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22 mars 2017

Des fondements anthropologiques de l’anarchisme. Hypothèses unificatrices

 Par Charles Macdonald

 

 

Les sciences sociales ont peiné dans un grand dédale de complexités qu’elles n’ont ramené à aucune loi d’organisation claire, à aucun principe véritablement unificateur, à aucune conclusion fermement établie, à aucune synthèse finale.  Nous ne comprenons pas vraiment ce qui nous arrive : pourquoi la pauvreté? pourquoi la guerre ? pourquoi la terreur ? pourquoi l’injustice ? Ce n’est pas que nous ne savons rien. Nos connaissances en histoire, en politique, en économie, en sociologie sont nombreuses, mais éparses, hétérogènes, d’une complexité sans limite. On en sait trop pour savoir tout court. On connaît sans certitude. Les lois du marché, la théorie des jeux, la sociologie des clivages, la psychologie, les neurosciences, la dialectique historique et matérialiste, la sémiologie de la culture, monologuent dans un mal entendement réciproque. Il faut trouver un principe unificateur, la clé du puzzle.

 

Repères introductifs

 

Dans cet exposé je voudrais suggérer que l’anthropologie sociale et culturelle possède des clés, non encore reconnues, de l’énigme sociale. Les chemins de l’histoire sont déjà tracés dans une origine commune. Je vais présenter les choses de la façon la plus succincte. Il sera question de liberté, d’égalité, de solidarité. On évoquera la guerre, le nationalisme, les lois du marché, l’usage inconsidéré de la nature. Des références seront faites à des sociétés ou cultures tribales (archaïques, primitives, premières, traditionnelles, prémodernes, sans écriture comme on voudra les appeler). Des principes éthiques et philosophiques comme l’ontologie, la justice et la transcendance vont apparaître. Les constats qui seront faits et les arguments mis en place aboutissent à une vision anarchiste et libertaire du phénomène social dans son ensemble. Ou, plus exactement encore, a une vision de deux devenirs divergents : celui des premières communautés humaines et celui des sociétés modernes. Comment, de là, envisager l’avenir ou faire un projet de société future est une autre question.

 

Quelques précautions sont à prendre avant tout sur certains points. Les exemples tirés de l’ethnologie se basent sur des ethnographies, des rapports et des observations – dont les miennes – concernant des peuples de chasseurs-cueilleurs, nomades marins, éleveurs ou agriculteurs. Ces populations tribales se trouvent, pour certaines d’entre elles encore, aux marges géographiques du monde moderne et industriel, ou bien enclavées dans quelques ilots forestiers ou montagneux. Mais elles sont très diverses dans leur organisation. Seules quelques-unes, en particulier les groupes de chasseurs-cueilleurs pédestres (à ne pas confondre avec les économies de chasse et de pêche sédentaires), peuvent présenter les traits de communautés authentiquement anarchiques, c’est-à-dire sans aucune dimension politique (de pouvoir). Ce sont elles seulement qui peuvent nous fournir des éléments pour construire des hypothèses sur la vie de Homo sapiens pendant toute la durée du paléolithique. De nombreux groupes tribaux sont hiérarchisés ou le sont de façon embryonnaire. On a proposé pour eux le terme adéquat de sociétés « intermédiaires »[1]. A ce sujet il faudra faire une distinction importante entre la notion de pouvoir et celle d’autorité.

 

Cela nous amène à une autre distinction conceptuelle très importante, celle de l’autonomie et de la liberté. Le second terme est difficile à définir exactement et on laissera aux philosophes le soin de le faire. En tout cas, si on prend pour définition de la liberté la maxime « faire ce que l’on veut », le vouloir dont il est question est indéfinissable a priori. Comme toute espèce animale, l’homme fait d’abord ce qu’il peut et les impératifs de survie et de reproduction sont des priorités et des contraintes à partir desquelles il doit construire sa liberté, c’est-à-dire définir ses choix et agir en conséquence. D’autre part, un grand nombre de choix comportementaux ne sont pas des choix conscients, particulièrement dans le domaine de la sexualité. Le comportement humain est soumis à des impératifs et des mécanismes de nature neuro-physiologique auxquels il est soumis. Ce ne sont pas des choix prioritairement sociaux. Il existe en ce qui les concerne des déterminismes latents. Dans le domaine des choix sociaux et des relations interindividuelles toutefois, choix qui permettent la coopération, les choix sont réflexifs et en grande partie rationnels. La notion d’autonomie est plus précise à cet égard. Elle indique simplement que dans ce domaine il y a une latitude de choix que le cerveau humain peut évaluer et sélectionner comme maximes comportementales. L’autonomie est un facteur crucial dans le domaine de la coopération qui repose sur des décisions de s’associer ou se dissocier d’autres acteurs sociaux, d’autres agents coopérateurs.

 

  1. Principes de sociogenèse

 

Il faut dès l’abord poser les questions les plus naïves et les plus essentielles. Comment les hommes font-ils pour vivre ensemble ? De quoi est fait cet objet du monde : la société ? Sous la diversité des formes de vie collective existe-t-il un algorithme initial ? Peut-on discerner des lois et les énoncer dans le langage de la rationalité, celui des concepts ou des axiomes mathématiques ?

 

Il en va de la société et de ses formes changeantes comme il en va du vivant en général. C’est un phénomène du monde naturel qui a commencé il y a peut-être quatre milliards d’années sur notre terre. Des espèces se sont formées dans le buissonnement de l’évolution. Certaines ont disparu, d’autres ont survécu, toutes ont évolué. L’homme moderne est apparu il n’y a que deux cent mille ans environ. Il est un rameau d’un arbre dont les racines remontent à plus de deux millions d’années pour un de ses ancêtres hominidés les plus anciens, et à sept millions d’années pour son ancêtre simien, celui des chimpanzés, son cousin germain. Cette espèce animale, Homo sapiens, a survécu en s’adaptant, grâce au perfectionnement d’une capacité, son aptitude à la coopération. Le langage et l’intelligence symbolique, tout comme la posture verticale et la présence du néocortex, sont des capacités ancillaires. Elles servent à coopérer et donc à se reproduire. En tout cas, l’animal humain les fait servir à cela. Contrairement à d’autres espèces animales, l’homme est grégaire. Il vit en groupe, en troupeau. L’homme est grégaire avant d’être social, en tout cas au sens où nous entendons habituellement « social ». Ces groupes sont formés par des coopérateurs, c’est-à-dire des agents qui coordonnent leur action dans le but d’obtenir un résultat commun. L’homme passe son temps à coopérer et à le faire de la façon la plus complexe et efficace. En conversant, en marchant dans la rue, en conduisant une voiture, en travaillant, en mangeant et même en dormant nous coopérons. De cette capacité découle sa survie en tant qu’espèce vivante. Il n’y a pas plus de sociétés purement individualistes que de vertébrés sans épine dorsale.

 

L’évolution a doté Homo sapiens d’une autre faculté : l’autonomie individuelle, c’est-à-dire la possibilité de faire des choix entre de multiples options. La plus importante de ces options est celle de s’associer, ou non, à d’autres agents coopérateurs. La coopération est un impératif pratique, l’autonomie est une propriété ontologique. L’axiome de base est donc celui-ci : toute société est une forme d’organisme vivant dont les agents sont autonomes et coopèrent. Á ce point tout se complique.

