvement unique dans l’objectif de « prendre le pouvoir », on voit ces mouvements s’étouffer pour laisser place à des pouvoirs qui « trahissent » les espoirs et cette incapacité de s’extraire collectivement du capitalisme au-delà d’une petite collectivité.

 

Les brèches et l’État

 

Nous semblons enlisés dans cette contradiction : le « au-delà » du capitalisme n’existe qu’à de petites échelles, et pourtant il faudrait bien l’imposer à l’échelle planétaire. John apporte un regard qui permet de sortir de cette nouvelle impasse. John a dans Changer le monde… toute une discussion sur l’État. L’État est une structure séparée des personnes, mais il n’est pas un objet, c’est une forme particulière de relation sociale, il doit être considéré comme constitutif du système. S’emparer du pouvoir d’État par les urnes ou par les armes, c’est prendre le contrôle d’une structure intégré aux relations sociales du capitalisme. Orienter l’action révolutionnaire vers la prise du pouvoir étatique, c’est avoir une vision d’un État extérieur aux relations sociales, comme une chose figée. Or briser le capitalisme veut dire briser les relations sociales liées au capitalisme, et donc entre autres l’État. John n  nie pas le besoin de s’organiser au-delà du localisme, donc d’avoir éventuellement une forme de gouvernement, mais dans le sens d’un gouvernement construit en fonction de nouvelles relations sociales. Un tel gouvernement ne serait pas semblable aux formes étatiques que nous connaissons, car il ne serait plus séparé des personnes, c’est-à-dire de la coopération sociale. En dépassant le capitalisme, on ne peut que reconstruire une nouvelle forme de gouvernement, c’est-à-dire une nouvelle forme de gestion du commun entre les individus. Il ne faut donc pas avoir pour objectif de prendre le pouvoir d’État tel que le capitalisme l’a créé, mais de construire autre chose indépendamment des formes que le capitalisme a créées.

 

Si l’au-delà du capitalisme est une société unique à l’image du monde capitaliste, John dit « une totalité », cela est impossible à réaliser pratiquement, car il faudrait un gouvernement-État mondial, donc séparé socialement des personnes. Mais si on comprend que l’au-delà du capitalisme passe par la réappropriation de ce que John appelle notre faire, c’est-à-dire notre activité créatrice, qui doit être au cœur des rapports sociaux de l’au-delà du capitalisme ; et si on comprend que de tels rapports sociaux ne peuvent se construire qu’à une échelle humaine, c’est-à-dire à l’échelle des relations sociales que nous avons, du flux social des personnes ; l’au-delà du capitalisme peut commencer à s’envisager autrement que comme un monde communiste unique, avec une économie centralisée et planifiée à l’échelle mondiale, car une telle organisation nécessiterait un pouvoir étatique qui rentrerait en contradiction avec l’autodétermination des personnes. John discute, à l’image des zapatistes, d’un monde fait de multiples mondes, reliés par un maillage complexe de relations sociales, sans isolat mais sans uniformisation, sans opposition entre le niveau micro et le niveau macro. L’idée dès lors n’est plus de choisir entre deux impasses : construire un monde communiste unique voué à l’échec ou bien s’enfermer dans une petite communauté isolée, elle aussi vouée à l’échec, mais de construire un monde multiple, avec un maillage social complètement différent de celui que nous connaissons aujourd’hui, et donc une forme de gestion du commun complètement différente de ce que nous connaissons.

La globalité capitaliste est un tissage de plus en plus serré des rapports sociaux par le travail. Mais le « au-delà » du capitalisme n’a pas besoin d’un tissage dense similaire. Il faut construire non pas une nouvelle totalité, c’est-à-dire un monde unique, mais « une constellation changeante, une confédération de particularités » comme dit John. C’est-à-dire un maillage par réseaux, sans un État séparé de la société, mais avec des modes de gouvernement intégrés à la vie sociale, avec un maillage souple des différentes structures. Pas des unités isolées, mais un autre type d’interconnexion sociale, une autre forme de socialisation.

 

Est-ce possible ? Techniquement, le développement scientifique permet d’envisager la relocalisation productive, la circulation des richesses, la construction de rapports sociaux qui seraient ni le prolongement productiviste du capitalisme, ni le retour en arrière vers une économie domestique locale. Comment ? On ne sait pas et on ne peut le savoir, car c’est à construire. Ce monde fait de multiples mondes interreliés, considéré comme un processus vivant, donc en modification permanente, ne peut se construire que sur la base de l’action consciente et volontaire de la population au travers de toutes ces espaces qui vont au-delà du capitalisme. L’objectif ne peut pas être la convergence de tous ces espaces en un seul mouvement unique, mais l’objectif ne peut pas être non plus l’isolat. Le changement viendra de leur confluence. Il faut donc œuvrer à la résonance et aux relations entre ces espaces pour construire l’au-delà du capitalisme d’une façon multiple et interreliée.

