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1 décembre 2016

Anarchisme et christianisme : proximités inattendues

Par Jérôme Alexandre

Pour illustrer et critiquer le malentendu historique et toujours actuel entre l’anarchisme et le christianisme, je prendrai deux sujets emblématiques, la liberté et le réalisme. Dans « malentendu » j’entends non pas la mauvaise interprétation accidentelle qu’une simple clarification peut lever, mais le fait d’entendre comme étant un mal, ce qui en réalité se veut un message de bien. Contre ce type de malentendu, il faut un peu plus d’explications. Quels sont les termes du malentendu ? Pour un anarchiste, le christianisme reste affecté d’une tache qui a marqué toute son histoire, à l’exception peut-être de sa prime origine en la personne de son fondateur, celle de soumettre les consciences à une autorité transcendante. Chez la plupart des chrétiens, on trouvera l’exacte réciproque : l’anarchisme étant le refus de toute autorité, refuse ce faisant toute norme morale et tout principe d’ordre. S’agissant du réalisme, on observe une confrontation de même type : l’anarchisme verra dans le christianisme, comme dans toute religion, une fuite spiritualisante hors des réalités du monde et, par là, un frein à toute perspective d’action révolutionnaire. Le christianisme voit symétriquement un parfait utopisme irresponsable dans les thèses radicales de l’anarchisme. Je vais prendre l’un après l’autre ces deux sujets, pour indiquer au terme de l’analyse l’intérêt qu’il peut y avoir à les articuler.

La liberté

La liberté, avec des accents variables, il est vrai, tous les courants de pensée la revendiquent. Elle est un bien commun autant qu’individuel, une valeur évidente au même titre que la justice ou la santé, un idéal à conquérir, à perfectionner, à préserver, dans tous les cas une condition fondamentale sans laquelle la vie humaine est niée. Mais qui veut y réfléchir s’aperçoit vite qu’elle est une notion beaucoup moins simple à comprendre qu’il y paraît. La difficulté tient pour l’essentiel au fait qu’il est impossible de la saisir comme un en-soi, offrant les caractères rassurants d’un objet conceptuel, dont il suffirait de vérifier dans la réalité le degré et le mode d’application. Au mieux, la liberté, qui pourtant s’éprouve objectivement comme une jouissance, se laisse appréhender intellectuellement par ce qu’elle n’est pas. Un homme libre est le plus souvent quelqu’un qui n’a que très peu conscience de l’être, tandis qu’un homme enfermé dans les quatre murs d’une cellule de prison ou d’une chambre d’hôpital sait à longueur de temps que la liberté est ce dont il est cruellement privé.

Chez les penseurs de la révolution au XIXe siècle, l’affirmation de la liberté recouvre entièrement la perspective très concrètement agissante du renversement des forces oppressives. Elle est une œuvre à entreprendre, dont l’horizon, rarement décrit comme tel, n’est pas tant l’épanouissement de chaque personne en ce qu’elle a de propre, que l’émancipation générale des classes laborieuses opprimées. Les pionniers de la pensée anarchiste conçoivent eux aussi la liberté comme libération sociale, collective, mais, il est important de le souligner, avec une attention plus nette à la dimension subjective, individuelle de la liberté.

La réflexion de Proudhon sur l’erreur logique autant que morale qu’est la propriété est moins une résultante d’idéaux politiques que l’application de principes anthropologiques qui lui font voir une « nature » humaine originellement façonnée par deux traits inséparables : l’individualité, conférant à chacun autonomie, volonté particulière, et la dépendance envers autrui et le monde. L’objectif de son combat est la mise au jour de la vérité inscrite au fond des consciences, trop évidente sans doute pour être vue : « tous les hommes, dis-je, attestent ces vérités sur leur âme ; il ne s’agit que de le leur faire apercevoir. »1 Ces vérités primordiales et pourtant ignorées sont « ces mots si vulgaires et si sacrés : justice, équité, liberté »2. Libérer les hommes, c’est donc rendre à chacun une liberté qui lui est aussi vitale que l’air et la nourriture, tout en concevant d’emblée que cette liberté individuelle, ce droit d’être soi différent d’autrui, ne peut exister sans satisfaire la même condition pour tous, ce que consacrent les notions de justice et d’égalité.