 

La nécessité de la coopération et l’autonomie individuelle donnée sont une source de contradiction ou d’un certain antagonisme de principe. Il y a compatibilité mais tension. La coopération peut se faire entre des agents autonomes mais pas n’importe comment.  Il y a deux possibilités : ou bien les agents autonomes décident de coopérer volontairement, ou bien ils y sont contraints. Dans le premier cas, la coopération est difficile et limitée. Dans le second, l’autonomie est réduite. La première formule est très vraisemblablement celle qui a été choisie par  Homo sapiens pendant les neuf dixièmes de son existence sur terre. Pendant la très courte période qui a suivi le mésolithique puis le néolithique, il a choisi la seconde. Du point de vue du temps plus long de notre évolution, l’homme a vécu en très petits groupes (plusieurs dizaines ou centaines de membres) très dispersés et très labiles. Il est passé ensuite, dans un temps excessivement court de son évolution biologique, et à une période récente de son histoire (dix mille ans ou moins), à un  régime de grands groupes démographiquement importants (plusieurs milliers puis millions de membres) très concentrés et très structurés. Les petits groupes se font et se défont au gré de choix individuels libres, la coopération cesse au-delà d’un certain nombre. Les grands troupeaux ont un chef que les autres suivent, qu’ils le veuillent ou non.

 

Le passage de l’un à l’autre de ces deux régimes suppose l’effectuation de manipulations ontologiques et de pratiques logiquement distinctes que je vais examiner. Auparavant je voudrais souligner ce fait : ces deux régimes sont présents dans toutes les sociétés modernes, l’un est simplement dominant par rapport à l’autre.

 

La nécessité pratique de la coopération et son origine d’une part, le caractère ontologique de l’autonomie individuelle de l’autre, sont des cadres a priori de la vie collective humaine, au sens transcendantal kantien. Ce sont des axiomes, c’est-à-dire des principes à partir desquels on peut construire une théorie ou faire des hypothèses, mais qui sont en eux-mêmes difficilement démontrables. L’évolution aurait pu créer des êtres intelligents autosuffisants qui se reproduisent par parthénogenèse. Ce n’est pas le cas de Homo sapiens. La coopération se trouve d’ailleurs à tous les étages du vivant. On peut aussi concevoir facilement des agents d’une organisation collective dont les choix individuels sont programmés à l’avance. C’est le cas des sociétés d’insectes comme celles des fourmis qui forment des organisations complexes et efficaces, d’une ancienneté beaucoup plus grande que celles des humains. La coopération humaine est elle aussi complexe et efficace, mais ses agents ont à leur disposition une multiplicité quasi infinie de programmes et le choix n’est pas précontraint, n’est pas inscrit à l’avance dans le génome.

 

On commence à savoir cependant quelle forme la coopération a prise à des stades anciens de l’évolution. L’impératif était de se reproduire. Le nouveau-né humain est caractérisé par la néoténie et l’altricialité secondaire. Il est incapable dans les premières années de subvenir à ses besoins et les membres adultes doivent dépenser un temps et une énergie considérable à y subvenir pendant une très longue période d’une douzaine d’années au moins. La stratégie de reproduction des humains est celle dite « K-strategy » (soit peu d’enfants et lente maturation). Ils doivent coopérer pour amener les enfants à un stade de maturité suffisant pour que ceux-ci survivent et procréent à leur tour. L’alloparentalité devient indispensable. Cette situation (la durée particulièrement longue de soins et de protection des enfants) est exceptionnelle chez les mammifères. La coopération humaine doit à ce fait biologique sa principale origine. D’autre part, en se détachant de la lignée des cercopithèques, puis de celle des primates anthropoïdes, Homo sapiens a adopté une voie nouvelle, une organisation beaucoup plus instable. La tension entre les deux pôles opposés de la coopération et de l’autonomie a exigé la recherche d’un point d’équilibre difficile à trouver.

 

On affirme généralement que les sociétés humaines sont devenues de plus en plus complexes, de simples et primitives qu’elles étaient au départ. Cette vision des choses est en grande partie erronée. La vie collective humaine a toujours été complexe mais sa complexité s’est en quelque sorte déplacée, a changé d’objet. En outre, ce qui était complexe au départ, à savoir la coordination d’agents purement autonomes, s’est simplifié. Les relations entre agents se sont figées sur des schémas fixes et en nombre réduit. La multiplicité des statuts et des rôles tend à se fixer sur une dimension hiérarchique unidimensionnelle. La richesse des relations humaines s’est appauvrie, comme d’ailleurs beaucoup d’autres aspects de sa vie : sa capacité mémorielle, son rapport à l’environnement, sa complexité linguistique. Plus un groupe compte de membres, plus l’outil linguistique qu’il utilise s’appauvrit, plus sa phonologie se simplifie. Avec l’écriture, la mémoire diminue. Avec des instruments puissants d’action sur la matière, la perception de l’environnement se transforme et se restreint. Pour un chasseur-cueilleur la forêt est accueillante et nourricière, pour un agriculteur elle est hostile et dangereuse. En voulant à tout prix échapper aux incertitudes et à l’aléatoire, l’homme perd sa confiance en la vie.

 

Dans l’ensemble, j’ai résumé en le simplifiant à l’extrême le point de départ de la réflexion, un point d’ordre biologique et évolutionnaire, mais qui a un caractère axiomatique. Cette approche peut paraître spéculative et se situer si loin des considérations touchant à notre histoire contemporaine qu’il y aurait peu d’espoir d’en tirer des conclusions utiles pour comprendre ce qui nous arrive ici et maintenant. Il n’en est rien. La prise en en compte des axiomes et de leurs actions combinées donne un moyen extraordinairement efficace d’élucider le présent.

 

  1. Le modèle théorique des organisations humaines

 

Il n’existe guère de modèles socio-anthropologiques de la sociogenèse. Les théories de Hobbes et de Rousseau, celle de Marx et Engels, ceux des évolutionnistes du XIXe siècle et les tentatives plus récentes des  sociobiologistes et de l’anthropologie évolutionnaire relèvent d’hypothèses et de constructions conceptuelles qui font appel à l’innéisme ou à l’empirisme, au primat de l’individu sur la société ou l’inverse, au progressisme évolutif ou au relativisme culturel. Pour trouver un modèle logico-mathématique fondé sur une axiomatique, il faudrait regarder du côté de la théorie des jeux combinée à la génétique et au postulat de succès reproductif du gène égoïste. Mais cette voie ressemble de plus en plus à un cul-de-sac (voir plus bas).

 

Un anthropologue américain, Alan Page Fiske[2], propose un modèle quadripartite horizontal fondé sur la relation d’équivalence, la relation d’ordre partiel, le corps abélien et le champ archimédien. Ce modèle se combine logiquement, mutatis mutandis, avec celui que je propose, qui est dualiste et vertical, également fondé sur la relation d’équivalence et la relation d’ordre, pour former un modèle unique que j’appellerai le système E/H, soit un modèle bipolaire d’équivalence (E) et d’ordre hiérarchique (H). Ce modèle est un outil puissant qui explique bien des choses, je vais tenter de le montrer.

 

Dans l’option E, sur le plan ontologique, les individus sont des personnes, ensembles idiosyncratiques, des totalités équivalentes, des consciences douées d’autonomie réflexive. Personne ne vaut plus ou moins qu’un autre. C’est la définition de l’égalité. Ou bien alors, dans l’option H, les personnes entrent dans un système comparatif qui les ordonne. Certains valent plus que d’autres. C’est la définition de la hiérarchie. Dans le premier cas, l’égalité se traduit par l’autonomie du sujet. Personne ne donne d’ordre et personne n’est tenu à obéir. Dans le second, des agents d’un niveau supérieur donnent des ordres à des agents d’un niveau inférieur. L’autonomie est réduite, voire pratiquement (mais pas ontologiquement) annulée.