 

Le potentiel révolutionnaire maintenant

 

Le capitalisme a bien des armes pour freiner, écraser, détourner, de telles tentatives. Si on analyse le capitalisme comme un système figé, capable de se reproduire en permanence à l’identique, l’espoir serait faible d’imaginer de le dépasser définitivement. Les expériences actuelles des luttes dans le monde arabe ou en Grèce ne seraient dès lors que la réplication d’échecs passés sans espoir de voir demain de telles énergies nous permettre de dépasser le capitalisme. Mais la dynamique économique du capitalisme le pousse de plus en plus dans des contradictions. Ces contradictions sont d’ordre écologique bien évidemment. Mais elles sont aussi et avant tout d’ordre social. La mécanisation permanente, qui seule permet aux capitalistes de ne pas perdre au jeu de la concurrence, fait sortir du travail productif de plus en plus de personnes, et oblige le capitalisme à user d’artifices, comme le crédit, qui non seulement ne résolve aucun problème mais ne font que les amplifier. La crise amorcée il y a six ans n’en est qu’une démonstration. Le capitalisme fait des tours de vis continuels pour nous écraser sous sa domination. Le capitalisme oblige donc de plus en plus de personnes à devoir construire cet au-delà pour survivre.

 

La révolution est, pour John, la transformation de la vie quotidienne, c’est donc de la vie quotidienne que doit surgir la révolution. L’important, ce ne sont pas les limites de chaque mouvement, mais la direction de chaque mouvement. La seule manière de concevoir la transformation est de partir des brèches dans la domination capitaliste, et voir comment ces brèches peuvent se lier. Il n’y a pas un but à atteindre, mais un mouvement à amplifier. Mais il n’y a pas non plus un mouvement en deux temps, avec la prise du pouvoir d’État comme pivot. La lutte contre le capitalisme est intégrée dans les pratiques quotidiennes, dans une multitude de fragmentations des relations sociales, donc une multiplicité d’antagonismes, de nature très hétérogène. On a l’impression que notre mouvement est fait d’une multitude de différences. Mais les brèches sont basées sur le même antagonisme. Les luttes ne sont pas atomisées, il y a une résonance entre elle. Il faut imaginer l’anticapitalisme comme un kaléidoscope d’insubordinations dans lequel cela n’a pas grand sens d’établir des distinctions et hiérarchies.

 

Ces formes d’espaces anticapitalistes qui émergent sont l’embryon de la société future. Ces « au-delà » du capitalisme émergent en permanence, avec bien des défauts, des limites, des répressions, des déviances. Il est important de ne pas idéaliser ces brèches. Nos tentatives de construire des « au-delà » du capitalisme sont soit absorbées par le capitalisme, soit réprimées. Nos ruptures portent les stigmates du passé, les contradictions du capitalisme se reproduisent dans nos brèches. Il y a une pression à la conformité et aux rapports sociaux capitalistes. Il n’y a donc aucune pureté dans ces expériences, elles sont toutes contradictoires, car nous essayons de créer de nouveaux rapports sociaux et nous recréons ceux que nous voulons quitter. Il faut appréhender ces brèches comme des ouvertures sur autre chose.

 

Il y a un côté angoissant dans ce regard de John, car on ne sait pas. Il n’y a pas de vérité, de chemin pré-établi, de stratégie à élaborer autre que participer à la genèse d’un flux social, avec toutes les limites qu’ont ces espaces anticapitalistes, mais aussi tout le potentiel qu’ils ont. Comme le dit John, je le cite « Comment changer le mode sans prendre le pouvoir ? (…) nous ne savons pas. (…) Nous avons perdu toutes nos certitudes, mais l’émergence de l’incertitude est essentielle pour la révolution. » Il faut penser en termes d’émulation, contagion, de résonnance. Il faut approfondir les brèches, œuvrer à leurs confluences, les faire se connecter et les aider à être en résonance, car le capitalisme n’est pas infiniment flexible, il a ses propres contradictions. Être révolutionnaire est donc la chose la plus ordinaire du monde, cela fait partie de la vie de tous les jours dans le capitalisme. Il n’y a plus de séparation entre les militants conscients et les gens ordinaires. Il faut œuvrer à la résonance mutuelle des rebellions ordinaires, qui est la seule base possible pour une révolution communiste. Nous sommes tous et toutes partie prenante du processus révolutionnaire, car nous sommes tous et toutes des gens ordinaires. Et il n’y a pas de bonnes réponses, seulement des millions d’expériences.

 

Conclusion

 

Pour conclure, John offre une grille d‘analyse de notre monde et de ses potentialités en rupture complète avec le marxisme orthodoxe. Le marxisme orthodoxe et les organisations révolutionnaires sont en échecs permanents depuis un siècle. Deux voies semblent dès lors ouvertes : le renoncement ou réessayer, tel Sisyphe, ce qui échoue depuis toujours. John déplace complètement l’angle d’analyse à partir de Marx. L’objectif n’est plus de construire un parti révolutionnaire pour une future révolution, mais de participer à un mouvement révolutionnaire déjà là. On dit parfois qu’il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme. John offre une lecture du monde où la fin du capitalisme est déjà partiellement là. Il offre un regard qui nous redonne confiance sur la possibilité de dépasser le capitalisme en remarquant que les gens ordinaires participent à un mouvement à la fois de refus et création, les gens ordinaires sont rebelles et non victimes, ils sont sujets et non objets. Il n’y a pas la minorité militante consciente qui a compris et une masse de personnes moutonnières, mais l’anticapitalisme émerge de tout le monde, et c’est de ce potentiel qu’il faut partir. Militer pour la révolution n’est plus militer pour construire un Parti, mais participer à ce mouvement déjà là.

Hervé Guyon

 Militant syndical, ex militant trotskiste (LO, NPA)

13 mai 2014

 

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