L’anthropologie chrétienne, en concevant l’homme comme créature, pose de même le double fondement de l’autonomie et de la dépendance, à partir duquel sa compréhension de la liberté s’établit dans l’ordre de l’action et du devenir, et non dans celui de l’essentialité. Etre libre n’est pas un état, pas même un état auquel il faudrait tendre, pas davantage un état perdu qu’il faudrait retrouver, mais un acte de naissance à soi-même, ou de renaissance par rapport à la situation d’enfermement qu’occasionne le mal (subi autant que commis). Cet acte libératoire doit être sans cesse revécu, il ne décide jamais définitivement entre la condition d’esclave et la condition d’homme libre, selon l’antinomie établie par saint Paul. Il place chacun en situation de responsabilité personnelle, laquelle donne précisément son sens à l’idée de liberté : être libre, c’est pouvoir être libéré et pouvoir se libérer, sans fin.

Certes le christianisme, à la différence des philosophies de l’Antiquité, a conçu la liberté-libération comme ouverte à l’infinité, capable y compris de traverser la mort. Mais cette conception, loin d’hypostasier la liberté, révèle l’émergence de la perspective vertigineuse de la liberté singulière. Ecoutons sur ce point Hegel dans ses Principes de la philosophie du droit (1re éd. : 1820) :

« Le droit de la particularité à se trouver satisfaite, ou, ce qui est la même chose, le droit de la liberté subjective, constitue le point critique et central de la différence entre l’Antiquité et les Temps modernes. Ce droit dans son infinité, est exprimé dans le christianisme et y devient le principe universel réel d’une nouvelle forme du monde. »3

L’homme depuis l’ère chrétienne se pense libre y compris face au monde, dont il peut d’autant mieux dominer l’évolution en en possédant la connaissance, et qu’il peut tout autant défier et contredire dans son ordre naturel. La lecture que fait saint Augustin du péché originel comme expression radicale de la volonté libre, manifeste une volonté frontalement située non pas tant face à Dieu que face au monde, dont il entend être désormais le dieu. Or, si le péché prive l’homme du bien qui lui est le plus précieux, la liberté, par le contre-emploi ravageur de celle-ci, la théologie chrétienne comprend du même coup qu’il n’est de liberté que dans la dynamique vivante d’une relation à Dieu, aux autres hommes, au monde. L’homme n’est pas « propriétaire » de sa liberté, mais son usager. Cette affirmation pourrait être de saint Augustin. Elle est de Proudhon, dans un passage de son mémoire sur la propriété, dans lequel il conteste un certain Destut de Tracy qui prétendait expliquer le droit à la propriété comme une extension du rapport de propriété que nous avons avec nos propres facultés psychologiques :

« Mais comment cet idéologue si subtil n’a-t-il pas remarqué que l’homme n’est pas propriétaire de ses facultés ? L’homme a des puissances, des vertus, des capacités ; elles lui ont été confiées par la nature pour vivre, connaître, aimer ; il n’en a pas le domaine absolu, il n’en est que l’usufruitier ; et cet usufruit, il ne peut l’exercer qu’en se conformant aux prescriptions de la nature. »4

Concevoir la liberté contre toute idée d’appropriation absolue, mais comme exercice d’un usage sous condition, tel pourrait bien être un point commun d’importance entre le christianisme et l’anarchisme. Par-delà la rupture avec l’Antiquité décrite par Hegel, permettant une visée absolutisante des pouvoirs de la liberté, des penseurs comme saint Augustin et Proudhon, sans échapper à cette nouvelle donne, reprennent un élément essentiel de la sagesse antique. Pour eux, la liberté n’a de sens et de puissance que située dans un ordre dépassant le seul sujet dont elle émane pourtant. Elle n’existe que rapportée à l’altérité qui la fait grandir, et qui peut tout autant être pour elle l’occasion de son anéantissement, qu’il s’agisse de Dieu et du prochain pour le chrétien Augustin, ou de la nature et des autres hommes pour l’anarchiste Proudhon.