 

La coopération dans un système d’équivalence est-elle possible ? Elle l’est du seul fait de la bonne entente des agents entre eux ou de ce qu’on peut appeler, en volant cette expression aux linguistes, les « conditions de félicité de la vie collective ». Cette bonne entente ne se réalise qu’au terme de négociations qui créent un ordre instable, comme nous le savons tous. Les gens se rapprochent et s’éloignent, s’aiment et se détestent sans fin. Des procédures fines et compliquées doivent être suivies pour établir la bienveillance plutôt que l’hostilité. Malgré tout, une coopération est possible. Nous le savons parce que nous en donnons la preuve dans notre quotidien d’individus appartenant à la société civile, informelle, étrangère à toute institution gouvernementale. Camarades, bandes d’ami(e)s, compagnons de route, volontaires, adeptes d’un art ou d’une pratique sportive, militant(e)s, supporters, et ainsi de suite. Un philosophe anarchiste appelle cela des « zones d’autonomie temporaire »[3]. Nous savons aussi, mais cela a été largement ignoré par des générations d’anthropologues, que ce type d’associativité, libre et impermanente, a pu être le seul mode d’organisation des bandes de chasseurs-cueilleurs-charognards du paléolithique. Il l’est encore pour quelques bandes de chasseurs-cueilleurs, nomades marins ou essarteurs réfugiés aux confins du monde dit civilisé, le monde de la hiérarchie. L’humanité s’est forgée dans ce creuset d’affects. Elle s’est forgée, en d’autres termes, dans l’anarchie. On pourrait presque dire que l’évolution a créé un Homo sapiens génétiquement libertaire. Cela a suffi à notre espèce pour survivre et se répandre sur toute la surface terrestre pendant une période de 190 000 ans. Ce mode d’organisation est non linéaire, stochastique, aléatoire. Il crée des ensembles fluides, instables, en réseaux. Les relations entre sujets sont immanentes. Leurs liens sont faibles, impermanents, soumis seulement à la volonté des partenaires coopérateurs et non à une autorité tierce.

 

Certains groupes humains, dans des conditions non encore clairement définies, ont trouvé un autre mode d’organisation, antithétique, la hiérarchie. Ce mode d’organisation suppose la non équivalence des agents et la contrainte exercée par des agents sur d’autres, au moyen de procédés qui sont principalement la violence et la transcendance (voir plus bas). Ce système est bien plus efficace du point de vue du développement de la coopération à une grande échelle. Il permet de faire marcher au pas des troupes armées, d’instituer le travail servile, d’occuper des territoires, de soumettre des populations. Très vite ce système a supplanté l’autre. Toutes les sociétés modernes sont fondées sur ce principe hiérarchique. Le mode d’organisation est linéaire, mécanique, déterministe. Il suppose l’existence de corporations, soit des entités collectives permanentes, douées d’une forte identité symbolique et sujettes à des sentiments de vénération sacrificielle. Elles existent dans la transcendance. Les juristes les appellent des « personnes morales ». Le sociologue et psychanalyste Richard Koenigsberg les appelle des « objets omnipotents »[4], le philosophe Slavoj Zizek des « objets sublimes »[5] et l’historien Benedict Anderson des « communautés imaginaires »[6]. C’est ce que l’anthropologue anarchiste David Graeber appelle aussi «l’abstraction transcendante de la forme corporatiste »[7]. Les liens entre agents coopérateurs sont forts, c’est-à-dire permanents et soumis à une volonté tierce.

 

Tout cela est la base de l’ontologie sociale, ou si l’on veut des relations sociales et collectives des agents entre eux en tant que consciences singulières, pour créer soit une anarchie viable, soit un ordre dominateur. Mais les rapports entre sujets ne sont pas tout. Il leur faut exister dans le monde réel et pratique. Á cet effet, des dispositifs sont mis en jeu : le partage et la réciprocité. Les anthropologues ont exploré avec intelligence les mécanismes de la réciprocité et de l’échange. Les économistes et les historiens ont sondé les lois du marché. Mais aucun n’a pensé que le partage puisse former un volet entièrement distinct et doué de sa logique propre, irréductible à la réciprocité.

 

Le partage et la réciprocité sont des phénomènes qui ont une base logique (ou mathématique) et qui engagent et définissent des pratiques. Ce sont des opérations logico-pragmatiques qui supposent un modèle mental et s’actualisent dans une pratique. Laquelle ? Celle qui consiste à distribuer les ressources, les échanger, les répartir et les faire circuler de toutes les manières. Parmi les ressources, se trouvent, au premier chef, la nourriture, les services et les partenaires sexuels. Il y a aussi les outils, les paroles, les informations, les chants et les danses, les recettes de cuisine, les objets précieux, les  vêtements, les amulettes magiques, les coquillages qui servent de monnaie, les billets de banque, les téléphones portables, tout ce qui existe matériellement sous le soleil, tout ce qui est produit de matériel ou d’immatériel par l’industrie humaine. Fiske rapporte cette activité logico-pragmatique à deux structures de base qui sont le corps abélien (mettons pour simplifier la série des nombres entiers avec une loi d’additivité et une loi de commutativité ; l’identité additive est zéro) et le champ archimédien (toujours pour simplifier : une série commutative qui comprend les nombres rationnels et dont l’identité multiplicative est un). Autrement dit : l’addition, la soustraction, la multiplication et la division.

 

Ces deux structures sont dans un rapport de continuité mathématique avec la relation d’équivalence et la relation d’ordre, elles se suivent à l’intérieur d’une échelle de Guttman. Cela mérite bien entendu un plus long développement mais je passe rapidement. Nous avons là un modèle très simple, à deux niveaux : le niveau ontologique du rapport entre consciences ou personnes et le niveau pragmatique du rapport entre personnes via les choses. Les implications de ce modèle vont très loin sur tous les plans : économique bien sûr, mais aussi moral, intellectuel, idéologique, religieux et politique.

 

Fiske utilise les termes de « equality matching » (EM), rapport égalitaire, et de « market pricing » (MP), prix du marché, pour désigner ces deux structures. J’oppose quant à moi les notions de « réciprocité » et de « partage ». L’idée générale est que, dans le premier cas, la répartition des biens est arithmétiquement égale ou, sinon, moralement équitable. Dans le second, prix du marché et réciprocité, il y a un rapport arithmétique rationnel entre les quantités échangées ou vendues, entre ce qui est donné puis restitué, entre les termes de l’échange. La sphère de l’échange et de la distribution devient en quelque sorte autonome et purement quantitative, mais ce qui est distribué, ou donné, ou vendu, varie encore selon des critères divers : circonstances, statut des personnes, volonté du donateur, etc. Disons approximativement que, en passant du groupe abélien au champ archimédien, on passe de la sphère des rapports personnels quantitatifs équitables à des rapports purement quantitatifs et impersonnels. Ce n’est pas tout.

 

Le concept de partage et celui de réciprocité ont été confondus par la quasi-totalité des théoriciens de l’échange et du don. L’une des raisons est que l’échange égalitaire immédiatement réciproque ressemble au partage mais ne lui est pas logiquement identique (voir plus bas). Le pionnier en la matière a été Marcel Mauss, grand ethnologue et théoricien du début du XXe siècle. Son « Essai sur le Don »[8] a été repris maintes fois, et le modèle proposé a été affiné par d’autres théoriciens. Certains ont bien vu que dans le don et l’échange se cachait un véritable contrat social. Le phénomène de la réciprocité, qui n’est pas exclusivement hominien, suppose que ce qui est donné doit être accepté puis rendu. Mais pourquoi devoir rendre est-il une obligation morale ? La clé est dans le concept de dette (du latin debere « être redevable, être obligé à, être destiné à » – soit l’idée d’une nécessité naturelle) qui suppose une asymétrie entre les personnes : celui qui donne a une créance morale et celui qui reçoit a une dette morale. Cette asymétrie contient du pouvoir. Le créancier a barre sur le débiteur. Ce fait fondamental est ce qui fait tourner le moteur social. Dès lors, à partir de cette asymétrie, se construit un champ de relations entre les personnes par les choses. Ce champ est entièrement dominé par la dette et par l’asymétrie et donc, par un principe hiérarchique. La réciprocité sous toutes ces formes (du vol au don pur en passant par le commerce, le troc ou le marché) participe de la hiérarchie. Obtenir un profit, c’est gagner quelque chose qui pourrait appartenir à un autre. Rendre c’est rétablir l’égalité entre les sujets. Mais cet équilibre est toujours instable, car après le don et le contre-don, il y a un nouveau don, comme dans le moteur à explosion. On perçoit déjà que notre société obéit à une logique mécaniste et ses théoriciens avec.

 

Le partage est en apparence une notion simple mais très mal comprise. Le partage et la réciprocité sont des principes antithétiques que Mauss et ses successeurs n’ont pas su distinguer[9]. Tout d’abord le mot « partage » a deux significations différentes : diviser et donner. Partager un gâteau et partager un repas ne signifient pas la même chose. Si je coupe un gâteau en tranches, je le divise. Si je partage mon repas avec un ami, je lui offre une partie de mon repas. Supposons que les ressources d’un groupe, par exemple le gibier ramené par des chasseurs, soient partagées. Ou bien le gibier appartient aux chasseurs et ils donnent la proie obtenue aux autres membres du groupe. Ils font un don qui entraîne une dette. Ou bien alors ils ne font qu’amener dans le groupe une proie qui a été donnée par un être extérieur à la société : le Maître des animaux, ou l’animal lui-même qui s’est offert aux hommes. C’est une croyance répandue chez les chasseurs-cueilleurs du monde entier. Dans ce cas, personne ne donne à personne, le chasseur est une sorte de livreur, rien de plus. Il n’y a pas de dette, la répartition n’ouvre la voie à aucune asymétrie. Cela peut paraître contraire à l’intuition mais nous faisons usage de cette notion en croyant, ou faisant croire, au Père Noël. On reste ici dans l’équivalence pure. Cette équivalence ou symétrie entre les personnes s’effectue par l’absence du don. Elle tend à correspondre aussi (sans lui être confondue) à un partage égalitaire. Une communauté où prédomine l’ethos du partage est une communauté dont les sujets ne doivent rien à personne et tout à tout le monde. Pour ceux qui s’en moqueraient rappelons qu’il en a été ainsi pour nos ancêtres à qui nous devons la vie. Rappelons aussi que le partage ainsi entendu est la norme entre amis, parents, commensaux et dans bien d’autres aspects de notre vie quotidienne. Il est le paradigme dominant des zones d’autonomie temporaire et de leur convivialité qui constitue sans doute le sel de notre existence.

 

Que le don et le partage soient deux actions antithétiques dans leur principe et dans leurs conséquences sociales est une chose bien connue. Un chasseur inuit disait à son compagnon danois : « Ici personne ne donne rien à personne, car c’est avec les cadeaux qu’on fait les esclaves comme c’est avec le fouet qu’on l’on dresse les chiens »[10]. Le chasseur inuit sans le savoir ne faisait que répéter ce que disait Sénèque : Beneficium accipere libertatem vendere est, « accepter une faveur c’est vendre sa liberté ». C’est pourquoi la charité peut être ressentie comme humiliante, elle diminue celui qui en est l’objet.

 

Il faut ajouter qu’un groupe où la répartition des ressources se conforme à la logique du partage est un groupe qui fait une sorte d’impasse sur l’avenir. Si j’ai une créance, je possède dès maintenant un objet encore absent. Si j’attends de la chasse ou de la pêche la nourriture que me donnera la forêt ou la mer, je n’ai rien mais j’espère raisonnablement en obtenir plus tard. La créance, sous la forme par exemple d’une reconnaissance de dette, est un fétiche qui représente un objet absent, une assurance quasi magique sur le futur remboursement. L’incertitude est simplement masquée par le document écrit qui renvoie à un appareil social contraignant. On passe d’une certitude illusoire à un mode de confiance en l’avenir, d’une assurance fiduciaire à l’acceptation de l’aléatoire, d’un besoin d’ordre à l’acquiescement au hasard, d’une société de marchands calculateurs à une appartenance à la nature nourricière, d’une mesure artificielle à une prise en compte de l’ordonnancement du monde. La philosophie du chasseur-cueilleur est un fatalisme positif, celle du marchand ou du capitaliste est un volontarisme négatif. Nous vivons dans des sociétés qui font obsessivement des plans sur l’avenir. Nous voulons contraindre mécaniquement l’aléatoire. Nous n’y sommes parvenus que très partiellement, ou même pas du tout si l’on tient compte des effets destructeurs de nos technologies sur l’environnement planétaire.

 

  1. Modalités et origines de la coopération

 

La coordination des actions d’agents autonomes suppose une mise en œuvre des relations entre agents au moyen des choses, une organisation matérielle.  Celle-ci repose sur les bénéfices et les résultats d’actions productives de richesses sous forme de nourriture, de biens, de services, de produits. Il faut que ces produits puissent servir à la survie des agents, puis à leur confort et à leurs désirs. Comment ? Une conversation entre spécialistes de sciences sociales, biologistes évolutionnaires et mathématiciens, (conversation liées aux noms de R. Dawkins, W.D. Hamilton, R. Trivers, E. O. Wilson, R. Axelrod, J. Maynard Smith, pour ne citer que quelques-uns) fournit une littérature abondante à ce sujet. Les concepts qui sont au cœur de cette problématique sont l’égoïsme, l’altruisme et le mutualisme (ou la « réciprocité altruiste » de Trivers, expression qui est, nous le verrons, une aporie). Le problème est celui de l’émergence d’un état stable de fonctionnement entre agents dans une situation de compétition ou « eusocialité ». Ce problème est intimement lié à la théorie de la sélection naturelle de Darwin.

 

Si l’on suppose un agent purement altruiste, il est peut-être théoriquement possible de concevoir une coopération idéale. Si je donne tout ce que je gagne à un autre, je n’ai plus rien et, au final, je me condamne à mort, à moins qu’un autre ne fasse de même à mon égard. Supposer une telle situation, c’est supposer que l’intérêt individuel est secondaire ou inopérant. Outre que cela heurte le sens commun le plus élémentaire, il faudrait supposer un système de réciprocité totale et abstraite antérieure à tout désir de profit individuel. L’hypothèse de l’agent altruiste pur comme coopérateur originel n’est retenue par personne. Une théorie fouriériste, ou bien l’existence de saints martyrs qui se sacrifient pour le bien des autres, ou encore le sacrifice pour une cause sacrée, peuvent légitimer la croyance que l’être humain peut être fondamentalement et originellement altruiste. Mais c’est une croyance fausse, car elle suppose autre chose que l’altruisme. Elle suppose la dépendance de l’agent et sa soumission à un ordre mécanique de réciprocité ou à un ordre transcendant de type religieux. Un organisme vivant cherche d’abord à se maintenir en vie, à préserver son autonomie.

 

Quid de l’agent purement égoïste ? Un agent égoïste est un agent dont la maxime est de bénéficier lui-même de son action, soit qu’il fasse abstraction du bénéfice d’autres agents, soit qu’il recherche un bénéfice au détriment des autres. Il est impossible d’assumer que seuls des agents égoïstes puissent permettre une forme stable de coopération. Celle-ci est dès le départ vouée à l’échec. L’égoïsme pur interdit la coopération. C’est bien entendu la thèse de Hobbes. Si chacun poursuit son intérêt au détriment des autres, c’est la guerre totale et la société disparaît. Il faut alors supposer la « main invisible » d’Adam Smith ou le Léviathan de Hobbes.