La comparaison pour le moins inattendue de ces deux penseurs que tout semble séparer, à commencer par quatorze siècles d’histoire, pourrait s’étendre à leurs idées sociales et politiques elles-mêmes. Chez l’un et l’autre on retrouve la même approche des rapports interhumains, sociétaux et intersociétaux, basés sur une conception identique de la liberté comme force de composition, comme l’appelle Proudhon. La liberté n’exerce pas son pouvoir comme si elle ne dépendait que d’elle-même, ce serait le règne de l’arbitraire et la source de tous les conflits. Elle s’exprime dans la condition même de l’existence, c’est-à-dire sur un terrain où règne sans cesse et partout l’opposition, la différence, l’imprévu, le multiple, ce par rapport à quoi il lui est indispensable de se risquer, de s’échanger, ce sans quoi elle serait elle-même une fantaisie de l’esprit, inapte à toute réalisation. Pour Augustin l’alliance entre les hommes, condition de la paix et de la prospérité, appelle de dépasser la seule perspective de l’assouvissement des désirs du moi. Or ce dépassement, loin d’impliquer une contrariété du désir, s’avère en fait révéler le désir à sa vérité, à la positivité de son manque. La personne humaine, comme la société elle-même, prend son vrai sens dans la reconnaissance effective de la différence comme telle. Composer avec l’autre n’est pas se sacrifier inutilement, mais reconnaître qu’il n’est d’efficience de la liberté, et donc du moi singulier, que dans le pluralisme et la relation. Chez Proudhon on trouve le même renvoi typologique à la personnalité humaine, sa pensée de la « personne collective » (mutuellisme, fédéralisme) étant moins l’alignement de l’individu sur le collectif que l’inverse. Pour lui, considérer le groupe humain comme l’analogue de la personne individuelle implique de prêter au groupe les qualités, pouvoirs et facultés de la personne5 parmi lesquels la liberté et la capacité d’action. « L’homme le plus libre, écrivait-il, est celui qui a le plus de relations avec ses semblables6. » « La liberté n’est pas la négation de la solidarité, écrivait Bakounine, au contraire, elle en est le développement et, pour ainsi dire, l’humanisation. »7 C’est un fait, l’autre ne rétrécit pas l’espace de la liberté personnelle mais l’augmente, pour la simple raison que l’altérité est constitutive du soi. Ce qu’un anarchiste observe avec bon sens, un chrétien le sait en vivant sa relation au Créateur. En se sachant créé (donné par un autre), à l’instar de toutes les créatures, il s’interdit par là-même toute autosuffisance et toute domination. Sa condition d’être qui est par conséquent aussi celle de la condition d’exercice et de l’épanouissement de toutes ses facultés est l’alliance. Celle-ci, pour n’être pas feinte et pour demeurer vivante à l’image du corps vivant qu’elle forme, comporte deux conditions : l’ouverture sans réserve à la différence et la réciprocité, autrement dit l’égalité réelle des parties.

Le réalisme

La distinction proudhonienne de la propriété et de la possession permet d’aborder à présent le second sujet sur lequel christianisme et anarchisme, qu’ils le veuillent ou non, peuvent être rapprochés : le réalisme. Par réalisme, il faut d’emblée comprendre non le réflexe psychologique qui atteste d’une préférence pour les réalités environnantes et d’une méfiance envers l’imaginaire, mais le postulat métaphysique (explicite ou non) qui refuse de réduire la réalité à la pensée représentative qui s’en saisit, et considère, à l’inverse de la démarche idéaliste, que le réel est toujours plus que ce que l’esprit peut en connaître. Est réaliste, au fond, celui qui se sait pouvoir être toujours surpris par les réalités (événements, choses, personnes), s’obligeant ainsi à adapter sans cesse la pensée à l’imprévisibilité et à l’inconnaissabilité foncière du réel. Est idéaliste celui pour qui rien ne survient qui ne puisse être rapporté à l’idée, la raison humaine se pensant elle-même dans la plus grande adéquation de ses concepts aux réalités qu’elle envisage.