 

Mais peut-on supposer l’existence d’agents égoïstes non coopérateurs qui deviennent des coopérateurs altruistes, au moins dans une certaine mesure ? Les cas d’école classiques sont ceux appelés « dilemme du prisonnier » d’Albert Tucker et « tragédie des terres communales » de Garet Hardin.  L’idée est la suivante : l’action de l’agent égoïste est rationnellement contre-productive, elle interdit la coopération et se retourne même contre l’agent. Et pourtant le choix de l’agent calculateur est naturellement égoïste. L’agent typique – selon ce dogme – est égoïste et le prisonnier va choisir au départ la délation et non la solidarité ou la coopération Un calcul des probabilités montre qu’un prisonnier qui dénonce son complice ne va pas bénéficier de son manque de solidarité. Si les deux prisonniers restent solidaires (« coopérateurs » ou « pro-sociaux » comme disent les théoriciens) et ne se dénoncent pas mutuellement, la probabilité est qu’ils bénéficieront tous deux d’une peine réduite. L’autre cas classique, celui dit de « la tragédie des terres communales » se présente comme suit : des éleveurs augmentent la taille de leurs troupeaux au détriment de la capacité productive des pâturages. Les éleveurs finissent perdants, car leurs troupeaux n’ont plus rien à manger. Comment l’agent égoïste, prisonnier ou éleveur de moutons, peut-il devenir coopérateur ? La réponse donnée est la suivante : l’expérience ou, si l’on veut, l’itération des parties du jeu et le coup-pour-coup (« tit for that »). Les prisonniers finissent pas reconnaître que ne pas se dénoncer mutuellement est plus profitable et les éleveurs, quant à eux, sont biens obligés d’admettre qu’à la longue il vaut mieux limiter la taille de leurs troupeaux que de multiplier indéfiniment le nombre de leurs bêtes.

 

Les sociobiologistes ont postulé que la logique du vivant étant de se reproduire, tout agent portait en lui des gènes qui voulaient se répliquer dans d’autres organismes. C’est la théorie du « gène égoïste » de R. Dawkins. Les porteurs de gènes dans ce cas ne sont que les instruments qu’utilisent les gènes pour se reproduire. La poule n’est que le moyen pour l’œuf de fabriquer un autre œuf identique a lui-même.  Ainsi se voit justifié le postulat de l’agent égoïste.  De nombreuses observations contredisent ce postulat ou ne le démontrent pas. Un autre biologiste cependant, W.D. Hamilton, a été acclamé comme le salvateur de la théorie en proposant l’hypothèse de la sélection parentale (fondée sur le degré de consanguinité) et sur le « succès reproductif par porteurs interposés » (« inclusive fitness » en anglais). Il a remarqué que des porteurs différents partageaient des gènes identiques à commencer par les consanguins proches au premier, second ou troisième degré biologique (frères et sœurs, parents et enfants, oncles et tantes, cousins germains). Ces agents sont donc portés à se sacrifier pour des consanguins porteurs de gènes identiques afin de faciliter ou assurer la propagation de leurs propres gènes dans d’autres porteurs. Des équations ayant pour facteur le degré de consanguinité (le facteur -r « relatedness ») peuvent donc mesurer les degrés de la coopération. Cette nouvelle hypothèse est maintenant mise à mal par les tenants mêmes de cette théorie et par Edward O. Wilson lui-même[11]. La sélection naturelle ne s’opérerait plus par le gène ou par le porteur du gène mais par le groupe. En résumé, l’agent naturellement et nécessairement égoïste au départ a fait long feu.

 

L’idée que l’agent primordial est un agent purement égoïste est sans doute erronée. Il est vraisemblable que les théoriciens des sciences sociales ont tenu pour acquis que l’agent de la société moderne, l’agent économique supposé rationnel, était un être qui dans tous les cas donnait la priorité à son profit individuel, puis composait avec la nécessité de tenir compte du profit des autres. Il faut aussi relever le fait que les deux cas d’école cités supposent l’existence de systèmes particuliers, extrêmement tardifs dans le processus évolutionnaire, le système policier et carcéral, et l’élevage d’espèces domestiquées.

 

La troisième hypothèse est sans doute la bonne. L’agent n’est ni égoïste, ni altruiste, ou alors il l’est dans une égale mesure. Il cherche son bénéfice propre qui coïncide immédiatement avec le bénéfice retiré par d’autres. Le mutualisme pose un acte synthétique qui n’est pas un composé de deux dimensions  indépendantes, l’égoïsme et l’altruisme. L’agent originel est mutualiste et devient ensuite égoïste lorsque sa relation pragmatique à l’autre subit un traitement rationnel dans un groupe abélien, puis dans un champ archimédien. Le coopérateur mutualiste en devenant un acteur du marché devient purement égoïste, est amené à dissocier radicalement son intérêt individuel de l’intérêt pour d’autres. Ce n’est pas l’agent purement égoïste posé au départ qui se transforme en mutualiste ou en altruiste. Il faut retourner comme un gant les maximes des théoriciens des sciences sociales et biologiques. La coopération est mutualiste dans sa forme initiale. Le mutualisme est un acte et une disposition sui generis. La recherche immédiate de la survie dans une relation dyadique ou poly-dyadique est purement mutualiste. Il n’y a pas de réciprocité. Le mutualisme est par définition une action symétrique. La réciprocité altruiste est une formule auto-contradictoire, car tout engagement réciproque suppose un rapport asymétrique, au moins temporaire, entre agents.

 

  1. Conséquences morales : sociétés de vie et sociétés de mort

 

On voit déjà que se dégagent des corrélats éthiques de cette simple dichotomie. La réciprocité suppose la dette qui suppose la hiérarchie. Le partage suppose l’égalité. Dans ce modèle toutes les dimensions se répondent.

 

Voici un exemple. Beaucoup de groupes humains dans le monde pensent encore qu’il est illégitime de posséder de la terre. Les essarteurs (agriculteurs sur brûlis) Palawan en Asie, les cultivateurs Mossé en Afrique, sont d’accord sur ce point, et bien d’autres cultures partagent cette vue. Or il nous semble entièrement légitime de nous approprier une portion de la surface du globe, à titre privé ou collectif, en tant que nation que par exemple. Nous allons retrouver Rousseau. S’approprier une chose commune (l’air, l’eau, la terre) c’est inévitablement en soustraire l’usage à d’autres. C’est fatalement diminuer un autre au moins virtuellement. Un anthropologue, G. Benjamin, a bien défini l’état d’esprit de ceux qui trouvent immoral de posséder de la terre. Ils pensent qu’ils ne peuvent pas s’approprier la terre ou la nature parce que ce sont eux qui appartiennent à la terre et à la nature. Sous un autre angle, cela signifie que les personnes sont toutes équivalentes dans leur accès et dans leur usage de l’environnement naturel. On ne peut pas soustraire à un autre ce droit. Il y a égalité, équivalence absolue. Notons que l’équivalence ontologique des personnes interdit l’appropriation permanente mais autorise l’usage temporaire, un usage réservé à celui qui utilise la terre et la cultive pendant une période limitée de temps. On peut s’approprier les fruits de la terre (le chasseur de miel qui a vu l’essaim le premier, l’essarteur qui a défriché la forêt et qui a planté des arbres fruitiers), mais cette emprunt du sol n’est jamais définitif, il est un simple et éphémère usufruit.

 

On peut aller plus loin encore. Les conséquences morales du champ archimédien sont infinies. Dans une transaction marchande du type (« prix du marché » selon Fiske) existe le désir d’un profit. Mais qu’est-ce qu’un profit ? L’action de dégager une différence positive entre le prix de vente et le prix de revient. Cette quantité est gardée par le vendeur. La réciprocité tend à être négative, c’est-à-dire que l’acheteur se voit privé de cette quantité. Il est nécessairement perdant. La logique du marché veut qu’il le soit et le rationalise en posant qu’il sera gagnant en devenant vendeur à son tour. Mais vouloir priver quelqu’un de quelque chose, c’est implicitement reconnaître qu’il puisse être privé de plus encore et même de tout. Cette conséquence extrême ne paraît pas acceptable et le jeu du gain et du profit avance masqué sous une rationalité qui le justifie.