Pourquoi la distinction propriété et possession évoque-t-elle la distinction de l’idéalisme et du réalisme ? La réponse est simple. La propriété est une possession absolue de nature purement théorique. Elle n’existe que dans l’idée, et n’a d’efficience que par l’autorité purement convenue de cette idée (d’où son caractère quasi sacré d’inviolabilité). La possession, quant à elle, est une possession relative, dont le sens est donné par l’exercice non d’un droit abstrait mais d’un usage concret. Dans le premier cas l’usage éventuel est soumis au droit, comme le réel est soumis à la pensée. Dans le second cas, c’est l’usage qui fait droit, c’est la réalité comme telle qui fait la pensée. On aurait tort de ne voir dans cet exemple que l’application seconde d’un principe lui-même théorique, condamnant a priori l’idée de propriété sur des bases purement morales ou idéologiques. La distinction vient bien plutôt de l’observation concrète de ce qu’est réellement la propriété, utilisant après coup la vieille distinction latine de la possessio et de la proprietas pour qualifier ce qu’est la vraie propriété : celle sur laquelle s’exerce de fait l’usage. La propriété (possession) se justifie non en droit, mais en pratique, par le constat de l’effectivité du lien entre le possédant et l’objet qu’il utilise.

L’esprit réaliste de la tradition anarchiste se marque aussi de la façon suivante : avant d’affirmer ses propositions, l’anarchisme est une pensée de la rébellion contre l’inégalité, l’abus des pouvoirs et l’injustice. Son mode est moins celui de l’affichage de vues idéales sur la société que celui d’une critique résolument appliquée aux données tangibles des fonctionnements économiques et sociaux jugés déficients. A la différence du communisme dit « marxiste », souvent porté par un souci d’application stricte à une fin et une logique historiques prédéterminées (préconçues), les mouvements anarchistes n’ont cessé de se tenir à l’écoute des événements de l’histoire pour y adapter leurs idées. Idéalisme hégélien-marxiste d’un côté, réalisme anarchiste de l’autre. Ce schéma est pour l’essentiel vrai, car il démarque deux attitudes divergentes dans leurs principes mêmes. La pensée anarchiste n’est pas commandée par une pensée de l’homme ou par une pensée du réel, mais par l’homme en situation réelle, ce qui est un tout autre positionnement. Sa réponse, en conséquence, n’est pas univoque mais plurielle ; elle n’est pas abstraitement universelle mais singulière et pragmatique. Qualifier l’anarchisme de pragmatique n’est pas moins que le relier substantiellement à la pensée pragmatiste philosophique telle qu’on la trouve exposée principalement chez deux penseurs américains du XIXe siècle, Charles Peirce (1839-1914) et William James (1842-1910). Pour ce courant qui récuse tout système d’idée et se veut avant tout une méthode, la vérité n’est pas autre chose que le vérifiable. C’est parce qu’elle est vérifiable que la vérité est vraie, et non parce qu’elle serait postulée ou déduite dans l’ordre conceptuel. Dès lors que le réel précède la pensée et lui dicte sa forme et ses contenus, ce qui est l’exacte définition du réalisme métaphysique, seule l’expérience et l’expérience sans cesse recommencée permet l’idée. Une idée dont on ne peut trouver la trace ou les conséquences dans le réel est dénuée de sens. Révolutionnaire, récusant tout utopisme, l’anarchisme s’est toujours donné comme méthode « la propagande par le fait ». Son internationalisme ne procède pas d’un goût de l’universel, dont il se méfierait plutôt, mais d’une compréhension commune de l’humain, de ses aspirations fondamentales et de ses possibilités, par-delà l’heureuse diversité de ses modes d’être et de ses cultures.