 

Prenons un exemple simple. Pierre et Jean font partie d’un groupe de randonneurs en montagne. Ils font une pose pour manger leur pique-nique. Pierre a deux pommes et Jean une poire. Or Pierre a un goût immodéré pour les poires et propose à Jean d’échanger ses deux pommes contre sa poire. Jean accepte. L’échange lui paraît équitable. Il y a plus à manger dans deux pommes que dans une poire. De plus, en bon camarade, il souhaite être accommodant. Il se trouve cependant que chaque pomme coûte 20 ct. et que la poire, elle, en coûte 50. Jean fait le calcul et demande alors à Pierre de faire la différence. L’échange consiste alors à échanger une poire (50ct) contre 2 pommes (40ct.) et 10 ct. La transaction obéit aux prix du marché. Elle reste équitable. Mais Jean est un fin commerçant. Il observe deux choses : le goût immodéré de Pierre pour les poires et la rareté de ce fruit. Aucun des autres randonneurs n’en a dans son sac et pour en acheter une il faudrait redescendre dans la vallée. Il a donc fait une étude de marché qui le renseigne sur sa situation de monopole. Elle lui confère une position hégémonique dans la transaction. Il va pouvoir dégager une marge bénéficiaire plus importante.  Il demande donc à Pierre d’ajouter 10ct. L’échange consiste alors à donner 2 pommes et 20ct. contre une poire.

Ce cas de figure présente donc trois modèles de transaction.

 

  1. 2 pommes = 1 poire
  2. 2 pommes + 10ct. = 1 poire
  3. 2 pommes+ 20ct. = 1 poire

 

La première (une poire pour deux pommes) obéit à une équivalence qualitative et globale qui traduit un rapport ontologique d’immédiateté entre les agents, personnes concrètes dont les besoins doivent faire l’objet d’un accommodement amiable. C’est un troc entre bons camarades. Il s’agit donc d’un échange en apparence symétrique. Il l’est dans son résultat mais pas dans sa modalité axiomatique. La deuxième situation est celle d’un échange marchand qui obéit strictement aux prix du marché. Il y a déjà un déplacement de la relation ontologique entre personnes vers une rationalité numérique, un rapport quantitatif entre choses.  Enfin, dans la troisième situation, Pierre est devenu un agent abstrait d’une transaction qui obéit à un calcul de profit, fondé sur la considération de lois impersonnelles : la situation de monopole et le niveau de la demande. Dans le premier cas, la transaction se fait entre bons camarades. Dans le deuxième, les camarades sont devenus des partenaires équitables. Dans le troisième, Pierre est devenu un consommateur abstrait et Jean un entrepreneur capitaliste. Dans l’ensemble, la relation ontologique qualitative entre personnes concrètes a fait place à un calcul quantitatif entre agents abstraits du marché. Ce déplacement de la relation ontologique entre personnes vers une pure proportionnalité d’un champ commutatif est la logique d’un système hiérarchique qui finit par différencier les personnes en les néantisant puis en en les transformant en agents abstrait du calcul économique.

 

Nous savons bien que la « loi du marché » est impitoyable et qu’en fin de compte et sous divers prétextes (la rentabilité, l’investissement productif, la concurrence) l’entrepreneur de la société marchande et capitaliste jette ses ouvriers à la rue et les condamne à la pauvreté. La personne est néantisée. Ainsi dans la réciprocité est impliquée, en son sein, la possibilité de la mort et de l’esclavage. Nos sociétés marchandes sont des sociétés fondées sur une ontologie mortifère. Entre la société marchande du Moyen Âge, le capitalisme industriel du XIXe siècle et le capital financier de notre siècle, il y a une continuité sans faille. Marx s’est trompé, le capitalisme n’a rien créé de vraiment nouveau, il a simplement déployé sur une plus large échelle les effets d’une même logique.

 

Je visitais il y a quelques années, en Asie du Sud-Est, un groupe d’essarteurs-chasseurs traditionnels de la montagne. Après une longue marche, arrivé dans la maison où tout le groupe local, une trentaine de personnes,  s’était réuni, je préparai deux tasses de café, l’une pour moi, l’autre pour mon accompagnateur, parent des gens de ce groupe. Tandis que je buvais mon café, lui le distribuait par minuscules cuillerées à chacun, adultes et enfants, hommes et femmes. Je m’étonnai. Chacun n’avait qu’une minuscule cuillérée à café, quelques gouttes, pourquoi ? A quoi bon, pour si peu? L’Ancien me répondit : « Ici, chez nous, il faut que tous vivent. On ne peut pas faire si certains vivent, d’autres pas. » Voilà : il faut que tous vivent, il faut que tous aient. Visiteur d’une société hiérarchique où certains ont plus, et plus de droit à vivre que d’autres, je posais la question. J’ai eu la réponse. La société que je visitais était fondée sur un vœu explicite de vie, et de vie pour tous.

 

  1. Immanence, transcendance et obéissance

 

Il manque une pièce au puzzle. Il a déjà été question de l’accord nécessaire entre agents autonomes pour rendre la coopération possible, dans un régime égalitaire d’équivalence pure. Cet accord résulte d’une ostentation de bienveillance que j’ai appelée « conditions de félicité ». Il importe au premier chef que le désir de mort n’habite pas le partenaire ou l’interlocuteur. Des attitudes, des rituels, toute une chorégraphie gestuelle et grimacière, des subtils jeux verbaux assurent les partenaires de leur bonne volonté réciproque. La caissière du supermarché dit bonjour et le client lui répond de même. Chez les Palawan et chez les Inuit, si on ne plaisante pas c’est qu’on est fâché, et si on est fâché alors la violence est possible. Le déploiement d’une ostentation de bienveillance, qui se fait par la plaisanterie, le rire et l’humour, ainsi que par d’autres moyens tels que les attitudes et propos de déférence mutuelle, est le ciment de la vie collective pour des groupes sans chefs. Certains ethnologues ont commencé à réaliser l’importance de ce fait. Loin d’être un simple amusement ou le décor de la convivialité, d’avoir un rôle purement cosmétique, le rire et la plaisanterie créant de la complicité, les propos indirects, les jeux verbaux, les formules de politesse, ont un rôle structurel, la chose est maintenant clairement reconnue au terme de minutieuses et attentives observations ethnographiques[12] et sociologiques comme les travaux d’Erwin Goffman l’attestent. Il suffit d’ailleurs de considérer le rôle de la moquerie dans la forme sociale démocratique. Assassiner Charlie Hebdo c’est porter une mortelle atteinte à la République. Le roi lui-même a son bouffon.

 

Une autre dimension est présente : l’autorité et la déférence. L’autorité est aussi différente du pouvoir que le partage de l’échange. Il s’agit en partie de ce que Max Weber appelait l’autorité rationnelle fondée sur le savoir et l’expérience. Il s’agit aussi d’une autre sorte d’autorité morale, celle notamment que confère l’âge. L’autorité se traduit par des conseils, des enseignements, des indications, des admonitions, des avis, des avertissements, mais pas d’ordres. L’Ancien fait de longues harangues moralisantes, se plaint de la mauvaise conduite des jeunes gens, en appelle à l’exemple des ancêtres. Chacun opine du bonnet d’un air pénétré et rentre chez lui, puis fait ce qu’il veut. Le but n’est pas de commander mais de définir une éthique, de rappeler des principes autour desquels se construiront les comportements et les interactions.