Ce paysage dessiné à grands traits de l’état d’esprit foncièrement réaliste de l’anarchisme n’est pas sans consonance avec le panorama large et de nombreuses conceptions précises du christianisme. Avant de les évoquer concrètement, il est utile de reprendre pour l’expliquer le présupposé réaliste qui commande l’ensemble depuis l’origine. Que le réel précède et déborde l’idée, il y a là, pour un chrétien, beaucoup plus qu’une conception, l’orientation déterminante d’une sensibilité ouverte à la transcendance, autant qu’accueillante à la valeur de l’événement, de l’histoire de chaque être et du monde en son entier comme n’étant nullement dictée par des causalités internes autant qu’abstraites, mais comme surgissement extérieur et manifestation de l’altérité. Dès le moment de la révélation première de Dieu à Abraham, et parce qu’elle est traduite en termes de relation à Dieu, de parole de Dieu, l’ouverture de l’horizon humain à plus que le monde et la prise en charge de la consistance ontologique du monde vont de pair.

Il est clair que la grande différence entre la religion grecque de l’Antiquité et la religion juive n’est pas celle entre le polythéisme et le monothéisme, mais l’appréhension étonnamment réaliste de l’action divine chez les Juifs, comparée à l’approche mythifiante des Grecs. La différence est nette. Dans l’univers de la Bible, la transcendance du Tout-Autre s’accommode parfaitement d’une histoire coextensive très concrète de l’humain et du divin. Dans l’espace grec, c’est tout le contraire : l’anthropomorphisation du monde divin, sa proximité avec les caractères humains, loin de densifier les réalités du monde, les déplace dans un ordre quasi fictionnel8. Pour les Grecs le monde invisible des esprits et des dieux a plus de prégnance que le monde visible. On doute de la réalité des corps, pas de celle des âmes. Pour les Juifs la parole divine et la réponse humaine font l’histoire réelle. La vie charnelle la plus tangible en dépend. Parce qu’elle se tient dans l’espace mental juif, l’incarnation du Tout-Autre dans un homme, n’a rien d’inconcevable. La divinité d’un messie ayant revêtu la nature humaine pour sauver l’humanité n’entame en rien la transcendance de Dieu. Ce qui est une déraison aux yeux des philosophes grecs, dit saint Paul, est un scandale pour les Juifs. Le scandale n’est nullement une déraison, il tient au fait que la qualité de messie soit reconnue à un homme jugé pour blasphème et crucifié.

L’incarnation chrétienne prolonge et redouble le réalisme de la foi juive. Elle marque de manière essentielle la relation à Dieu, mais tout autant la relation au monde comme foi, c’est-à-dire, comme accueil d’un donné réel, transcendant autant qu’immanent, dépassant ce que la raison peut supposer, déduire et prévoir, par le seul pouvoir de sa dialectique. Dans le christianisme, la foi, contrairement à ce que l’on suppose souvent, n’est pas un ensemble d’idées, mais la reconnaissance d’une réalité définitivement affectée par des événements révélants que l’on ne peut comprendre qu’en les endossant, qu’en en mesurant les effets salutaires en cette vie, dans l’exercice d’une raison limitée, mais ouverte. Corollaire évident du réalisme, la foi chrétienne est avant tout, elle aussi, un pragmatisme : elle sait ce qu’elle croit en le vérifiant. Contre ce qu’était la tentation idéologisante et mythifiante des chrétiens des premiers siècles, autrement dit contre la réduction de la foi à un système d’idées et à des représentations répondant aux grandes questions de l’existence, un théologien comme Tertullien (fin IIe siècle) n’avait qu’une seule réponse : « les chrétiens enseignent par leurs actes »9. Contre le « retard de la pensée sur les corps »10, retard évident jusque dans notre modernité de sujets supposés émancipés, les chrétiens fondent très tôt l’exigence inverse, par le témoignage de la seule vérité qui ne se paie pas de mots, celle de l’attention aux injustices envers les pauvres et aux souffrances des plus fragiles par le don entier de soi, autrement dit jusqu’au don du corps, à l’instar du Christ. Laissons de côté le débat sur les trahisons répétées de cette exigence si haute par « l’appareil ecclésiastique », sur son incapacité de fait à transformer le monde (mais l’anarchisme a-t-il fait mieux ?), pour ajouter un dernier point.