 

Dans une société hiérarchique le pouvoir est la clé de voûte du système. Mais ce pouvoir comment est-il assuré ? La réponse des sociologues est : la force. L’État impose le respect de la loi au moyen d’un appareil judiciaire et policier, voire militaire. Il utilise la violence. Le roi, le despote, le dictateur, le chef militaire et tous les tenants d’un pouvoir fort condamnent, punissent, torturent, emprisonnent, mettent à mort. Il est un levier puissant également, car il instille la peur. Staline avait bien compris qu’en envoyant deux citoyens sur dix mourir en Sibérie, les huit autres obéiraient au doigt et à l’œil. Tout cela est évident. L’usage de la force est un moyen utile sans doute, mais limité, pour faire marcher les gens au pas. L’appareil répressif rencontre deux problèmes. Il est coûteux et relativement inefficace. Payer des forces policières, financer des hommes d’arme, mettre en place des cours de justice, construire des prisons, est un travail laborieux et, de plus, dangereux pour ceux-là même qui détiennent le pouvoir, car il procure à ceux qu’il arme le moyen de prendre leur place, chose habituelle dans l’histoire. En outre, les ressources consacrées à l’appareil répressif sont soustraites de la richesse générale et sont elles-mêmes peu ou pas productives de richesses. Les bagnes et les prisons peuvent, il est vrai, devenir des centres de travail servile, comme c’était le cas des bagnes sibériens, des camps de concentration allemands et maintenant des prisons américaines, mais leur contribution à l’économie nationale reste marginale. Il faudrait aussi, si le recours à la force était tout le temps nécessaire, mettre un archer derrière chaque sujet ou un policier derrière chaque citoyen. Mais par-dessus tout, la force physique n’agit pas suffisamment sur les consciences pour que l’ordre soit respecté toujours et dans les moindres détails et pour s’assurer que tous les agents comprennent leur devoir et s’y astreignent strictement. On peut payer des vigiles mais il est plus rentable d’avoir affaire à des consommateurs qui répugnent à voler.

 

L’autre moyen, plus efficace et moins coûteux, est l’intériorisation de l’ordre et du pouvoir dans la conscience des agents. C’est ce que La Boétie appelait au XVIe siècle la « servitude volontaire ». C’est la soumission. Celle-ci est assurée par un dispositif mental, cognitif et émotionnel. Ce mécanisme n’est pas encore suffisamment bien compris. Il prend racine dans l’ontogénèse et le développement infantile que les travaux de Jean Piaget ont fortement mis à jour. La première relation d’un enfant à ses parents et celle de dominance. L’adulte est source de pouvoir et de connaissance et ce qu’il demande est une loi pour l’enfant jusqu’à deux ans. Cette première relation à un autre hégémonique se complexifie ensuite dans la relation de l’enfant à ses pairs, où il apprend à partager, à établir un paradigme de distribution équitable et à punir ou récompenser ses partenaires en fonction de diverses évaluations[13]. La relation de dominance subsiste comme un paradigme fondateur de la relation à l’autre. Lorsque un agent entend un ordre donné par un supérieur, cet ordre retentit dans sa conscience, il se transforme en devoir moral. Il n’est pas simplement une directive venue de l’extérieur de sa conscience, mais un effet de sa conscience interne elle-même. L’ordre reçu déclenche un mécanisme intérieur à la conscience. La transcendance s’est installée en lui. Le donneur d’ordre est transcendant, parce que sa conscience est source pour la conscience du receveur d’ordre d’une obligation interne, impérieuse, de conformité à l’ordre donné. J’utilise le terme de « transcendantisme » (à ne pas confondre avec transcendantalisme, ou transcendantal au sens kantien) pour désigner ce phénomène. L’effet dans la conscience provoque l’aliénation (du latin alius « autre ») du sujet qui se dédouble en quelque sorte et obéit à un Autre transcendant inséparable de lui-même. Ce dédoublement de la conscience (qui n’est pas de la schizophrénie au sens clinique) est un phénomène tout à fait normal et habituel. Ainsi tout rapport hiérarchique suppose l’aliénation.

 

Il n’est pas facile de distinguer la rationalité pratique de l’ordre et son caractère transcendant, l’obéissance rationnelle du transcendantisme. Un capitaine de navire donne des ordres rationnels sur la manœuvre et la conduite du bateau en raison de son expertise nautique. L’équipage obéit parce qu’il sait que le commandement est entre de bonnes mains. Mais, dans le même temps, il se passe autre chose dans la conscience de l’équipier lorsque son capitaine le commande : il est mû par une injonction interne qui met en branle la totalité intime de sa conscience. Le statut superordonné du capitaine et son propre statut subordonné ont été intimement assimilés dans une relation hiérarchique quasi ontologique. Cette disposition générale –  l’acquiescement intime à la dominance – est une aptitude innée de la conscience. Elle est éminemment malléable et fait l’objet de toutes sortes de manipulations idéologiques. Le capitaine en tant que capitaine est déjà une entité abstraite (il est le chef), indépendamment de son rôle purement instrumental (directeur de la manœuvre), il est intériorisé par la conscience comme ontologiquement supérieur. Il suffit ensuite de transposer cette relation à des représentations d’objets collectifs comme la Patrie ou la Nation. L’Être collectif  s’impose ainsi d’autant plus fortement à la conscience comme source de valeurs auxquelles il faut obéir inconditionnellement. Ce phénomène qui, de psychologique, devient, dans une transition sans heurt, idéologique, donne Dieu, l’État, la Nation et bien d’autres objets collectifs comme la famille ou le club de football. En effet, dans la constitution du champ social hiérarchique, l’institution par excellence est une corporation (être collectif abstrait et « personne morale » comme il a été dit plus haut). Dès lors, l’adhésion intérieure, l’acquiescement de tout l’être à l’essence hégémonique de cet objet transcendant, se fait comme tenon et mortaise. Toute vie politique, tout gouvernement, toute forme de pouvoir politique en régime hiérarchique est fondé sur la transcendance et le transcendantisme. Lorsqu’on affirme qu’une tradition régalienne se maintient dans un régime républicain, on ne croit pas si bien dire. La religion n’a pas le monopole de la transcendance. L’Église et l’État ne sont que les deux faces de la même pièce. Le religieux et le politique sont également transcendantistes. La transcendance est au cœur du politique et du religieux (en tout cas dans les idéologies abrahamiques, peut-être pas dans le bouddhisme primitif). Leur séparation n’a fait que scinder la transcendance en deux courants parallèles. Finalement, vaut-il mieux un roi de droit divin qu’une république avec des djihadistes ? Mais je plaisante… Le monde moderne enferme encore ses habitants dans d’autres pièges, les ligote par d’autres chaînes, comme le consumérisme effréné, le crédit avec intérêts, le conformisme du goût, l’artificialité des besoins.

 

Ouverture : Une vision du présent

 

Dans les analyses précédentes, je me suis efforcé de démontrer que l’ensemble de l’appareil social et des relations interpersonnelles qu’il met en jeu est le résultat d’une combinatoire entre un petit nombre de structures de base, elles-mêmes découlant d’un décret évolutionnaire, l’autonomie et la coopération. Tous les aspects de la situation contemporaine sont justiciables de ces lois.

 

J’ai relevé ailleurs[14] le paradoxe de la démocratie : elle ne consiste qu’en une atténuation des aspects les plus insupportables du système hiérarchique. Elle réduit l’inégalité, mais ne peut pas la supprimer. La société dans ses fondements les plus essentiels la suppose. Elle repousse et diffère la guerre, mais y aboutit régulièrement. Elle est par nature oscillatoire entre les deux pôles de l’autoritarisme, qui en exprime la structure, et l’aspiration à la liberté, qui en forme le contre-point viscéral. Les lois du marché, par définition mortifères, néantisent la personne, vident de tout contenu humain les relations. Les richesses amassées par les super-fortunes individuelles ne font qu’aviver la fascination pour les grands. Le plus cynique et le plus menteur est élu au suffrage populaire. Le transcendantisme sous sa forme abrahamique la plus pure déchaîne les fanatismes. Enfin l’appropriation de la nature, qui transforme un sujet en objet dans la logique de la dépersonnalisation (puisqu’on peut transformer une personne en esclave, on peut considérer que la nature est une chose), aboutit à sa destruction pure et simple. La démocratie est une forme sociale intermédiaire ancrée dans la hiérarchie et la transcendance mais passionnément attachée à une espérance d’autonomie, d’équivalence et de mutualisme. La devise républicaine de liberté, d’égalité et de fraternité est le vœu pathétique d’un système fondé sur la transcendance, la contrainte, l’inégalité et la compétition.