Le corps, comme le réel, en christianisme, devancent la pensée. Cette affirmation est suffisamment lisible dans l’Evangile, chez les Pères de l’Eglise des premiers siècles, et d’innombrables spirituels par la suite, pour qu’il soit nécessaire de la documenter. Dans la tradition anarchiste, comme d’ailleurs dans la position de Marx, le réel dans sa permanente évolution, dans le surcroît d’être qu’est toujours sa manifestation vivante, reste au principe de toute théorie qui, pour cette raison, se veut elle-même praxis, situation en situation. Au fond le réel, quelle que soit la prégnance de la vérité qui prétend le lire, reste souverain. Il est le témoin d’un mystère que rien n’épuise : la liberté du vivant.

Ouverture conclusive

Là où se nouent la précédence des corps sur la pensée, et la liberté humaine, cette liberté qui est toujours adresse de soi stimulant la liberté de l’autre, c’est sur un terrain dont hélas ni l’anarchisme, ni le christianisme ne prennent suffisamment en compte l’importance, celui de l’art. Dans l’anarchisme, on aime les poètes quand ils chantent la révolte. Dans le christianisme, on aime les chants et les arts visuels quand ils accompagnent la prière. Il se pourrait pourtant que chez l’un et l’autre la dimension proprement esthétique de l’existence soit le ressort caché, d’autant plus déterminant que caché, qui sous-tend leur tentative d’agir sur le monde et leur élan prophétique.

Ce vaste sujet, il n’est possible ici que de l’entrouvrir. Pour faire court, ce que dit l’art, et particulièrement celui de notre temps, c’est précisément le corps en souffrance, le corps physique, le corps mental, le corps social. Vérité bien plus vraie, bien plus sévère que toutes considérations techniquement politiques ou techniquement religieuses peuvent dire. Il n’est finalement que deux manières de vivre l’engagement politique ou l’engagement religieux. La manière technique : elle consiste à habiter des croyances politiques ou religieuses préfabriquées, en préférant ce faisant l’anesthésie à la brûlure (pour laisser à d’autres la sueur et les fatigues). La manière artistique : elle consiste à penser l’action avec l’exigence d’une authentique pensée agissante, celle qui ose recréer le monde à partir de la seule expérience ouvrant à la vérité : l’épreuve de soi. Les artistes produisent incessamment cette épreuve. C’est eux qu’il faut écouter. C’est comme eux qu’il faut s’emparer du monde. L’anarchisme et le christianisme ont aussi en commun, bien plus que d’autres, d’y disposer la sensibilité et la conscience.

Jérôme Alexandre est théologien catholique et sympathisant anarchiste.

1  Pierre-Joseph Proudhon, Qu’est-ce que la propriété ? (1re éd. : 1840), Paris, Le Livre de Poche, 2009, p. 134.

2  Ibid., p. 132.

3  Cité par Paul Ricœur dans l’article « Liberté » de l’Encyclopédia universalis, Boulogne-Billancourt, 1974.

4  Ibid., p. 186.

5  « L’être est un groupe », Pierre-Joseph Proudhon, Philosophie du progrès (1re éd. : 1851), Paris, Rivière, 1946, p. 63.

6  Pierre-Joseph Proudhon, Confessions d’un révolutionnaire (1re éd. : 1849), Paris, Rivière 1929, p. 249.

7  Cité par Henri Arvon, article « Anarchisme » de l’Encyclopédia universalis, op. cit.

8  Cf. sur cette différence l’étude classique d’Erich Auerbach, Mimésis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, 1946.

9  Tertullien, Apologétique, 48.

10  Bernard Sichère, Eloge du sujet. Du retard de la pensée sur les corps, Paris, Grasset, 1990.

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