 

Dans les circonstances où nous sommes, existe cependant une force immense et sans doute universelle. L’autonomie du sujet est un trait évolutionnaire irréductible qui se manifeste partout par la résistance et la révolte. L’humanité a fabriqué sa cage sociale, mais veut s’en échapper. La démocratie est le laboratoire dans lequel elle peut inventer les instruments de ce nouveau mode de vie.

 

La mouvance libertaire est immense et ressurgit partout dans l’histoire sous des formes différentes, certaines organisées et durables, d’autres informelles et temporaires, toutes poursuivant des buts en apparence différents mais identiques dans leur opposition au principe hiérarchique et à l’État. Des véritables sociétés anarchistes – si on peut utiliser ce terme en soi oxymorique  – sont apparues dans l’histoire moderne et ont mis à mal des empires : les compagnies pirates aux XVIIe et XVIIIe siècles, adeptes des théories prérévolutionnaires anglaises, les Cosaques du XVIe au XVIIIe siècles, l’empire des Comanches au XIXe siècle, les montagnards d’Asie du Sud-Est aujourd’hui encore, et bien d’autres. Plus récentes encore, des communautés post-catastrophiques spontanées, l’anarcho-syndicalisme, les communautés hippies, post-hippies (par exemple la Rainbow Family), le mouvement zapatiste au Mexique, des sectes religieuses diverses, les pacifistes, les Nuits Debout, Charlie Hebdo, les anarchistes insurectionnistes, les écologistes, les défenseurs des droits animaux, les Indignés, Occupy Wall Street, les manifestations de 1968, les communes autogérées et une infinité d’autres manifestations et mouvements plus ou moins organisés, plus ou moins éphémères, tous en dehors et la plupart du temps contre l’État. Un inventaire complet et systématique de toutes ces formes de résistance démontre facilement la persistance, l’inventivité et la puissance de cette énergie morale universelle qui pose l’équivalence ontologique du vivant dans son ensemble.

 

Mais une vision raisonnable de l’avenir ne peut pas consister à retourner vers un mode de vie préhistorique, à renoncer à ce que la société hiérarchique a créé d’admirable et de précieux, comme la méthode scientifique, les technologies, la création artistique, à tout ce qui est matériellement utile et agréable, à tout ce qui améliore réellement la vie humaine, à tout ce que dans sa géhenne sociale l’imagination a créé de merveilleux. La pensée anarchiste et libertaire doit donc œuvrer à trouver une voie. Il faut que dans l’arbre généalogique des sociétés humaines un rameau se détache et devienne une branche solide. Pour le moment, ce travail se fait dans la multitude des essais, des tentatives de vie communautaire, des refus de la néantisation marchande, de l’opposition à la guerre, au dogme de la croissance et à la destruction de l’environnement, aux impératifs hiérarchiques sous toutes leurs formes – en particulier sexiste, raciste, ethnique, d’âge, de couleur, de nationalité, de beauté physique ou de compétence scolaire.

 

Mais on ne peut pas que refuser l’inégalité, il faut aussi construire l’égalité, une entreprise difficile pour laquelle des cultures tribales pourraient nous donner quelques bonnes leçons. La construction de l’égalité est un travail en soi, elle n’est pas simplement la négation de l’inégalité, pas plus que féminisme ne doit se contenter de combattre l’inégalité sexuelle ou de genre. Il doit aussi construire une nouvelle relation entre sexes. Il faut pouvoir rétablir dans les actes l’équivalence ontologique des agents, assurer la répartition des ressources sur des critères non hiérarchiques (le besoin, la compétence ou même le travail réintroduisent une gradation entre personnes), séparer l’autorité du pouvoir, rétablir l’ethos du partage comme un paradigme dominant, remplacer la compétition par l’émulation, adopter un mode d’organisation réticulaire et non corporatiste. Dans le même temps, il faut préserver les acquis de notre histoire et de ses biens culturels innombrables. Ce n’est pas une mince affaire et pas celle d’une seule génération. Sans une modification des consciences, il n’y aura pas de transformation sociale. Heureusement elle est en marche.

 

En fin de compte il faudra trouver une voie qui n’est plus celle de l’ordre hiérarchique, mécanique, linéaire, mais plutôt celle d’une sorte de désordre harmonieux, d’un chaos créateur, d’une incertitude confiante, d’une soumission à la nature, d’une acceptation confiante de ses lois, d’un véritable respect pour tous les êtres vivants, et pas seulement pour le seul animal humain. Il faut délaisser l’ordre et choisir l’harmonie. Seule une ontologie de l’équivalence peut sauver de la catastrophe totale à quoi nous amènent une ontologie de la différence hiérarchique, une pensée de lois mécaniques infligées à l’aléatoire et la néantisation de la personne dans le marché. Plus concrètement, on pourra peut-être échapper à l’ennui, au malheur, à la guerre, à la pauvreté, à la destruction du monde. On pourra enfin s’amuser vraiment.

 

Charles Macdonald est anthropologue, directeur de recherche honoraire au CNRS. Il est notamment l’auteur de : Sinsin., le théâtre des génies. Le cycle rituel féminin de Punang-Iräräj, Palawan, Philippines, Paris, CNRS, 1990, et  Uncultural Behavior. An Anthropological Investigation of Suicide in the Southern Philippines, Honolulu, University of Hawai’i Press, 2007. Il a participé au livre collectif Anarchic Solidarity. Autonomy, Equality, and Fellowship in Southern Asia, Thomas Gibson and Kenneth Sillander (eds.), New Haven, Yale University Southeast Asia Studies, 2011 (voir http://cseas.yale.edu/anarchic-solidarity).

 

[1] Jérôme Rousseau, Rethinking Social Evolution. The Perspective from Middle-Range Societies.  Montreal & Kingston-London,-Ithaca, McGill-Queen’s University Press, 2006.

[2] Alan Page Fiske, « The four elementary forms of sociality. Framework for a unified theory of social relations », Psychological Review, 1992, vol. 99 (4), pp. 689–723.

[3] Hakim Bey, T.A.Z. Temporary Autonomous Zones. Ontological anarchy, Poetic Terrorism, New York, Autonomedia, 2003.

[4] Richard, Koenigsberg, The Psychoanalysis of Racism, Revolution and Nationalism, New York, Library of Social Science, 2011.

[5] Slavoj Zizek, The Sublime Object of Ideology, London & New York, Verso, 1989.

[6] Benedict Anderson, Imagined Communities. Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, London & New York, Verso, 1983.

[7] David Graeber, Possibilities. Essays on Hierarchy, Rebellion, and Desire, Oakland, AK Press, 2007.

[8] Marcel Mauss, « Essai sur le Don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques »,  L’Année Sociologique, 1925, n° 1.

[9] James Woodburn, « Sharing is not a form of exchange. An analysis of property-sharing in immediate-return hunter-gatherer societies », in Property Relations. Renewing the anthropological tradition, C. M. Hann (ed.), Cambridge, Cambridge University Press, 1998, p. 48-63.

[10] Peter Freuchen, Arctic Adventure. My life in the frozen north (1e ed. : 1935), New York, Farrar and Rinehart, 1976.

[11] M.A. Nowak, C.E. Tarnita & E.O. Wilson, « The evolution of eusociality », Nature, vol. 466, 26 August 2010, p. 1057-1062.

[12] Joanna Overing, « The Efficacy of Laughter », in The Anthropology of Love and Anger. The Æsthetics of Conviviality in Native Amazonia, Joanna Overing & Alan Passes, (eds.), London-New York, Routledge, 2000, p. 64-81.

[13] R. Charafeddine and al., « Children’s Allocation of Resources in Social Dominance Situations » Developmental Psychology, november 2016, vol. 52, n° 11, p. 1843-1857.

[14] Charles Macdonald, « Structures des Groupes Humains. Vers une axiomatique », L’Homme, 2016/1, n° 217, p. 7-20.

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